Discours sur les prix de vertu 1860

Le 23 août 1860

Charles de RÉMUSAT

Discours sur les prix de vertu

de M. Rémusat
Directeur de l’Académie française

Lu par M. Saint-Marc Girardin en séance

le 23 août 1860

 

 

MESSIEURS,

Lorsqu’un homme de bien, dont le nom ne sera jamais parmi nous prononcé qu’avec respect, commettait à l’Académie française le soin de décerner des prix à la vertu, il s’adressait à la seule assemblée qui eût alors le droit de parler en public et d’imprimer sans contrôle ce qu’elle avait dit. Tel est encore le privilége de l’Académie. Seul monument du passé qui soit resté debout, elle peut encore, comme autrefois, ouvrir ses portes à qui veut l’entendre, et publier tout ce qui est prononcé devant elle. Cette prérogative, dont elle est justement jalouse, indique assez dans quelle pensée il lui a été donné mission de récompenser ceux qui servent la cause du bien par leurs actions ou leurs écrits. L’Académie a été jugée l’autorité la plus propre à divulguer le mérite, à révéler pour l’exemple ce qui est louable et ignoré, à réparer sur quelques points cette injustice apparente que l’obscurité fait à la vertu.

Ce n’est pas que, nous prévalant de l’ambitieuse devise attribuée à nos devanciers, nous osions nous regarder comme les dispensateurs de la renommée. À peine nous serait-il permis de dire que nous cherchons la gloire, nous n’en disposons pas. C’est le monde qui dispose de la gloire. À défaut, nous donnons la publicité.

Mais la gloire elle-même est-elle nécessaire à la vertu ? Dirons-nous avec un ancien qui les a toutes aimées : « Le meilleur est le plus sensible à la gloire[1] ? » L’antiquité le croyait ainsi elle était plus fière de cette vie, elle avait plus haute opinion que les temps modernes des choses de l’humanité. Elle ne se piquait pas du détachement d’une subtile humilité, et faisait trop grand cas de l’admiration des hommes pour recommander l’affectation de la modestie. On pense autrement aujourd’hui, ou du moins on parle un autre langage. Il est convenu que ce qui mérite la louange doit la fuir en la recherchant il faut s’en défendre, et nous sommes obligés de venir ici chaque année nous justifier de la sorte de violence qu’on nous accuse de faire à la vertu, en amenant au grand jour le bien qu’elle accomplit dans l’ombre, et en décelant les bonnes œuvres qu’elle a cachées.

Heureusement, un sentiment d’équité naturelle absout et encourage l’indiscrétion qui dévoile les choses honnêtes et les expose à l’estime. La louange de ce qui en est digne satisfait la conscience publique. Si elle n’est pas nécessaire à ceux qui l’obtiennent, elle profite à ceux qui la donnent, à ceux qui l’entendent. Elle excite l’imitation, contente la justice, honore l’humanité. Non, assurément, que nous ayons, en signalant quelques traits éminents de bienfaisance, de courage ou de dévouement, l’insoutenable prétention d’égaler les récompenses aux mérites et d’être justes pour toutes les bonnes actions. Nous savons bien que, ramassant à peine quelques épis dans un vaste champ, nous sommes les glaneurs d’une riche moisson. Mais, en laissant dans l’ombre des milliers de nobles faits qui échappent à la publicité, nous avons l’assurance de servir l’intérêt moral de la société, si nous provoquons l’admiration, la reconnaissance ou la sympathie pour quelques-unes des âmes d’élite qu’elle contient dans son sein, si nous la portons à rendre un juste hommage à des vertus dont la découverte la console et la rassure, et à concevoir d’elle-même, sur ces nobles exemples, une opinion meilleure et une meilleure espérance. Une misanthropie railleuse est un des plus dangereux penchants des sociétés désabusées par l’expérience et blasées par les progrès mêmes de la civilisation. La Rochefoucauld devient trop facilement le seul moraliste des époques raisonneuses et découragées. Ces anciens frondeurs qui passent des excès de l’indépendance à la paix humiliante de la servitude, sont trop disposés à douter du cœur et de la raison. Plus ils ont d’esprit, comme l’auteur des Maximes, plus ils analysent savamment l’égoïsme, et justifient leurs propres faiblesses par celles qu’ils imputent à leur temps. Il faut donner tort à l’humanité quand on veut donner raison au despotisme.

