INAUGURATION DU MONUMENT
ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE DE PAUL DESCHANEL
A NOGENT-LE-ROTROU (EURE-ET-LOIR)
Le dimanche 24 octobre 1926
DISCOURS
DE
M. LOUIS BARTHOU
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
AU NOM DU GOUVERNEMENT
MESDAMES, MESSIEURS,
La vie politique de Paul Deschanel n’est pas de celles qu’un discours résume, et je lui apporte simplement, avec le souvenir fervent d’une amitié fidèle, l’hommage respectueux du Gouvernement de la République.
L’histoire donnera à Paul Deschanel sa vraie place. Dès maintenant, elle a inscrit son nom parmi les hommes qui ont bien mérité de leur pays. Pourtant, cet admirable orateur, dont l’éloquence était faite de précision dans la force, de raison dans la passion et d’ordre dans le lyrisme, ne fut jamais ministre. Il aurait pu l’être : il ne voulut pas l’être. Ses refus n’étaient pas une désertion. L’action ne faisait pas peur à Paul Deschanel. Il n’en aurait redouté ni les responsabilités ni les périls, s’il avait été assuré de la durée qui permet seule aux vastes desseins de se réaliser sans risquer d’être dénaturés ou compromis par l’aventure d’une interruption brusquée. L’instabilité ministérielle lui apparaissait, surtout dans le domaine de la politique extérieure, comme un germe de contradictions et d’impuissance. « Je défie, disait-il, un ministre de génie, fût-il Richelieu doublé de Cavour, de rien faire de grand dans de pareilles conditions. » Ces conditions n’ont pas interdit à la diplomatie républicaine, servie par quelques ambassadeurs d’élite, heureusement plus durables Igue leurs ministres, de sceller les alliances et de préparer les ententes qui ont contribué à la victoire. Paul Deschanel n’en avait pas moins raison de dénoncer la gravité d’un danger auquel il n’est pas encore inutile de prendre garde. La précarité du pouvoir, ballotté de crise en crise par des majorités incertaines, ne convenait pas à son goût de la continuité et de la logique. Il avait l’esprit de suite. Mais la probité de son intelligence, ouverte à tous les progrès, ne se refusait pas aux leçons de l’expérience. Il savait qu’on peut se contredire sans se renier et qu’il faut faire leur part, si l’on veut être de son temps, aux événements et aux circonstances.
Une pensée qui n’évolue pas est stérile. Celle de Paul Deschanel avait toutes les curiosités. Nourrie de lectures et de voyages, souple et abondante, elle était dans une perpétuelle enquête. Peu d’hommes furent mieux préparés que lui à l’action politique. Les lettres, où tant d’heureux essais attestent la variété de ses aptitudes, ne lui étaient qu’une distraction, Sa vraie vocation était ailleurs. Il était né et il avait été élevé pour le Forum. Les fréquentations de l’exil et l’hérédité paternelle l’avaient orienté du côté de la vie publique. Tout de suite, il s’y sentit à l’aise. Le pouvoir n’est pas la seule forme de l’action. La parole est une puissance dont l’autorité n’a pas besoin, pour s’exercer, de s’accompagner de l’appareil gouvernemental. Même s’il n’avait pas été membre du Gouvernement qui suivit les journées de Février, Lamartine n’en aurait pas moins déchaîné la Révolution de 1848 par la véhémence de son génie oratoire. Le vent qui arracha les tentes pendant le discours de Mâcon, souffla en tempête sur les Tuileries. Et niera-t-on, parce qu’ils ne furent pas ministres, l’influence, politique et sociale, qu’ont exercée de nos jours des orateurs comme de Mun et Jaurès ? L’éloquence est, dans une démocratie, une force agissante qui peut se suffire à elle-même.
Paul Deschanel n’attendit pas son entrée au Parlement pour révéler ses dons magnifiques. Sous-préfet à un âge où d’autres n’ont pas encore achevé leurs études, il servit dans les rangs de l’administration, de 1877 à 1881, à Dreux, à Melun, à Brest et à Meaux. Ce fut un bon apprentissage. Ses préfets apprécièrent son intelligence, son « jugement sûr et délié », son « caractère aimable et facile », son « esprit fin et distingué », sa remarquable activité, l’influence qu’il exerçait malgré son jeune âge, « son goût du monde et de la société élégante », et — pourquoi ne l’ai-je pas dit d’abord ? — sa « très grande facilité de parole ». Paul Deschanel se dessine déjà dans ces notes. Ses chefs directs, témoins de ses efforts, lui prédisaient « une très brillante carrière dans l’administration ». Ce furent ses succès eux-mêmes qui interrompirent cette carrière. Paul Deschanel trouva, dans ses anciens administrés, de futurs électeurs. La politique manque rarement son homme, surtout s’il s’y prête. Elle guettait le jeune sous-préfet.
