Troisième centenaire de la mort de Pascal, célébré à Rouen

Le 10 novembre 1962

Henri MASSIS

Troisième centenaire de la mort de Pascal

célébré à Rouen, le 10 novembre 1962

discours prononcé
devant l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen
 

 

Messieurs,

Je me sens particulièrement honoré d’avoir été désigné par l’Académie française pour la représenter à cette cérémonie où l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen célèbre le tricentenaire de la mort de Blaise, Pascal. Comment votre Compagnie n’eût-elle pas tenu, elle aussi, à commémorer celui qui, de 1640 à 1647, fut votre compatriote et qui, pour votre cité, comme pour Clermont, sa ville natale, est un orgueil, une parure et une gloire ? Le séjour de Pascal à Rouen est, en effet, rempli d’événements qui ont marqué dans sa vie de façon décisive. En la seule année 1646, n’est-ce pas ici que les Pascal sont entrés en contact avec Port-Royal ? Et la visite que leur fit alors Pierre Petit, la réalisation de la première expérience sur le vide, dont vient de nous parler notre confrère M. Jean Lecomte[1], ne devaient-elles pas déterminer la vocation de Pascal physicien, faire de lui le créateur des méthodes d’expérimentation moderne et de l’hydrostatique ?

De là, dans la vie de Pascal, deux courants qui allaient alterner ou se combiner pendant des années. Aussi bien a-t-on pu dire que c’est au cours de cette période rouennaise que le génie de Pascal atteignit son complet développement.

Évoquant dans une phrase célèbre la prodigieuse activité de Pascal, Chateaubriand a tracé de cet « effrayant génie » une figure presque inhumaine, où l’on ne saurait retrouver la grande raison réaliste et lucide qui, dans tous les ordres de recherche où elle s’est appliquée, fut avant tout soucieuse d’équilibre et de certitude. Car, la part faite à ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette destinée, à ce qu’on décèle de violent, d’excessif, dans la sensibilité pascalienne, rien n’a jamais entamé ni l’intégrité de son esprit, ni la fermeté de sa foi. Une telle vie surtout nous émerveille par le triomphe des facultés raisonnables, conduites avec rigueur jusqu’à ce point où elles connaissent et acceptent leurs limites. Pour se dépasser et soumettre son être à l’Être infini, l’homme n’y fait pas tort à l’homme.

Aussi bien — et c’est un savant qui l’observe — « on ne saisira jamais le vrai Pascal dans ses découvertes hydrostatiques ou mathématiques, pas plus que dans la dialectique de sa mysticité, si l’on ne veut, une fois pour toutes, s’imposer fermement à l’esprit qu’il fut un homme rude, un homme de bon sens, manieur de choses, l’inventeur des brouettes, des haquets, des omnibus, de mille objets pratiques, sensible tout spécialement aux qualités physiques de la matière, doué d’une prodigieuse activité des sens, dont il jouissait au point de vouloir s’en punir comme d’un péché, un homme enfin, et qui, s’il disait cette parole sublime : Le silence éternel de ces espaces infinis m’épouvante, le disait bonnement, exprimant tout simplement un fait avec le bon sens d’un homme qui ne songe pas à la littérature, et avec l’accent auvergnat ». L’esprit normand ne lui avait pas non plus été étranger, assurait tout à l’heure M. Lecomte, et de son habileté pratique il nous a donné un exemple.

Ce n’est pas rabaisser Pascal, ni le réduire à la mesure commune, mais se faciliter l’accès de cette âme exceptionnelle, que d’essayer de le saisir dans l’ordinaire de la vie. Nul esprit ne fut davantage enseigné par l’événement, par le réel, ni plus préoccupé d’efficace. Sa méditation, et la plus haute, ne fait qu’informer une matière vivante. Toutes ses idées, Pascal a commencé par les expérimenter. Et si l’on songe que la maladie l’écarta fort jeune de « l’usage délicieux du monde », comment ne pas conclure que ses premières expériences lui laissèrent des impressions singulièrement vives, dont on trouve la trace brûlante jusqu’en ses ultimes propos ? L’idéal, pour parler de Pascal, ce serait de découvrir le fait réel, authentique, qui a orienté sa recherche, qui a donné la direction à chacune de ses pensées. Tenons pour assuré qu’il n’y en pas une qui ne soit née au contact de la réalité humaine. Ce dessous frémissant, on le discerne au détour elliptique de la moindre phrase ; l’abstraction même en semble toute tendue, enfiévrée.

