DISCOURS
DE
M. HENRY BORDEAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESDAMES, MESSIEURS,
J’ai l’honneur d’être délégué par l’Académie Française pour inaugurer la plaque commémorative sur la maison que Paul Bourget habita pendant près d’un demi-siècle, où il composa ses principaux romans, et où il mourut.
Une amitié de quarante années ne peut s’éteindre dans la mort. Celui qui reste doit encore le culte du souvenir au grand aîné disparu. Plus d’un demi-siècle de littérature a retenti de la renommée de Paul Bourget. Les Essais de Psychologie, avant même ses premiers romans, avaient ouvert des voies nouvelles à la jeunesse intellectuelle, et son dernier ouvrage Une Laborantine, publié à plus de quatre-vingts ans, rendait encore hommage à ces vaillantes jeunes filles d’aujourd’hui, si diffamées par ailleurs, qui ont orné du goût de la science l’obligation du travail ; et quelle distance parcourue de Thérèse de Sauve, l’héroïne de Cruelle Énigme, à la laborantine Paule Gauthier qui trouve son salut dans sa nouvelle profession !
Cependant je ne viens pas ici remonter le courant de la plupart des critiques actuels qui ont méconnu le romancier, ni même des critiques catholiques qui n’ont pas su voir combien le grand écrivain servait la cause de l’Église par l’apologétique du dehors, et même du dedans ; car on a beaucoup abusé de ce terme : littérature engagée. Paul Bourget a parfaitement observé d’un coup d’œil implacable les mœurs contemporaines ; mais, au rebours de la plupart des romanciers, il ne s’est pas interdit de remonter aux causes où il a surpris les erreurs de l’intelligence, de la raison ou des sens.
J’évoquerai son souvenir dans la maison qu’il habita depuis sa jeunesse, et où il rendit le dernier soupir, la nuit de Noël 1935, à l’âge de 83 ans.
Lui qui avait tant travaillé en présence de cette fresque de Luini qui ornait son cabinet de travail, où il pouvait voir dans l’humilité de la Crèche la Vierge tendre l’Enfant Jésus à l’adoration des Mages, il mourait à l’aube de la Nativité. Lui qui eût tant désiré de durer dans cette « immortalité terrestre » de la famille, pour employer cette belle expression de Taine, son maître, s’en allait au son des cloches qui saluent, après dix-neuf siècles, la naissance d’un enfant. Il était deux heures et demie du matin. Ses mains tenaient déjà un crucifix. La prière des femmes l’environnait. De la rue un chant monta soupeurs attardés et joyeux d’un réveillon ? Mais brusquement il cessa, comme si un ordre invisible l’eût suspendu.
C’était bien un ordre invisible. De la file d’automobiles rassemblées au bas d’un hôtel voisin où s’était fêtée la Noël, les chauffeurs s’étaient rassemblés autour de celui qui savait.
« Dans cette maison-là, leur apprenait-il, Paul Bourget est en train de mourir : il ne faut pas faire de bruit. »
C’était le dernier écho de la gloire humaine. Et ce chauffeur informé se mit à raconter « Lazarine », qu’il avait lue, à ses camarades attentifs. Il racontait presque à voix basse. Quand les maîtres sortirent joyeux et chantant, le même officiant les fit taire. Et l’on s’éloigna sans bruit dans la rue. Mais les hommes, en passant devant la maison de deuil, saluèrent et les femmes se signèrent. Dernier épisode de la vie qui s’achève, après l’appel des cloches, dans le silence.
Silence que je voudrais troubler aujourd’hui pour répondre à un injuste oubli. Il a connu la gloire et les honneurs d’un maréchal des lettres françaises. Elles ne l’ont pas satisfait. Pour lui, le but de la vie ne fut pas le bonheur, mais, selon le mot de Mme de Staël dans un jour désenchanté, le perfectionnement. Il n’avait pas rencontré le bonheur au début de la vie, il ne le rencontra pas à la fin. Son enfance et sa vieillesse furent pareillement chargées d’ombres. Les premières l’empêchèrent trop longtemps de s’abandonner à la joie, les dernières l’escortèrent jusqu’à la mort qui avait pris Maurice Barrès d’un seul coup brutal et tranchant, et qui l’attira lui-même lentement et doucement, comme pour laisser se calmer son éternelle inquiétude.
