On l’a dit précédemment : la 1re édition du Dictionnaire de l’Académie (1694) était plutôt conservatrice, étymologisante ; mais Corneille, académicien depuis 1647, répandra l’usage des « lettres ramistes ». Du nom de Pierre de La Ramée, dit Ramus, auteur d’une « Gramere » où il se montre partisan d’un phonétisme généralisé, qui pose la distinction I / J et U / V. Corneille y ajoute la distinction entre « l’e simple, l’é aigu et l’è grave »).
Au début du xviiie siècle, une question s’invite régulièrement : comment rendre dans l’écrit la langue parlée ? Elle aboutit en 1709 à la tentative de proposer une écriture phonétique. Claude Buffier était l’auteur d’une Grammaire française, qui fut lue dans les réunions de l’Académie française avant sa publication.
C’est une question qui se dit dans des termes voisins chez tous ceux que préoccupent l’établissement d’une « orthographe » – tantôt avec « ph » et tantôt avec un « f » : 1716, traité de l’abbé Girard, L’Ortografe française sans équivoques et dans ses principes naturels. Il faut « fuir l’équivoque, se reposer sur la nature ». L’Académie est moins explicite, mais se demande tout de même : « Qu’est-ce qui doit dicter la graphie des mots ? » La raison, c’est-à-dire l’origine, l’étymologie, ou l’usage, qui tend à imposer ce que suggère la langue telle qu’on la parle ?
L’Académie procède avec une sage lenteur et ne donne une 2e édition qu’en 1718. Sa préface, dans la deuxième partie, expose ses recommandations en matière d’orthographe. Il est intéressant d’en suivre et d’en commenter le détail. Elle continue de suivre « en beaucoup de mots l’ancienne maniere d’escrire, mais sans prendre aucun parti dans la dispute qui dure depuis si long-temps sur cette matiere ». (Nous respectons ici la graphie d’origine.) Pourquoi ne « prendre aucun parti » ? C’est pour demeurer fidèle à une loi, qu’elle a posée dès ses débuts et qui s’imposera jusqu’à nos jours : tenir compte de l’usage. L’ancienne manière d’écrire était certes fondée « en raison » (étymologique) ; mais l’usage introduit « peu à peu » des manières nouvelles, et, « en matière de langue », usage est plus fort que raison. Ce qui n’entraîne aucune précipitation : il faut observer ce que le temps va entériner parmi les nouveautés que l’usage introduit. Hâtons-nous avec lenteur. Il ne faut pas trop se presser de rejeter l’ancien usage, mais ne pas non plus « faire de trop grands efforts pour le retenir ». Ainsi, dans la préface de la 4e édition (1762), l’Académie donnera de l’usage une définition à laquelle elle s’est tenue jusqu’à ce jour : il faut se soumettre « non pas à l’usage qui commence, mais à l’usage généralement établi ».
Dans sa 2e édition, l’Académie était encore soumise à la doctrine « étymologisante », mais elle ne souhaite pas, en cette matière, se faire l’écho des « partisans rigides » de son application stricte – et c’est heureux, nous l’avons déjà noté, car l’étymologie est alors loin d’être une science exacte ! Ce serait le point de départ de bien « des disputes inutiles » : car ce qui compte est la vraie signification d’un mot ; or, celle-ci « ne despend que de l’usage » (orthographe du temps). Conclusion : ne pas retenir les lettres que l’usage a bannies, mais ne pas « en bannir par avance celles qu’il y tolère encore ».
D’où quelques conclusions de bon sens et si justes qu’on souhaiterait qu’elles inspirent les réformateurs d’aujourd’hui. Nos yeux et nos oreilles, dit la préface, sont tellement habitués à certains « arangements de lettres » (orthographe du temps, un seul r), et aux sons qui leur sont attachés, « qu’on perdrait son temps à vouloir en imposer d’autres ».
L’usage est l’effet de l’ignorance ? Sans doute, mais la commodité qui en résulte doit avoir droit de cité. Elle est faite d’un « consentement tacite » dont les causes, pour être inconnues, n’en sont pas moins réelles. Et les exemples que donne la préface nous éclairent sur un point souvent controversé : de quand date, par exemple, le décalage entre la graphie et la prononciation dans les terminaisons en « oient » devenues, plus tard « aient » ? Réponse : du début du xviiie siècle. « Nous avons cessé, dit la préface, de les prononcer comme les prononçoient nos peres, quoique nous les escrivions encore comme eux ».