Il avait réussi. Mais il connut des ennuis, des difficultés et des déboires, que lui suscitèrent surtout les ambitions alarmées dont il n’avait pas voulu se faire le serviteur docile. Ce jeune homme, mûr avant l’âge, avait déjà une volonté, une politique, un programme, et il ressembla toujours à ses premières origines. Il était, par nature et par réflexion, un indépendant qui se mettait volontiers à part. Il vivait et il pensait par lui-même, moins soucieux de flatter les passions des autres que d’obéir à sa conscience, et jaloux de ne se laisser domestiquer ni par un parti ni par un homme. Cette indépendance a sa fierté, mais elle a ses risques. Paul Deschanel les courut toujours avec courage. Aux heures où la République, à peine née légalement, luttait déjà pour son existence, il n’était pas commode d’être sous-préfet. Et songez qu’en arrivant à Dreux, Paul Deschanel n’avait pas encore vingt-trois ans ! Il y venait, pénétré d’un esprit « à la fois ferme et modéré », qui voulait s’appliquer à faire aimer les institutions républicaines autant qu’à les faire respecter. Son allocution aux maires dénote une rare maîtrise. Il y est déjà tout entier. Ce premier acte de sa vie publique commande tous les autres, qui s’en inspireront avec une invariable fidélité. Entre le discours administratif du sous-préfet de Dreux en janvier 1878 et le message présidentiel du 19 février 1920, il y a une similitude frappante. La doctrine de Paul Deschanel n’a pas changé, dans ses lignes générales, au cours de ces quarante-deux ans. Tel il était, tel il reste : homme de progrès et de liberté, d’ordre et d’union. Le sous-préfet de Dreux avait fait appel à tous les bons citoyens pour travailler, dans une pensée de conciliation, à la prospérité de l’arrondissement. L’élu du Congrès de Versailles dénonçait les anciennes discordes comme un crime contre la patrie, et, donnant de haut l’exemple, il se proclamait le représentant de tous les Français. Aucune existence ne fut plus droite et plus unie. Quand il sentit qu’un destin cruel la brisait, Paul Deschanel put se rendre cette justice qu’il n’avait jamais dévié du chemin où les leçons et les exemples de son père avaient guidé ses premiers pas. Sa conscience ne lui reprochait rien : elle l’avait toujours égalé à tous ses devoirs.
Cette indépendance, cette fidélité, ce noble désintéressement, qui n’avaient en vue que le bien public, sont les traits caractéristiques du talent et de la carrière de Paul Deschanel. Elégant et séduisant, plein de tact et de charme, il savait plaire, mais il ne sacrifiait pas, au goût de plaire, ses opinions, qui procédaient d’une doctrine. Certaines coquetteries sont une abdication : Paul Deschanel ne les pratiquait pas. Ayant fait choix des coteaux modérés, sa pensée y habitait avec l’aisance d’une habitude acquise. Elle ne s’interdisait pas les voyages, qui allaient parfois aux lointains pays, mais elle revenait toujours au logis où l’avait installée une intelligence ordonnée et claire. Paul Deschanel se tenait entre les partis extrêmes, dont il blâmait également les excès. Ayant en horreur les conflits qui dégénèrent en guerre civile, il s’efforçait de les apaiser par sa sagesse et par sa modération. Ce n’est pas un rôle commode ; il attire les coups de tous les côtés. Aussi, Paul Deschanel fut-il traité de guelfe par les gibelins, et de gibelin par les guelfes, ou, pour parler un langage plus moderne, on l’accusait tantôt d’être réactionnaire, et tantôt d’être socialiste. Je crois qu’il en souffrait plus qu’il ne voulait le dire, mais il se consolait du sort et du tort qu’il se faisait volontairement, en constatant qu’on est toujours le réactionnaire ou le socialiste de quelqu’un.
