Discours sur les prix de vertu 1926

Le 23 décembre 1926

Georges GOYAU

DISCOURS

DE

M. GEORGES GOYAU
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 23 décembre 1926

 

MESSIEURS,

M. de Montyon, vraiment, fut un homme de flair. Par deux lignes de testament, il acheta, chez nous, une concession perpétuelle d’hommages pour son nom, son souvenir et son cœur. Quel est celui de nos anciens confrères qui bénéficie, annuellement, d’un pareil privilège ? Il y a juste cent ans, la gratitude de l’Académie à l’endroit de ce bienfaiteur s’affirmait avec un surcroît d’éclat : en cette année 1826, les poètes étaient mis en branle pour glorifier les legs et fondations de M. de Montyon en faveur des hospices et des Académies. Le poète lauréat, M. de Wailly, eut l’ingénieuse idée de traiter ce sujet sous forme d’une épître à Jean-Jacques Rousseau. Il regrettait qu’un hasard favorable n’eût pas rapproché Jean-Jacques de ce M. de Montyon qui devenait, pour les besoins de la rime, un philosophe aimable : il lui semblait que le Genevois, s’il avait connu ce Parisien, serait devenu plus équitable pour l’état de société. M. de Wailly, qui ne voulait retenir, dans la vie agitée de M. de Montyon, que ce qu’elle avait eu de grave, interpellait les riches du jour,

Usant leur existence aux clartés des bougies,
Autour d’un tapis vert qu’assiège leur ardeur...
Promenant à grands frais leurs maîtresses serviles...
De leurs riches amours étalant le scandale.

Où sont vos traits de ressemblance avec M. de Montyon ? leur demandait-il ironiquement. Ce fut, sans doute, en écoutant cette question que Madame Elisabeth, qui, ce jour-là, s’installait sous la coupole, inaugura son sourire — le sourire que célébrait naguère M. Maurice Donnay ([1]). Mais M. de Wailly, lui, ne souriait pas ; il ne pouvait se consoler que Rousseau n’eût pas assez vécu pour connaître les générosités de M. de Montyon :

Car son nom deviendrait, dans ta prose immortelle,
De nos
Crésus futurs, la honte ou le modèle,

M. de Montyon, Messieurs, n’a eu besoin de personne pour faire école et pour s’imposer comme modèle. Il a fait école dans l’Académie même : nous semons de la joie, chaque année, dans dix ou quinze familles rurales, grâce à l’intelligente générosité de M. Etienne Lamy. Il a fait école en dehors de l’Académie, comme l’atteste la très longue liste de nos prix de vertu.

Me sera-t-il permis, dans le témoignage de gratitude que je dois à l’ensemble de nos bienfaiteurs, d’introduire discrètement quelques nuances ? Il en est, parmi eux, dont les dispositions testamentaires ne font que prolonger au delà de la tombe leurs habitudes de faire le bien ; leurs dernières volontés de mourants sont une victoire sur la mort, à laquelle ils arrachent, ainsi, ce qui faisait l’intérêt de leur vie, leurs bonnes œuvres. Mais il est d’autres bienfaiteurs dont on a cette impression que leur carrière charitable s’inaugure par leur dernier soupir ; à ceux-là j’ai toujours envie de dire, avec une reconnaissante déférence : et Monsieur ou Madame, Dieu vous avait donné la vie pour faire le bien ; comme c’est curieux que, pour le faire, vous ayez attendu qu’elle vous soit enlevée ! Et ne savez-vous pas, en vérité, de quel plaisir vous vous êtes sevré par cette attitude de retardataires ? »

Si M. et Mme Cognacq-Jay m’apparaissent comme les disciples par excellence de M. de Montyon, c’est que, tout comme lui, ils n’ont pas attendu leur mort pour amputer leur capital. Et quelle amputation, Messieurs ! Elle nous rapporte, pour les familles nombreuses, environ quatre millions et demi de revenu, Mme Cognacq disparaissait à la fin de l’an dernier ; elle eut cette joie suprême de sentir, avant de s’éteindre, que, chaque année, près de trois cents ménages français bénissaient son geste magnifique. Cette grande laborieuse, venue toute jeune à Paris, du fond de la Savoie, avait donné à sa bourgade natale, Samoëns, un riche jardin botanique ; elle avait créé pouponnière, maternité, maison de retraite pour les trois mille cinq cents employés et ouvriers qui collaborent à la prospérité de la Samaritaine ; et lorsque M. et Mme Cognacq eurent ainsi rempli leur devoir patronal, ils se tournèrent vers nous pour l’accomplissement de ce qui leur paraissait un devoir civique. Mme Cognacq était la septième enfant d’une famille de huit : il lui suffisait de regarder son œuvre, de se remémorer l’usage qu’elle avait fait de sa vie, pour conclure qu’une vie humaine est une force, et qu’il importe que les familles, comme l’avait fait la sienne, respectent et multiplient la vie. En tendant une main bienfaisante aux pères et mères chargés d’enfants, elle avait conscience d’être une créatrice d’énergies, et d’aider la France à durer.

 

La France veut durer, Messieurs ; tous nos dossiers en témoignent. Parmi les œuvres qui se présentent à nous, le plus grand nombre se penchent vers l’enfance. Elles scandent, par leurs interventions successives, les toutes, premières étapes du chemin, bref ou long, qui, sous le nom de vie humaine, conduit à la tombe Voici la Caisse familiale, créée dans le Nord par le vaste groupement industriel des filatures et des tissages, pour encourager les familles ouvrières ; elles sont huit mille dans l’ensemble du métier ; la caisse, attentive, leur offre des allocations, des primes de naissance, des visites d’infirmières, un service d’hygiène, une colonie de vacances.

