HOMMAGE À MAURICE BARRÈS
à l’Académie Stanislas à Nancy, le 6 octobre 1962
Quelle émotion, Messieurs, n’est pas la mienne en me levant, ici, pour rendre témoignage à la grande mémoire de Maurice Barrès, au nom de l’Académie française qui, répondant à votre appel, m’a fait l’honneur de me désigner pour la représenter à cette solennité où l’Académie Stanislas commémore le Centenaire de sa naissance ! Une telle désignation me touche au plus profond de l’être, et s’il était permis de parler de soi-même, j’ajouterais qu’entre tous les noms que nous avons personnellement à inscrire sur la liste de nos bienfaiteurs, celui de Maurice Barrès est chargé pour nous d’une résonance affective, d’une manière de tendresse filiale. Qu’au soir de sa vie, un disciple soit ainsi appelé à évoquer celui de ses maîtres qu’il a le plus aimé, celui dont il s’est toujours senti le plus proche, comment ne verrait-il pas, en la circonstance, « le jeu d’une harmonie secrète tissant les destinées et qui fait de nos hasards un poème » ? Et comment l’Académie Stanislas n’eût-elle pas tenu à être la première, en cette Année-Barrès, à célébrer le Centenaire de celui qui pour vous, Messieurs, est un orgueil, une parure et une gloire ? Le jour où Maurice Barrès fut reçu à l’Académie française M. de Voguë ne trouva-t-il pas l’occasion de louer justement votre ville, ce Nancy qu’on se représente, fit-il, « dessiné sur le papier où composait Mozart » ; et ce fut pour ajouter à l’endroit de Barrès : « Vos yeux, Monsieur, reçurent dans cette noble capitale les leçons de goût, de discipline, d’harmonie décente que les édifices insinuent dans l’âme. »
Non, Messieurs, ce n’est pas réduire Barrès, ce n’est pas l’enfermer dans d’étroites limites que de l’appeler le Lorrain, quand on sait ce que la Lorraine a été pour lui. Lié à elle par toutes les fibres de son être, c’est là que sa volonté de s’approfondir, d’arriver jusqu’à soi-même, de se mieux comprendre, a découvert les forces réelles qui ont créé, puis animé son génie. « C’est peut-être en ton âme que moi, Lorrain, je me serai connu le plus complètement... » « En Lorraine, je suis dans ma vérité... » Ces phrases, Messieurs, chantent ici au fond de toutes les mémoires, et vous savez que ce ne sont pas là des mots. Barrès n’a pas cessé de cultiver, d’inventer cette Lorraine intérieure qui fut l’Eldorado de sa pensée, et dont lui-même disait : « Je la crée et je me crée. »
À l’occident de son âge, voulant réparer la mort qu’il sentait venir et, pour avoir une vie, pour créer sur sa tombe quelque chose qui émeuve, qui vive toujours, Barrès ne répétait-il pas : « O Lorraine, horizon à notre mesure, où chacun pouvait calculer l’effet de son activité, où toute vie s’allait placer aisément dans votre hiérarchie, où le moindre monument, aujourd’hui encore, nous dit une pensée claire, c’est là, sur cette terre agricole, vouée, semble-t-il, à des soins prosaïques et d’où s’exhalent pourtant d’inépuisables vapeurs de rêves, que j’ai voulu, en bien méritant d’une petite nation, me construire un tombeau » ?
Oui, Messieurs, c’est bien ici qu’il fallait d’abord honorer sa mémoire, car, de toutes les idées auxquelles s’est voué Maurice Barrès, aucune n’était plus forte en lui que celle de sa dépendance familiale et terrienne : « Tout ce que j’ai écrit et pensé dans ma vie, dit-il, s’explique à mes yeux de la manière la plus claire par ces Français dont je descends. » Si la Lorraine est le beau nom que Barrès a donné à son âme, c’est qu’au pays de Moselle il pouvait se considérer de naissance comme un geste du terroir. Par les femmes, Barrès était « un homme de Charmes », de cette vieille petite ville des ducs de Lorraine, où il avait vu le jour, le 19 août 1862, où sa mère était née ; et c’est là, vous le savez mieux que quiconque, qu’il a trouvé ses façons de sentir, de concevoir l’existence.
Elevé avec une douceur presque excessive par cette mère charmante, de sensibilité exquise, il fut d’abord « l’enfant des femmes ». Ses premières années s’en trouvèrent marquées d’une manière d’enchantement qui se prolongea tout au long de sa vie. Quand il évoquait ses souvenirs, c’était pour y donner à sa mère la part divine. « Elle fut, disait-il, une voix d’espérance, de joyeuse annonciation, une jeune voix qui chercha toujours l’orgueil d’élever un garçon, et me prédit tous les bonheurs, tous les succès, tous les plaisirs qui m’agréeraient, pourvu que je m’en montre digne. » Les histoires qu’elle lui contait, et dont il comprenait le chant plutôt que le récit, ouvraient un ciel à sa rêverie. Ce fut l’Histoire Sainte qui d’abord lui enchanta l’âme ; sa mère lui en montrait les images quand il ne savait pas encore lire. Entre toutes les lectures qu’elle lui fit, celle de Walter Scott lui avait laissé une impression inoubliable. « À cette minute, dit-il, mon imagination s’empara de quelques figures ravissantes qui ne devaient plus jamais me quitter : les jeunes femmes qui sont des anges, l’Orient, allaient dormir au fond de mon esprit avec l’harmonie de la voix de ma jeune maman, pour se réveiller à l’heure de mon adolescence. » Quarante ans plus tard, c’est un roman de Walter Scott, le Monastère, où le réalisme se mélange au surnaturel, ce sont les visions fantastiques du grand écrivain écossais qui devaient l’introduire dans l’univers des frères Baillard et qui sont au départ de La Colline inspirée. Aussi Barrès a-t-il pu dire de la petite bibliothèque de sa mère, lue un peu en cachette, qu’elle l’a formé, limité, « car, reconnaissait-il, je n’en suis jamais sorti ».