Pour graviter dans l’univers spirituel, c’est, en effet, de son cœur, de ce qu’il y a de plus humain, de plus complexe, de plus mobile au monde, que la pathétique raison d’un Pascal nous livre les secrets. Au temps des Provinciales, on le voit dominateur, intraitable, plein de colère, dans son paroxysme et dans son remords. Puis viendra l’heure où, seul, le mystère divin pourra encore l’exalter en le courbant d’amour. Crises dramatiques, d’une telle fulguration que leur éclat nous masque ce qui les prépare et les annonce. Mais, comme le disait Barrès, si « la part divine du génie nous échappe fatalement, du moins pouvons-nous le connaître dans ses premiers mouvements et ses premières nourritures ».

Rien de plus libre, de plus vivant, de plus stimulant aussi que le climat familial où grandit le jeune Blaise. On n’a pas laissé de faire voir ce qu’il dut à ce milieu de judicature et d’administration financière qui fut celui de son père Étienne Pascal : milieu de grands bourgeois provinciaux, d’une profonde solidité morale, où il puisa ce sentiment de la responsabilité dont se nourrira son génie passionné et sévère. Mais il y avait, chez le Président Pascal, plus que de l’austérité juridique, et il semble avoir apporté dans les affaires de son état et dans ses propres affaires une vivacité, une indépendance, une liberté d’humeur qui se retrouvent chez son fils. C’est une personnalité vraiment forte et originale que celle de ce Conseiller du Roi, qui, veuf à trente-huit ans, ne se remarie pas, quitte sa rude Auvergne et vient s’établir à Paris afin de mieux remplir sa tâche de père et de savant. Lorsqu’il s’installe au Marais, rue Brisemiche, avec ses trois enfants, il vient de vendre sa charge et sa maison de Clermont ; il a placé sa fortune en rentes sur l’Hôtel de Ville, il est à l’aise et maître de ses loisirs. Personnage d’importance, homme de bonne compagnie, il fréquente aussitôt le monde aimable des salons et la société des savants ; il entre en relations avec tous les beaux esprits de l’époque. Les entretiens du dehors se prolongeaient à son foyer où il recevait ses amis ; et c’est parmi eux, dans une atmosphère libérale et de haute culture, accueillante à toutes sortes de curiosités et d’études, au milieu d’une infinie diversité de personnes, d’esprits et de méthodes, que s’est formé le jeune Blaise. Jusqu’au soir de sa vie, et dans le temps même où sa dévotion aurait dû l’éloigner de ces géomètres et de ces physiciens trop souvent suspects d’incrédulité, plus portés à la morale sceptique qu’à la philosophie stoïcienne, plus épicuriens qu’aristotéliciens en physique et plus naturalistes que géomètres, Pascal conservera les relations de son père. Sans parler du profit que son génie naissant trouva en ces rencontres, il y prit de la science et de l’homme la notion la plus exacte. C’est pour avoir fréquenté, dès l’enfance, les savants les plus fameux de son époque qu’il écrira un jour : « On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes, et, comme les autres, riant avec leurs amis, et quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l’ont fait en se jouant ; c’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie, la plus philosophe étant de vivre simplement et tranquillement. »

On sait assez que Pascal ne se contentera pas de cette fausse paix, et qu’avec tous les siens il voudra vivre sur un autre plan, s’élever dans une autre sphère. Mais, au seuil d’une existence chargée de plus haut pathétique, il convient de placer ces vives images d’années qui ont laissé dans son esprit une trace ineffaçable. Les événements devaient, au reste, bouleverser la quiétude de ce foyer bourgeois où l’on ne semblait vivre que pour l’étude et l’agrément du monde.