Rouen féminin dresse une barrière efficace entre les petits enfants et la mort. Parmi les quatre cent soixante-dix bébés de cette Cité des Sapins qui abrite soixante familles, il n’y a pas eu un seul décès entre avril 1924 et septembre 1925, et tandis qu’en France le taux moyen de la natalité est de dix-neuf pour mille, il est, à la cité des Sapins, de plus de trente-sept pour mille Les auxiliaires familiales de l’Aide aux familles nombreuses disent aux mères rouennaises : « Occupez-vous de donner la vie, nous prenons, pour nous, tous les soucis, souci de la maison, souci des autres enfants. Elles apportent des conseils d’hygiène et parfois de conduite morale, dont le mari fait son profit ; elles sont à la disposition, elles sont aux aguets, elles sont celles sur qui l’on sait qu’on peut compter. Dans cette cité des Sapins, grâce aux auxiliaires, grâce aux dames visiteuses, la peur de vivre, la peur de propager la vie, sont des peurs inconnues ; et me retournant vers le bon romancier Jean des Vignes Rouges, qui consacrait un livre, naguère, à « Rouen l’Orgueilleuse », volontiers lui dirais-je que Rouen peut légitimement tirer orgueil, et d’une telle œuvre, et d’un tel résultat.

 

L’enfant est né ; j’aperçois, proche de son berceau, cette aïeule vénérable qu’est la Société des crèches. Il y a quatre-vingts ans, M. Villemain, le Doumic de l’époque, présentait sous cette coupole un petit livre qui s’appelait Des crèches pour les petits enfants des ouvriers, signé d’un ancien avoué parisien qui, de bonne heure, s’était consacré aux questions d’assistance, M. Firmin Marbeau. Ce grand homme de bien, Messieurs, fit deux fois acte de novateur : d’abord dans l’organisation de la cité, puis dans les colonnes de votre dictionnaire. Crèche : la mangeoire des bœufs, des brebis et autres animaux semblables ; la crèche où Notre-Seigneur fut mis au moment de sa naissance dans l’étable de Bethléem », telle est la définition que rédigeaient vos devanciers, dans l’édition de 1835. Et voici paraître, dans celle de 1878, un sens nouveau : « Établissement où l’on donne asile aux petits enfants pauvres âgés de moins de deux ans, pour laisser à leurs mères la facilité de travailler. » Entre les deux éditions, M. Firmin Marbeau avait fait son œuvre, qui enrichissait d’un nouveau sens un mot du dictionnaire Ici même, en 1867, M. de Falloux avait à parler de la vertu, et M. Augustin Cochin — le grand-père de l’héroïque historien qui fut, cette année, votre lauréat — envoyait à M. de Falloux un plan de discours en trois points. Il lui suggérait de faire observer, au troisième point, que la vertu, pour M. de Montyon, était « la grande fille bien sage de la maman, ou plutôt de la déesse Raison », et que, pourtant, « dans cette école de vertu fondée par les Encyclopédistes, c’est toujours ce bon élève qui s’appelle l’Enfant Jésus qui a le prix ». Si M. de Falloux avait eu, cette année-là, des crèches à couronner, M. Augustin Cochin aurait certainement insisté pour qu’il développât ce troisième point ; car, dans la vie du mot crèche, telle qu’elle se déroule en notre dictionnaire, il y a, si j’ose dire, un épisode de vie divine. L’œuvre des crèches avait commencé en 1844, tout près d’une agglomération de sordides masures qui portait, par ironie, le gracieux nom de Bouquet-des-Champs et qui formait un hameau du village de Chaillot. En 1846, Paris et la banlieue comptaient déjà quatorze crèches. Aujourd’hui, sur le sol de France, plus de cinq cents fonctionnent, et plus de deux cent cinquante à l’étranger. On avait fait émigrer à l’usine la mère travailleuse, sans songer que son bébé demeurait livré à des gardiennes de fortune, souvent peu soigneuses et âpres au gain ; l’effort charitable était en retard sur les exigences des nouvelles mœurs économiques : la Société des crèches combla cette lacune. Lacordaire la proclamait un des plus beaux fruits du christianisme. Et ce qu’il y a de singulièrement émouvant, c’est le spectacle d’une famille de haute bourgeoisie parisienne, s’attachant continuellement depuis quatre-vingts ans, de père en fils, d’oncle à neveu, à mûrir ce beau fruit, dont se réjouissait le regard, hélas ! éteint, d’un autre fils de Firmin Marbeau, l’évêque citoyen dont se souvient la ville de Meaux.

 

Des maladies guettent l’enfant ; contre elles, je vois la lutte s’organiser, à Saint-Etienne, dans la Gironde, dans l’Oise.

A Saint-Etienne, c’est dans l’Hôpital de Chantalouette, dont les débuts furent dus à la Croix Rouge américaine. La charité stéphanoise a développé l’œuvre avec le concours des religieuses dominicaines. Le peuple de là-bas aime sa « clinique », comme volontiers il appelle cet hôpital, et les lugubres statistiques d’après lesquelles, sur trois enfants nés à Saint-Etienne, deux seulement atteignaient l’âge de quatre ans, ont commencé de devenir mensongères, grâce au souriant accueil que trouve l’enfance dans Chantalouette au nom souriant.

Une larme humaine — cette lacrimetta dont parle Dante — assez puissante, dans la Divine Comédie, pour racheter une âme aux Sphères du purgatoire, peut être assez féconde, aussi, pour faire éclore une œuvre. Il y a des larmes qui sont comme des caustiques, qui racornissent le cœur, le durcissent en une stérile révolte. Il y en a qui l’élargissent e font que la souffrance se tourne en compassion ; et voici naître, sur une tombe, le Preventorium Jean Nicole de Chevrières, émouvant témoignage de l’usage social qu’on peut faire d’une douleur. Mme d’Ophove, hélas ! pleure un fils ; mais, pour que son cœur meurtri s’épanouisse, il suffit qu’une fillette guérie dans son preventorium lui écrive : « J’étais difficile pour manger ; maintenant, je mange de tout, et plus que papa », ou bien : « Pour mon petit déjeuner du matin, j’avais horreur de la soupe, et maintenant j’en demande à maman. » Voilà les bulletins de victoire qui viennent panser ce cœur de mère ; par elle, d’autres mères sont heureuses. Ce qui fait la haute valeur de cette œuvre de Chevrières, c’est que la créatrice, avant de la mettre sur pied, s’en fut dans la banlieue de Paris étudier la question de la tuberculose ; l’organisation de ce preventorium, où plus de cent vingt enfants, trouvent une vie familiale en retrouvant la santé, fut une œuvre de science en même temps qu’une œuvre d’amour.