Nous n’avons que trop de ces censeurs dégoûtés qui, pour absoudre leur politique, condamnent leur siècle et leur pays. Le spectacle des choses historiques ne doit pas cependant détourner nos yeux des régions sociales où le regard de l’histoire ne pénètre pas. Dans cette multitude inconnue fermentent de généreux sentiments qui font acte de présence par le malheur dignement supporté ou noblement secouru. Ce n’est pas dans les conditions médiocres que les vertus se rencontrent le moins. C’est là qu’elles éclatent sans pompe, comme l’Idylle de Despréaux. C’est parmi les petits et les faibles que se réfugie quelquefois la dignité de l’espèce humaine.

Cent douze Mémoires dûment justifiés ont été adressés à l’Académie par cinquante-huit départements. Un examen attentif et sévère l’a conduite à distribuer entre vingt et une personnes les libéralités de M. de Montyon, et à décerner trois prix, quatre médailles de première classe et quatorze de seconde. Comme toujours, notre sexe n’est pas le plus largement partagé. La raison n’en est pas difficile à saisir. Si les anciens avaient donné de telles récompenses, ils les auraient probablement réservées à la fermeté qui brave le malheur ; les modernes les destinent surtout à la charité qui le soulage. C’est pour cela, Messieurs, que, sur vingt-deux marques de distinction accordées par l’Académie, dix-sept ont été obtenues-par des femmes. Ces modestes honneurs ne sont-ils pas dus de préférence à la bonté sans orgueil ?

Un jeune homme, qui descend d’une famille jadis proscrite pour cause de religion, était venu à Paris pour y suivre la carrière des arts. Il ne paraissait encore écouter que les goûts légers de son âge, lorsque la vue d’un enfant abandonné par sa mère, en lui rappelant nos devoirs envers la faiblesse et le malheur, le ramena à des idées plus sérieuses et lui révéla sa vocation. M. John Bost résolut alors d’embrasser le ministère évangélique, et, après les études nécessaires, il devint pasteur à Laforce, près de Bergerac. S’il y avait réduit son activité aux devoirs de sa profession, l’Académie, qui n’est point son juge et qui ne peut louer tout ce qu’elle respecte, garderait le silence. Mais des œuvres exceptionnelles ont décidé son suffrage. La première est la création d’un établissement, heureusement nommé la Famille évangélique. Là ont été reçues d’abord des jeunes filles protestantes, sans parents, sans ressources, sans asile. Bientôt il a fallu leur adjoindre celles que des exemples pires que l’abandon exposaient dans leurs familles à de plus graves dangers. En ce moment, quatre-vingt-sept jeunes filles, depuis l’âge de six ans jusqu’à l’âge de vingt, reçoivent, au sein de la Famille évangélique, l’éducation chrétienne et l’instruction nécessaire aux humbles professions qui les attendent. On estime que deux cents élèves ont déjà passé par ce tutélaire apprentissage. L’institution, en pleine prospérité, est tout entière l’œuvre de la charité que M. Bost a su, par son exemple et ses exhortations, susciter autour de lui et provoquer au loin. Tantôt il a demandé des secours à ses relations antérieures avec Londres et avec Paris tantôt, s’adressant à la population environnante, il a obtenu d’elle les marques d’un zèle non moins pur et plus touchant. On a vu les habitants de la commune s’imposer une corvée pieuse et donner le travail de leurs bras et les journées de leurs bestiaux pour seconder la construction d’un établissement auquel on estime qu’ils n’ont pas contribué par là pour moins de seize mille francs. Le bien qu’a fait faire M. Bost n’est pas la moindre partie du bien qu’il a fait. Entre autres mérites, la charité à celui-ci : elle se gagne.