Les affaires d’argent ont tenu une grande place dans la vie de Pascal, de cet homme qui voulut mourir comme un pauvre. Qu’il s’agisse de ses expériences scientifiques où il faillit se ruiner, de l’entrée de Jacqueline à Port-Royal qui suscita de difficiles règlements de compte, de l’entreprise des carrosses à cinq sols qui devait l’enrichir, les soucis pécuniaires ne lui furent pas épargnés. Et c’est un incident de cette sorte qui troubla son adolescence, en renversant l’ordre si sagement aménagé par Étienne Pascal pour élever sa famille et se réserver d’aimables et studieux loisirs. La fortune du Président, nous l’avons dit, consistait pour une grande part, en rentes sur l’Hôtel de Ville de Paris. En 1638, le cardinal de Richelieu ordonna d’en rogner les quartiers. Cette décision, qui portait une sérieuse atteinte à son revenu, fut accueillie par lui avec une belle colère — la colère des Pascal. Il se mit aussitôt à la tête d’une petite cabale de mécontents qui se livrèrent à des actions séditieuses ; et, tandis que ses principaux complices étaient envoyés à la Bastille, il demeura caché chez des amis, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, jusqu’au jour où il dut s’enfuir en Auvergne. Cet esprit de fronde, cette humeur individualiste et violente, on les retrouve chez Blaise, et ces incidents font songer à ceux du temps des Provinciales. On sait comment les choses s’arrangèrent ; et M. Jean Lecomte nous a rappelé tout à l’heure comment Jacqueline, qu’on aimait à la Cour où elle jouait la comédie et disait des vers de sa façon, obtint la grâce de son père qui fut nommé quelques mois plus tard au poste de « Commissaire-député par Sa Majesté en Haute Normandie, pour l’impôt et levée des tailles et sur le fait de la subsistance et étape des troupes et autres affaires en ladite province ».

Ces années de Rouen allaient avoir sur l’esprit de Blaise Pascal une singulière importance. Son expérience d’homme commence. Il arrive dans une ville pleine d’agitations et de troubles, et qui n’a connu depuis de longs mois que l’émeute et la misère. Les troupes du maréchal Gassion, envoyées par le chancelier Séguier pour remettre de l’ordre dans la province, campent encore dans les faubourgs lorsqu’Étienne Pascal vient prendre possession de son poste d’Intendant. Ce magistrat doit lutter contre une situation terrible : il faut agir selon les lois, mais aussi avec humanité. Blaise Pascal, qui se mêle aux affaires paternelles, voit les résultats de la guerre civile, les désordres incroyables sous lesquels gémit une partie du royaume ; il réfléchit sur la justice et sur la force, et maintes pensées sur la « raison des effets » ne se réfèrent-elles pas à quelques souvenirs de ce temps où Pascal eut sous les yeux le spectacle des maux que peut engendrer le mécontentement du peuple ? Quelles idées de par derrière la tête ne lui sont-elles pas venues en assistant aux pilleries des « trognes armées », en observant la condition des prisonniers espagnols qui peuplaient la ville, ou celle des Seigneurs anglais que la révolution avait chassés de leur patrie ? Chaque jour, qu’il s’agît du désordre des gens de guerre ou des frais qui se font à lever la taille, quelque nouvel objet s’offrait à la méditation de ce jeune homme qui prenait garde à tout.

Mais il n’y a pas que le moraliste qui s’informe au contact de la réalité, l’imagination du savant est aussi mise en branle. On nous a dit comment, pour aider son père dans la tâche écrasante de rétablir la comptabilité des impôts et des dépenses de toute la généralité de Normandie et pour lui épargner de fastidieux calculs, Blaise Pascal inventa la machine arithmétique. Il avait alors dix-huit ans.

D’autres passions que celles de la science allaient également agiter cette âme véhémente. À la suite d’Étienne Pascal qui, après un pénible accident, était entré en relations avec de pieux personnages, amis de Port-Royal, Blaise se convertit — entendez qu’il se tourne vers l’étude de la Religion, pour laquelle il avait un grand respect, sans toutefois y appliquer sa curiosité. L’étonnante conversion ! Sur-le-champ, et avec une ardeur de néophyte où se découvre un zèle tout intellectuel, tout critique, il se lance dans une dispute contre un ancien capucin, Jacques Forton, qu’on appelait le frère Saint-Ange ; il l’accuse de corrompre la jeunesse par ses nouvelles doctrines. Hier encore il ignorait tout de la théologie, et le voilà qui dénonce à l’autorité un religieux coupable d’une certaine interprétation de saint Augustin, suspecte à son jansénisme novice. Il fulmine, en appelle à l’Archevêque de Rouen, introduit un procès, le premier d’une vie qui en comportera bien d’autres : procès des Jésuites, procès des hérétiques, procès des libertins, procès de ses amis de Port-Royal ! C’est le trait saisissant de cette nature impétueuse, en perpétuelle conversion, que d’aller d’une volée jusqu’à l’extrême du parti où elle s’engage. Mais, comme le dit Jean Guitton, « comment un génie qui a besoin de signes et de querelles, comment Pascal se serait-il éveillé aux problèmes posés par la religion, si ceux-ci ne lui étaient pas apparus sous un aspect insolent et provocateur ? Pour concevoir, il lui fallait une atmosphère de bataille et de défi. En physique même, il n’a jamais été aussi à son aise que lorsqu’il avait des contradicteurs. Pour que le christianisme l’intéressât, il fallait qu’il se présentât sous les formes où il avait paru au commencement, comme un paradoxe à défendre, un témoignage à fournir, une lutte à ravitailler, une orthodoxie à soutenir. Newman disait que les premiers chrétiens formaient le « parti de Jésus ». Pascal eût volontiers adhéré à un tel parti. »