Il ne lui avait pas fallu de longs débuts pour se pénétrer de cette vérité. C’est à Dreux qu’il en fit la première expérience. Trop de conservateurs, insensibles à la noble mission d’apaisement dont il était le porteur, ne cédaient rien de leur intransigeance. Il se rencontrait, d’autre part, des républicains qui craignaient les conséquences d’une administration dont le libéralisme leur semblait être une duperie. Le fils du proscrit de Bruxelles fut dénoncé au ministre comme servant mal les intérêts de la République, et presque comme la trahissant. Il fut défendu par les maires, qui avaient apprécié sa tolérance, son urbanité, son art de bien dire et de bien faire. Un avancement mit fin au conflit. Après quelques mois de séjour à Melun, comme secrétaire général, Paul Deschanel fut nommé à Brest. C’était un poste important et difficile. Il y réussit encore. Mais un incident, provoqué par le débarquement d’un groupe d’amnistiés, lui valut le reproche d’avoir « manqué de sens administratif », et un haut fonctionnaire piqua, dans son dossier, une note qui le représentait, comme ayant « un certain défaut de direction et la main peu sûre ».
Vous savez tous, ici, ce que valait cette singulière remontrance, et nous l’avons tous su ailleurs. Aucun homme n’apportait, dans la direction de sa vie, plus de tact, et de ferme sûreté que Paul Deschanel. Mais il n’était pas taillé à la mesure de tout le monde. Il lui importait plus de remplir son devoir en patriote et en honnête homme, que d’écouter de quels côtés partaient les applaudissements ou les sifflets. Aucun mobile vulgaire ne le guidait. Il ne cédait pas au « mal honteux » qu’il a dénoncé le premier avec une méprisante vigueur, cette « peur de ne pas paraître assez avancé » qui ronge les démocraties... Avancé., non par tactique, mais par conviction, il l’était à ses heures, sans être toujours compris par ses compagnons de lutte qui mettaient au compte d’une imagination hardie des idées dont ils auraient dû faire tout simplement hommage à une conscience impartiale et probe. Paul Deschanel ne confondait pas la discipline avec la servitude. Aussi, ne pensait-il pas que les négations pussent suffire à constituer le programme d’un grand parti. Sincèrement démocrate, passionnément attaché aux intérêts du peuple qu’il servait sans le flatter et auquel il ne ménageait pas la rudesse des avertissements utiles, il avait le goût réfléchi du progrès et des réformes. Aucun des grands problèmes que pose l’organisation moderne du pouvoir et du travail ne lui échappait. Il n’aimait pas les expédients qui les retardent sans les résoudre. L’histoire lui avait appris le danger des atermoiements où se complaisent les habiletés à courte vue. La vie d’un pays ne s’ajourne pas à huitaine, comme un procès ou une représentation de théâtre. Elle a ses lois, ses besoins, ses aspirations, ses nécessités, auxquels on ne se dérobe pas. Paul Deschanel ne rusait pas avec elle ; i1 s’efforçait d’en saisir les aspects multiples et d’en concilier les contradictions. N’ayant d’autre parti-pris que celui d’être sincère, il n’était dupe ni des mots ni des étiquettes et il savait la distance qu’il y a, trop souvent, des formules aux principes. Ses accents lyriques s’accordaient avec le sens des réalités. L’administration, qui ne se prête pas aux chimères et contre laquelle les abstractions se brisent, avait été, pour lui, une bonne école où la vie s’observe et s’apprend. Elle avait complété et mis au point de l’expérience les leçons qu’il avait recueillies dans les livres. Quand il fut élu député d’Eure-et-Loir, le 18 octobre 1885, à l’âge de trente ans, il était prêt pour la parole et pour l’action. Les plus grands succès de tribune et les plus hautes destinées l’attendaient.
Seuls, ceux qui l’ont bien connu, et qui ont eu la fierté de pénétrer dans son intimité confiante, savent à quel point il en était digne. Les richesses de son intelligence et de son talent n’étaient rien à côté des trésors de son cœur. Paul Deschanel était bon, serviable et fidèle. Aucune jalousie n’entrait dans son âme loyale. Il se réjouissait du succès de ses amis et il rendait justice à ses adversaires, mais c’était à la différence de ces hommes dont le cœur est mal né et qui, par dépit de n’être pas la seule gloire ou la seule force de leur parti, prodiguent à leurs adversaires des éloges qu’ils refusent injustement à leurs amis.
L’impartialité de Paul Deschanel n’était pas la coquetterie d’un esprit qui veut séduire : elle était la loi naturelle d’un esprit qui juge. Il ne détestait que les ennemis de la France ou les hommes dont la politique aveugle servait les intérêts de ses ennemis. Contre eux, sa parole se faisait ardente et passionnée, âpre et impitoyable. Il se mettait avec un courage qui ne redoutait aucun péril, en travers de leur besogne malsaine, et il trouvait, pour les flétrir, des accents dont l’indignation était déjà un châtiment.