En face de la maison de la Famille évangélique, s’élève une excellente école. Le maître qui la dirige lui a été donné par M. Bost. Un soir, il rencontre un pauvre colporteur accablé de son fardeau, et que sa faiblesse rendait impropre à sa profession. Il l’aborde, le soutient, le recueille chez lui, et, après quelques entretiens, il lui reconnaît une aptitude plus élevée. Il croit voir en lui l’étoffe d’un instituteur populaire : mais l’instruction manque ; il faut trouver des personnes bienfaisantes qui se réunissent pour placer le jeune homme dans une école normale. M. Bost sait les découvrir, et, au bout de trois ans d’études, il rappelle à lui un bon maître, auquel il confie les enfants de la paroisse.

Lorsqu’on s’approche de l’enfance pour l’assister, on rencontre trop souvent un navrant spectacle, celui de ces tristes infirmités qui dégradent la nature humaine, qui l’atteignent dans son plus noble caractère, la raison. Plusieurs de ces pauvres enfants en qui l’intelligence est comme obstruée par les organes et qui semblent à jamais privés des moyens de remonter au rang de créatures libres et morales, étaient envoyés pour trouver un asile dans la Famille évangélique. Mais la misère même de leur existence et la nature de leurs maux ne permettaient pas de les mêler à l’enfance saine et à la jeunesse valide. Ne pouvant se décider à les repousser, M. Bost les recueillait dans sa maison il les y laissait vivre en paix dans une liberté sans péril. Mais, désespérant d’élever leurs instincts et de ranimer leur raison, il se désolait de ne leur sauver que la vie ; lorsqu’un soir, pendant qu’on chantait un cantique, il surprit sur les lèvres d’une pauvre idiote un son inarticulé mais harmonique. Il conçut aussitôt l’idée que la musique réussirait peut-être à faire ce que n’avait pu faire la parole, et il entreprit de rendre l’enfant sensible aux accords de l’harmonium. L’expérience n’échoua pas. Cette âme engourdie sembla s’éveiller à ces sons réguliers. Bientôt ils furent répétés avec effort ; des syllabes, des mots se firent entendre ; en même temps la santé se raffermit ; l’âme prit le dessus avec la vie. Après deux ans, l’idiote avait disparu ; ce n’était plus qu’un enfant tardivement développé. M. Bost ne pouvait s’en tenir à ce premier succès, et il résolut de généraliser l’expérience. Alors il se rappela ces mots de l’Évangile de saint Jean :

« Il y a à Jérusalem, près de la porte des Brebis, la piscine qui est nommée en hébreu Bethesda. Elle avait cinq portiques dans lesquels étaient couchés un grand nombre de malades, d’aveugles, de boiteux, de ceux dont les membres sont desséchés, qui tous attendaient le mouvement de l’eau. Car un ange du Seigneur descendait en certain temps dans cette piscine et remuait l’eau[2]. »

Peut-être ne faut-il que construire la piscine, et la main divine remuera l’eau salutaire que la charité y aura versée. C’est animé par cette espérance que M. Bost part pour se procurer les ressources dont il a besoin, et bientôt il peut réunir, avec leurs surveillantes, vingt-cinq enfants longtemps jugés incurables, dans une maison de charité qu’il appelle du nom propice de Bethesda. Peu à peu l’établissement s’est agrandi, et il renferme aujourd’hui cinquante-cinq petites filles affligées de ces maux repoussants qui ont cessé d’être désespérés. La tenue de la maison, les résultats obtenus, ont excité l’admiration des visiteurs éclairés dont nous avons les témoignages. Il semble désormais qu’en présence de ces infirmités cruelles, la charité et la science avaient pris à tort le découragement pour l’impuissance.