Le voilà donc, environ sa vingtième année, converti à une doctrine âpre et forte qui se donne comme la vérité même et la vérité méconnue, et qui, aux yeux de ce jeune fanatique, a le privilège d’être en lutte contre l’autorité. Cette foi dominatrice, exigeante, qu’il va découvrir à Port-Royal, était celle qu’il fallait à son âme, où les jeux contrastés de la géométrie, du stoïcisme, du pyrrhonisme, de l’épicurisme, d’Epictète et de Montaigne, passeront sans pouvoir lui céler son impuissance et son dégoût. C’est là que sa foi tiède et morte s’est exaltée, vivifiée, et Pascal a dû traverser cette voie singulière avant de parvenir à l’héroïsme chrétien, avant de se soumettre, de se convertir au christianisme et à ses normes éternelles.

Ce que Pascal y apporte en propre, c’est un frémissement jusqu’alors inconnu. D’où lui vient donc cette fièvre, ce tourment, cette manière de ressentir les idées ? Dans ce qu’on appelle « l’angoisse de Pascal », on discerne quelque chose que la maladie ne suffit pas à expliquer, quelque chose qui lui vient du dehors et qu’il a contracté. Il agit d’un mal nouveau qui est propre au temps où Pascal a vécu et qu’il a ressenti plus vivement qu’aucun autre. Bien que la flamme pascalienne brille au-dessus de l’histoire, rien ne peut faire que Pascal e ne s’y trouve placé à une époque décisive et qu’il ne soit le témoin d’un monde qui s’effondre — de ce monde qui, avec la Fronde, cet événement d’une importance capitale, manifeste physiquement qu’il est frappé, miné dans sa vie. La Fronde, la crise de la Fronde, a été surtout une révolution morale, et, Michelet l’a fort bien vu, la Fronde et Port-Royal, c’est la même chose : la Fronde religieuse a précédé la Fronde politique qu’elle anima de son esprit.

C’est là ce que le regard d’un Pascal, ce « témoin unique », sut discerner au fond des désordres de la Fronde, dans la double anarchie religieuse et politique dont cette subversion témoignait. Ce qu’en occurrence Pascal n’a pu sauver, c’est la foi d’un passé que sceptiques, libertins, esprits forts, étaient en train de saper dans une ardeur d’émeute. Ce qu’il a cherché, de façon pathétique, à mettre hors d’atteinte, c’est ce qui échappe au temps, ce qui possède l’éternité de l’Être et de la Vérité.

Voilà ce que traduit en lignes de feu la fièvre d’un Pascal qui, plus encore que ses misères physiques, a souffert en son âme du même mal que nous. Pascal a, en effet, vécu et mis dans tout son jour ce mal du monde moderne, dont on peut dire qu’il commence avec lui. L’Entretien avec M. de Saci — qu’il rencontra pour la première fois en janvier 1656, dès son arrivée à Port-Royal des Champs — un tel entretien est en quelque sorte le porche, 1’ouverture de cette « déchirante cérémonie ». Ce qui fait la grandeur d’un tel drame, l’intérêt supérieur de la scène, c’est qu’à travers Pascal et Montaigne que Pascal y pose, dès l’abord, comme « deux colonnes d’erreurs », tous les systèmes et toutes les philosophies s’y affrontent qui, dans l’avenir, solliciteront tour à tour les esprits. Car, et alors même que l’homme moderne cherchera en vain dans ces doctrines la réponse à son inquiétude, qu’il en sentira les déficiences, qu’il les rejettera même pour demander la vérité à Celui qui seul la possède, encore lui faudra-t-il dorénavant la définir en fonction des idées nouvelles qui l’ont d’abord retenu, séduit, et dont rien ne saurait faire qu’il n’ait subi la morsure. Aussi, quoi qu’elle tentât, l’apologétique moderne ne pouvait-elle plus être que celle d’un monde coupé de son passé, où les hommes, ayant perdu leur héritage, allaient sans cesse se trouver menacés de perdre le chemin de leur essence, où la protection des temps manquerait à toutes leurs doctrines. Et c’est là ce qu’au vif de son être a éprouvé Pascal, ce Blaise Pascal qui vécut de notre âme trois siècles avant nous.

