Notice sur la vie et les travaux de Bruno Neveu (1936-2004)
par M. Xavier Darcos,
membre de l’Institut, ministre de l’Éducation nationale
Séance du lundi 3 décembre 2007
Une aurore de printemps, à Raboueh, quartier résidentiel de Beyrouth : « Dès quatre heures du matin, les coqs et le muezzin se disputent le jour. La mélopée de la croyance court sur les toits, tandis qu’enfle de minute et minute le chœur d’oiseaux qui l’accompagne. Fenêtres grand ouvertes, les parfums se lèvent en même temps que la lumière. C’est sur une terre pareille que peut commencer la croyance ». C’est pendant un tel moment magique, évoqué ici par Jean-Michel Maulpoix (1), au petit jour du 24 mars 2004, alors qu’il était l’hôte du patriarche melkite Sa Béatitude Gregorios III, que Bruno Neveu s’endormit pour toujours. Croyant fervent, il n’aurait sans doute pas rêvé d’un cadre plus opportun pour entrer dans l’au-delà. Mais, rétifs aux desseins de la Providence, ses amis furent abasourdis. Leur chagrin s’augmentait de désarroi, face à un décès prématuré et imprévisible. Que la spiritualité de Bruno Neveu serve, ici, de consolation : il avait eu, toute sa vie, le regard et la pensée tournés vers la Terre Sainte. Un de ses proches m’a dit qu’il avait même manifesté le désir explicite de mourir au Liban. Il aurait vu dans cette fin le doigt de Dieu et une forme de sa grâce, dont ses lectures jansénistes ne lui avait rien laissé ignorer. Il quitta ce monde alors qu’il se replongeait pour quelques jours au cœur de la tradition chrétienne, maintenue en terre libanaise en dépit des vicissitudes d’une histoire troublée. Cette tradition lui était source de vie et d’espérance. Depuis longtemps, il était un paroissien assidu de l’église Saint-Julien-le-Pauvre. Cette paroisse grecque-catholique de Paris, où la liturgie de saint Jean Chrysostome est célébrée en grec et en arabe selon le rite melkite, lui servait de refuge, à lui comme à d’autres catholiques désorientés par la liturgie appauvrie que parfois on célèbre ailleurs.
Né à Grenoble le 4 novembre 1936, il y fit ses études primaires et secondaires, où il brilla immédiatement en latin, en grec et en histoire. Ces succès l’orientèrent vers la Faculté des Lettres de l’Université dauphinoise, où il obtint sa licence et le diplôme d’études supérieures en lettres classiques, fondations solides de l’humanisme. Il s’intéressa dès cette époque aux Pères de l’Église latins et grecs, puis aux théologiens et canonistes des époques plus récentes. « J’étais attiré par les méthodes et les carrières de l’érudition », avoue-t-il modestement dans sa note autobiographique (2) : il se dirigea donc vers l’École des Chartes où il entra en 1959. Il en sortit en 1963 archiviste paléographe, suivant l’impulsion de sa vocation originelle. Sa thèse d’école était consacrée à Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698), le grand historien ecclésiastique du XVIIe siècle, un proche de l’école de Port-Royal, dont les écrits sont consultés encore aujourd’hui pour la connaissance des six premiers siècles du christianisme. Cette étude, publiée en 1966, s’était enrichie des enseignements rigoureux dispensés à l’École des Chartes ainsi qu’à la Sorbonne, où le docte et patient Henri Gouhier exposait l’histoire de la pensée religieuse. De même, à l’École pratique des Hautes Études, Bruno Neveu bénéficia des cours donnés par deux personnalités qui l’influencèrent : Jean Orcibal, chargé de l’histoire du catholicisme moderne, le plus fin connaisseur français du jansénisme et de Fénelon ; et Gabriel Le Bras, spécialiste à la fois de l’histoire du droit canon et de la sociologie religieuse, science dont il fut quasiment le fondateur. Ainsi Bruno Neveu put-il appliquer les règles de la critique philologique et historique aux textes de nature doctrinale vers lesquels ses curiosités le portaient.