Voulez-vous regarder vers le bassin d’Arcachon, vers cette région d’Arès dont Jean Balde, en son roman Le Goëland, nous donne une si originale vision : vous y verrez une belle carrière de bienfaiteurs, qui commença près du lit d’une pauvresse, et dont le couronnement fut la fondation d’une œuvre pour enfants. Il y a un peu plus de trente ans, un médecin venait dire aux châtelains d’Arès, M. et Mme Wallerstein, qu’une vieille femme, seule en sa masure, grelottait de fièvre. Il demandait, pour elle, une chambre où elle fût soignée. Peu de semaines après, dans cette région jusque-là déshéritée, un petit hôpital se fondait avec dispensaire, pour les malades d’Arès et des communes voisines Hôpital, ce mot risquait de faire peur : on préféra dire, finalement : Maison de Santé. C’est un mot consacré par l’usage qu’en font les riches : la fierté des indigents goûte beaucoup ces mots-là. Aimer à faire le bien, ce n’est pas très difficile ; il n’y a qu’à commencer. Mme Wallerstein, ayant si bien commencé, continua. Un petit tableau du XVIIIe siècle, généreusement mis en vente, lui procura les ressources nécessaires pour la fondation, dans un bois de pins, d’un aerium où les enfants délabrés viennent chercher, comme guérisseurs, le soleil, la résine et l’air marin.

L’enfant grandit, le bout d’homme, bientôt, va se croire un homme. Mais la fonction d’homme comporte un noviciat, école de dignité, de labeur et de fraternité. L’œuvre des Amis de l’Enfance veut être ce noviciat ; elle sera bientôt centenaire. Elle se fonda en 1828, pour remplacer la famille absente ou indigne. Des enfants délaissés, des enfants dont les parents ne pouvaient supporter les frais d’apprentissage, des enfants, enfin, dont les familles vivaient hors de Paris, furent ses premiers clients. Précaires étaient ses ressources ; le vicomte de Melun nous raconte, en ses Souvenirs, comment, de temps en temps, le soir, à la lueur de deux chandelles, dans une petite librairie du quai des Grands-Augustins, se réunissaient une dizaine de jeunes gens, pour discuter sur l’adoption d’un ou deux orphelins. On les plaçait dans des maisons à prix réduits, et la mère du libraire raccommodait leurs bas et leurs culottes.

Ce fut l’âge héroïque de l’œuvre. Elle prend ses pupilles à l’âge de huit ans ; elle les fait élever en province ou bien aide leurs parents à les élever. Dès qu’ils ont l’âge d’être apprentis, elle les reçoit dans sa Maison de Famille, rue de Crillon. Jamais elle n’est embarrassée pour les caser, car les industries d’art, l’orfèvrerie, la joaillerie, réclament des jeunes gens attachés à la probité du travail et à toutes les nuances de probité. Mais puisque l’œuvre est assez sûre de ses disciples pour garantir ce qu’ils seront comme travailleurs, elle a le droit de savoir ce que seront, comme patrons, ceux qui viennent les chercher ; elle a le droit d’insister pour que la formation professionnelle que, dans les ateliers, on leur donnera, soit complète, loyale, entourée de toutes les garanties morales requises. M. Renard, qui, depuis plus d’un quart de siècle, dirige la Maison de Famille, est aussi expert à débattre un contrat d’apprentissage qu’à pénétrer dans les replis émouvants des jeunes âmes, et, grâce à lui, sous la présidence de M. le comte de Lapparent, les Amis de l’Enfance font avec succès l’éducation morale des apprentis, et parfois l’éducation sociale des patrons.

C’est avec des déshérités, enfants abandonnés, condamnés par les tribunaux, corrompus par leur milieu familial, que les Frères de Guénange, proche Thionville, parviennent, eux, à faire des apprentis ; et telle est la réputation dont jouissent, en Lorraine, leurs pupilles, qu’on se dispute, dans le monde agricole et patronal des environs les jeunes gens formés à Guénange. Ramasser des épaves et rendre à la société des travailleurs d’élite voilà le miracle qui s’accomplit là-bas. Le curé de l’endroit commençait l’œuvre, en 1893, avec trois enfants ; le Frère Marie régnait, l’an dernier, sur cent dix pauvres mioches, et cent cinq apprentis. On eut quelque fierté ; dans ce coin de Lorraine toujours fidèle à la France, lorsqu’en 1902 les autorités allemandes, voulant confier à un institut religieux cette œuvre désormais trop lourde pour les épaules d’un curé, choisirent un institut dont l’origine était française, et française la maison-mère : hommage involontaire rendu par l’Allemagne à la spiritualité française. Des Frères de la province de Reims firent leur entrée dans Guénange, en 1918, derrière nos trois couleurs ; les acclamations dont ils furent alors l’objet se confondirent avec celles qui saluaient notre victoire ; ces religieux s’installaient et la France aussi, pour toujours.

Nos promesses de liberté, qui sont là-bas comme une parure pour notre drapeau, donnent la même sécurité, la même allégresse à ces Sœurs de la Croix de Strasbourg, distinguées également par l’Académie, marraines de l’enfance délaissée, éducatrices de l’enfance attardée.