Un an plus tard, en 1701, les Jésuites, établis à Trévoux dans la principauté de Dombes alors indépendante, prennent l’initiative de publier un dictionnaire rival de celui de Furetière. Ils essaient de tarir ainsi l’importante source de revenus que sa publication est pour les protestants de Hollande.
Ce qui fait la différence avec le dictionnaire de Furetière, note Michel Le Guern dans un article de 1983, c’est la présentation typographique des entrées. L’orthographe française est en pleine évolution : faut-il garder l’orthographe traditionnelle, celle de Furetière, ou opter pour l’orthographe nouvelle, et supprimer les lettres qu’on ne prononce plus (ce que fait Richelet) ? Le parti des Jésuites est ingénieux : les lettres rejetées sont écrites en minuscules, et le reste du mot en majuscules. Ainsi « collation » est noté COLLATION pour les acceptions juridiques et COLLATION quand il s’agit d’un léger repas.
En 1719, les Jésuites de Trévoux publieront en complément un Plan d’une orthographe suivie pour les imprimeurs, avec des simplifications et un usage généralisé des accents.
1740-1762 : 3e et 4e éditions du Dictionnaire de l’Académie. Toutes deux font état de nombreuses et importantes simplifications orthographiques. Et la préface de la 3e s’engage sur la voie délicate de la prononciation : « Nous ne laissons pas de marquer quelles sont les diverses prononciations des vingt-trois lettres de l’Alphabet François », et même de certains mots, lorsqu’elle est éloignée de la manière de les écrire. On apprendra ainsi, avec surprise et plaisir « qu’on doit prononcer “Cangrène”, quoiqu’on écrive Gangrène ». Rien de nouveau, au demeurant, la règle qui s’impose demeure celle de l’usage, toujours plus fort que la raison « en matière de Langue ». Inutile de le contrarier, « il auroit bientôt transgressé ces loix » (qu’on écrit alors avec un « x »). Du reste, qui ne suivrait pas l’usage « aurait l’air antique ». Et il faut faire la part de l’éducation, de l’âge, et du respect qu’on a pour les maîtres qui nous ont donné nos premières leçons. D’où les flottements, et le refus d’une unification forcée. On gardera donc certaines lettres inutiles dans quelques mots, après les avoir chassées de quelques autres. Mais pourquoi, par exemple, dans Méchanique, « l’H inutile » est maintenue, alors qu’on l’a ôtée de Monacal ? L’usage en a ainsi décidé : il n’est pas question d’envisager un seul et unique « locuteur » ; « et la modernité n’est pas toujours là où on pense : au couvent et non à l’atelier »…
La 3e édition du Dictionnaire s’était employée à réduire considérablement le nombre des lettres (prétendument) étymologiques ; l’emploi des accents est systématisé, et régularisé :
6 177 mots voient leur graphie changée. La 4e (1762) mène à son tour, en théorie et en pratique, une réflexion systématique sur la question de la graphie des mots. Question plus urgente que jamais du fait de l’introduction de mots nouveaux, appartenant « soit à la Langue commune, soit aux arts & aux sciences ». Elle pose cependant tout de suite les limites de son action : elle « n’ignore pas les défauts de notre orthographe » ; mais elle se refuse à « assujettir la Langue à une orthographe systématique ». Elle accepte (enfin !) l’introduction, demandée depuis longtemps « par les gens de lettres », des « lettres ramistes » et sépare « la voyelle I de la consonne J », et « la voyelle U de la consonne V ». Le nombre « des lettres de l’Alphabet François » passe alors à vingt-cinq. (Elles sont vingt-six aujourd’hui, ce qui exige une petite parenthèse.) « Dernière venue » selon Grévisse, le W sera la dernière lettre introduite en français. Les mots commençant par W font leur apparition dans la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie (1798), mais non la lettre elle-même. En 1877, « tramway » entre dans le Dictionnaire de l’Académie mais le W est toujours considéré comme une lettre « appartenant à l’alphabet de plusieurs peuples du Nord et qu’on emploie en français pour écrire un certain nombre de mots empruntés aux langues de ces peuples ». Ce n’est pas « une lettre de plus dans notre alphabet. De même en 1935, 8e édition, la dernière à ce jour : le W n’est toujours pas considéré comme une lettre de l’alphabet français....
