En fait, « Laïcité » reste un néologisme moderne, puisque Littré l’ignore encore, ne mentionnant que « laïque », ainsi défini : « Qui n’est ni ecclésiastique, ni religieux», provenant, par le latin laicus, du grec laikos, lui-même dérivé du substantif laos, désignant le peuple, le peuple indistinct, la foule non encore organisée, par exemple l’armée rassemblée par la levée en masse, la foule des habitants de la cité mais aussi des campagnes (dans le grec classique, le laos se distingue du dêmos, peuple constitué dans son cadre politique). C’est en ce sens que s’entend l’emploi biblique de laos pour nommer le peuple que Dieu réunit à son appel, par exemple, lorsque Moïse monte au Sinaï pour y recevoir les tables de la Loi et annoncer aux Israélites qu’ils constituent « une nation sainte » (LXX Exode 19, 3-9). Cette formule sera reprise souvent dans le Nouveau Testament, et en particulier par Pierre, qui salue les chrétiens comme « un peuple que Dieu s’est acquis » : « Vous qui n’étiez “pas un peuple”, et qui maintenant êtes le peuple de Dieu » (I Pierre 2, 9-10). Lorsque le Christ parlait, « il y avait un grand concours de peuple (plêthos polu tou laou) de gens de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon » (Luc 6, 17), pour l’écouter ; et ce sont à ces auditeurs de rencontre, indistincts et divers, qu’il annonce les Béatitudes. Cet usage proprement chrétien se formalise rapidement pour désigner, selon le Dictionnaire de l’Académie, le « laïc », ou le « laïque », comme celui « qui, à l’intérieur de l’Église, n’appartient ni au clergé séculier, ni au clergé régulier ; qui n’est ni ecclésisastique, ni religieux » – comme un membre du peuple chrétien, qui ne se distingue par aucune fonction spéciale dans l’Église : ni évêque, ni prêtre, ni diacre, n’ayant reçu aucun des ordres sacrés, mais membre de plein droit de l’Église par son baptême (et, en ce sens, contrairement à la définition citée, parfaitement ecclésiastique).
D’où un premier paradoxe : ce n’est qu’à l’intérieur de ce contexte biblique, puis ecclésiastique, qu’on peut parler de « laïc » ; hors de ce contexte théologique, ce terme n’a aucun sens précis, pas plus que celui de « laïcité ». « Laïciser » une fonction ne peut vouloir dire, au sens strict, que donner dans l’Église une fonction à un individu qui n’a pourtant pas reçu les ordres sacrés : laïciser un collège, un hopital signifie qu’il ne sera plus dirigé par un clerc, mais par un non-clerc, ou que des non-prêtres y enseigneront. On ne peut réduire (c’est-à-dire reconduire, reducere, non pas dégrader) quelqu’un à l’état laïc (par exemple un prêtre ou un religieux) que dans l’Église et par elle, parce que la distinction entre clerc et laïc n’a lieu que dans l’Église. Tout autre usage devient métaphorique, c’est-à-dire abusif. Les écoles et institutions hospitalières de l’Église catholique ne furent pas, sous la Révolution, « laïcisées », mais simplement réquisitionnées, confisquées, transformées en biens nationaux ; les prêtres et les ordres monastiques ne furent pas « laïcisés », mais purement supprimés, dissous, éliminés.
D’où suit une deuxième remarque. La loi de 1905 n’est pas une loi de laïcité, car, avec une sage prudence théologique, le législateur n’emploie jamais le terme même de « laïcité » dans un texte pourtant fort détaillé. Il s’agit d’une loi de séparation, portant en effet comme titre : « Loi concernant la séparation des Églises et de l’État ». Son article 2 stipule que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Autrement dit, il n’y a pas dans la République française d’Église établie, contrairement, par exemple, à la Grande-Bretagne où une religion a rang de religion d’État, d’established church. En fait, la loi de 1905 reproduit purement et simplement le premier amendement de la Constitution américaine (en 1789), qui précise que, contrairement au Parlement britannique, le Congrès « ne fera pas de lois regardant l’établissement (establishment) d’une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci, ou limitant (abridging) la liberté d’expression ou celle de la presse, ou le droit des citoyens de s’assembler d’une manière pacifique ».