Tel fut le monde de ses premières imaginations, celles qu’il lui plaisait de trouver à la racine de ses puissances de sentiments. Mais ce qui devait, en le meurtrissant, le marquer de façon ineffaçable, ce fut la guerre. Les événements de 1870 allaient, en effet, plonger son enfance dans une de ces crises lorraines qui devait avoir sur son esprit une influence décisive et, plus tard, commander son rôle. À huit ans, il avait assisté au flux et au reflux de nos armées, puis à l’occupation de Charmes, sa ville natale, par les Prussiens. Il n’oubliera jamais que, durant trois années et jusqu’à la libération du territoire, il avait dû être ce « petit vaincu » qu’un soldat bavarois conduisait au collège. « Si j’interroge mes premières années, dit-il, j’y vois d’abord un paroxysme de tumultes français : sous un soleil fulgurant, des trains chargés de soldats, de soldats qui, par milliers, couraient à la frontière, alors que toute ma petite ville, les hommes, les femmes et les enfants, penchés aux barrières de la gare, leur tendaient du vin, du café, de la bière et de l’alcool encore, en criant : À Berlin ! »... « Et, peu de jours plus tard, sous la pluie, pendant une interminable journée de douleur et de stupéfaction, ce fut pêle-mêle, cavaliers avec fantassins, et les soldats boueux insultant les officiers, les troupeaux en retraite sur Châlons. Et puis, le surlendemain, à 8 heures du soir, dans l’ombre, au milieu de notre silence, apparurent cinq uhlans qui chevauchaient, le revolver au poing. Ils précédaient la puissante nappe des vainqueurs ». « Tout mon cœur, ajoutait Barrès, est parti, dès ma huitième année, par les routes de Mirecourt, avec les zouaves et les turcos qui grelottaient et qui mendiaient, et de qui, trente jours avant, j’étais si sûr qu’ils allaient à la gloire. » Ce sont de tels souvenirs qui sont à l’origine de Colette Baudoche et d’Au Service de l’Allemagne. De là que Barrès a pu dire : « Je dois tout aux mœurs de Lorraine, tout à sa position historique et géographique. C’est la Lorraine qui m’a donné les idées par lesquelles, à mon insu d’abord, puis consciemment, j’ai été gouverné. »
À l’épreuve de la guerre allait bientôt s’en ajouter une autre, celle de l’internat au Collège de la Malgrange, où ses parents l’avaient conduit dès la rentrée de 1873. « J’étais seul, dira-t-il en évoquant le soir où ils l’avaient quitté. L’enfer commençait ! Odeur des couloirs, désolation des dortoirs, le soleil sur les feuilles mortes, et, bientôt, la pluie et les rhumes d’octobre et de novembre.... Je revois tout cela avec mon absolue incapacité et ma faiblesse épouvantée en récréation... J’avais dix anis, je savais lire, écrire et mon catéchisme. Rien de plus. Parfois je ne comprenais absolument rien, en sorte que mes jours se passaient dans la terreur et dans l’attente de la nuit pour pouvoir pleurer dans mon lit, en pensant à la vie de Charmes ! » Après quatre années de Malgrange, le jeune Barrès entra en 1877 au lycée de Nancy, dont il ne devait pas non plus conserver un bien bon souvenir. Faible, timide, prodigieusement imaginatif, désireux d’un autre monde que celui du collège et de son régime monotone, il n’avait que répugnance pour un enseignement qui n’avait jusqu’alors rien éveillé en lui. La solidarité de Barrès avec son enfance devait se prolonger trop longtemps pour qu’on ne fasse pas une place importante aux émotions intenses de cet internat, dont il dira que tous ses premiers livres sont nourris.
Quand il eut seize ans, une rencontre se produisit qui allait marquer sa jeunesse, celle d’un compagnon d’études, de ce Stanislas de Guaita qui, dès sa rhétorique, lui fit faire la connaissance des esprits avec lesquels lui, Barrès, devait passer sa vie. Externe, Guaita lui apportait en cachette au lycée les Emaux et Camées, les Fleurs du Mal, Salammbô. Jamais Barrès ne se soustraira au prestige magique de ces pages, non plus qu’à celui des grands lyriques qui pénétrèrent alors son âme avide et comprimée et qui cristallisèrent soudain une sensibilité qu’il ne se connaissait pas.