L’abbé d’Olivet, en rédigeant la préface de la 4e édition, s’était posé un problème qui surgira lors de toute réforme de l’orthographe, et avec peut-être des conclusions différentes de celles de cet abbé. Pour lui, un décalage s’introduit entre écrire et lire, si la prononciation d’un terme ne retentit pas sur la manière de l’écrire. Un jour on cesse « de prononcer le B dans “Obmettre”, & le D dans “Adjoûter” » (qui correspondaient à la graphie des deux prépositions latines ob et ad). Il faut alors absolument les supprimer « en écrivant » sinon on se retrouverait devant un mot incompréhensible ! Il faut que la prononciation donne « sa loi à l’orthographe ».
On pourrait objecter à l’abbé qu’inversement toute réforme dans l’orthographe d’un mot risque de frapper à mort les textes anciens, puisque écrits selon une autre graphie. Génération après génération, cette question se pose. Simplifier l’orthographe, ou la rendre plus proche de la prononciation, c’est rendre inintelligibles les textes du passé.
Mais revenons à cette 4e édition qui reprend et complète un nettoyage général de la langue entrepris avec la 3e et lui donne un aspect « moderne » : suppression des lettres doubles, retrait des lettres B, D, H, S, quand elles sont inutiles. Remplacement de la lettre S par un accent « circonflèxe » (le mot porte encore un accent grave qui va disparaître). Le Y ne subsiste que quand il garde la trace de l’étymologie – loin d’être la maîtresse, celle-ci n’est cependant pas oubliée. Depuis la 3e (1740), on écrit désormais Foi, Loi, Roi, en leur retirant leur inutile Y (qui du reste n’était qu’une enjolivure graphique de fin d’un mot ; l’histoire du Y est passionnante). Mais il est maintenu dans Royaume, Moyen, Voyez, car il « tient la place du double I ». Et dans Physique, Synode, pour marquer l’étymologie.
Le dernier tiers du xviiie siècle engage Nicolas Beauzée (grammairien qui sera élu à l’Académie française en 1772) dans la voie des « Propositions pour une orthographe moderne » (1767), soutenues par ses travaux sur la phonétique – d’une qualité scientifique tout à fait nouvelle, exceptionnelle. Ses travaux le conduisent à une foule d’observations de premier ordre, dont profitera sa Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues. La prononciation est la source et la base de l’orthographe : mais nul n’était allé aussi loin avant lui dans son analyse. (Cela dit, le respect de la prononciation ne veut cependant pas dire respect des accents : un Picard, qui dit « un cat », n’a pas le droit d’écrire ainsi le nom du félin domestique.)
De ce fait, l’orthographe est toujours insuffisante et comme en retard sur la prononciation. Ce qui ne peut justifier l’introduction de nouvelles consonnes ou de nouvelles voyelles ; mais on souhaite parfois que l’orthographe ne reste pas trop en arrière : ainsi à propos du mot feuillage, trop souvent prononcé « feuïage » (c’est ce que nous faisons aujourd’hui) aux dépens de la mouillure (« feuliage »).
L’écart cependant ne peut être comblé : l’orthographe est le témoin, et le conservatoire, des anciennes manières de dire. Nous écrivons de la même façon « Anglois », que nous prononçons « Anglès », et « Danois ». Mais nous ne disons pas « Danès » : parce que nous sommes moins souvent en relation avec eux.
Profonde réflexion, qui remet définitivement à leur place les tentatives récurrentes de faire coïncider la graphie et la prononciation. Comme quelques années plus tard (1771), celle de Voltaire, qui milite pour une simplification de l’orthographe, au motif que : « L’écriture est la peinture de la voix, plus elle est ressemblante, mieux elle est. »
Nous nous proposons d’y revenir dans un prochain épisode de notre feuilleton : « L’orthographe, histoire d’une longue querelle ».
Danièle Sallenave
de l’Académie française