Il a vu, disions-nous, l’effondrement d’un monde et il a été le premier témoin d’un temps où, plus encore que les puissances de désordre politique, la confusion des esprits se révélait partout. La raison désavouait les croyances que la tradition prétendait fortifier, tandis que la tradition continuait de lier l’enseignement de la foi à une représentation physique du monde que la science n’acceptait plus. Sous l’action du mathématisme cartésien, « la voie mécanique était ouverte, la machine intronisée, la personne exterminée ». À dater de Descartes, on assiste à une transformation du monde et l’on peut dire que le « monde moderne » a eu Descartes pour démiurge et pour créateur. La foi à laquelle les sociétés chrétiennes ont alimenté pendant des siècles leur énergie, leur activité, leur puissance créatrice, a reçu, en effet, son premier coup d’arrêt d’un savoir qui prétendit changer le monde et qui effectivement l’a changé. Évoquant cette époque, dont la décomposition interne l’avait tellement frappé, Michelet pouvait écrire : Chacun y sent nettement que quelque chose meurt.

Plus profondément que nul autre — son angoisse en témoigne — Pascal a perçu, ressenti, cette « fluctuation d’un monde intermédiaire entre deux âges », qui se sent pris entre des survivances exténuées et des tentatives incertaines. Face à ce monde qui se détruit en perdant sa métaphysique, la raison d’un Pascal éprouve de véritables transes. Accablé par le drame religieux dont il poursuit en lui-même le dénouement, un tel esprit a proprement pour unité celle qui lui vient d’une inquiétude, d’une recherche, d’un effort. Dans l’universel écroulement, Pascal n’entrevoit la paix, le bien-être de l’âme et la sérénité qu’en Dieu. Par son génie, comme le dira Sainte-Beuve, Pascal prend le sentiment profond et lucide du point capital où sera bientôt le grand danger, et c’est toute la religion qu’il envisage de penser à nouveau.

Plus que par des raisonnements, c’est par des preuves morales qui vont plus au cœur qu’à l’esprit que Pascal veut convaincre les plus endurcis, car il connaît leur fort et leur faible, et il sait d’expérience comment on peut les persuader et les prendre. Aussi faut-il se garder de traduire en notions spéculatives ce qui, chez Pascal, se présente sous le signe concret de la vie ; c’est en se livrant au vif qu’il entend les convertir, car « chacune de ses paroles porte un poids de chair et de sang ». Il s’agit, en effet, d’un homme qui a vécu dans le tumulte du siècle, quia été mêlé à ses agitations et à son remuement ; d’un homme dont le génie propre a, d’autre part, tout exploré dans l’ordre des choses extérieures, qui en transporte les principes et les méthodes dans l’étude du cœur humain et qui mène, en savant, une expérience où tout le moral est en jeu ; d’un homme enfin qui, placé au seuil des temps modernes, à l’heure même où la foi et la raison, le christianisme et la science sont aux prises, voit d’un coup le problème, le pose, en éprouve les difficultés et ne peut plus penser à rien d’autre, comme s’il sentait que c’était là la grande aventure, celle où la conscience humaine allait être désormais engagée.

Riche de tant d’expériences et de sentiments éprouvés en leurs contrariétés, Pascal qui avait revendiqué si hardiment le mérite de ses inventions dans l’ordre de la physique, ce Pascal, sorti de « l’aveuglement charnel qui fait prendre la figure pour la réalité », savait qu’il y a un zèle pour la vérité qui n’est point selon la vérité : « Je suis en colère, dit-il, contre ceux qui veulent absolument que l’on croie la vérité lorsqu’ils la démontrent, ce que Jésus-Christ n’a pas fait en son humanité créée. » Voilà ce qu’il y a au fond du ressentiment de Pascal contre « le Dieu des savants et des philosophes, inutile pour le salut ». Et c’est là ce qu’il voulait dire quand il se proposait d’écrire « contre ceux qui approfondissent trop les sciences ». Nul plus que Pascal ne les a approfondies : son univers est celui de la science et de la vérité. Loin de rejeter ce que sa raison avait découvert dans l’ordre de la science et d’y voir un obstacle à la foi, Pascal montre que la vérité du savant et la vérité du chrétien finissent par se rejoindre, parce qu’il n’y a qu’une seule vérité. Mais il sait que la science des choses extérieures ne saurait satisfaire à tout l’homme. « Je trouve bon, dit-il encore, qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic, mais ceci : il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. » « Trouver des cieux et des astres » suffit à un Descartes qui est en quête d’un monde nouveau, d’une béatitude terrestre. Pascal, lui, ne saurait s’en accommoder. D’où son aversion pour Descartes. Pressentant le danger d’une conception mécanistique de l’univers, il ne peut lui pardonner. « Il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu, dit-il, mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu. » Pascal, lui, ne peut se passer de Dieu et de Dieu fait homme, de Jésus-Christ, du Médiateur, « sans quoi rien n’est explicable, dit-il, ni la nature, ni la science, ni la géométrie ».