Pensionnaire à la Fondation Thiers de 1963 à 1966, Bruno Neveu y trouva l’agrément et le piquant d’un commerce quotidien avec de jeunes agrégés, normaliens ou juristes, au nombre desquels, déjà, Jean Tulard et Marc Fumaroli. Certains affectaient déjà ce conformisme débraillé et vindicatif où perçait le futur soixante-huitard. Mais ils se méfiaient de son ironie ou bien ils cédèrent à son esprit conciliant et urbain. Lui-même s’émancipa, abandonna un peu de son quant-à-soi, sauf vestimentaire, s’ouvrit à une vie sociale plus animée et plus éclectique. Dans cette institution bigarrée, il put élargir son champ de vision vers des dilections culturelles plus diversifiées, sans abandonner ses recherches à la section des sciences religieuses de l’École pratique des Hautes Études où il prépara sa thèse de doctorat de 3e cycle.
Ces premiers travaux, remarqués et publiés rapidement, lui ouvrirent la voie vers l’École française de Rome où il fut admis en 1966. Grâce à une bourse de recherche du CNRS, il put prolonger son séjour romain, pendant sept ans, jusqu’en 1973. Dans « cette cité d’exception qui repose de nos capitales ambitieuses », écrit-il, il se consacre à ses recherches, dans les divers dépôts d’archives et dans les bibliothèques. Bruno Neveu trouve un domicile sur le petit Aventin, près de Saint-Saba. Imaginons ce jeune humaniste, plein de sensibilités et d’attentes, éprouvant un bonheur indicible dans ce milieu romain subtil et raffiné, dans les rites d’une Église catholique qui n’avait encore rien cédé sur le culte sacré et sur la beauté des mystères, et dont il aimait les traditions et les liturgies. Pratiquant fidèle, il essaie diverses paroisses, avec une préférence pour la Trinité-des-Monts. Il passe ses matinées en investigations dans les inépuisables collections manuscrites et imprimées de la Bibliothèque Vaticane de Sixte V et il plonge dans les riches bibliothèques romaines. Les après-midi, il explore la Ville éternelle, rend visite à d’autres chercheurs, tisse des liens avec les érudits romains, souvent des membres du clergé régulier ou séculier. Et le soir, comme s’en souvient Marc Fumaroli, « combien de conversations animées et sérieuses, se prolongeant bien au-delà du coucher du soleil, interrompue par la visite d’une église-poème inconnue croisée au passage, et s’achevant à l’heure de la cena dans quelque trattoria » ! Bruno Neveu se sent bientôt à l’aise dans le monde international de la Curie romaine. Il fréquente le recteur de l’Institut pontifical d’archéologie chrétienne, le père Félix Darsy, un dominicain, fin connaisseur de Rome, de ses antiquités comme de sa société ecclésiastique. Il est accueilli avec amitié par les prélats français, notamment par le préfet de la Maison pontificale, Mgr Jacques Martin. Il noue des liens affectueux qui ne se desserreront plus, comme avec le futur cardinal Paul Poupard. Les professeurs des universités pontificales le reçoivent familièrement. Dans ce cadre épanouissant et fervent, ses travaux sont féconds, mêlant l’érudition et l’élégance, à l’image du milieu où il évolue.