A l’exception des longues années où il occupa, avec une autorité toujours accrue, le fauteuil de la Présidence, il fut un des maîtres de la tribune. Aucun grand débat ne s’v poursuivait sans son intervention. Ce n’est pas assez de dire qu’il avait des clartés de tout : il projetait des clartés sur tout. La science politique et l’art oratoire n’avaient pas de secrets pour lui. Il traitait, avec la même aisance, les problèmes techniques, dont les chiffres et les statistiques ne le rebutaient pas, et les hautes questions morales où se joue la vie nationale. Tour à tour familier ou puissant, enjoué ou enflammé, ironique ou grave, simple ou lyrique il était toujours logique, méthodique et lumineux. Il avait l’audace heureuse, où d’autres se seraient brisés, des invocations pathétiques dont il conduisait les périodes avec une sûreté et une autorité qui tenaient captifs les esprits et les cœurs. Ses discours, toujours soigneusement préparés, ne sentaient pas l’apprêt. Il y avait, dans sa diction nuancée, qui savait prendre tous les tons, une irréprochable aisance : maîtresse de l’ensemble, qu’elle inspirait et qu’elle dominait, elle faisait à chaque partie sa vraie mesure. Peut-être cet art, souverain à sa manière, manquait-il un peu de désordre. Mais chaque orateur obéit à la loi de sa nature, et l’élégance que Paul Deschanel apportait en tout répugnait en tout aux incorrections. Jamais, pourtant, il ne sacrifiait le fond à la forme. Comme il n’était ni artificiel ni superficiel, c’était une vaine gageure que de vouloir le prendre en défaut. On pouvait plus facilement le contredire que le rectifier. Sachant le passé et ne croyant pas qu’on peut créer de l’histoire en ignorant l’histoire, il avait des vues prophétiques, dont la France, celle du dedans et celle du dehors, devra s’inspirer pour se développer et même pour vivre.
Paul Deschanel n’avait pas seulement soupçonné, il avait démontré la nécessité d’une politique coloniale. Il avait soutenu le grand Jules Ferry, dont le génie tenace nous donnait à la fois l’Indo-Chine et la Tunisie, et Lyautey, cet autre lorrain au génie plus souple, qui nous donnait le Maroc. Au retour d’un voyage dans l’Afrique du Nord, Paul Deschanel disait : « Qui sait ? C’est peut-être là qu’un jour, sous une forme ou sous une autre, nous trouverons les soldats qui nous manquent. C’est de là, peut-être, que, dans une heure suprême, pourrait venir le salut. » Nos colonies, celles de l’Afrique et celles de l’Asie, ont aidé au salut avec un élan admirable. Mais elles ont désormais une autre tâche. Paul Deschanel pensait, avec une étonnante clairvoyance, que « le nœud de la question sociale est moins encore dans la répartition que dans la production des richesses », et il ajoutait que « nos forces économiques ne sont pas organisées scientifiquement, dirigées, coordonnées vers un but commun ». Aucune parole n’est plus profonde, et il n’en est pas, aujourd’hui, qui soit plus actuelle. Les questions politiques ne sont pas loin d’être toutes résolues, et les problèmes économiques ont passé au premier plan, où ils se pressent. La répartition des richesses peut servir de thème à des systèmes variés d’expropriation, mais nous savons tous à quelles ruines ils conduisent les particuliers et l’État. La France n’est pas prête à leur servir de champ d’expérience et à renier, au profit d’un communisme plus ou moins déguisé, les principes de la Révolution. Mais, ici surtout, il faut prévoir et coordonner, vouloir et agir. Il faut plus produire et mieux produire, dans la métropole et aux colonies, afin d’adapter nos ressources, qui sont immenses, à nos besoins, qui sont grandissants. La politique coloniale est la condition de la politique sociale. La liberté économique du pays, et peut-être sa liberté tout court, est en jeu. Ne vous étonnez pas, Messieurs, que je tienne ce langage devant cette statue. S’il est un avertissement, il est en même temps un écho, et je ne sais pas de façon meilleure, de rendre hommage à Paul Deschanel, que de réaliser les progrès nécessaires dont il avait eu la juste et forte intuition. Passons, enfin, des discours aux actes. Écoutons la voix chère qui nous a avertis. Soyons dignes d’elle. C’est en faisant la France plus grande que nous honorerons la mémoire de ce grand Français.