CÉRÉMONIE ORGANISÉE DEVANT LA TOMBE RESTAURÉE
DE JOSEPH MICHAUD
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ET DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
au cimetière de Passy, le mercredi 9 mai 1928
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. HENRY BORDEAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS
Je suis venu il y a quelques jours, dans ce cimetière de Passy où nous sommes rassemblés, chercher dans le silence et la paix l’ombre de Joseph Michaud pour converser avec elle. Mais ce cimetière est plein d’oiseaux et de fleurs comme un jardin de campagne. Pris entre le Trocadéro et cette avenue Henri-Martin, aux épais marronniers, qui se jette comme un fleuve de verdure dans la mer glauque du Bois de Boulogne, il est une calme oasis dans le tumulte de Paris. J’y ai vu des bouquets de muguets — sourires du premier mai — sur la chapelle de Marie Bashkirtseff qui devança Marcel Proust dans la recherche du Temps perdu, et des marguerites rouges autour du mausolée de marbre de René Boylesve qui s’est réfugié là quand le dernier de ses chers arbres de la rue des Vignes fut abattu. J’ai passé successivement devant des comédiennes comme Croizette, des poétesses comme Renée Vivien, des orateurs comme Berryer, des généraux comme ce Nivelle que je revois encore, après ses victoires de Verdun, arrivant au Grand Quartier général d’un pas mystérieux de fantôme. Un cimetière parisien est le dernier endroit où se recueillir : il y a trop de monde, il y a trop de ces gens célèbres convoités par les maîtresses de maison à l’heure du thé.
Ce mélange de généraux et de femmes de lettres, d’orateurs et de comédiennes ne serait point pour déplaire à celui dont nous commémorons le souvenir. Certes, la Société des Études historiques dont il fut le fondateur a eu raison de prendre l’initiative de restaurer sa tombe. L’Académie française, dont il fut membre, s’est fait un point d’honneur d’approuver ce geste et d’y joindre sa contribution. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ne pouvait manquer de prendre part à une manifestation en faveur de celui qui, le premier, entreprit de compléter les chroniques des Croisades rassemblées par Jacques Bongars et par les Bénédictins, avant l’excellent Recueil des historiens des Croisades édité par elle-même. Mais Joseph Michaud est un de ces hommes à qui la mort est particulièrement cruelle, parce qu’elle supprime une part de leur gloire faite d’un don extraordinaire de répandre autour d’eux le goût de la vie, Sainte-Beuve vante son esprit et son charme et lui sait gré d’avoir fait « de la santé la plus frêle et du souffle le plus mince, un merveilleux usage pour la vie sociale et pour la pensée ». Flourens, qui lui succéda sous la coupole et Mignet qui reçut Flourens consacrèrent dans leurs discours autant de place aux mots de Michaud qu’à son histoire des Croisades. Il connut, de son vivant, cette réputation qui salue, dans un salon, l’entrée d’un Chamfort ou d’un Rivarol. De notre temps, ce fut aussi la réputation d’un Alfred Capus. La mort est plus dure à ceux-ci qu’aux écrivains moins spirituels et aimables. Mais Joseph Michaud a de quoi lui résister.
Pourquoi le journalisme ne s’est-il pas fait représenter à cette cérémonie ? Michaud fut, en effet, un grand journaliste, et dans un temps où l’on pouvait payer de sa tête la signature d’un article. Originaire de ma Savoie, après de fortes études à Bourg-en-Bresse, il entre chez un libraire à Lyon pour y gagner son pain quotidien. Le sourire d’une princesse de passage va l’attirer à Paris. Les femmes joueront toujours un rôle dans sa vie, sauf la sienne toutefois, car lorsqu’il entreprit, déjà vieux, son voyage d’Orient, comme on lui objectait, outre son âge, qu’il était marié, il répliqua : « Si peu ! » Ce fut donc à Lyon l’apparition de la comtesse Fanny de Beauharnais. Elle écrivait, et beaucoup, mais deux vers écrits sur elle l’avaient rendue plus célèbre que ses propres poèmes et tous ses romans réunis. Ils ne sont pas encore oubliés :
Eglé, belle et poète, a deux petits travers :
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.