À la rentrée de 1880, un autre bonheur lui arriva : la liberté ! Malade de huit années d’emprisonnement, il avait fallu, en effet, lui ouvrir les portes du Collège. Désormais le jeune Barrès allait vivre en chambre, à Nancy, à la manière d’un étudiant, tout en suivant les cours de philosophie au lycée. C’est alors qu’il eut pour professeur ce Jules Lagneau, dont Alain devait nous dire qu’il était « le seul grand homme qu’il ait jamais rencontré ! » L’élève Barrès, lui, le tint pour « un nigaud » ! Cherchant plus tard à s’expliquer l’irritation singulière que Lagneau lui causa, Barrès pensait qu’elle tenait au fait qu’il avait eu d’abord Burdeau pour professeur, Burdeau, le Bouteiller des Déracinés, le futur panamiste de Leurs Figures, Burdeau qui avait proprement émerveillé ses élèves du lycée de Nancy : « C’est que Burdeau, disait-il, savait et voulait nous émouvoir de la voix, du geste, en même temps qu’il nous imposait d’une manière oratoire l’histoire de la philosophie. Lagneau, lui, se mit à chercher la vérité devant nous. Nous ne savions même pas ce qu’il cherchait. Le malentendu était complet entre le petit bonhomme encore irrité par son internat que j’étais et cet homme un peu gauche, tourmenté devant nous de scrupules incompréhensibles. » L’année suivante, celle de ses vingt ans, Barrès devait commencer son Droit à la Faculté de Nancy avec Stanislas de Guaita. Mais, d’ores et déjà, il ne rêvait que d’avoir du talent littéraire et de venir à Paris ! « Pourquoi je voulais Paris et la vie d’écrivain ? Aucune raison claire et forte,dira-t-il, une invincible orientation, comme l’oiseau ; mais nulle raison raisonnable, nulle idée claire de mes lendemains, pas même un plan de travail. C’était mince, mais invincible ! » Le plaisir d’un nom retentissant, l’estime des maîtres, des cénacles, une belle notoriété, voilà ce qu’il voulait !
C’est, Messieurs, dans un tel état d’esprit qu’en octobre 1883 Maurice Barrès va faire à Paris « l’offrande de ses vingt ans » Il s’installe d’abord au Quartier Latin, où il mène à son aise et sans contrainte la vie d’étudiant. Peu assidu aux cours de Droit, il fréquente surtout les cafés littéraires, ne connaissant de belles discussions qu’au Voltaire ou au Vachette. Il y côtoie ces « garçons déterminés seulement par l’énergie de leur vingtième année, qui vaguent dans les brasseries et dans ce bazar intellectuel où, dira-t-il en s’en souvenant plus tard, « leur sont offertes pêle-mêle toutes les affirmations, toutes les négations, sans fil directeur, et comme la bête dans les bois ». C’est, en effet, par la sensibilité, par le dégoût que lui causa l’abjection ou la pauvreté des écoles régnantes qu’un Barrès devait réagir. « Je ne puis, disait-il, songer sans une sorte de répulsion physique à l’ignoble désordre que, vers 1884, je trouvais au Quartier Latin, quand les grossièretés retentissantes de Zola précédèrent les bombes du pauvre Émile Henry ! En justifiant toutes les blessures qu’ils voyaient porter à l’ordre, dans les faits et dans la pensée, de jeunes Français instruits, et que leur rang aurait dû défendre contre de si basses tares, croyaient prouver la générosité de leur cœur et la fermeté de leur intelligence. » Pour rendre compte de leur état d’insurrection, Maurras, évoquant sa propre jeunesse, la formulera d’un mot : « Il s’agissait pour nous de dire non à tout, de contester toutes les évidences, et d’opposer à celles qui s’imposaient les rébellions de la fantaisie et, au besoin, de la paresse et de l’ignorance. Le mot de scepticisme n’est pas suffisant pour qualifier ce mélange d’incuriosité frondeuse avec le délire de l’examen. Un à quoi bon ? réglait le compte universel des personnes, des choses et des idées. C’était le néant même senti et vécu. » Ce fut précisément la grâce de Barrès que d’en être sorti, le miracle qu’il opéra d’en avoir fait sortir les meilleurs de sa propre génération — et cela sans théorie, rien qu’en vivant, en vivant pourtant à une époque où la dépression de l’âme française, où la dégradation de l’esprit semblaient au point le plus bas de sa course. Avec leur propre insuffisance, ces jeunes gens à qui s’adressait Barrès ne sentaient-ils pas aussi les fatalités qui pesaient sur les âmes : la patrie humiliée, la certitude défaite, la nature avilie, la foi contestée, la pensée divine obscurcie ? Et Barrès de faire à leur sujet ce diagnostic : « C’est de manquer d’énergie et de ne savoir où se prendre que souffre le jeune homme moderne. » Ce malaise des sensibilités contemporaines, le jeune Barrès le connaissait mieux qu’un autre. C’est parce qu’il en éprouvait directement les misères que, pour son propre compte et pour des générations successives qui lui demanderont le mot de leur destinée, il allait « procéder en lui, et en lui seul, à la découverte du monde, de la nature de l’homme, des lois impersonnelles qui mènent à ceci, à cela, dans l’ordre de la cité comme dans l’ordre divin ».