Le rapporteur des prix de vertu, il y a soixante-cinq ans, rendait justice à l’œuvre des Asiles de La Force, issue du cœur du pasteur John Bost. L’œuvre, depuis lors, n’a fait que progresser ; les souffles d’évangélique ferveur, dont les âmes protestantes avaient été comme réchauffées par le mouvement du Réveil, ont tour à tour fait surgir du sol, en cette bourgade de Dordogne, trois asiles pour les détresses masculines et six pour les détresses féminines ; John Bost est mort, mais son esprit règne toujours, esprit d’amour fraternel dont toutes les souffrances éprouvent la vertu libératrice. Cette grande œuvre fut, par surcroît, une école ; et nous récompensons aujourd’hui une disciple des méthodes de La Force, dans la personne de Mlle°Séguier, directrice de l’orphelinat de Brassas, dans le Tarn. Elle n’avait que dix-huit ans lorsque, en 1883, la direction des Asiles de La Force la chargea de fonder cet orphelinat. Elle fit donation de tout elle-même, d’avance, aux orphelines qui viendraient, et la donation dure toujours. Secondée par une auxiliaire qui leur apprend la cuisine, l’élevage des porcs et le jardinage, Mlle Séguier cumule toutes les besognes ; elle est préparatrice au certificat d’études, éducatrice des fillettes anormales, infirmière des fillettes malades, et si parfaite infirmière qu’en quarante-quatre ans elle n’a vu mourir que deux enfants ; elle est si bonne maîtresse de couture, que toutes les orphelines fabriquent elles-mêmes leurs vêtements, leurs coiffures, leurs pantoufles. Mlle°Séguier fait tout cela pour un maigre traitement, qui débuta jadis à six cents francs par an, et qui s’élève maintenant à deux mille ; elle n’a pas capitalisé ces sommes modiques, car il lui a fallu aider sa mère, sa sœur, ses neveux. Et si on lui disait : « Reposez-vous, laissez agir les autres », elle répondrait, comme John Bost, ce héros de charité : « L’Evangile n’a pas dit cela. Ah ! oui, laissez agir les autres ! que ce serait admirable si les autres voulaient agir ! »

 

Rue de la Santé, à Paris, des fillettes de quatre à douze ans viennent frapper à la porte des Franciscaines, pour être abritées, pour apprendre un métier ; il n’y a qu’une centaine de places, elles sont toujours prises, et les fillettes qui sonnent doivent trop souvent s’en aller plus loin, on ne sait où... Comme on voudrait, en ce septième centenaire du saint d’Assise que cette Œuvre des petites filles pauvres, qui les loge, les nourrit, les élève gratuitement, devînt soudainement une œuvre riche ! Ce rêve fût-il réalisé, je sais bien que Dame Pauvreté, la fiancée de saint François, ne cesserait pas d’y demeurer souveraine.

Voici encore, dans l’Isère, l’abbé Magnier, fondateur de l’Orphelinat de Grand-Villette, où des enfances malheureuses ou coupables apprennent à aimer le travail de la terre ; et voilà, à Marseille, le chanoine Folique, dont la mort, il y a quelques jours, a mis en deuil toute la cité. Nul ne connaissait, comme ce chanoine, l’histoire des œuvres à travers les âges ; il les voyait s’inaugurer comme des actes de folie ; il surprenait, entre la sagesse humaine et les aventureux fondateurs, le plus impressionnant des dialogues. « Vous n’avez rien, gronde la Sagesse ; pas de ressources, rien, rien. » Et les fondateurs de répondre : « Dieu travaille avec rien », et de se mettre au travail, comme Dieu. Ainsi parlait, à son tour, l’abbé Fouque. Les premières clientes de son bon cœur furent les jeunes filles employées ; il leur donna un toit, un restaurant. Puis, en haut de l’une de ces montées qui escaladent l’amphithéâtre marseillais, un abri, d’abord bien humble, s’ouvrit aux infortunes enfantines On voyait l’abbé grimper la pente avec des vivres, des draps, des couvertures, pour ceux qu’il appelait ses enfants — ceux dont personne ne voulait. Aux portes de l’abri, il installa une couveuse. Il comptait sur la vente des poussins pour nourrir ses pupilles ; il fut, hélas ! déçu, et dut chercher d’autres ressources. Aujourd’hui, c’est une œuvre immense, que cette Œuvre de l’enfance délaissée. Il y a la maison de Sainte-Anne, pour laquelle l’on prélève le dessus du panier ; il y a la maison de Saint-Front, où je pourrais vous présenter 386 petits voleurs, 188 petits vagabonds, tout le déchet, allais-je dire ; mais l’abbé Fougue n’eût pas admis ce mot, sachant de quels redressements sont susceptibles certaines déchéances ; il y a Monfavet, pour les anormaux ; il y a, dans l’Ardèche, une organisation de placement agricole. Mais lorsque les enfants tombaient malades, où les mettre ? L’idée surgit, chez l’abbé Fougue, d’un hôpital pour enfants ; mais pourquoi pas pour adultes, aussi ? Et l’on vit s’organiser, en un an — ce prêtre était rapide en ces gestes — l’Hôpital Saint-Joseph. L’abbé Fouque se rangeait lui- même — ce sont ses propres termes — « parmi les grands aventuriers de la Charité », et il affirmait son intention — c’est encore lui qui parle — d’être, de plus en plus, « créancier impitoyable d’un débiteur qui n’a jamais fait faillite, la Providence ». Cette originale façon de mettre en cause la solvabilité de Dieu séduisait les âmes provençales : elles payaient les dettes. Et cela dura cinquante ans. « Tout est possible à ceux qui croient : telle, était la devise de celui qu’on appelait là-bas le nouveau Vincent de Paul, et cette triomphante formule, qui érige la foi même en garantie du succès, ne l’avait jamais trompé.