Il put alors publier deux solides ouvrages, qui donnent immédiatement la mesure de son impressionnante productivité. D’une part, une biographie documentaire de l’abbé de Pontchâteau, émissaire de Port-Royal auprès du Saint-Siège, et qui joua un rôle secret mais actif sous le pontificat rigoriste d’Innocent XI : Sébastien Joseph du Cambout de Pontchâteau (1634-1698) et ses missions à Rome d’après sa correspondance et des documents inédits (3). D’autre part, en 1973, les deux volumes d’une édition monumentale de La Correspondance du nonce en France Angelo Ranuzzi (1672-1689) (4). Ce nonce pontifical auprès de la Cour du roi Louis XIV usa son entregent à tenter de dénouer les querelles du moment. Il les relate dans une correspondance qui couvre une période passionnante et animée, avec les suites de l’Assemblée du Clergé de 1682 ; les controverses en Sorbonne ; la révocation de l’Édit de Nantes ; la chute de Jacques II Stuart et son exil à Saint-Germain-en-Laye ; le conflit entre Louis XIV et Innocent XI sur la Régale ; les tensions liées aux activités jansénistes à Louvain ou en France. Comme on l’imagine, ces publications de longue haleine n’auraient pas été réalisées si Bruno Neveu n’avait pu demeurer à Rome au-delà des seules trois années initialement dévolues à l’École française de Rome.
Mais, au printemps 1974, il lui fallut quitter Rome, à regret, pour revenir en France où il a été élu, quelques mois auparavant (à compter du 1er octobre 1973) directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études, dans la IVème section, pour y dispenser un enseignement sur l’« Histoire des relations diplomatiques en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles ». Il devait remplir cette fonction jusqu’à la fin de son activité enseignante, en septembre 2002. L’intitulé de sa direction d’études lui permit de jeter plus grands les filets de ses investigations et d’ouvrir plus larges les voiles de son intelligence énergique. Il traita cependant par prédilection des rapports entre la France et Rome durant les deux derniers siècles de la monarchie, sujet qui, malgré une bibliographie déjà foisonnante, lui semblait d’une richesse toujours renouvelée, grâce au recours systématique à des sources encore inexploitées. Peu à peu, au fil de ses cours et de ses recherches, Bruno Neveu a précisé la réalité historique et ecclésiologique de la notion de romanité, terme défini par opposition à toutes les formes de juridictionnalisme, dont le gallicanisme, formes qui prétendaient refléter l’état premier de la discipline et du gouvernement de l’Église. Pour identifier cette romanité par diverses approches, Bruno Neveu a tantôt interrogé des théologiens attachés aux droits et privilèges de la Chaire de Saint-Pierre ; tantôt observé la politique suivie par le Saint-Siège dans ses rapports avec les puissances temporelles. C’est cette seconde optique qui fut le sujet de sa thèse d’État, soutenue en Sorbonne en 1979. Les épisodes du jansénisme et du quiétisme retinrent plus longuement son attention, évidemment. Il y révéla notamment comment les interminables et subtiles discussions jansénistes sur les diverses formes de la grâce cachaient en réalité une résistance nationale au magistère romain, les messieurs de Port-Royal s’estimant plus savants et plus pieux que les prélats romains ou que les membres de la Compagnie de Jésus, perçus comme des étrangers malgré tous leurs efforts pour jouer aux gallicans frais émoulus. Mais, plus globalement, Bruno Neveu examina et précisa la nature et l’exercice du munus docendi du Souverain Pontife, assisté par les Congrégations organisées dès 1588. Ce munus docendi était à tort confondu avec le munus regendi de la juridiction pontificale. Il fallait donc, comme le fit Bruno Neveu, observer attentivement le fonctionnement et l’évolution de la Congrégation du Saint-Office et de celle de l’Index. Il montra que l’infaillibilité conférée au pasteur suprême, parallèle à l’indéfectibilité dont jouit l’Église dispersée ou réunie en Concile, ne changea jamais de principe directeur mais qu’elle fit constamment l’objet de clarifications ou d’ajustements sous le coup de controverses doctrinales, en particulier de l’interminable querelle janséniste, poursuivie jusqu’au synode de 1786 et à la condamnation réitérée, formulée par la bulle Auctorem fidei de 1794. Cette réflexion a fini par prendre la forme d’un livre épais et luxuriant, paru à Naples en 1993, unanimement salué comme un chef-d’œuvre de science et de pénétration : L’erreur et son juge. Remarques sur les censures doctrinales à l’époque moderne (5). Cet ouvrage (souvent en latin et en italien sans traduction, comme pour en écarter les ignorants) éclaire l’enracinement historique, voire l’évolution, des concepts d’hérésie et d’hétérodoxie (et donc d’orthodoxie), tels que le catholicisme post-tridentin les a élaborés dans la poursuite et la proscription de l’erreur doctrinale. Ainsi se trouve délimitée ce que l’on pourrait nommer « l’intégrité dogmatique », en dépit d’obstacles épistémologiques, et malgré la fluidité des jugements prononcés par les divers niveaux de magistères. Bruno Neveu cerne les débats qui animaient les grands centres européens de pensée théologique (Paris, Salamanque, Louvain, Padoue etc.) autour de tel ou tel aspect du dogme. Rome ne s’en mêlait pas tant que cette spéculation ou ces commentaires ne menaçaient pas la vraie foi. En revanche, si le risque d’infection ou d’erreur se faisait trop pressant, le Saint-Office préparait l’anathème et l’exprimait avec des argumentaires précis et accablants. Ainsi se combinaient une exploration théologique continue et un recadrage régulier d’une doctrine, unique et mobile à la fois. Car seule l’Église catholique romaine soutient l’idée selon laquelle l’autorité de la foi ne doit pas se contenter de puiser dans la littéralité de la Révélation — le « sola scriptura » des protestants — ni même dans une tradition close et intangible. Pour elle, le dogme se développe et s’enrichit sans cesse, comme un arbre croît en restant à la fois lui-même et différent, en se complexifiant, en s’adaptant. Certains, dont je suis, trouveront peut-être que cette plasticité a pu, dans la seconde moitié du dernier siècle, se montrer trop grande jusqu’à faire courir à la doctrine le risque de l’inconsistance. Je crois comprendre que, sur le plan de sa piété privée, pudique mais vive, Bruno Neveu, était plutôt de cet avis.
Ces questions contentieuses, relatives au droit de dire la foi, étaient arides. Une fois l’œuvre accomplie, elles incitèrent Bruno Neveu à s’évader un peu et à se tourner vers des sujets moins théoriques. Ses recherches sur le modernisme le conduisirent à étudier la correspondance de Mgr Louis Duchesne, académicien érudit et libéral, puis à porter un regard plus panoramique sur l’histoire religieuse et le droit public ecclésiastique du XIXe siècle, en se penchant sur des correspondances diplomatiques et privées françaises et romaines. Au fond, Bruno Neveu quittait les deux siècles (les XVIIe et XVIIIe siècles) où la foi avait été régie par les contraintes énergiques de la raison intellectuelle, de la rigueur juridique et de la volonté politique, pour aborder ce XIXe siècle, plus sensible à la foi comme état d’âme et expérience intime. Ainsi s’élabora la thèse de doctorat en Droit public que Bruno Neveu termina en 1993, intitulée Les facultés de théologie de l’Université de France, 1805-1885 (847p.). Il la soutint à l’Université de Paris II, sous le patronage du recteur Jean Imbert, auquel il succédera, en 2001, dans notre Académie des sciences morales et politiques. Ce remarquable ouvrage valut à son auteur d’être, en 2000, lauréat du Prix Madeleine Laurain-Portemer de notre Académie. Par son travail, Bruno Neveu rendait plus apparents les motifs qui ont condamné ces facultés, érigées unilatéralement par Napoléon, à végéter, jusqu’à leur suppression sous les coups conjugués des anticléricaux et des ultramontains qui se satisfaisaient des Instituts catholiques créés après 1875. Des facteurs contrastés (alliés quoique contraires) ont joué un rôle dans l’histoire emblématique des facultés de théologie, à commencer par la persistance d’un gallicisme administratif parmi les élites, ce qui devait rappeler à Bruno Neveu ses analyses précédentes relatives au jansénisme. Mais d’autres raisons jouèrent, hétéroclites, qui relèvent de l’évolution politique générale de l’époque : l’attachement au principe régalien du monopole de l’État pour la collation des grades, y compris en théologie ; la médiocrité de la culture du clergé français et de son épiscopat ; les susceptibilités de Rome en une période de restauration puis d’expansion du pouvoir pontifical et de l’autorité des congrégations romaines ; l’obsession gouvernementale d’uniformiser les lieux d’enseignement. Bruno Neveu, curieusement, montra qu’un accord aurait pu s’établir entre les deux puissances, en France et au Saint-Siège, entre gallicanisme et ultramontanisme, et qu’il fut même envisagé par les chancelleries, de part et d’autre. Mais le mouvement laïcisant de l’histoire fut le plus fort et ces facultés disparurent en 1885, par une sorte de consensus honteux entre Jules Ferry et l’Église.