Voilà, Messieurs, ce que le premier cycle de l’œuvre de Barrès, les trois romans idéologiques qui composent le Culte du Moi (1888-1891) devaient tour à tour faire apparaître. Culte du Moi, Sous l’œil des Barbares, ce bréviaire de la méditation solitaire ! Culte du Moi Un Homme libre, dont le héros, Philippe, cherche à connaître sa véritable nature, à trouver le fondement intellectuel de son activité et à en faire le meilleur emploi, car « si le premier point est d’exister, disait Barrès, le Culte du Moi n’est pas de s’accepter tout entier » ! Culte du Moi, l’exquise Bérénice qui sera « son enfant sauveur » en l’aidant à retrouver sa part originelle et l’instinct de sa race ! « La vive formule, amie de la mémoire, offrait un piquant mélange de clarté, d’impertinence et de mystère », qui allait faire le succès du premier Barrès et lui valoir, avec l’attention des maîtres, l’admiration de la jeunesse. En 1890, au Conseil supérieur de l’Instruction publique, le recteur Octave Gréard n’exprimait-il pas le regret que Barrès fût, avec Verlaine, l’auteur le plus lu par les rhétoriciens et les « philosophes » de Paris ? C’était l’époque où Jean de Tinan, le charmant écrivain de Penses-tu réussir, disait des garçons de son âge : « Barrès dans un Homme libre et dans le Jardin de Bérénice, a écrit les phrases où nous tous nous sommes le mieux exprimés, contentés... Il a su être notre maître sans rien nous prendre de notre initiative — et nous ne lui en aurons jamais assez de reconnaissance. » Et Léon Blum, songeant à la ferveur de son admiration première, rendra, lui aussi, ce témoignage à l’auteur d’Amori et Dolori sacrum. « À une société très positive, très froidement sceptique, que Taine et Renan avaient dressée soit à la recherche tranquille des faits, soit au maniement un peu détaché des idées, Barrès venait apporter une pensée sèche en apparence, mais sèche comme la main d’un fiévreux, une pensée toute chargée de métaphysique et de poésie provoquante. Il parlait avec une assurance catégorique, à la fois hautaine et gamine, et si dédaigneuse des différences et des incompréhensions ! Toute une génération, séduite ou conquise, respira cet entêtant mélange d’activité conquérante, de philosophie et de sensualité. »
Alors que les directives de la pensée et du goût avaient du mal à se fixer « entre des survivances exténuées et des tentatives incertaines », c’est une véritable renaissance, Messieurs, que déterminèrent la jeune audace et la fierté de Barrès. « Quelques petites phrases courtes et c’en était fait », dira son ami Charles Maurras, la tradition des moralistes français était reprise, l’impressionnisme bégayant était enterré, une haute pensée osait se mêler à l’art d’écrire, l’homme-écrivain se rappelait enfin qu’il avait à sa disposition un cerveau. Ainsi avait-il suffi d’un poète pour sauver l’élite qui allait se débander, se dissoudre, pour opérer un retour décisif du moral sur le physique. » Auprès de la jeunesse de cette période insoumise et rebelle (tout autant, sinon plus que la nôtre), il avait fallu, pour l’émouvoir, « un musicien de l’âme, dont les accords et les idées pussent être sans difficultés égalés », il avait fallu « les prestiges et les magies d’un grand enchanteur » pour lui apporter une discipline, ouvrir des sources nouvelles à sa sensibilité et de nouvelles perspectives à son intelligence. Aussi allait-elle faire son idole de ce jeune homme à l’allure désinvolte et hautaine, au visage long et osseux, à la mèche de cheveux noirs retombant sur le front, qu’un portrait, peint à l’époque par Émile Blanche, nous montre habillé de gris, une fleur à la boutonnière.
« Il faut «croire qu’elle était exacte et divinatrice la peinture où vous analysiez les malaises de tant d’enfants du siècle », dut reconnaître M. de Voguë le jour où Maurice Barrès fut reçu sous la Coupole ; puis avant ajouté que beaucoup d’entre eux lui avaient su gré de les avoir si bien regardés, M. de Voguë lui décocha ce trait : « Vous les dissuadiez jadis d’écouter leurs anciens maîtres... Vous n’eûtes pas la cruauté de les repousser lorsqu’ils vous jetèrent le cri de leurs cœurs ingénus : « Notre vrai maître, c’est vous ! »
« Le phénomène, devenu depuis assez banal, d’un écrivain qui connaît le succès à vingt-cinq ans, était rare en ce temps-là, d’autant qu’il s’agissait d’un écrivain qui ne s’intéressait qu’à lui, qui ne parlait que de lui, mais lui, c’était nous-mêmes », dira Tharaud qui se l’expliquait en ces termes : « Maurice Barrès nous promenait dans ce domaine de l’idéologie pure, le seul que nous connaissions un peu et où nous nous sentions à notre aise. Son dédain pour ce qui n’était pas méthode pour voir clair en soi-même, son art délibéré qui ne se souciait pas d’exprimer une grossière réalité extérieure, mais uniquement les mouvements de flux et de reflux de son esprit, comment tout cela ne nous eut-il pas enchantés ! Et, merveille ! à ses dégoûts, à ses impertinences et à ses ironies, la vie commune bafouée par lui répondait par des faveurs ! À peine âgé de vingt-six ans, il venait d’être élu député boulangiste de Nancy... Nous nous en réjouissions, comme d’une réussite personnelle de voir monter l’étoile de ce jeune intellectuel, dont nous nous sentions les frères. »
L’année même où parut Un Homme libre, Barrès venait, en effet, Messieurs, d’entrer dans l’action politique en se présentant à la députation. Quand il songeait à cette campagne électorale de Nancy, où il s’était ébroué avec tant d’allégresse et où il avait goûté ce qu’il appelait « le plaisir instinctif d’être dans un troupeau », Barrès reconnaissait qu’au moment du Boulangisme il n’avait pas le sentiment de ce que peut et de ce que doit un esprit qui s’attache à une grande cause : ce sentiment, il ne le prit que plus tard. Battu aux élections suivantes, c’est pour élaborer un programme qui unît fédéralisme et nationalisme que Barrès, en 1894, fondera la Cocarde, où furent ébauchées toutes les idées d’une régénération française... L’action politique le lança « au milieu des êtres et d’êtres bien armés, dont les flèches durent le blesser, mais aussi l’endurcir, l’entraîner à ces jours de l’action et des réactions que la vie appelle à la vie ».