Mais le bienfait ne pouvait demeurer restreint aux enfants d’un seul sexe. Chaque jour, on demandait place pour de jeunes garçons également infirmes. À eux aussi, il fallait un lieu de soulagement, d’éducation et de paix. Siloé est le nom de la piscine nouvelle que le ministre de l’Évangile a consacrée à cette œuvre de régénération physique et morale, et Siloé s’ouvre non loin de Bethesda[3].

Telles sont, Messieurs, les bienfaisantes institutions que rassemble la modeste commune de Laforce. Des témoins dignes de foi ont rapporté une impression profonde de ce qu’ils ont vu, et tous sont d’accord pour attribuer l’œuvre commune d’une charité collective à l’impulsion d’un seul homme. Lui seul anime encore ce qu’il a créé. Celui-là sans doute n’a pas besoin de récompense, et l’amour des hommes ne prend le nom de charité que lorsqu’il se sanctifie par l’amour de Dieu. C’est donc comme témoignage d’estime éclatante, c’est comme un encouragement et une recommandation qui s’adresse à tous, que l’Académie décerne à M. John Bost un prix de 3,000 francs.

Une œuvre analogue nous a paru mériter un prix égal. Mlle Catherine Portz a reçu une éducation soignée. Elle a rempli dans plus d’une famille honorable les fonctions d’institutrice, que sa mauvaise santé l’a forcée d’abandonner. Retirée dans un couvent de Versailles, elle y vivait des modiques profits du travail de sa jeunesse, lorsque, dans la solitude et l’inaction, une pensée qui avait de tout temps assailli son esprit acheva de s’en emparer et devint la grande résolution de sa vie. Depuis que saint Vincent de Paul a parlé, on a cherché les moyens de sauver de l’abandon les enfants trouvés. La loi a confié à l’État la tutelle de leur vie ; mais l’État ni la loi n’ont pu leur donner une famille. Et pourtant comment, sans la vie de famille, acquérir cette éducation morale qui fait l’honnête homme, le citoyen, le chrétien ? À ces êtres privés d’une famille naturelle, ne serait-il pas possible d’en créer une artificielle qui leur rendît les soins que leur destinée semble leur refuser ? C’est à résoudre cette question que Mlle Portz se promit de consacrer son existence. Une fois décidée, rien ne l’arrête ; vainement on prétend la détourner d’une entreprise qui semble supérieure à ses forces. Des mères respectables veulent l’appeler à elles et lui confier leurs filles. Les institutrices, répond-elle, ne manqueront pas à vos filles, et les enfants trouvés n’en auront jamais, On lui objecte les souffrances d’une santé débile. « Mourir des atteintes solitaires du mal ou mourir des peines que je vais prendre, dit-elle, c’est toujours mourir. Si Dieu approuve mon œuvre, il me fera vivre s’il me retire la vie, c’est qu’il ne la veut pas. »

Dieu l’a voulue. Car, se levant enfin de la chaise longue où elle était restée longtemps étendue, Mlle Portz a pu faire les premières démarches, toujours si difficiles, vaincre les premiers obstacles qui la séparaient de la réalisation de la pensée. La supérieure de l’hospice de Versailles lui ayant confié un enfant, Mlle Portz réunit à la modique rétribution administrative les dons de la charité qu’elle sait provoquer, et elle s’anime par ses premiers efforts. Sa santé semble se rétablir. Ses insomnies longtemps entretenues par la souffrance, elle les consacre aux nouveau-nés dont elle s’entoure, dont elle devient la servante et la nourrice. Il y a eu six ans au mois de mai 1859 qu’elle a commencé. Elle a aujourd’hui vingt-six petites filles groupées autour d’elle, l’appelant ma mère, nommant chacune de leurs compagnes ma sœur. Les plus grandes servent les plus petites, et la famille est créée.