Dussent se replier les ailes de leurs cornettes pour défendre leur modestie contre l’indiscrétion des hommages, nous n’en persisterions pas moins à citer Sœur Petit, qui, dans la paroisse parisienne de Sainte-Anne de la Maison-Blanche, ressemble trait pour trait à ce que fut, il y a trois quarts de siècle, non loin de là, la célèbre Sœur Rosalie ; nous n’en persisterions pas moins à citer Sœur Louise, en Mayenne. On lui confiait, il y a moins de dix ans, l’Hospice de Saint-Georges-de-Lisle, qui abritait quatre-vingts enfants et cinquante vieillards ; sous sa direction, cette maison de charité est devenue un centre d’éducation professionnelle, où plus de deux cents enfants, servis par les derniers perfectionnements du machinisme, deviennent cultivateurs, cordonniers ou forgerons, blanchisseuses ou couturières, fermières ou brodeuses.

 

Si nombreuses qu’elles soient, les œuvres de protection de l’enfance ne peuvent pas, vous le savez, s’approcher de toutes les détresses morales ; et parmi celles qui leur échappent, il en est qui, mauvaises conseillères, s’appesantissent sur le jeune homme et l’entraînent vers l’abîme. Ici intervient la Société de protection des Engagés volontaires : elle agrippe ces jeunes gens, sur la pente fatale. « Vous pouvez, aux armées, leur dit-elle, être des héros. » Depuis 1878, plus de vingt-huit mille jeunes Français ont entendu cet appel ; et six cent cinquante croix de guerre, cent dix-sept médailles militaires témoignent que la servitude militaire fut, pour leurs âmes, une école de grandeur.

Pour épuiser la liste des œuvres philanthropiques qui ont obtenu nos suffrages, je devrais encore vous nommer l’Orphelinat Pierre-Clergeaud de Moissac, qui ne demande d’autre récompense, pour le bien qu’in fait, que la possibilité d’en faire plus encore ; l’Association Valentin-Haüy, dont le seul nom met une lumière dans les yeux des aveugles ; l’œuvre de l’Adoption des orphelins de la mer, qui, prend des enfants que l’Océan a privés de leur père, et qui accomplit ce miracle de leur faire aimer l’Océan, et de faire d’eux, encore, des marins. L’Académie, en couronnant ces œuvres pour la seconde fois, leur rend un témoignage que je n’ai pas besoin de commenter.

 

D’autres initiatives, plus proprement intellectuelles, nous ont paru mériter d’être honorées : l’œuvre d’éducation mutuelle sociale qu’ont organisée, dans un canton des Alpes, un certain nombre de jeunes gens, sous le nom de Cercle Albert de Mun ; l’œuvre catholique des bourses pour les orphelins de la guerre, qui compte actuellement cent treize pupilles ; l’Association Fénelon. Témoignages universitaires et témoignages ecclésiastiques se mêlent en un dossier d’une incomparable richesse, pour nous faire connaître la grande association qui, sous le patronage de Fénelon, a su créer, en quelques années, tout autour du quartier latin, quatre maisons d’étudiantes, un restaurant-bibliothèque, un centre de placement intellectuel. Les services qu’au moyen-âge rendaient aux étudiants les vieux collèges, Mlle de Coubertin, par la façon dont elle a conçu et organisé l’Association Fénelon, les rend aux étudiantes. Il ne suffit pas à l’association d’être bienfaisante pour ses propres membres : elle entretient un foyer d’enfants, un orphelinat ; l’intelligence s’y penche vers la souffrance, et, devant un tel spectacle, Bossuet — car tout de suite je songe à lui dès que j’entends parler de Fénelon — Bossuet se fût empressé de qualifier d’heureuse cette science qui « se tourne à aimer ».

La science qui se tourne à aimer, se rencontre, aussi, dans les Semaines sociales. Il y a vingt et un ans, exactement, que MM. Gonin et Boissard inauguraient à Lyon cette université ambulante qui, depuis lors, s’installe, chaque année, sept jours durant, dans une de nos grandes villes, pour offrir un enseignement sur les problèmes sociaux. Elle est devenue rapidement une puissance d’opinion ; la Papauté l’encourage, les juristes de l’enseignement public et de l’enseignement libre lui apportent leur concours, le Bureau International du Travail lui envoie de Genève un représentant. Le grand effort de législation sociale qu’ont accompli, depuis un quart de siècle, la Commission parlementaire du travail et le Parlement lui-même, avait besoin, pour être pleinement fécond, de trouver un appui dans les mœurs ; les Semaines sociales, au nom même de l’Evangile ; visent à créer des mœurs qui favorisent l’efficacité des lois. Sous les présidences successives d’Henri Lorin et de M. Eugène Duthoit, elles ont partout éveillé l’esprit de justice, et partout proposé des méthodes pour l’épanouissement de l’esprit de charité. Rapidement, d’autres pays nous ont imités : la Hollande eut sa Semaine sociale en 1906, l’Italie, l’Espagne, la Pologne en 1907, l’Autriche en 1909, la Suède en 1910, le Mexique en 1911, l’Uruguay en 1912, le Canada en 1920, le Chili en 1924. Il est dans les habitudes de l’âme lyonnaise, mystique et pratique, idéaliste et réalisatrice, de créer des œuvres qui font le tour du monde.

 

Madame Elisabeth, si d’aventure je n’ai pas encore assoupi sa marmoréenne patience, se dit peut-être, en m’écoutant : « Où donc sont ces beaux traits de vertu dont M. de Montyon voulait qu’on parlât un demi-quart d’heure ? Ce rapporteur, jusqu’ici, nous a montré beaucoup de mécanismes dont il attend la production de la vertu ; mais la vertu, elle-même, où donc est-elle ? » Je répondrai très respectueusement à Madame Elisabeth qu’il a déjà fallu beaucoup de vertus pour organiser tous ces mécanismes ; et je m’empresse d’ouvrir une autre catégorie de dossiers pour « jeter parmi vous », Messieurs, « la semence des mœurs », ainsi que le voulait M. de Montyon, en vous présentant d’autres actions louables.