Au vrai, Barrès était allé à la politique du même élan qu’à la littérature. C’est que la vie intellectuelle et la vie active n’étaient pour lui qu’un double aspect d’une même vie. Voilà, Messieurs, ce que ne comprenait pas M. Taine, quand il disait à Paul Bourget : « Ce jeune M. Barrès n’arrivera jamais à rien, car il est sollicité par deux tendances absolument contradictoires : le goût de la méditation et le goût de l’action. » Barrès, lui, ne les sépara jamais. « Je suis, répondait-il à ceux qui voyaient un abîme entre sa vie politique et sa vie littéraire, je suis une activité vivante, et je cherche sans cesse un champ pour cette activité. Depuis mon premier livre, je n’ai donné au travail pour lequel je suis né que les instants que je dérobais à ma tâche politique. Déjà je corrigeais les épreuves de Un Homme libre, parmi les soucis d’une campagne électorale, et, dans cet Homme libre, j’indiquais tout ce que j’ai développé depuis, ne faisant dans les Déracinés, dans l’Appel au Soldat que donner plus de complexité aux motifs de mes premières et constantes opinions. » Et montrant que Du Sang, de la Volupté et de la Mort et la Grande Pitié des Églises de France ont leurs rapports, Barrès ajoutait « Il y a contraste chez moi, nullement incohérence. »
Par une coïncidence heureuse, les préoccupations et les dons de l’artiste se seront avec lui merveilleusement accordés à tout ce que l’homme entreprit pour la défense de ses idées et pour le service de son pays. Alors même qu’il s’est détourné des soins immédiats des lettres, Maurice Barrès n’a cessé d’obéir aux parties hautes de lui-même. L’unité profonde de sa vie exigeait, au reste, que sa politique et sa littérature trouvassent à se correspondre, à se compléter, à s’harmoniser. Sentir sa vie sans contradiction, ne pas être divisé, tiré à quatre chevaux, être un pour soi, ce fut sa grande affaire. « La grande affaire, dira-t-il au soir de son âge, aura été pour moi de trouver dans ma vie active, parlementaire, électorale, bref dans la politique, de quoi nourrir mon imagination, ma sensibilité, mon âme. Il ne me suffisait pas de m’y distraire, de m’y employer et dépenser, il fallait que j’y reçusse quelque chose. » Si Barrès reconnaissait n’y être parvenu que par intermittence, il pensait, en fin de compte, que la politique et le Parlement, en dépit de la dispersion, de la confusion dont il eut à y souffrir, lui furent des milieux favorables et qui l’enrichirent en le mettant en contact avec son époque. À tout le moins a-t-il vécu à la Chambre des heures captivantes, et la « corrida parlementaire » lui offrit des jouissances de la même espèce que celles qu’il était allé satisfaire en Espagne, aux arènes de Séville. Tout en se prêtant à la violence d’approbation et de réprobation qui s’exhalait des débats du Palais-Bourbon, Barrès y trouva l’occasion d’enregistrer des images, dont il fit ces eaux-fortes, burinées dans l’airain, qui composent Leurs Figures ou les Scènes et Doctrines du Nationalisme. Elles portent témoignage de ces années où il prend part à l’effervescence panamiste, à la campagne antidreyfusienne, à la fondation de la Ligue de la Patrie française — de ce temps où il n’aspire qu’à vivre avec intensité, où toutes les promesses d’évasion et d’enthousiasme sollicitent son âme, la trouvent disponible. Barrès dans un meeting, Barrès dans la rue ou à la Gare de Lyon aux côtés du général Boulanger, Barrès aux audiences du procès de Rennes, Barrès, place de la Nation, le jour de la caserne de Reuilly escortant Deroulède, c’est un homme, Messieurs, qui jouit jusqu’à la fièvre des excitations de la vie, qui cherche partout une dépense d’énergie intérieure pour en nourrir son œuvre, et accorder son art avec ses ambitions.