Un ordre parfait règne dans la maison, qui est bien située, bien aérée, propre et tranquille. Le zèle seul de la fondatrice a pu trouver et faire fructifier les moyens d’entretenir un établissement dont la prospérité paraît assurée. Pour en perpétuer la durée, Mlle Portz a songé à créer une association de sœurs, et elle a rassemblé autour d’elle quelques personnes choisies dont elle espère faire les héritières de ses sentiments et de son esprit. « Je veux attester ce que j’ai pu vérifier par moi-même, écrivait à l’Académie notre confrère M. de Falloux. L’établissement de Mlle Portz ne reçoit de l’administration que des secours faibles et irréguliers. Il n’est nullement municipal, et repose uniquement sur le dévouement de l’admirable fondatrice. Elle a dans sa propre chambre à coucher quatre ou cinq enfants à peine âgés de quelques semaines, pour lesquels elle se lève chaque nuit plusieurs fois, et qui sont remplacés par d’autres, dès que les premiers sont assez grands pour passer dans une chambre voisine sous la garde d’autres enfants déjà formés par elle et qui lui restent fidèlement dévoués. Non-seulement elle consacre à une œuvre si pénible ses jours, ses nuits, la petite pension dont elle jouit, mais encore le petit capital qu’elle avait économisé, sans aucune précaution ni réserve pour la vieillesse à laquelle elle touche… »

L’Académie retrouve ici les vertus qu’elle se plaît le plus à couronner, non l’impulsion momentanée d’un sentiment généreux, mais une persistance laborieuse dans une bonne inspiration, mais cette opiniâtreté dans le bien qui triomphe de tous les obstacles et ôte à la faiblesse même tout prétexte de ne pas l’imiter. Elle a jugé Mlle Portz digne d’un prix de 3,000 francs, qui tournera, nous n’en doutons pas, au profit de l’orphelinat qu’elle a créé.

Pour rappeler les titres de Marie Chauvin à la distinction que l’Académie lui accorde, je laisserai parler notre confrère M. Gustave de Beaumont, dont le témoignage a beaucoup contribué à éclairer notre délibération.

« Un trait touchant de haute vertu s’est produit vers le milieu de l’année dernière, dans la petite commune de Beaumont-la-Chartre (Sarthe), et y a causé un sentiment général d’admiration et de respect. Une pauvre et vieille femme, Marie Chauvin, voyant le désespoir d’une famille à laquelle le recrutement allait enlever son principal soutien, a, sans calcul, sans réserve, donné à ces pauvres gens 2,000 francs, c’est-à-dire l’épargne amassée pour ses vieux jours, et le jeune soldat a pu se racheter et continuer à travailler pour sa mère. C’est à moi qu’Ambroise s’est adressé pour savoir comment il devait s’y prendre pour déposer en temps utile le prix de son exonération, et c’est lorsque je lui ai demandé où il avait pris ces 2,000 francs, lui, pauvre journalier, sans aucune fortune, qu’il m’a raconté tout en larmes l’acte de générosité auquel il devait son salut, et surtout celui de sa mère. Il faut dire que le bienfait ne pouvait tomber sur de plus braves gens, plus religieux dans leur simplicité, plus dignes dans leur indigence. Je vous parle de ceux qui ont reçu le bienfait en même temps que de la bienfaitrice, parce que je crois que la manière de faire le bien ajoute encore à son mérite, et que la plus haute vertu s’élève encore par le discernement avec lequel elle s’applique. »

C’était, suivant le récit de M. le curé de Beaumont-la-Chartre, au dernier jour du délai légal, lorsque toute une famille attendait avec anxiété l’heure du départ du jeune soldat, que la vieille Marie Chauvin entra sous le toit d’une mère désolée : « Mes amis, dit-elle, je n’ai pu dormir de la nuit. Voilà 2,000 francs pour racheter Ambroise ; je ne sais à présent avec quoi je vivrai, mais au moins je dormirai tranquille. » Cela dit, elle jette la somme sur la table, s’en retourne comme elle est venue, et rentre chez elle sans parler à personne.