Eglé, c’était elle. Mais un visage bien fait, pour une femme, n’est-ce pas le meilleur des poèmes ? Et quelle femme aujourd’hui renoncerait à le faire ? Le jeune Michaud, encouragé par elle, partit pour Paris. Il y allait pour composer des élégies et il y tombait en pleine Révolution. Son parti fut bientôt pris : il s’engagerait dans la bataille. Et de quel côté ? du côté du roi et de la reine, parce que c’était le plus périlleux. Il aimait d’instinct la monarchie et l’ancienne société, mais l’ordre plus encore, car il se ralliera à l’Empire par raison et goût de la paix intérieure et souhaitera le retour du roi dès qu’il s’apercevra que cette paix intérieure sera menacée. Après les massacres de septembre, il fonde la Quotidienne en haine de Robespierre. Arrêté et enfermé à l’Institut qui était alors une prison, — il devait rentrer en meilleure posture, — il est expédié sous bonne escorte au Théâtre Français qui était alors un tribunal. Mais sur le parcours, il invite à dîner les gendarmes chargés de l’escorter, il les grise et il se sauve. On le condamne par contumace. C’est un condamné à mort qui sera membre de l’Académie française et de l’Académie des Inscriptions. Je me hâte d’ajouter que ce recrutement est, chez nous, exceptionnel.
Il est tout à l’honneur de Michaud qui fut un journaliste spirituel, plein de verve, ardent, imagé, précis dans l’argumentation et, par surcroît, courageux. Journaliste, il le sera toute sa vie. Ce sera son art préféré. « Le journal, a écrit Sainte-Beuve, c’était son plaisir, son second vin de Champagne, sa malice et sa gaieté. » Mais l’Empire supprime les journaux. L’Empire fit de lui un magnifique historien. Et l’Empire tombé, il redevint journaliste. Il le fut pendant les Cent-Jours, non sans péril cette fois encore. Il le fut sous la Restauration pour la liberté de la presse. Il le fut dans sa Correspondance d’Orient qui n’est pas autre chose qu’une chronique de journal un peu allongée. Et même dans cette Correspondance d’Orient, il fut le premier à prendre des interviews. Seulement il les appelle des entrevues et nous donne ainsi une leçon de bon français. Son entrevue en Égypte avec Méhémet-Ali, dont il note avec un art extrême le rire sauvage sur un visage grave, est bien près d’être un chef-d’œuvre.
Oui, le journalisme, qui a ses patrons parmi les plus grands écrivains du XIXe siècle, un Chateaubriand, un Veuillot, un Barrès, et qui est si peu représenté à l’Académie, peut revendiquer Joseph Michaud, l’historien des Croisades. Michaud aurait souhaité en outre une gloire de poète et ses vers ne sont que d’un bon disciple de l’abbé Delille. Mais là encore, Sainte-Beuve a bien vu ce qui lui restait de cette poésie : « Il y a des hommes (écrit-il, et si joliment) qui n’ont pas assez de poésie pour l’exprimer par le talent et pour en faire preuve dans leur jeunesse : et pourtant cette poésie n’est pas entièrement perdue pour eux. Il en est comme d’un flacon d’essence qui se brise : la goutte exhalée se répand sur l’ensemble de leur esprit et y laisse un petit parfum. Ils restent jeunes plus longtemps; on les retrouve frais et curieux, agréables et nullement chagrins dans leur vieillesse. » Ce fut le cas précisément de Michaud.