C’est l’époque où s’ouvre le second cycle de ses livres, celui des « Romans de l’Énergie nationale », que complèteront les Amitiés françaises, puis Au Service de l’Allemagne et Colette Baudoche, devant que commence, à la veille de la guerre, un troisième cycle avec la Colline inspirée, appuyée par la Grande Pitié des Églises de France. Dans l’entre-deux, Barrès avait donné ces intermèdes passionnés que sont le Mort de Venise, Greco ou le Secret de Tolède, et ce Voyage de Sparte qui le laissa sur sa soif. « Je me suis aperçu, dira-t-il, que ma terre sainte était ailleurs. L’hellénisme est la propriété des professeurs. Cela ne parle pas à mon cœur, cela ne frappe pas mon imagination, et j’ai horreur des exercices littéraires. »
L’événement devait bientôt montrer l’urgence des problèmes nationaux, auxquels le nom de Maurice Barrès est attaché. Dès avant 1914, Barrès avait mobilisé l’intelligence française pour la défense de la patrie menacée, et les hommes de notre génération savent qu’il a été l’un des plus grands transformateurs, le « transformateur essentiel de l’opinion de la jeunesse au début de ce siècle ». À cette restauration du patriotisme chez les intellectuels se mêlait l’espoir d’une revanche à laquelle Barrès avait depuis toujours pensé — espoir que partageait alors toute la France. La guerre venue, conscient de ses responsabilités, Barrès n’aspira qu’à servir. « Servitude volontaire », c’est toujours ce mot, Messieurs, qu’il faut employer si l’on veut comprendre Barrès. Pour soutenir le moral du pays, il allait écrire, chaque jour, pendant quatre ans, un de ces articles qu’ont rassemblés les quatorze volumes de la Chronique de la Grande Guerre, son « œuvre préférée ». « Il faut, disait-il, que chacun de mes articles soit un ballon d’oxygène qui donne une confiance justifiée. » Voir les choses comme elles étaient, les laisser voir assez pour refréner les illusions, pas assez pour abattre les courages, ce fut son rôle pendant la guerre. Il y avait bien de l’amour, Messieurs, dans cette humilité, bien de la foi, de l’espérance aussi, une foi, une espérance qui s’exprimaient en ces termes : « Qu’elle sera belle après la victoire, la France régénérée... C’est un monde nouveau qui commence ! » En novembre 1918, Maurice Barrès eut la joie d’entrer dans Metz reconquise, d’y assister à l’entrée des troupes françaises. Il vécut, ce jour-là, l’heure triomphale de sa vie.
Barrès pourtant n’était pas de ceux qui pensaient que la victoire agirait toute seule. Pour ne pas la perdre, il fallait se mettre en face des problèmes qu’elle posait. Barrès devait y employer les dernières années de sa vie, qu’il s’agît de la Sarre ou de l’occupation de la Ruhr. S’il avait, un instant, cherché à s’en distraire en se donnant les plaisirs du Jardin sur l’Oronte, ce « poème d’opéra », Barrès ne pensait pas avoir rempli toute sa tâche, exécuté tout son programme dans l’ordre des idées qu’il représentait, des grandes causes qu’il avait défendues, et où personne ne pouvait le remplacer. Il rêvait à une sorte de prolongement des Bastions de l’Est et de La Colline inspirée, mais « apaisé », enrichi de ce qu’il croyait être les apports de la victoire. C’est dans un tel état d’esprit qu’il avait conçu son cours de la Faculté de Strasbourg sur le Génie du Rhin, esprit qu’il résumait dans cette formule : « Élargissons notre nationalisme. » Jusqu’à la fin, Barrès ne cessa de l’élargir, de l’élever.
En même temps, Barrès avait rouvert ses « Cahiers d’Orient », relu les notes qu’à la veille de la guerre il avait prises au cours de son voyage en Syrie, et où il discernait la plus riche matière de réflexions qu’il lui eût été donné de concevoir. Il devait en tirer cette Enquête aux Pays du Levant, dont il sut faire un livre de haute spiritualité. La Terre des Dieux avait également réveillé en lui l’attrait de ces choses cachées qu’on trouve au fond du Mystère en pleine lumière, dont l’inspiration se situe à la limite de l’insaisissable dans la clarté, et qu’à la veille de sa mort Barrès avait commencé d’écrire pour se plaire à soi-même, pour écouter la Sibylle qui lui chantait à l’oreille : « Et maintenant plus que de la musique ! » Ce sont des écrits de la même veine que compose N’importe où hors du monde, ce recueil posthume qu’il définissait lui-même en ces termes : « Dans ce livre, je songe au génie, à l’héroïsme, à la sainteté, et, faut-il l’avouer, aux fleurs, aux oiseaux-mouches, aux papillons et, par-dessus tout, à la musique qui sort de toutes les choses. »
Pensant enfin à son œuvre future et craignant de « tourner dans le même cercle » et de s’y trouver à l’étroit, Barrès ne notait-il pas aussi : « Je sens, depuis des mois, que je glisse du nationalisme au catholicisme. C’est que le nationalisme manque d’infini... Je m’aperçois que mon souci de la destinée dépasse le mot France, que je voudrais me donner à quelque chose de plus prolongé, d’universel. » Toujours le même souci de s’harmoniser plus large et plus haut.
C’est dans un pareil état d’esprit que Barrès avait entrepris d’écrire ses Mémoires, où il eût recueilli, avec la philosophie de ses trente années de vie politique, toutes les images qui l’avaient le plus occupé au cours de son existence : voyages, amis, passions, poèmes, idées. Il désirait connaître quels enseignements il avait su en tirer, comment il avait mûri, progressé. Il entendait se rendre compte par soi-même des expériences, saines ou malsaines, qu’il avait enregistrées. Il voulait, ce faisant, établir la liste de ses dettes, des obligations qu’il avait contractées envers les êtres et les circonstances. Les pages qu’il en a laissées ont le ton d’une action de grâces, d’une sorte d’hymne religieux murmuré au bord du tombeau.
Barrès commençait alors à se sentir pressé par le temps. Dans la préface qu’il avait mise en tête des Souvenirs d’un Officier de la Grande Armée, qui parurent quelques mois avant sa mort, n’avait-il pas écrit : « J’ai achevé ma matinée en allant au cimetière de Charmes causer avec mes parents. Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-père est mort à soixante-deux ans, et tous les miens, en moyenne, à cet âge ; elles m’avertissent qu’il est temps que je règle mes affaires. » Le singulier pressentiment ! C’est à soixante et un ans que Barrès, foudroyé par une crise cardiaque, est mort, le 4 décembre 1923, dans sa maison de Neuilly. À l’annonce de sa disparition soudaine, la France, Messieurs, sentit qu’une grande présence allait désormais lui manquer.