Malgré le temps, je le revois dans ce cabinet de travail où il avait toujours à portée de la main un Balzac, un Stendhal, un Bonald, un Fustel de Coulanges : il y puisait le réconfort de sa pensée, car il a été le plus beau cerveau que j’ai eu l’honneur de connaître, avec Henri Bergson.-
« J’ai toujours travaillé, me dit-il un jour, dans la pensée de former une élite intellectuelle. »
Il redoutait avant toutes choses, chez les chefs d’État comme chez les chefs de famille, comme chez les individus eux-mêmes, les déviations du cerveau, les erreurs de doctrine. Le mot de Pascal, il le refaisait en le complétant « Travaillons à bien penser. » Le danger même qu’il apercevait dans les fautes des sens, dans les faiblesses de la chair et du cœur, il le rattachait à sa préoccupation principale : ces fautes et ces faiblesses peuvent atteindre l’homme jusque dans son foyer vital, dans ses facultés de direction. De là ces livres pathétiques, sévères d’apparence : Le Disciple, Le Démon de Midi, Nos Actes nous suivent, Un crime dans le Monde, où l’on aperçoit la répercussion progressive de l’erreur initiale. Les sens, le cœur, le cerveau ne se séparent pas aisément. Il arrive pourtant qu’ils se séparent. Les fautes de l’amour ne corrompent pas fatalement la pensée. La sagesse intellectuelle n’est pas toujours désagrégée par la faiblesse des mœurs. Paul Bourget la croit vulnérable dès qu’elle ne commande pas à l’ensemble de l’être humain. Ce moraliste rigoureux ne fut pas accessible à la pitié amoureuse, s’il sut toujours comprendre les fragilités humaines.
La dernière fois qu’il parut en public, ce fut pour célébrer l’auteur des Origines de la France contemporaine. Lorsque le monument fut érigé dans le petit jardin en bordure des Invalides où grandit un arbre que le philosophe aimait à visiter, Paul Bourget se décida à la présence personnelle, quand, il m’avait désigné pour le remplacer au monument de Maurice Barrès sur la colline de Sion-Vaudémont. Lorsque vint son tour de parole, il prit place sur la pelouse aménagée, posa son chapeau sur la balustrade, mais garda sa canne au bras.
Il apparut ainsi modeste, simple, un peu courbé, la figure couronnée de cheveux gris, les yeux battus et un peu rougis comme si la pleine lumière le gênait. Cependant, le sachant émotif et si éprouvé par la vie, nous n’étions pas sans inquiétude sur la violence qu’il s’était imposée. Il se redressa pour parler, sa voix était faible, mais nette. Les proches Invalides, ce jardin, cet arbre qui le couvrait de son ombre, la stèle avec le médaillon de l’auteur des Origines composaient autour de lui un paysage approprié. L’ordre qu’il célébrait était autour de lui comme en lui. Mais quand il en vint à proclamer la vertu de Taine et son exemple il s’émut et pleura. C’étaient des larmes non point sentimentales, mais intellectuelles ; c’était la juste émotion de l’homme qui rattache à des lois la vie de la société française et la sienne et qui a consacré ses jours à les découvrir, à les défendre, à les maintenir.
O mon maître vénéré, j’ai fait effort, malgré l’âge et la santé, pour vous rendre hommage dans la maison où vous m’avez si souvent reçu. C’est aussi la dernière fois que je parle en public, à moins que l’on ne fasse encore appel à moi pour célébrer mon autre maître, Maurice Barrès. Je vous devais ce souvenir pour la bienfaisance que répandent vos livres et pour l’amitié que l’aîné avait répandu sur le cadet jusqu’à son dernier jour...