Bruno Neveu aurait pu rester ainsi, se partageant entre ses doctes recherches et ses enseignements, très suivis. Mais une proposition lui fut faite qu’il accepta avec enthousiasme, même s’il eût sans doute préféré une prélature plus romaine : partir à Oxford pour y diriger la Maison française. Comme « professeur associé » (titre et statut rarissimes) à All Souls College, il y reçoit le diplôme de Master of Arts d’Oxford. Ceux qui ont partagé sa vie oxonienne évoquent sa gestion efficace et consciencieuse, conduite avec tact, délicatesse et humour. Parmi eux, notre collègue Alain Besançon qui, lors de la cérémonie de remise de son épée à Bruno Neveu, qualifia justement cette « curiosité enjouée », qualité des vrais sages, d’eutrapélie, nom ingrat d’une vertu louée par Aristote, saint Thomas ou saint Jean Bosco et que les Anciens opposaient à la rusticité revêche. En tout cas, Bruno Neveu retrouva, dans cette superbe ville, ponctuée d’admirables édifices religieux et universitaires, attachée à ses traditions et à la culture classique, ce qu’il avait tant aimé à Rome : un art de la maintenance, un souci du décorum et des protocoles, une fidélité en profondeur au catholicisme, un amour du legs ancestral, un sens du rituel intact, fût-il désuet. Il y appréciait les dîners solennels en smoking, les cérémonies en toge, les merveilles musicales et liturgiques des offices anglicans. Il n’était pas dupe du côté suranné de ces manières. Il s’en amusait, avec bienveillance et avec malice. J’ai l’impression qu’il aimait les institutions qui escortent, qui encadrent, qui valorisent, comme si elles protégeaient d’une fragilité et se substituaient au père. « À deux reprises, écrit-il, j’ai eu le privilège de capter les images crépusculaires d’une société restée fidèle, par une sorte de miracle, aux usages, aux rites, aux raffinements des siècles précédents ». Et Oxford ne manquait pas d’évoquer en lui la figure du cardinal John Henry Newman, curé anglican de Saint Mary’s, animateur du « mouvement d’Oxford », qui se convertit au catholicisme pour renouer avec la pureté originelle de sa foi.
En se spécialisant dans l’histoire culturelle et religieuse des XVIIe et XVIIIe siècles, Bruno Neveu n’a pas exhumé un vieux savoir ou prolongé des redites théologiques. Il a créé un domaine neuf et original, au vaste périmètre et aux perspectives immenses, qui combine la théologie, le droit, les usages canoniques, la philosophie, l’histoire, la philologie, la littérature, les beaux-arts. Son champ d’érudition supposait une culture universelle, qu’il détenait, par labeur et par goût. Il devint ainsi un pionnier dans cette discipline spéciale et composite, cherchant à éviter que l’examen historique du christianisme ne perde de son objectivité, dans un temps où l’université, selon lui, préférait réinventer le sens de l’histoire, voire « l’histoire totale », plutôt que maîtriser l’historiographie. Il sentait bien que l’histoire, comme science, entretenait des rapports problématiques avec la théologie. Il le dit nettement dans les premières lignes d’une longue étude sur l’autorité du Souverain Pontificat aux XVIIe et XVIIIe siècles : « Pour se voir reconnaître par le savoir universitaire la respectabilité d’une discipline académique, l’histoire du christianisme a dû peu à peu s’éloigner de la théologie, mais cette séparation douloureuse ne lui a pas assuré, en fin de compte, une complète crédibilité ». Et il continuait en ces termes : « La part du transcendant dans l’histoire décide pourtant de toute orientation critique ultérieure. Suivant que l’on tient l’Église pour héritière des promesses évangéliques ou pour une société purement humaine, dès l’époque de son fondateur ou par une altération progressive, les historiographes du christianisme varient du tout au tout. Autant que leur diversité, leur luxuriance déconcerte » (6).
Les travaux de Bruno Neveu ont ainsi apporté une contribution neuve et significative à la compréhension des processus complexes par lesquels la critique historique et philologique s’est dégagée puis imposée, au prix de conflits avec les Églises, lesquelles ont résisté vigoureusement à l’introduction de méthodes de plus en plus exigeantes pour examiner les origines du christianisme et des premiers siècles chrétiens. Sa mort prématurée l’a privé de poursuivre au moment, tant souhaité par lui, de l’ouverture quasi complète des archives du Saint-Office et de l’Index, où l’attendaient un foisonnement de dossiers inédits. Il comptait prolonger sa recherche en s’intéressant aussi aux polémiques entre savants catholiques et anglicans, renouant ainsi avec Oxford et avec le cardinal Newman, en quelque sorte. Enfin, il prévoyait une étude complète de la notion d’« hétérodoxie », pour cerner la complexité de cette dissonance et de cette divergence dogmatique qui s’est peu à peu substituée à la bonne « hérésie » de jadis – si j’ose dire. Personne avant Bruno Neveu n’avait réussi cet exploit, en se fondant sur un travail scientifique qui n’avait pas d’emblée une visée apologétique, d’accroître l’intelligibilité du magistère romain et de ses décisions doctrinales et dogmatiques. Il a su analyser (au sens psychologique, voire psychanalytique du terme) l’histoire de la pensée religieuse en Europe non en la décrivant froidement mais en pénétrant son évolution intime, parfois masquée mais révélée par son verbe, ses doutes, ses joutes et ses postures.
Son activité érudite, qui était toute sa vie, exigeait d’inlassables recherches et une compétence infinie. Mais, tout en se consacrant à son métier de chercheur, Bruno Neveu accepta bien des tâches officielles. La diversité de ses talents et son savoir protéiforme lui permirent en particulier d’être choisi pour présider l’École pratique des Hautes Études, de 1994 à 1998. Il anima également plusieurs commissions, une bonne douzaine, notamment celle des Archives diplomatiques du Ministère des Affaires étrangères, et celle des Travaux historiques de la Ville de Paris, ce qui lui valut la reconnaissance publique. Il présida bien des comités scientifiques, français ou internationaux. Il reçut les décorations françaises les plus prestigieuses et appartint à divers ordres étrangers, notamment italien et portugais. Il était aussi célébré par ses pairs universitaires : il fut reçu entre autres, docteur honoris causa du King’s Collège (Canada) et il participa à diverses Académies italiennes, tout en étant corresponding fellow de la Royal Historical Society. Bref, il ne fut pas insensible aux honneurs. Dois-je redire ici combien son élection à notre Académie lui donna de la joie ? « Je me sens comblé et légèrement étourdi », avoua-t-il alors. Partagé entre exaltation et nostalgie, il y vit une consolation face à la marche du temps, quand « l’âge des impressions instinctives qui nous rendent heureux en nous divertissant fait place inexorablement au temps du découragement, à la confusion du soir ».
Mais son souvenir ne s’efface pas. Ses grands livres sont encore fréquentés par les étudiants et les chercheurs. Je pense à L’erreur et son juge, surtout à la partie où il étudie les procédures et critères de censure appliqués par Rome au jansénisme ; au beau recueil d’articles qui a pour titre Érudition et religion aux XVIIème et XVIIIème siècles ; ou à sa thèse en droit. Les archives monumentales ne le rebutaient pas, comme on le voit avec son examen des souvenirs de l’érudit historien Alfred Maury, professeur au Collège de France en 1862, Directeur général des archives en 1868, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et qui, curieusement, à la fin de sa vie, se passionna pour le sommeil, les rêves et l’inconscient, en précurseur de Freud. Mais les études de Bruno Neveu, quelque savantes qu’elles fussent, ne manquaient pas d’humour ou de facétie, et certains de ses articles se lisaient comme du La Bruyère ou du Saint-Simon, tel son amusant Un rival de l’Avare, le nonce Varese à Paris, 1676-1678, publié en 1982 dans le Journal des savants. Car le style de Bruno Neveu ne se compare à aucun autre, surtout pas dans le milieu scientifique. S’y mêlent l’érudition la plus aiguë et un goût de l’insolite parfois déconcertant. Le lecteur passe du vertige, qui le saisit devant des considérations immenses et sublimes, à des surprises presque fantastiques face à des détails bizarres subitement grossis démesurément. Et, partout, des traits d’humour impromptus, une drôlerie badine frôlant les à-pic les plus inquiétants. Le foisonnement lexical du vocabulaire théologique, inventif et anachronique, accentue ce sentiment d’étrangeté et de miroitement. Cette allure « à saut et à gambades », comme aurait dit Montaigne, ressortissait-elle à ses origines grenobloises, donc stendhaliennes ? On est tenté de le penser. Car Bruno Neveu, avant d’être parisien, romain ou oxonien, était un Dauphinois. Son ami, notre ami, Marc Fumaroli, en lui remettant son épée d’académicien, lui rappela cette formule tirée de La Vie d’Henri Brulard : « Le Dauphinois réfléchit et s’entretient avec son cœur ». Certes, Bruno Neveu ne pouvait que difficilement se réclamer du jeune Henry Beyle, révolté contre son père, libertin et anticlérical, admirateur de Voltaire, jubilant à l’annonce de l’exécution de Louis XVI, pourfendeur des dévots de tout acabit. Mais le vrai Stendhal a vite dépassé ces insurrections enfantines pour être, lui aussi, un amoureux fasciné des arts et des beautés de l’Italie catholique. Et nos deux Grenoblois eurent une vertu supérieure en commun : la haine des hypocrites.