Apologiste, Pascal prétend, par la plus hardie confession de soi-même, nous mener à la connaissance de notre véritable bien. Ni philosophe, ni théologien, métaphysicien moins encore, mais trouvant dans sa foi les principes qui rendent raison de notre nature en particulier et de la conduite du monde en général, Pascal ne veut être que le compagnon de l’homme qu’il conduit à réclamer son Dieu. C’est à l’amener à « chercher la vérité et à délibérer de sa propre vie que ce convertisseur met tout son art ».

Art d’ébranler l’âme où il est maître, car c’est un fait que nul ne sait comme lui faire l’assaut d’une âme, la cerner de toutes parts, lui montrer sa misère et sa grandeur tout ensemble, l’éprouver par le doute et par la raison, ne lui laisser point de repos qu’elle n’appelle la grâce dans ce terrible colloque qu’elle engage entre l’humain et le divin et où la foi seule peut introduire l’unité. Cette recherche de Dieu, cet appétit constant de Dieu, cette tension de l’être qui s’achève dans l’amour du Dieu vivant, voilà son principal et son tout. Pour Pascal, l’objet de tout, le centre où tout tend, c’est Jésus-Christ. Ni doctrine du cœur sans l’amour de Jésus-Christ, ni hauteur d’intelligence sans la vénération de Jésus-Christ, car « qui le connaît la raison de toutes choses ». Aussi bien est-ce à Jésus-Christ que Pascal entend nous convertir. Et, au seuil des temps modernes, dans le moment où savants et philosophes cherchaient à connaître Dieu sans médiateur, Pascal montre « le Christ crucifié qui doit être toute la science du chrétien et l’unique gloire de sa vie ».

C’est là ce qui confère un aspect d’éternité aux Pensées de Pascal, ce livre « si revêtu d’éclat, si armé de rigueur et comme d’épouvante au dehors, mais, en son fond, si onctueux et si tendre ». Et, parlant de cette passion que Pascal ressent pour le bien et pour un digne bonheur, Sainte-Beuve, qui avait si longtemps vécu avec ce grand esprit, ne disait-il pas aussi : « On s’associera sans peine à cet idéal de perfection morale qu’il personnifie si ardemment en Jésus-Christ, et l’on sentira qu’on s’est élevé et purifié dans les heures qu’on aura passées en tête à tête avec cet athlète, ce martyr et ce héros du monde moral invisible. » « Pascal, ajoutait le sceptique Sainte-Beuve, Pascal pour nous est tout cela. »

Et l’historien de Port-Royal ajoutait de façon prophétique : « Le monde marche ; il se développe de plus en plus dans les voies qui semblent les plus opposées à celles de Pascal, dans le sens des intérêts positifs, de la nature physique travaillée et soumise, et du triomphe humain par l’industrie. Il est bon qu’il y ait quelque part contrepoids et que, sans prétendre protester contre le mouvement du siècle, des esprits fermes, généreux et non aigris, se disent ce qui lui manque et par où il se pourrait compléter pour que l’habitude ne s’en perde point absolument et que la pratique n’use pas tout l’homme... Aujourd’hui, c’est l’ingénieur qui triomphe. Ne nous en plaignons point, mais rappelons-nous l’autre partie de nous-mêmes et qui a fait longtemps l’honneur le plus cher de l’humanité. »

Et en exprimant le vœu qu’elles fussent « gravées en lettres d’or au fronton du Palais de Cristal » et de ses merveilleuses inventions, Sainte-Beuve de citer ces paroles où tout le Pascal des Pensées se résume :

« Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits, car il connaît tout cela et soi ; et les corps ensemble, et tous les esprits, et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité : cela est d’un ordre infiniment plus élevé.

« De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité cela est impossible, et d’un autre ordre : « surnaturel ».

 

[1] M. Jean Lecomte avait été délégué par l’Académie des Sciences à la cérémonie de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen.