SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES
CINQ ACADÉMIES
MARDI 25 OCTOBRE 1966
Les Arts ou les Lettres
par
M. Étienne GILSON
délégué de l’Académie française
On a coutume de nommer ensemble les arts et les lettres, comme un couple dont la bonne entente va de soi. Mais est-elle à ce point certaine ? Quelques faits assez curieux permettent d’en douter.
En 1780 l’Académie française devait donner un successeur à l’érudit Foncemagne, membre de l’Académie française (1722), puis de celle des Inscriptions (1737). Deux candidats désiraient lui succéder : Anatole Lemierre et Guy de Chabanon. Lemierre était l’auteur de pièces à succès, dont la Veuve du Malabar, et d’un poème didactique sur La Peinture, mais il prévoyait sa défaite : « Ah ! soupirait-il, M. de Chabanon l’emportera ; il joue du violon, et moi je ne joue que de la lyre. »
En effet, Chabanon jouait du violon et il l’emporta. C’était un musicien-né. La musique le bouleversait au point que, dans sa jeunesse, il avait scrupule à l’écouter. Il ne pouvait croire que quelque chose d’aussi délicieux ne fût pas un péché. Ses parents le persuadèrent pourtant un jour d’aller entendre un concert, où l’illustre violoniste Jean-Marie Leclair, qui avait déjà cessé de se produire en public, devait faire une apparition exceptionnelle. « Ma première impression en entrant », écrit-il dans ses Mémoires, « fut celle d’un tourbillon d’odeurs délicieuses, dont je me sentis investi tout d’abord. Il me sembla que je respirais un autre air, que je vivais dans un autre élément. À cette impression succéda celle de l’orgue, qui me soulevait, pour ainsi dire, de ma place. Enfin, quand la musique commença, transporté d’une ivresse dont mes scrupules me firent aussitôt un crime, je ne pensai pas que je pusse, sans offenser Dieu, atteindre à ce comble de volupté ». Que fit-il ? Il se bourra les oreilles de bouchons de papier, qui ne l’empêchèrent d’ailleurs pas d’entendre mais dont, en dépit d’interventions chirurgicales douloureuses, lui-même ne put retirer les derniers fragments, comme calcinés dit-il, que vingt-cinq ans plus tard.
Dans l’entre-temps, Chabanon était devenu violoniste professionnel et même chef d’orchestre, mais il avait aussi compris que sa chère musique ne lui préparait qu’un avenir assez limité. Il s’était donc jeté dans l’étude des lettres, était devenu un bon helléniste, avait traduit Pindare et écrit d’excellents mémoires sur la musique grecque, bref il avait tant fait que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres l’avait élu en 1760. Voulant alors égaler les écrivains qu’il avait jusque-là traduits, Chabanon se fit auteur dramatique et poète. Je veux dire qu’il écrivit des pièces de théâtre en vers. De l’une d’elles, Eudoxie, Voltaire approuvait fort l’exposition, qu’il appelait le vestibule, mais non la suite. « Ah ! disait le grand railleur en apercevant Chabanon, voilà Monsieur du Vestibule ! »
Mais Chabanon ne se laissa pas décourager. En 1780, vingt ans après l’avoir été aux Inscriptions il fut élu à l’Académie française. Son grand livre ne devait venir que cinq ans plus tard, en 1785 : De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre. Ce jalon dans l’histoire de l’esthétique musicale vint donc trop tard pour justifier l’élection de Chabanon et son biographe Desnoireterres l’explique autrement : « Ce qui facilita étrangement l’entrée de Chabanon à l’Académie française, ce fut l’appui que lui donnèrent ceux de ses confrères des Inscriptions et Belles-Lettres qui étaient en même temps des Quarante. Duclos disait : « C’est un grand abus que les Académies se pénètrent », et ajoute Desnoireterres, « Duclos avait raison ».