Ceux qui ont eu la chance de croiser Bruno Neveu, comme vous-même, ses confrères académiciens, et, plus encore, d’être du cercle de ses amis rappellent l’urbanité de ce lettré subtil et nuancé, son humour, son maintien posé, la délicatesse de ses attentions, sa ténacité dans la quête du vrai, sa pénétration morale, son sourire charitable, sa sensibilité extrême et le charme de sa conversation. Comme le révèle encore le simple contact avec son style ciselé, vif et savoureux, rien de trivial ou de vernaculaire ne venait troubler son esprit et sa disponibilité intellectuelle. Il était diplomate et courtois, posé et paisible, sans aucune forme de démagogie, insensible aux modes (notamment vestimentaires) et aux excitations du moment. Au fond, il aurait pu devenir un parfait prélat romain, un de ces « cardinaux verts », auxquels un de ses amis (7) aimait à le comparer. Mais sa vocation s’était orientée autrement, sans rien céder sur la défense avisée, exigeante et fidèle de la cause romaine. Il avait choisi de ne pas se disperser, cloisonnant de façon étanche ses affinités et amitiés, se méfiant des fédérations amicales indiscrètes, cultivant ses intérêts et ses proches tour à tour plutôt qu’ensemble. Aussi put-il centrer sa vie sur ses travaux : « ma vie et mes recherches se rejoignent et se recoupent de si près que l’essentiel aura été dit une fois rappelé que le cours de mon existence, peu sollicitée par les soucis extérieurs ou domestiques qui affectent inévitablement l’organisation intellectuelle, a favorisé une sécurité, un bien-être, une régularité fructueuse à l’étude ». Souvenons-nous du dicton latin : aut liberi aut libri, « soit des enfants soit des livres ». Une des sources de sa piété se trouve sans doute dans cet irénisme, dans cet attachement à l’enfance et dans sa dévotion à sa mère, très croyante, dont il ne se sépara vraiment (et sans jamais se remettre de ce deuil qui le déprima) qu’à sa mort, en 1991. Facile à blesser, susceptible, voire pointilleux, il surmonta les épreuves inévitables de la vie, avec secret, en pratiquant l’histoire comme méditation morale ou comme exercice spirituel.
Comme il existe toujours un lien profond et suggestif entre le maître et ses sujets, il me semble que la première grande étude de Bruno Neveu peut nous éclairer sur l’idéal qui l’animait. En consacrant, au seuil de sa magnifique carrière, sa thèse de 3ème cycle à l’abbé de Pontchâteau, il montrait d’emblée sa fascination pour la pureté de la foi et pour la beauté des âmes saintes mais qui ne se laissent pas apprivoiser. Ce marquis de Pontchâteau, neveu de Richelieu, riche et bien né, comblé de bénéfices dès son enfance, trouva dans la vocation religieuse un appel à se dépouiller de tous ses biens. Il se retira de toute vie mondaine, vivant chichement de ses mains, à Port-Royal des Champs, comme simple jardinier. Pourtant cet homme de Dieu fut aussi capable de quitter son désert et son ascétisme pour aller à Rome servir la cause de la résistance janséniste à la politique religieuse de Louis XIV. Ce mélange d’abnégation et d’ardeur devait convenir à Bruno Neveu qui combinait lui aussi piété et insoumission, intériorité jalouse et goût du contact, ombre et lumière.
Je pense que Bruno Neveu, excellent latiniste, n’aurait pas détesté que je me réfère, en terminant, aux dernières lignes de l’éloge que Tacite consacra à son beau-père Agricola. Je cite : « S’il est un lieu pour les mânes des purs, si, comme les sages le croient, les grands âmes ne s’éteignent pas avec le corps, puisses-tu reposer en paix, et nous rappeler, loin du regret stérile et des lamentations, vers la contemplation de tes vertus. Voilà le véritable culte, et la piété d’un entourage proche » (8). Bruno Neveu avait raison de croire en la communion des saints : la valeur et la bonté des êtres exceptionnels rayonnent, en effet, éternellement et elles demeurent, pour ceux qui restent, une vraie nourriture spirituelle.
Notes
(1) Jean-Michel Maulpoix, Chutes de pluie fine, Mercure de France, 2002
2) Une copie de cette « Note biographique » du 25 octobre 2001, manuscrite, m’a été transmise par M. Jean-Louis Quantin, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études. Elle m’a beaucoup aidé. Qu’il en soit vivement remercié.
(3) ÉPHÉ, 1969, 768 p.
(4) Volumes parus dans les Acta nuntiaturae gallicae ; 849 et 810 p.
(5) 759 p.
(6) Juge suprême et docteur infaillible : le pontificat romain de la bulle In Eminenti (1643) à la bulle Auctorem fidei (1794), in Mélanges de l’École française de Rome, 1981, p. 215-275.
(7) Laurent Stefanini
(8) La vie d’Agricola, 46.