Le petit Denuel, à Lyon, méritait déjà son prix de vertu dès l’âge de dix ans. Sa mère, d’une santé ruinée, peinait sur sa couture ; le petit garçon se faisait couturière, reprenait l’aiguille, qui tombait des mains lassées. Que n’ai-je des forces ? soupirait la malade. Voilà les miennes, disait le petit ; et tout en lavant le linge, il lui promettait : « Quand je serai grand, tu auras ta maison de campagne, et je gagnerai ta vie. » Il s’orienta vers les beaux-arts ; mais il songea bientôt qu’en notre âge de fer où seuls les arts dits mécaniques paraissent jugés dignes du pain quotidien, l’artiste gagne à peine sa vie, et moins encore celle de sa mère. Et le petit Denuel, virilement, s’est fait comptable.

En face de Ce noble gamin qui, par piété filiale, rompit ses fiançailles avec la beauté, voici grand-père Xavier, le vieux savoyard, qui, par amour pour ses petits-enfants, vagabonde. Xavier Costaz, l’été, est cultivateur sur son champ, journalier dans le champ des autres ; quand arrive l’automne, il prend sur son dos son paquetage de rémouleur — 31 kilos — et parcourt la Savoie, la Bresse, le Jura. Tout l’hiver, il chemine, de village en village, posant sa meule sous quelque auvent, ou dans quelque coin de ferme, aiguisant les couteaux, les ciseaux, les rasoirs. Il avait douze ans quand il commença ces tournées-là ; il en a soixante-dix-sept aujourd’hui. Vous ne songez donc pas à la retraite, lui demande-t-on, en lui montrant l’écuelle de soupe qu’on offre à son appétit, la botte de paille qu’on offre à son sommeil. La retraite, mais non il faut rapporter quelque argent à une nichée de dix enfants, qui fait là-bas, au pays, la gloire et le souci de son fils, et je crois bien que Xavier Costaz, toujours ambulant parce que son cœur est enraciné, aimera jusqu’à la mort la fatigue d’être grand-père.

Entre le petit Denuel et le grand-père Xavier ; entre cet enfant et ce doyen, nos dossiers déroulent un beau cortège de vertus domestiques : elles se trouvent dans toutes les sphères, sur tous les paliers de cet édifice branlant, incertain de ses bases et de ses arêtes, qu’est notre société contemporaine.

Les crises économiques récentes ont eu leur répercussion dans le domaine de la vertu ; vous connaissez notre habituelle clientèle de bonnes servantes, demeurant sans gages, ou presque, auprès de maîtres appauvris ; elle grossit, par le temps qui court, avec la multiplication des misères bourgeoises. Et la multiplication de ces *misères a eu cet autre effet que des vertus, qu’avant-hier nous ne remarquions pas, parce qu’elles étaient des vertus bourgeoises, nous apparaissent aujourd’hui, sur le nouveau plan où elles évoluent, comme des vertus héroïques.

Il y a quelque vingt ans, au foyer du capitaine Bon de Chabran, une femme et cinq enfants vivaient heureux, avec la solde du père. Il meurt ; deux de ses filles, Denyse et Colette, partent pour la Russie, comme institutrices. La Révolution les y surprend, et Colette, malade, devient là-bas une invalide, incapable de gagner sa vie. Denyse doit faire face à l’entretien de leurs deux existences, aux soins médicaux dont Colette a besoin, aux suspicions souvent périlleuses dont sont l’objet, sur cette terre hostile, deux Françaises errantes. Au début de 1918, elles peuvent toutes deux s’embarquer à Arkhangel : Colette va mieux ; ensemble, elles apportent à la Croix Rouge, puis aux œuvres de la Mission Rockefeller, leurs énergies vaillantes, et gagnent le pain de leur mère en se dévouant. Pour leurs vingt ans, leur joie de vivre, c’est la joie de peiner. Elles s’y donnent, elles la savourent, mais Colette, qui n’en peut plus, doit aller chercher en Suisse, dans un sanatorium, un repos qui n’aura point de fin. Denyse la suit, travaille pour l’aider à faire piétiner la mort, puis à mourir. Et maintenant, Mme Denyse Bon de Chabran est seule ; il faut qu’elle besogne, encore, pour sa vie à elle, et cette fatigue-là lui paraît plus ingrate, plus dure, plus assujettissante que celle qu’elle prenait pour sa sœur Colette. Je ne suis pas inquiet, elle saura trouver où se dévouer.

C’est le propre de ces grandes vertus, filiales ou fraternelles, de ne point admettre que la famille puisse devenir une ruche d’égoïsme, où se concentrerait leur effort ; leur élan naturel les porte à faire fonction de providence, hors de chez elles. Cette Léontine. Ronce, cette Adeline Mouget, qui soignent pour rien des maîtresses devenues pauvres, et qui travaillent même pour leur rendre quelque aisance, elles furent, tout d’abord, celle-là l’éducatrice de ses dix frères et sœurs, celle-ci le soutien d’une mère, d’une grand’mère et d’un mari malades. Cette Marguerite Blanche, qui partage son temps, à Alais, entre les soins des malades et la besogne de femmes d’œuvres, elle fit d’abord, au chevet des siens, son, apprentissage de vertu. Cette Emilie Couve, de la Lozère, qui fut une seconde mère pour ses douze frères et sœurs, puis la garde-malade de sa mère, est aujourd’hui la garde-malade de tout le village, celle qui brave les épidémies, qui ensevelit les morts. La philosophie de ces vies nous est donnée par un joli propos de Marie Le Roux, de Ploudaniel (Côtes-du-Nord). Vingt-six ans durant, soutenue par un dévouement que les conseillers municipaux de sa commune ne craignent pas de comparer à celui des anciens Romains, elle s’est dépensée, tour à tour, dans trois familles de tuberculeux « La tuberculose, dit-elle, ça me connaît, depuis si longtemps que nous vivons ensemble. » Maintenant, elle s’épuise au labeur pour faire vivre sa mère infirme. Et Marie Le Roux déclare : « Pour les soins, je ne fais aucune différence entre ma mère et les malades étrangers ; les malades sont tous nos frères. »

