Messieurs,
Voilà plus de vingt-cinq ans qu’Henri-Robert nous a quitté et le temps est venu de rappeler son souvenir par une plaque apposée sur la maison où il a vécu. Il est toujours prudent d’attendre que le temps fasse son œuvre et confirme l’opinion des contemporains qui peuvent se tromper sur les mérites de ceux qu’ils ont connus. Souvent un succès passager, voire une mode, laissent l’illusion d’une gloire qui s’efface bien vite. L’éloignement remet chacun à sa place. Il arrive quelquefois que des génies, méconnus de leur vivant, émergent par la suite et qu’on découvre l’injustice qui a empêché de reconnaître leur mérite, mais parfois aussi ceux qu’on avait encensés tombent dans un juste oubli pour n’en plus ressortir. Il faut un certain recul pour apprécier sainement.
Henri-Robert de son vivant connut des succès éclatants, mais il exerçait la profession la plus décevante de toutes. L’écrivain, le peintre, le statuaire, l’architecte, laisse des œuvres durables qui résistent et permettent de juger après la disparition de l’homme. L’orateur s’exprime en phrases ailées dont on admire le balancement et l’esprit, mais qui s’évanouissent aussitôt que prononcées. Dès que la voix s’est tue, il n’en reste rien qu’un souvenir de ce qu’on a admiré. Ainsi l’art de l’avocat ne laisse-t-il souvent qu’une grande déception. Ses succès sont fugitifs. Sans doute peut-il, pour survivre, écrire et publier ses plaidoiries mais il leur manque la vie par la voix et le geste et elles ne sont plus que le reflet de son art. C’est moins l’orateur que l’écrivain qu’on admire et le prestige de l’artiste ne survit que dans l’oublieuse mémoire.
Avec Henri-Robert cette déception n’est pas à craindre. Le temps a fait son œuvre sans effacer sa réputation parce qu’il a tenu son emploi avec un art incomparable en transformant profondément la pratique de l’éloquence judiciaire de son temps.
Pendant sa jeunesse on eut pu croire qu’il se préparait en amateur se plaisant à jouer la comédie de salon, ce qui l’exerçait à bien dire et paraissant s’attarder à des futilités qui étaient pour lui autant de sujets d’observation. Obscurément et seul il se préparait à parcourir un chemin dont il ne se laissa jamais détourner après qu’il eut prêté le serment. Devenu avocat, il délaissa toute autre occupation.
On a raconté qu’un jour, entendant à Notre-Dame une prédication du Père Monsabré, il admira tant son éloquence qu’il pensa être destiné à la chaire, mais ce ne fut qu’une velléité fugitive. Vainement par la suite on tenta de l’attirer vers la politique. Il refusa de se laisser séduire et ne demeura qu’avocat désireux de pratiquer un art qu’il sut mener à sa perfection.
Il progressait sans hâte sachant que la réussite est toujours le résultat d’une longue patience. Il observait et écoutait et faisait son profit de tout.
En 1887 il devint secrétaire de la Conférence du Stage et il retrouva Labori qui devait être son émule. J’ai lu le discours qu’il prononça comme secrétaire de l’Ordre. Il ne s’écartait pas de la rhétorique classique et se conformait aux modèles dont il entendait les plaidoiries. Demange succédant à Lachaud étaient alors les maîtres incontestés des avocats d’Assises. Durier, qui était alors Bâtonnier, le remarqua et l’attacha à son cabinet. Il accompagna son patron en Algérie et le seconda dans la préparation du dossier de l’affaire Chambrige, crime passionnel étrange qui bouleversa l’opinion. Son apprentissage était fait. Il avait compris qu’il fallait renouveler l’éloquence de la barre. Il ne lui restait que de trouver l’occasion de mettre en pratique un art qu’il avait mis au point, moins par instinct que par un raisonnement logique.
Cette occasion se rencontra en 1889 pour la défense de Geomay qui avait assassiné pour la voler, une débitante de vins du boulevard Saint-Germain. Henri-Robert surprit par la nouveauté de son procédé. L’année suivante, en 1890, il défendit Gabrielle Bompard qui, avec son complice Eyraud, avait assassiné l’huissier Gouffe. Il sauva sa tête. Sa méthode était maintenant bien au point et apportait un bouleversement complet des données acquises. Ses succès ne devaient plus se compter.
L’ancienne rhétorique judiciaire avait fait son temps. Pendant les époques précédentes, elle s’était enfermée dans des règles étroites pleines d’exagérations verbales, de citations et d’allusions historiques. L’avocat pratiquait un art cérémonieux et ampoulé plus apprêté que naturel. La recherche de la période et l’introduction de couplets artificiellement amenés étaient considérés comme nécessaires au développement du discours qui se préoccupait moins de convaincre que de charme et d’élégance. La plaidoirie exigeait de l’orateur une recherche livresque consommée et une grande discipline de forme. Plus tard, à la froideur des avocats du XVIIe et du XVIIIe siècle le romantisme ajouta une sensibilité un peu larmoyante et mélodramatique. En marge de la rhétorique classique on avait introduit des élans passionnels qui s’achevaient parfois dans des sanglots. Les inutilités de certains couplets de bravoure formaient cortège aux arguments décisifs, procurant des moments de repos consacrés à l’art et à la sensibilité entre des instants consacrés à des discussions utiles. Déjà, après Larchaud, Demange avait apporté un peu de simplification sans toutefois parvenir à se dégager d’une certaine solennité, mais Henri-Robert inaugura un genre absolument nouveau, bref, hardi, direct, sans hors-d’œuvre, dépouillé d’artifice, débarrassé de tout ce qui n’était pas indispensable, privé des oripeaux introduits par les romantiques et fuyant les généralisations inutiles.