Duclos en parlait à son aise, puisque élu d’abord aux Inscriptions en 1739, il le fut ensuite à l’Académie française (1747) dont, comme pour mieux s’assurer qu’il en était vraiment, il devint en 1755 le Secrétaire perpétuel. Et ce fut tant mieux pour tout le monde, car il rendit à notre Académie les plus grands services. Mais je suis heureux que ne soit pas là mon problème ; celui dans lequel je me suis imprudemment engagé me suffit. Je le reçois des mains de notre grand dispensateur des plaisirs de la musique, excellent musicien lui-même, Roland-Manuel : « Chabanon, dit-il, est apparemment le seul praticien de l’art musical qui ait jamais réussi à forcer les défenses de l’Académie française. »
C’est tout à fait vrai, sauf une distinction liminaire. Un violoniste est certainement un « praticien de la musique », mais, sauf erreur de ma part, la Cinquième Section de notre Académie des Beaux-Arts est ouverte à la Composition Musicale, et je ne suis pas sûr qu’un virtuose mondialement célèbre du Saxophone ou du Sarrussophone aurait grande chance d’y être élu. Ce n’est pas pour son violon, instrument noble pourtant, qu’elle voulut élire Ingres, et c’est encore moins un violoniste que l’Académie française a élu en la personne de Chabanon. Je pense plutôt à tant de musiciens qui furent aussi des écrivains, brillants comme Berlioz, ou excellents comme Camille Saint-Saëns, dont aucun ne compta au nombre des Quarante ; ni Charles Gounod, ni Vincent d’Indy, ni Claude Debussy, ni Gabriel Fauré, ni Paul Dukas n’ont honoré notre compagnie de leur présence. Au vrai, aucun compositeur de musique n’a jamais forcé les défenses de l’Académie française. J’ajoute qu’aucun ne les forcera jamais, pour la simple raison qu’elles n’existent pas. On élit des hommes d’État, des hommes d’Église, des hommes de guerre, des hommes de robe, des hommes de science, parfois aussi des hommes de lettres, mais on n’élit pas de musiciens, même un J.-Ph. Rameau ; ce n’est pas l’habitude. Pourquoi ? C’est justement ma question, et s’il y a une réponse, j’avoue que je ne la connais pas.
Puisque nous philosophons, généralisons le problème. De tous les membres de l’Académie des Beaux-Arts qui furent aussi de l’Académie française, jusqu’à une date toute récente que je dirai, aucun ne fut vraiment un artiste. Au XVIIIe siècle, des érudits et des amateurs éclairés, oui, comme Jean-Paul Boignon, Gros de Boze et Watelet ; ou un écrivain de théâtre, comme Sedaine, qui fut secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts ; au XIXe siècle, il était juste que le duc d’Aumale, élu à l’Académie française en 1871, le fût aux Beaux-Arts en 1876, puis aux Sciences Morales et Politiques ; un beau tiercé et bien mérité, mais le duc n’était pas un artiste. Je ne m’étonne pas non plus que Charles Blanc, des Beaux-Arts en 1868 et de l’Académie française en 1876, ait cumulé les deux académies et d’ailleurs bien d’autres titres, car le goût du cumul est un trait de nature ; je tiens sa Grammaire des Arts du Dessin pour une manière de chef-d’œuvre, mais lui non plus n’était pas un artiste. Il n’était pas de cette race élue qui fait de la beauté pour l’ornement du monde et la consolation de notre vie ; comme tant d’entre nous, il n’était qu’un de ceux qui, faute de pouvoir créer de la beauté, se contentent d’en parler. Bref, aucun de ceux qui ont appartenu aux deux académies n’avait été élu à l’Académie des Beaux-Arts comme producteur d’œuvres d’art. Mais notre Académie aurait pu s’associer quelques artistes, qu’ils fussent ou non membres de l’Académie des Beaux-Arts. L’a-t-elle fait ? Sauf oubli de ma part, l’Académie française n’a jamais élu un seul architecte. Ni jadis, François Blondel et son rival Claude Perrault, ni, naguère, Viollet-le-Duc, auteur, outre maint volume plus austère, des Entretiens sur l’Architecture et de l’Histoire d’une maison ; ni, tout récemment encore, un de ces hommes tels que Le Corbusier qui, comme tous les grands architectes, détiennent les clefs de la cité de demain. Tous furent des écrivains, mais ils avaient le tort de construire. Le véritable architecte selon le cœur de l’Académie française, c’est Eupalinos ; il écrit à la perfection et ne construit rien.
Le premier miracle s’est produit le 2 mars 1899, quand le sculpteur Eugène Guillaume fut accueilli sous cette coupole. Ce fut le premier artiste élu comme tel, et il marqua discrètement l’événement. Je vous remercie, dit-il à ses nouveaux confrères, de « ce couronnement inespéré de ma carrière : la faveur que vous avez faite aux arts, en ma personne, de les admettre en votre compagnie ». À part ces mots, qui marquaient d’ailleurs très bien le coup, aucune confidence sur le sens de l’événement, mais un deuxième miracle en apprit davantage lorsque, vingt-sept ans plus tard, l’homme d’État que fut Louis Barthou reçut ici même Albert Besnard. La vieille dame du Quai de Conti n’avait pris que deux cent soixante-douze ans de réflexion pour élire son premier peintre.
