Qu’on ne s’y trompe pas, il n’est pas question ici de jeter l’opprobre sur les enfants d’Auguste Comte ou sur les héritiers de Pierre Bourdieu, ni d’anathématiser tous ceux qui, à la suite de ces deux grands représentants de la sociologie française, se lancèrent dans cette discipline. Ce n’est pas ceux qui exercent ce métier qui nous intéressent, mais leur nom. Le monstre peut en effet être une créature dont le corps est composé d'éléments disparates empruntés à différents êtres réels. Dans l’Antiquité, les plus connus de ce type furent les centaures, le minotaure et la chimère. Le monde des mots a des monstres équivalents, ce sont les mots qui empruntent les éléments dont ils sont composés à des langues différentes. En temps ordinaire, la langue se refuse à ces étranges enfantements et bâtit ses composés avec des éléments venus d’une même langue, le plus souvent du grec ou du latin, mais évite de mêler l’une et l’autre. Peut-être est-ce pour cette raison que l’on a parfois des synonymes composés avec des éléments de même sens pris dans l’une et l’autre de ces langues, comme quadrupède et tétrapode, insectivore ou entomophage, ou encore florilège et anthologie. Le sociologue et la sociologie échappent à cette règle puisque leur nom est formé de socio-, tiré du radical de social ou société, deux formes qui remontent au latin socius, « ami, compagnon, allié », et de -logue ou -logie, des suffixes tirés du grec logos, « discours, traité, étude ». De semblables productions sont rares dans notre langue, mais il en est quelques-unes qui se sont particulièrement bien installées chez nous, et qui, d’ailleurs, ont parfois intéressé les sociologues. Parmi celles-ci on peut citer la télévision, formée à l’aide du grec têle, « loin, à distance », et du latin videre, « voir ». Ce choix s’explique peut-être par le fait que d’autres formes de sens voisin et empruntant à une seule langue étaient déjà en usage, comme télescope pour le grec, que l’on rencontre dès le xviie siècle, ou longue-vue, pour le latin. Après la télévision, un autre symbole de notre époque, l’automobile, formée à l’aide du grec autos, « de soi-même », et du latin mobilis, « qui peut être déplacé ». Celle-ci a succédé à la locomobile, un nom mieux composé puisque formé avec le latin locus, « lieu ». La locomobile était une machine constituée d'un moteur fonctionnant le plus souvent à la vapeur, généralement montée sur roues non motrices et qui pouvait être déplacée sur des lieux où elle servait à actionner des engins agricoles ou industriels. Ce nom féminin était une substantivation de l’adjectif locomobile, que le Dictionnaire de l’Académie française définit ainsi : « Qui peut être déplacé », et que Zola utilise dans La Terre, quand il parle de « batteuses locomobiles avec élévateur de paille et ensacheur ». Cet adjectif est un synonyme de locomotif, qui ne subsiste que grâce à sa forme féminine substantivée, locomotive.
La mythologie grecque avait fait de Thésée et d’Héraclès des chasseurs de monstres ; ils s’acquittèrent bien de leur tâche et débarrassèrent la terre de ces derniers, fût-ce accidentellement comme lorsque Héraclès blessa le centaure Chiron. La langue n’a ni Thésée ni Héraclès, mais ce type de monstres ne prolifère cependant pas. À peine pourrait-on citer à côté du sociologue, comme dans un inventaire à la Prévert, un criminologue (du latin crimen, « accusation, faute, crime »), et une pubalgie (du latin pubes, « aine, pubis », et du grec algos, « douleur »), une lombalgie (du latin lumbus, « reins, échine), les mois révolutionnaires messidor (du latin messis, « moisson », et du grec dôron, « don ») et fructidor (du latin fructus, « fruit ») ; point de raton laveur pour conclure, mais des muridés (du latin mus, « souris », et du grec eidos, « apparence ») ou des mustélidés (du latin mustela, « belette »).