Il avait vingt-huit ans lorsque le premier il a osé plaider en une demi-heure, une affaire capitale et la gagna alors qu’il eût fallu pour les autres plusieurs heures de discussion et de digression.
Parmi les arguments, il faisait un tri, ne conservant que l’essentiel, moins soucieux d’être complet que d’être utile. Sa plaidoirie brève et rapide, résumé logique du procès préparé par des interventions nettes et incisives laissait l’auditeur surpris. Les arguments n’étaient pas répétés et ne laissaient pas le temps d’en contrôler la rigueur. Par une série de simplifications, l’affaire se dégageait comme naturellement de ses difficultés et lorsque la plaidoirie s’était développée de bout en bout, il ne demeurait qu’une ou deux idées simples, faciles à assimiler et qui entraînaient la conviction. Le résultat acquis semblait découler d’un exposé rapide, qui était moins une discussion qu’une démonstration logique. La contradiction était réservée aux débats et la plaidoirie se composait d’une série d’affirmations qui ne paraissaient pas supporter la contradiction. Dès lors, chaque affaire comportait une part d’inattendu qui déroutait l’auditeur, l’empêchant de rencontrer l’orateur au point où il l’attendait et lui faisant oublier l’objection qu’il tenait prête.
Henri-Robert avait ainsi créé un style personnel et nouveau qu’il ne cessa d’améliorer jusqu’à la perfection.
Lorsque Barthou le reçut à l’Académie française, il observa qu’on n’avait pas épargné les métaphores pour caractériser son éloquence. On l’a comparé à une mitrailleuse dont toutes les balles portent, à un torrent qui dévaste ses rives, à un train qui file, à une source qui jaillit, à un kaléidoscope qui éblouit, à une pointe qui égratigne et qui blesse à mort. Ces images sont justes, mais ne disent pas le fond et le vrai. Ce qui était original dans l’éloquence d’Henri-Robert, c’est que sa parole pressante et directe fuyait l’artificiel pour rester humaine, spontanée et naturelle.
Sa méthode inaugurée pour la Cour d’Assises, où il obtint des verdicts surprenants, a incontestablement servi de modèle aux générations qui ont suivi ce créateur incomparable. Elle a même débordé du criminel sur le civil et son procédé de brièveté et de clarté a prolongé son influence sur la manière de plaider devant les autres juridictions. Elle a apporté au Palais une simplicité et un naturel jusque-là négligés et pourtant combien efficace.
L’Ordre des Avocats a rendu hommage à son talent en l’élisant bâtonnier en 1913 et l’Académie française, soucieuse d’admettre un pareil représentant d’une activité créatrice, l’admit dans son sein en 1923. Ainsi se déroula une carrière dont les étapes sont marquées par des succès qui ne se comptent plus.
Il avait acquis une autorité si convaincante qu’il gagna un jour un grand procès sans le plaider. L’Abbé Haegy, prêtre alsacien avait poursuivi devant la Cour d’Assises, pour diffamation, mon vieil ami Édouard Helsey qui avait contesté son patriotisme et l’avait soupçonné de séparatisme. Entre le prêtre et le journaliste les passions se heurtaient avec violence. Henri-Robert avait été sévère, mais comme au cours des débats brusquement l’abbé Haegy avait dit qu’il ne permettait pas que la France doute de son cœur, Henri-Robert avec sa promptitude de décision saisit la balle et dit :
— Monsieur l’Abbé, voulez-vous vous lever avec moi ... regardez-moi bien dans les yeux et avec moi criez : Vive la France !...
L’Abbé, avec un tremblement d’émotion, répéta le cri et abandonna son procès au nom de l’union nationale retrouvée.
Lorsque après la première guerre on poursuivit le général Fournier qui avait capitulé à Maubeuge en 1916, Henri-Robert dit :
— Prenez garde, vous êtes les bleu horizon qui allez juger les pantalons rouges. Votre expérience, à vous qui êtes les vainqueurs, n’est-elle pas faite des erreurs des autres ?...
On entendit le général Maistre, président, compléter :
— ... et des nôtres...
Et le Général Fournier fut acquitté.
Henri-Robert qui savait à la barre se montrer impitoyable, était dans la vie privée bon et sensible. Pendant son long bâtonnat qui se prolongea pendant toute la guerre de 1913 à 1919, il secourut bien des infortunes et se multiplia sans compter pour venir en aide aux familles de ses confrères mobilisés.
Vieillissant il fut atteint d’une triste infirmité et devint aveugle. Maurras qui lui a succédé sous la Coupole a dit de lui : « Il perdit lentement la vue sans perdre le courage de soutenir aucun poids de sa fonction. Soucieux des devoirs de la vie, voulant les remplir jusqu’au bout, il se faisait lire les dossiers, puis aidé par une mémoire incomparable, parlait, plaidait, sans une note, l’œil clos et le verbe lumineux. »
Tel fut le grand avocat dont nous honorons aujourd’hui la mémoire. Il convenait de le célébrer parce que le temps a confirmé la consécration de sa valeur. Il faut que le passant, avisant la plaque que nous scellons sur la façade de la maison où il vécut, soit dans l’obligation de se souvenir de l’illustre avocat qui fut l’honneur de son Ordre.