 

Mlle°Charle était artiste : elle exposait au Salon, professait dans les écoles de la ville de Paris. Un jour, la misère l’attira : détresse des corps et des âmes, à Pavillons-sous-Bois, pauvreté des vieux loups de mer, à La Rochelle. Un dominicain qu’en 1913 elle rencontrait, lui parla des étudiantes qui, sur la Montagne-Sainte-Geneviève, ont besoin qu’une femme s’occupe d’elles : Ce sera moi », dit Mlle Charle. Elle quitta son enseignement, ses pinceaux, et même son appartement ; elle ne voulut plus qu’une simple chambre, dans l’immeuble qu’elle allait louer pour ses étudiantes. Ses anciennes amies voyaient disparaître, tout doucement, les souvenirs de famille qu’on savait lui être chers : un petit bureau de bois de rose, une console, des bibelots, des bijoux. Tout ce passé s’en allait ; il le fallait, afin qu’elle eût des ressources pour préparer l’avenir. Et l’avenir, c’était ce cercle Veritas où déjà six cents étudiantes ont passé, trouvant en Mlle Charle, quelque fragile que soit sa santé, une conseillère vraiment mater­nelle, qui s’intéresse à leur travail, soutient leurs découragements, console leur surmenage, va les soigner quand elles sont malades, et met discrètement, à proximité de leur âme, tout ce qu’il y a, dans son âme à elle, de ferments de vaillance.

Que ne puis-je faire se succéder, sous vos yeux, tous nos lauréats et lauréates ! A certains moments, le défilé paraîtrait tâtonner ; il serait comme ralenti par le pas incertain d’une infirme, d’une aveugle, qu’on aurait pu croire diminuées par leur infirmité, et qui font figure d’héroïnes. J’en aperçois une, dans cette Lozère, que ses vertus traditionnelles maintiennent au tout premier rang, cette année comme l’an dernier, sur le palmarès de nos prix : Amélie Savajol fut, de longues années, elle impotente, la colonne de tout un foyer. Léonie Delamotte, à Lille, dès l’âge de treize ans, devint, auprès d’un père ouvrier, d’une mère frappée de cécité et d’un frère plus jeune, la gardienne du logis. Elle s’installa, dans ce rôle, pour toute sa vie. Un jour, en 1914, une automobile passa. Vous savez le dédain, parfois homicide, qu’affectent ces véhicules à l’endroit des piétons, qui sont pourtant la majorité des hommes, mais qui n’ont pas su encore se faire respecter : Léonie fut bousculée, projetée contre un pylône ; le lendemain, elle était aveugle. Aveugle, on la vit soigner le frère, mourant des suites de la guerre : on la vit soigner le vieux père, jusqu’au trépas ; on la voit toujours soigner sa mère. L’an dernier, sur le seuil d’une masure de Lille, une petite ouvrière déposait, une fois la semaine, un repas tout préparé, et se retirait discrètement sans dire son nom : c’était un hommage hebdomadaire. L’Académie, elle aussi, a voulu déposer une offrande à la porte de ces deux aveugles.

M’adressant à ceux qui forment des dossiers pour les concours de l’an prochain, volontiers leur dirais-je : Soyez prolixes et même bavards ; ne craignez jamais de nous ennuyer par des longueurs. Ce qui nous ennuie, c’est la sécheresse, c’est la monotonie d’attestations qui ressemblent trop à des certificats de bonne vie et mœurs, c’est le laconisme trop hâtif des apostilles parlementaires. Nous sommes plébiscitaires, Messieurs ; ce que nous aimons, c’est que des dossiers s’achèvent par un plébiscite, après s’être attardés en beaucoup de petites histoires : ceux-là sont éloquents et probants. Supposez un instant qu’un incendie, ou qu’un audacieux ennemi du suffrage de tous, détruise les listes électorales de la ville de Bergerac : nous avons à peu près ce qu’il faut, pour les reconstituer, dans les seize pages très denses, couvertes de signatures, qui nous demandent un prix pour Sœur Madeleine, des Sœurs de l’Immaculée-Conception. Tout Bergerac, sauf elle-même, veut pour elle un peu de gloire. « Elle accorde ses soins, nous dit-on, aux catholiques, aux protestants, aux juifs, aux francs-maçons : c’est un saint Vincent de Paul. » On se raconte, dans Bergerac, les paroles de Sœur Madeleine. Une nuit, quittant un indigent malade, elle est accostée par deux rôdeurs qui, menaçants, lui demandent de l’argent. « Je n’ai rien, répond-elle. Vous viendrez à mon dispensaire : je vous soignerai, je vous aiderai. » Peu de jours après, un homme arrive avec un pied malade ; elle reconnaît l’un des rôdeurs. Il nie, puis il pleure ; la sœur lui trouve du travail ; elle avait dit vrai : elle l’aidait. Son dimanche se consacre aux enfants pauvres ; le reste de la semaine, elle s’en va vers toutes les misères physiques et morales. Elle ne s’appartient jamais, sauf une heure de chaque matin, qu’elle donne au Christ. Quel dommage, Messieurs, que Sœur Madeleine n’ait pas le droit d’enseigner ! elle aurait fait un bon professeur de morale, en un temps où beaucoup de ceux qui doivent enseigner la morale ne savent plus très bien ce qu’elle est.

Une sœur laïque de Sœur Madeleine, c’est Mme Nars, d’origine espagnole, et veuve d’un Français. Voilà quarante-trois ans qu’elle court le Sénégal ; dès qu’une épidémie règne, Mme Nars est là ; elle s’installe, elle soigne, elle console. Européens et indigènes se disputent les soins de Mme Nars, les occasions de lui dire merci.