« Messieurs, dit d’abord Besnard, par une grâce spéciale, vous avez convié un peintre à s’asseoir parmi vous... », sur quoi il ajouta que, devant parler de Pierre Loti, le plus peintre de nos écrivains, il allait en parler en peintre. Qui fut bien embarrassé ? Ce fut Louis Barthou, dont la réponse fut le discours d’une mère poule à son premier petit canard. Comment, lui dit-il, on vous offre la chance de parler d’un écrivain en écrivain, et vous avez la modestie, ou la coquetterie, de vouloir en parler en peintre ! Soit, ajouta-t-il magnanimement, vous êtes libre de choisir votre point de vue, « et il y a des disciplines que l’Académie, dont vous apprécierez le libéralisme, n’impose pas ». Mais que vais-je faire à présent, écrivain qui dois juger un peintre ? Alors jaillit de son cœur un cri dont je ne pense pas que lui-même ait connu la profondeur, mais dont je n’en finis pas de me rassasier : « Si encore vous étiez musicien ! » En effet, un compositeur de musique ne fait pas de musique comme un peintre fait de la peinture, avec ses mains, un chevalet, une blouse et des couleurs sales ; pour un homme de lettres, puisqu’il écrit de la musique, le compositeur est encore une espèce d’écrivain. Mais non, ce peintre s’obstine à vouloir être peintre, et Barthou voit bien l’objection : « Un peintre à l’Académie, et le premier peut-être qui y soit entré ! N’est-il pas de l’Académie des Beaux-Arts ? » À quoi il répond, pulvérisant sa propre objection : « Certes oui, comme Claude Bernard, Berthelot et Pasteur étaient de l’Académie des Sciences. Il n’y a pas d’erreur plus fréquente que de croire l’Académie française destinée aux seuls écrivains. »
Réplique irréfutable, mais c’est ce qui s’appelle s’enferrer sur son propre glaive, car Barthou démontre ici que l’Académie française peut élire des peintres, ce que nul ne conteste, alors qu’il s’agissait de savoir pourquoi, libre de le faire, elle ne l’avait encore jamais fait. Car enfin, sans remonter à Nicolas Poussin, et pour ne parler que de ceux que j’ai lus, Delacroix, Fromentin, Jules Breton, Gauguin, Sérusier, Émile Bernard, Odilon Redon, Maurice Denis, Signac, Lhote, Gleizes, Braque, Ozenfant, ces peintres furent aussi des écrivains. Pourquoi les avoir tous négligés ?
Telle est ma question. Je vous ai prévenus que je n’en connaissais pas la réponse, et c’est vrai. Car je me refuse à croire, mais je n’en suis pas tellement sûr, que nous en soyons encore à penser, comme Sénèque le Philosophe, que l’art des sculpteurs, qu’il nomme des marbriers, soit servile et étranger à la classe noble des arts libéraux. Baudelaire y verrait peut-être simplement un signe de cette insurrection sournoise de la parole contre la main qui sévit chez nous en tant de domaines : « Où il ne faut voir que le beau, dit Baudelaire, notre public ne cherche que le vrai. Quand il faut être peintre, le Français se fait homme de lettres. » Il le reste d’ailleurs quand il faut être poète, et sans doute est-ce pour cela que « parmi les écrivains qui se servent du vers, ceux que (la France) préférera toujours sont les plus prosaïques ». À quoi je me permets d’ajouter à mon tour que, s’il en est ainsi, nous devrions nous garder de tarir, avec la source de la poésie, celle de la science, qui est la même. Comme le poète et l’artiste, celui qui crée de la science est un aventurier de l’esprit. Par-delà la raison raisonnante dont il est la source, l’intellect est le grand découvreur dans tous les ordres, car il est l’imagination créatrice même et c’est pourquoi, comme l’a dit encore profondément Baudelaire, « l’imagination est la reine des facultés ».
Je m’arrête, Mesdames et Messieurs, car je sens que je deviens bien lourd même pour cette réunion quintuplement académique. Vous me le pardonnerez, j’espère, en vous souvenant qu’aujourd’hui encore tout philosophe reste un disciple de Socrate, qui fut l’apôtre des vérités impopulaires et n’eut rien à partager avec les autres hommes, que ses perplexités.