On vit alors que Barrès avait incarné, avec tout leur pathétique, quelques-uns des drames de notre histoire. Pas une de ses crises qui n’aient eu un écho dans son âme. Oui, la France fut le personnage principal non seulement de l’œuvre, mais de la vie de Maurice Barrès. La France n’avait-elle pas trouvé en lui « un poète, dont les variations infinies de la vie chatoyante, la moire éclatante des arts pouvaient tenter le cœur ou solliciter le regard, mais qu’un instinct supérieur empêcha toujours de dérailler sur l’essentiel ». Personne, en effet, n’aura, comme Barrès, donné de la patrie « un formulaire aussi général, aussi capable d’agir sur les esprits, et sans doute parce qu’il est sans prêche, qu’il a été personnellement senti, vécu, et qu’il y ramène par un simple charme, par la pratique du noble et du beau, par un accord essentiel avec la beauté du monde, avec son pouvoir charnel qu’il tint toute sa vie pour nécessaire ». Et c’est l’occasion de se souvenir de ce que dit Pascal : « L’amour et la raison ne sont qu’une même chose ; c’est une précipitation de pensées qui porte d’un côté sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison. » « Un tel propos ne justifie aucun romantisme, mais il donne au sublime sa liberté. »
Poète, Barrès cherchait partout à nourrir son âme, à enrichir son trésor de rêveries, en transposant les gestes de la vie dans des régions imaginaires. Sa nature toute affective faisait de l’émotivité son infaillible guide. Le secret de Barrès, Messieurs, c’est dans son cœur qu’on le découvre : il lui a tout demandé et n’a vécu que selon le rythme de ses pulsations les plus secrètes. Son être, comme un arbre secoué de tous les vents frémit à tous les murmures, et ce sont ces harmonies qu’il s’efforçait de capter. Mais s’il était ouvert aux grands secrets de la mélancolie poétique, et quel qu’en fût sur lui le prestige, Barrès ne voulait retenir de la multitude des songes qui l’assaillaient que les formes pures et sûres, celles qui sont propres à donner du calme. Et ce qui l’en a persuadé, c’est la vie, la vie dont il subit les coups, le rythme, et qu’il accepta comme une servitude, une « servitude volontaire » disions-nous ; c’est par elle qu’il échappa à la solitude, au néant de l’individu.
On l’a dit justement : « Si Barrès paraît avoir été gêné dans la découverte ou l’adoption de règles strictes ou de bases fondamentales, la cause en est peut-être à l’excessive richesse de ses dons. En lui, la sensibilité égalait l’intelligence, et à l’aide de ces deux ailes, parfaitement conjuguées dans son vol, il atteignait des régions d’une impressionnante altitude. Montant plus haut, il agissait plus loin. Il put ainsi réunir, dans une admiration toujours efficace et toujours saine, des multitudes aux tendances les plus diverses et que la meilleure loi eût laissées indifférentes ou hostiles. Oui, Barrès n’a jamais eu qu’une même préoccupation : tirer les hommes du bourbier, les élever vers quelque chose de plus noble et de plus pur. Préoccupation qui sans doute, n’appartient pas qu’à lui seul. Mais ce qui n’est qu’à lui, c’est qu’étant artiste et grand artiste, il a lié son art sans l’amoindrir à la plus haute idée morale. »
Voilà, Messieurs, ce qu’au lendemain de la mort de Barrès exprimait un des témoins de sa vie d’esprit. Et Barrès lui-même ne disait-il pas : « Pour moi, la littérature, c’est de hausser à une vie personnelle et supérieure, de libérer des êtres et de les diriger. Il s’agit d’aller à la conquête des âmes ! » Ce que Barrès a légué à ses successeurs, c’est un style de vie, un désir de noblesse humaine. Depuis plus de trente ans, tout ce qui compte dans la littérature contemporaine — de Mauriac à Malraux, de Cocteau à Montherlant, de Drieu à Aragon, voire même à Camus — reconnaît qu’il lui doit quelque chose. Des écrivains plus jeunes, comme Abellio ou Nimier, Mourre ou Domenach, qui ne l’ont ni connu ni approché, interrogent ses livres. Et de Barrès comme de Chateaubriand on peut dire : « Presque tout ce qui s’est tenté d’un peu grand dans le champ de l’imagination procède de lui, de la veine qu’il a ouverte, de la source d’inspiration qu’il a remise en honneur. Ce qu’on a applaudi de plus harmonieux et de plus brillant est apparu comme pour tenir ses promesses et vérifier des augures. » Non, Barrès n’a pas cessé d’être parmi nous.
Le signe des grandes destinées, Messieurs, c’est qu’elles s’ordonnent d’elles-mêmes sous le regard qui les contemple. Cela est vrai de Maurice Barrès plus que d’aucun autre écrivain, car ce qu’il représente le plus, ce qui donne à la place littéraire de Barrès sa couleur et sa solidité, ce qu’il dessine, c’est une vie. « Si vous avez vu un homme-un, disait-il un jour, vous avez vu une grande chose. » En dépit de ses contrariétés — peut-être même à cause de ces contrariétés et par leur subordination vivante — Barrès est un de ces hommes-là. En voyant cet homme-un, comme disait Albert Thibaudet, nous avons vu « une belle chose, une des plus belles choses françaises qu’il nous ait été donné de voir ». Et Thibaudet la définissait bien cette unité d’un Barrès, quand il montrait que ce n’était pas une unité toute faite, une unité donnée, mais une unité qui se cherche, qui s’est cherchée jusqu’à sa mort — et à qui, comme le disait M. Maurice Barrès, « il aurait fallu encore dix années pour atteindre sa plénitude » — une unité dans laquelle, comme chez Pascal, demeurent encore visibles et actifs tous les esprits de la recherche ». Pour n’être pas monté si haut qu’un Pascal, pour n’avoir pas eu le temps d’atteindre ces sommets où il orientait son regard, Barrès, en se cherchant, en se trouvant lui-même, a donné à une génération, à une époque française, « l’idée vraie d’un équilibre entre la culture et la vie, une idée devenue vraie en l’incorporant à une vie ».