L’Académie, en récompensant l’action de Marie Chauvin, y a vu plutôt l’effet d’un bon mouvement que l’exercice de la vertu mais elle a été touchée de cet entier oubli de soi-même, de cette abnégation d’une pauvre femme qui donne les économies de toute sa vie sans se réserver un morceau de pain, et elle a voulu qu’un prix de 2,000 francs, en laissant à sa conscience tout le prix du sacrifice, en épargnât les amertumes à ses vieux ans.

Il serait impossible, sans fatiguer votre attention et sans nuire à l’intérêt que méritent les obscurs témoignages des vertus les plus simples parce qu’elles sont les plus réelles, d’exposer ici tous les titres qui ont décidé l’Académie à la distribution des dix-huit médailles, dont quatre de 1,000 francs et quatorze de 500. Les plus utiles des meilleures actions ne sont pas toujours dramatiques.

Il faut donc me résoudre à nommer seulement un pieux vicaire de paroisse, M. l’abbé Favier, aux Choizinets (Lozère), qui, renonçant à tout avancement dans son ministère, a tout quitté pour se renfermer dans une maison d’orphelins où les devoirs les plus pénibles, les soins les plus humbles, n’ont rien qui intimide ou fatigue sa charité vaillante. Nos éloges l’effrayeraient peut-être plus que les plus laborieux sacrifices de la vie de dévouement qu’il a volontairement embrassée. Nous nommerons seulement comme lui M. Fidèle Elleboode, à Saint-Omer, qui, depuis l’âge de cinq ans, condamné à porter une jambe de bois, s’est jeté mainte fois dans l’Aa et dans les nombreux canaux qui arrosent sa contrée, pour sauver au péril de sa vie des malheureux de tout âge. Plus de vingt-cinq de ces actes d’énergie et de dévouement ont été attestés avec d’intéressants détails à l’Académie. Nous ne pourrons pas insister davantage sur les services non moins précieux que rend tous les jours à l’enfance, à la jeunesse, menacée de non moins grands périls, M. Bouquet, un des commis-greffiers du tribunal de la Seine. Appelé par ses fonctions à voir trop souvent ces malheureux enfants qu’une corruption précoce, l’exemple, l’entraînement, l’ignorance, l’abandon, amènent sur les bancs de la justice, il s’est attaché avec autant de succès que de persévérance à leur chercher, à leur ménager des moyens d’amendement et des situations préservatrices. Le détail de ce qu’il a fait en ce genre offrirait à l’administration de la justice plus d’un sujet digne d’attention. Mais la magistrature est informée ; c’est elle-même qui a pris soin d’avertir l’Académie, et la lettre que nous avons reçue du chef du parquet du tribunal serait le rapport le plus intéressant et le plus authentique sur les mérites et les services qu’elle a reconnus en récompensant M. Bouquet.

Enfin nous avons pu, comme à l’ordinaire, comprendre dans la liste de nos récompenses plusieurs exemples de ce dévouement, non moins touchant pour être moins rare, de serviteurs plus fidèles que la fortune, et qui, s’attachant avec obstination à la pauvreté, à la vieillesse, à la maladie, deviennent les bienfaiteurs de leurs maîtres. Six de nos médailles prouveront à six de ces femmes généreuses qui sont comme les sœurs de charité de la vie domestique, que l’obscurité de leur dévouement, de leurs vertus familières, ne les dérobe pas toujours, même en ce monde, à la justice qui leur est due.

Mais à ces nombreuses pratiques des vertus les plus respectables que notre livret fera connaître avec détail, l’Académie française a joint une noble action qu’elle tient à louer devant vous, et qu’elle ne sait comment récompenser autrement qu’en m’ordonnant de vous en rappeler l’émouvant souvenir.