 

Vous connaissez, Messieurs, ces minutes fatidiques où les musées vont fermer : les chefs-d’œuvre sont là, qui vous sollicitent, et l’impitoyable cadran vous bouscule. J’en suis, hélas, à l’une, de ces minutes-là. Il me faut passer, en courant, devant les chefs-d’œuvre d’humaine générosité que nous offrent, dans le Cantal, Sœur Héléna, la fondatrice des garde-malades d’Arpajon-sur-Cère, longtemps camarade de toutes les varioles, de toutes les typhoïdes, et aujourd’hui sourde et aveugle ; ou bien, en Champagne, l’abbé Fendler, le curé de Sillery, se faisant, au lendemain de la guerre, sur ce sol ravagé, bouleversé, le patient explorateur de tous les coins de terre où des morts avaient pu être oubliés, puis identifiant ces morts, et leur donnant des tombes, dans la douloureuse nécropole nationale qu’est le cimetière de la Pompelle.

Mais avant de refermer, pour un an, les portes de ce que, volontiers, j’appellerais le Panthéon des braves gens, je veux vous conduire vers une dernière œuvre, vers une œuvre qui, très discrètement, nous demandait, non point de l’argent, mais une marque d’approbation pour le bien qu’elle veut faire et qu’elle fait. Elle se nomme le Phare de France ; c’est de l’autre côté de l’Océan qu’en 1915 le Comité de New-York pour les aveugles de guerre eut l’idée de poser ce phare, en plein Paris. Et toujours ce phare scintille, toujours ce phare rayonne, plus bienfaisant que jamais. Venez voir cela, m’a dit notre confrère M. Jusserand, ambassadeur permanent de nos souffrances et de nos gratitudes auprès de l’Amérique charitable. Et j’ai vu là, Messieurs, des abîmes d’infortune : un homme, par exemple, qui, outre ses deux yeux, a perdu ses deux mains ; il y en a, paraît-il, en France, trente-deux comme lui. Mais j’ai pu saluer, sur tous ces visages d’aveugles, une sorte de victoire remportée sur la tristesse de vivre.

Le Phare de France, c’est, pour tous les aveugles de guerre, une porte toujours ouverte, une table toujours posée, une éducation professionnelle toujours offerte ; c’est la maison du labeur, où ils se convainquent qu’ils sont encore bons à quelque chose, et la maison de la gaieté, où les attractions viennent les trouver, puisqu’ils ne peuvent plus aller les chercher. Le Phare de France, c’est comme une promesse permanente que leur cécité ne les isolera pas de la vie sociale. Ici, de vastes ateliers, où l’on apprend à tisser et à tricoter, à canner des chaises et à faire des brosses, à imprimer en caractères Braille et à relier. Là, une bibliothèque, dont les livres sont imprimés par les aveugles, pour être expédiés à d’autres aveugles. Plus loin, une coopérative d’épicerie, où des aveugles sont gérants, comptables, vendeurs. Je ne sache pas que les rapporteurs des prix de vertu aient eu souvent l’occasion de demander des récompenses pour la danse. Eh bien, le Phare de France, une fois la semaine, c’est une salle de bal, car des Américaines de Paris ont naturalisé leurs cœurs dans cette maison de la rue Daru, et des Parisiennes, à leur tour, ont apporté le leur. Elles ont su reconnaître une beauté dans ces visages ruinés, la beauté du sacrifice ; elles ont senti, chez certains, des solitudes intérieures qu’un peu d’amitié pouvait peupler ; elles font la lecture, les font danser.

Jamais la France n’est avare de reconnaissance chaque fois qu’en Amérique elle trouve de la générosité : nos deux mille trois cents aveugles de guerre, dont près de la moitié ont passé au Phare de France, pour y apprendre un métier, voient plus clair que nous-mêmes, Messieurs, lorsque, au-dessus de toutes les brumes, brumes de la politique internationales ou brumes de l’Océan, leurs regards, tout fiévreux de ne pouvoir pleinement s’épanouir, s’orientent, avec une confiance éperdue, vers le beau rayon d’éloquente et lumineuse clarté qui s’alluma là-bas pour resplendir ici.

Sous le double reflet de ce rayon et des grandes ombres qui tombent de ces yeux clos, jetons un dernier coup d’œil sur les deux cortèges que nous avons vu se rapprocher et fraterniser : celui des souffrances et celui des vertus. Tantôt les malheurs domestiques font éclore les plus nobles vertus de famille ; tantôt l’appel de la misère ou la rencontre de certaines détresses, plus pitoyables encore, qui n’osent pas ou ne savent pas appeler, suscitent des merveilles de bienfaisance. On dirait, parfois, que la souffrance ne chemine à travers le monde que pour dégager de la gangue commune des âmes quelques trésors qui ne demandaient qu’à se laisser révéler. En cette époque où d’ingénieux esprits s’amusent aux éloges les plus imprévus, celui de la gourmandise, ou du mensonge, ou de la paresse, vous paraîtrai-je paradoxal en ayant l’air d’esquisser cet éloge de la souffrance, dont tant de belles vertus ne sont souvent que les apprenties ? Nous ne cesserons pas, assurément, de lui opposer les remèdes de la science — ils ont leur efficacité — ou le remède de nos lois sociales — je n’en nierai pas l’opportunité. Mais puisque nous savons qu’il y aura toujours des souffrances, nous leur saurons gré, pour l’honneur et la dignité humaine, d’attirer à jamais vers elles, dans le cadre même du plan divin, cette compagne très douce, très assidue, très compatissante, qui s’appelle la vertu de charité.

 

 

[1] M. Jean Tremblot, bibliothécaire à l’Institut de Franco, a consacré au buste de Madame Elisabeth, dans la Gazette des Beaux-Arts de 1925, une érudite et piquante notice.