Ainsi la loi de 1905 ne décrète aucune « laïcité » au sens de la « laïcité de combat », même si les partisans du combat anticlérical l’entendirent ainsi, mais prolonge une tradition beaucoup plus ancienne, celle de la séparation. On peut d’ailleurs argumenter que la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789, anticipe sur la loi de 1905 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Puisqu’il s’agit d’une loi de séparation, il serait donc judicieux, semble-t-il, de la nommer par son nom. Elle indique simplement que le catholicisme n’est pas religion d’État, ni la religion de l’État, pas plus et pas moins qu’aucune autre religion. L’État reconnaît qu’il n’est pas en état d’instaurer une religion, même d’État, et que son devoir d’état (et d’État) consiste à ne pas instaurer ou établir la moindre religion. Tel fut aussi exactement le contenu du premier concordat de Bonaparte, en 1801 ; en ce sens bien différent d’autres concordats européens, il ne déclarait pas le catholicisme religion officielle de la France, il constatait un fait : « Le gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français. »
Une troisième remarque s’ensuit. La séparation entre l’État et une religion, bien avant 1905 (la loi de Séparation) et 1790 (la Constitution civile du clergé), remonte à la royauté, lorsque à la fin des guerres de Religion l’édit de Nantes (1598) établit que le roi – c’est-à-dire l’État – admettait la pluralité des religions. Ainsi la France devenait le seul pays d’Europe à ne pas appliquer le principe (en fait protestant, avalisé à la diète d’Augsbourg en 1555, puis généralisé par les traités de Westphalie en 1648) de devoir « avoir la religion de la région de son prince, cujus regio, ejus religio ». Il faut même remonter plus loin, car le principe de séparation entre le pouvoir politique (l’État, les États, royaumes ou empires, etc.) et l’autorité spirituelle (les évêques, et d’abord celui de Rome) avait traversé tout le Moyen Âge, et en fait depuis le moment où l’Empire romain devint chrétien par décision de Constantin, instaurant du même coup un conflit structurel et récurrent entre l’empereur, quel qu’il soit, et le pape, quel qu’il soit. On devrait même remonter plus loin encore. Car c’est bien la révélation biblique (et donc le christianisme) qui instaure cette séparation : Dieu, qui crée par séparation (« séparer » équivaut à « créer » en hébreu), demande de respecter l’écart entre le pouvoir des hommes et l’autorité de Dieu, ce qu’on doit aux uns et ce que l’on doit à l’Autre. Elle le réclame à une époque où l’ensemble du monde civilisé (l’oikoumenê) reposait au contraire sur le principe de la non-séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux ; dans tous les pays et nations qui entouraient Israël, le roi exerçait aussi la fonction religieuse de prêtre, d’intermédiaire entre la cité et le(s) dieu(x), voire jouissait du statut d’un dieu. Il y a donc quelque chose d’étrange dans l’accusation que toute organisation religieuse (toute Église, et en particulier bien entendu l’Église catholique) serait spontanément et inévitablement totalitaire dans son organisation et dominatrice dans son institution.
Et si on croit éviter le paradoxe du concept, on ne peut guère échapper à une question de fait : où, et dans quels pays trouve-t-on la séparation aujourd’hui réellement instaurée ? Dans quelles régions du monde a-t-on le droit réel, d’une part, de changer de religion, de n’en avoir pas, de choisir celle que l’on veut ou, d’autre part, de ne pas considérer le chef d’État (ou celui qui en tient lieu) comme investi d’un pouvoir non seulement politique, légal, mais spirituel et inconditionnel ? La réponse n’a rien d’évident : la séparation ne s’instaure ou ne peut guère s’instaurer que dans les pays qui ont été christianisés d’une manière ou d’une autre, qui ont été atteints par la révélation judéo-chrétienne. Dans tous les autres pays, même l’athéisme personnel devient impensable et impraticale, sinon dans la clandestinité et la marginalité.
Il se pourrait finalement que la laïcité n’offre aucun concept du tout. Ce fut la conviction de Mallarmé : « Considérons aussi que rien, en dépit de l’insipide tendance, ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n’élit pas précisément de sens » (Divagations, 1897). Et Mallarmé, athée, se sachant déserté de Dieu, savait ce dont il parlait, puisqu’il écrivait ces lignes durant la plus intense période d’incubation de la loi de 1905.
Jean-Luc Marion
de l’Académie française