Mais, sa grande gloire, c’est l’ouvrage qu’il entreprit, qu’il osa entreprendre sur les Croisades. Son disciple, son collaborateur, son ami, le fidèle Poujoulat, qui lui-même est trop oublié et mériterait d’être honoré, a pu écrire sans exagération : « L’Histoire des Croisades a ouvert au XIXe siècle une voie nouvelle. Michaud est le premier qui ait remis en honneur ce moyen âge jusque-là si méprisé... L’Histoire des Croisades est à la fois une date et un monument... » Aujourd’hui, une date plus qu’un monument. Il a voulu bâtir un monument d’ensemble, quand une partie de l’édifice, avec la recherche actuelle des sources, eût suffi à toute une vie d’historien. Mais il a osé. Songez à quel point les Croisades étaient oubliées ou méconnues. Pour Voltaire, elles n’étaient qu’« un misérable effet de l’ambition des papes ». Les historiens anglais, Robertson, Hume, Gibbons les traitent avec la dernière négligence. Or, Michaud s’est rendu compte à la fois, en grand historien, et de l’essor de la France aux XII° et XIIIe siècles, la France des trois C (croisades, cathédrales, chansons de gestes) égale à la France de Louis XIV et de Napoléon et peut-être plus féconde en œuvres durables, et de l’importance, politique autant que religieuse, de ces Croisades, prodigieuse entreprise de barrage contre l’Islam conquérant qui, en si peu de temps, avait envahi le nord de l’Afrique, débordé en Espagne et jusqu’au cœur de la France et qui devait plus tard battre les murs de Vienne. Elles furent encore un premier essai d’une union européenne, d’une compénétration des nations et des peuples, d’une Société des nations d’Europe. Plus tard, un Étienne Lamy nous montrera, dans la France du Levant, la civilisation sauvée par l’ordre romain et l’autorité de l’Église, et menacée par l’anarchie asiatique. C’est aussi la thèse de M. Henri Massis dans sa Défense de l’Occident.
Michaud est aujourd’hui dépassé, mais il a été un précurseur. Il n’est étranger ni au renouvellement de l’histoire attribué trop exclusivement à Augustin Thierry plus grand écrivain, ni à cette compréhension du moyen âge qui a inspiré ses Légendes épiques à un Bédier, son Art religieux aux XIIe et XIIIe siècles à un Émile Mâle, ni à ce goût de l’Orient qui, vers le milieu du siècle dernier, précipita en Syrie les archéologues et les écrivains.
Un jour que je causais avec Maurice Barrès de ce mystérieux Orient, — il écrivait alors son Enquête, — il me parla de l’historien des Croisades et me demanda :
« N’était-il pas de chez vous ? »
Je revendiquai ses origines savoyardes, sa naissance à Albens d’une famille respectée et dont plusieurs branches furent anoblies. Alors il me confia :
— Dans le réfectoire du collège lorrain où je débutais dans la vie, on lisait à haute voix ses récits des Croisades. Cela m’est toujours resté. Là-bas, je n’ai pas été étonné. J’ai retrouvé des souvenirs.
Or, Michaud, voyageant aux Échelles du Levant, a écrit cette phrase : « À quelque endroit que l’on frappe, on entend résonner un nom français. » Il a été le voyageur qui découvre nos traces en Palestine, en Égypte, en Syrie. Dans le réfectoire de collège où une voix d’adolescent, une voix qui mue, lit tant bien que mal, et plutôt mal que bien, l’Histoire des Croisades, voici que la curiosité d’un enfant s’éveille et, pour la première fois, rêve de l’Orient, terre des miracles et des dieux, de l’Orient où l’on entend, à quelque endroit que l’on frappe, résonner un nom français, un enfant, un futur auteur de l’Enquête aux pays du Levant et du Jardin sur l’Oronte, Maurice Barrès.
Trois fois, Michaud précéda le génie. Le premier volume de l’Histoire des Croisades est antérieur d’un an à l’Itinéraire de Chateaubriand. La Correspondance d’Orient de Michaud et Poujoulat devança d’un an le Voyage en Orient de Lamartine. Et il lit entendre les voix caressantes des sirènes méditerranéennes, des voix d’or, à Barrès sous le ciel brumeux de son pays de Lorraine. Être un pareil précurseur dans le domaine de l’histoire et dans le domaine de l’art, n’est-ce pas une gloire enviable ?