Dans cet ordre, dira-t-on, l’idée ne dure qu’autant qu’on est vivant. La biographie de Barrès pourrait à tout le moins faire comprendre à ceux qui l’ignorent ce qu’ils perdent à ne pas le connaître. À défaut de ses Mémoires, n’avons-nous pas les Cahiers, et les Cahiers, c’est la vie de Barrès : ils ont une densité humaine qu’aucun de ses livres n’égale. Tout Barrès, Messieurs, est dans ces Cahiers dont, à l’occasion de son Centenaire, une édition en un seul tome va enfin paraître ! Une jeunesse qui ne l’a pas connu pourra entendre le son de sa voix, y découvrir un sentiment, un goût, une âme, le saisir dans sa vérité la plus intérieure, affronter ainsi ses songeries à la sienne, et s’en faire elle-même une image qui perpétuera la grandeur de la personne autant et plus que la vitalité de l’esprit ! Croit-on, Messieurs, qu’elle n’en ait pas besoin ? Si certains des problèmes de Barrès ne sont plus les siens, le ton de sincérité, d’authenticité des Cahiers, ne sont-ils pas susceptibles de trouver le chemin de son cœur ? S’il est vrai que de jeunes esprits sentent l’absence, la privation de ce qui pourrait exalter leur énergie, la rencontre de ce Barrès qui grandit en s’humanisant n’accomplira-t-elle point un nouveau miracle ? C’est par là que Barrès saurait le mieux les entraîner, les émouvoir et, à nouveau, les convaincre. Ainsi comprendront-ils l’unité profonde de cette vie, où politique et littérature trouvèrent à se correspondre, à se compléter, à ne pas être divisées. Etre un pour soi, ce fut sa grande affaire, à lui Barrès. Cet homme-un a su, en outre, rester ce qu’il y a de plus rare et de plus grand : un poète.
« Je m’aperçois, disait-il en ses dernières années, je m’aperçois qu’au jour le jour j’ai désiré que ma vie fût un poème et que, pour qu’elle me plût, je me suis tenu, comme un bon ouvrier, à l’envers de la tapisserie avec joie et sans repos. »
« Une œuvre d’art doit finir dans l’apaisement, dans la-sérénité » disait-il aussi. La sienne — les Cahiers en témoignent — s’achève dans une simplicité divine. Il semble tout à coup qu’il n’y ait plus, dans son œuvre, de mystère, de subtilité, de complication. Tous les problèmes, toutes les théories, toutes les questions qu’il avait soulevés, agités, s’y transfigurent et se ramènent à une chose toute simple, infiniment simple, si extraordinairement simple que pour s’en rapprocher Barrès a dû parler toute sa vie.
Cette intuition qui, à son insu d’abord, puis consciemment, l’a gouverné, c’est elle qui lui a fait dire impossible à tout ce qu’il sentait extérieur à lui-même, à ces influences étrangères qui tendaient à l’assaillir, à le dominer, c’est ce qui l’a aidé à dégager et à parfaire son essence propre : « J’ai cherché, dit-il, à me compléter avec ce qui ne me faisait pas horreur, à m’harmoniser plus large et plus haut. »
Cette obéissance au plus profond instinct n’est, au reste, que la forme divine de ce bon sens qui régla la mélodie de ses désirs et qui l’a proprement sauvé. Aussi, Messieurs, Barrès n’a-t-il jamais rien écrit de plus humble, de plus vrai, que ces mots inscrits en tête de ce qu’eussent été ses Mémoires : « J’ai développé le bon sens qui est très puissant dans ma famille et je suis content de savoir la portée qu’il faut lui donner. Descartes pensait qu’il nous vient de Dieu, qu’il ne peut nous tromper parce que Dieu ne saurait nous tromper. » Et Barrès de conclure : « Mon bon sens est de Dieu. »
Voilà, Messieurs, le message que Barrès nous laisse : celui qui ne passe pas, qui demeure continûment. Nul n’a éprouvé avec une pareille force le besoin de se constituer une âme complète, d’engager à son tour le dialogue de l’homme avec Dieu, d’ajouter à une œuvre brillante cette strophe d’un accent plus grave qui, en l’achevant, donnerait à l’ensemble son prix. C’est un don vivant que Barrès nous fait par delà sa tombe : « Puisqu’il faut mourir, disait-il, je voudrais mourir pour vivre et, par ma mort, m’assurer une survie. »
C’est une parole de vie que la jeunesse d’aujourd’hui peut trouver chez Barrès, une parole capable de lui rendre ce sens de la lignée, de l’héritage, sans lequel rien de grand, rien de nouveau ne saurait s’accomplir, ce quelque chose d’inépuisable par quoi Barrès est toujours vivant.