Le 26 septembre dernier, par les marées de l’équinoxe, la mer était haute sur les côtes de Normandie. Au Havre, dans l’enceinte même des bains réservés aux nageurs, un courant violent, chassant vers la Hève, les obligeait à des efforts extraordinaires de résistance et de vigueur. Un d’eux, qui se dirigeait, selon l’usage, vers le radeau qui leur sert de but et de relâche, où venaient d’aborder un très-jeune homme et sa sœur, sentit tout à coup ses forces faiblir sous le poids de la vague, et vit bientôt le radeau fuir devant ses yeux troublés. Impuissant et brisé l’instinct même de conservation l’abandonna, et déjà (c’est son récit que nous répétons) les pensées suprêmes de la mort apparaissaient rapidement à son esprit, lorsqu’il aperçoit le jeune homme qui vient à lui en nageant. Charles de la Gâtinerie avait vu sa détresse. Il approche, il l’interpelle n’obtient en réponse que des sons confus, et lui crie qu’il arrive à son secours. Il le joint en effet, il le prend sur ses épaules ; mais le fardeau est pesant, la mer est forte, le jeune sauveur n’a que quinze ans. Seul il se dégagerait peut-être, mais tous deux se saisissent et se lâchent tour à tour ; tous deux sont près de glisser dans l’abîme. Le plus âgé allait disparaître tout à coup il sent l’étreinte d’une petite main qui le soulève et le remet un moment à flot. À la vue du péril, Mlle Isabelle de la Gâtinerie s’était jetée intrépidement à la mer. Elle arrive, elle délivre son frère, qui peut nager plus à l’aise, et elle laisse se suspendre à elle celui qui reste à sauver. Elle le soutient en se soutenant elle-même mais bientôt la force lui manque : « Mon Dieu ! s’écrie-t-elle, je ne puis plus. » À ce moment, le malheureux croit mourir, et se laisse aller comme un corps inanimé. Mais ses sauveurs ne l’abandonnent pas la jeune fille, l’énergique jeune fille le retient, le pousse devant elle, et, par un dernier effort, donne le temps au bateau de sauvetage de venir enfin à leur secours. C’est elle alors qui, par un coup violent, ramène le mourant à la surface, et lorsque tous trois se cramponnent convulsivement au bordage, c’est elle encore qui prévient la submersion en se suspendant du côté opposé. Tout le monde enfin est embarqué, excepté elle ; mais, quand on veut l’amener à bord, on la trouve évanouie, les mains crispées, et il faut, en la soutenant, la traîner flottante à la remorque du canot qui regagne le rivage. Là enfin, on la dépose sans connaissance dans les bras de ses compagnes.

Nous avons lu, écrit de la main de celui qui a été ainsi dérobé à une mort certaine : « Je dois la vie à cette héroïque demoiselle et à son jeune frère ; leur courage, leur dévouement, leur persévérance, sont au-dessus de toute expression, et ma reconnaissance ne peut pas non plus s’exprimer par des paroles. »

L’Académie à son tour, Messieurs, ne veut par aucune parole affaiblir l’intérêt de ce récit. Mlle de la Gâtinerie a dix-huit ans ; elle est la fille d’un honorable fonctionnaire, ancien commissaire général de la marine au Havre. L’Académie a pensé qu’elle ne pouvait lui offrir aucune récompense. Mais elle a chargé son directeur d’exprimer publiquement son admiration pour tant de courage : C’est un hommage qu’il nous est doux de rendre. Mais, si nous ne nous trompons, Mlle de la Gâtinerie s’étonnera qu’on célèbre ainsi le souvenir d’un jour qu’elle ne se rappelle que comme un des plus heureux de sa vie. Pour certaines âmes, ce que nous nommons héroïsme ne semble que du bonheur.

 

 

[1] Optimus quisque maxime gloria ducitur. CICÉRON.

[2] Jean, V, 2-4. Les traductions ordinaires disent Bethsaïda (maison de pèche). Bethesda, qui se lit dans le texte, est un mot syriaque qui signifie maison de charité.

[3] Voyez Jean, IX, 7 et 11.