Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Jean-Denis Bredin

Le 30 septembre 2021

Michel ZINK

 

HOMMAGE

À

M. Jean-Denis BREDIN

PRONONCÉ PAR

M. Michel ZINK
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 30 septembre 2021

_____

 

Avec une ténacité telle qu’elle aurait été couronnée de succès si l’entreprise n’avait été désespérée, Jean-Denis Bredin s’employait à dissimuler qu’il était un personnage important, un homme illustre et un grand écrivain. Notre doyen d’élection est du moins parvenu à nous quitter au moment le plus discret qui soit, le 1er septembre, pendant les vacances de notre Compagnie, compensant ainsi une réception à l’Académie française qui s’était tenue le jour même de son anniversaire, le 17 mai 1990, permettant ainsi à Pierre Moinot, qui le recevait, de faire résonner sous la Coupole la scie de rigueur en une telle occasion. Ce n’est cependant pas cette coïncidence qui rendait cette séance exceptionnelle, mais le fait que le nouvel académicien venait occuper le fauteuil de Marguerite Yourcenar. Est-il besoin de dire que cette succession attirait l’attention plus qu’une autre et que l’Académie avait veillé à ce que son choix se portât sur une personnalité dont les mérites étaient aussi éclatants et incontestables que sa discrétion était grande ?

La discrétion, le souci des autres, l’effacement de soi-même, bref tout ce qui fait l’élégance de l’esprit chez cet homme, favorisé au surplus d’une prestance et d’une élégance physique rares, Jean-Denis Bredin ne se les reconnaissait que pour y voir un défaut, le fruit d’une mauvaise éducation qui aurait rendu Trop bien élevé cet Enfant sage, pour reprendre les titres de deux de ses livres qui se font écho, celui-ci roman de désignation et d’apparence, celui-là, le plus récent, ouvertement autobiographique. Cet enfant trop bien élevé et trop sage par l’effet d’une éducation trop rigide, trop exigeante et par un trop grand souci de bien faire a su conserver, adulte, l’exigence vis-à-vis de lui-même et le souci des autres en abandonnant la rigidité. Au vu du résultat, nous ne sommes guère enclins à blâmer l’éducation qu’il a reçue.

Une vie aussi riche, des intérêts aussi variés, une œuvre aussi importante, une influence aussi profonde, ne se laissent pas résumer en quelques minutes par un de ses confrères les plus récents, qui ne l’a connu que superficiellement et qui est étranger à son domaine principal d’activité. Doit-il rappeler ce que tous ici savent mieux que lui ? Le jeune avocat inscrit à l’âge de vingt ans, c’est-à-dire encore mineur à cette époque, au barreau de Paris, le docteur en droit de vingt et un ans, l’agrégé des facultés de droit de vingt-huit ans ? La réussite de l’avocat d’affaires associé à Robert Badinter, autre prodige du barreau, puis l’évolution de ces Dioscures vers la justice pénale et criminelle, poussés par leur exigence morale et civique, par le souci des libertés publiques et par l’horreur de la peine capitale, combat qu’ils mènent avec le demi-frère de Jean-Denis Bredin, Philippe Lemaire ? L’engagement politique ? La participation constante et sous de multiples formes au débat intellectuel ? Les succès, jusqu’au bout, du grand avocat d’affaires, si éclatants qu’ils lui ont parfois été injustement reprochés. Ne pouvant ni tout dire ni même condenser l’essentiel, je donne un seul exemple minuscule, oublié. En février 1999, Jean-Denis Bredin publiait dans Le Monde de l’éducation un article intitulé « Le retour du talion ». Il y montrait le passage, dans notre droit, de la faute à la responsabilité et sa conséquence, qui est la victimisation et la recherche d’une réparation absolue du tort subi. Qui d’autre devinait il y a vingt-deux ans que c’était là l’une des évolutions les plus dangereuses de notre monde, comme nous le constatons tous les jours ? Et qui il y a vingt-quatre ans mesurait le danger de la vertu totalitaire qu’est la transparence, qu’il personnifiait, comme Boèce la philosophie, pour lui donner la parole en une admirable prosopopée dans le discours sur la vertu, dont il fut chargé en 1997 ?

Le petit garçon qui aimait la poésie, et composait une tragédie sur Orphée et Eurydice en les imaginant frère et sœur car il ne concevait pas de lien plus tendre, ce petit garçon qui soumettait sa tragédie au premier en français de sa classe et qui perdit son conseiller littéraire le matin où ce Feldman n’a plus reparu au lycée Charlemagne, comme il arrivait régulièrement à des élèves qui portaient l’étoile jaune, ce petit garçon a attendu d’être un homme mûr et un grand avocat pour publier des livres. D’abord les livres d’un expert et d’un penseur du droit et de la justice, d’un assoiffé de justice qui fait l’effort de devenir historien, historien de l’affaire Dreyfus, de Joseph Caillaux, du procès de Riom et de celui de Pierre Mendès France, de Bernard Lazare, mais aussi de Charlotte Corday, de la famille Necker. Puis des romans, puis des souvenirs, et on s’est alors aperçu que ses romans étaient des souvenirs et que, comme beaucoup de grands écrivains, il était l’écrivain d’une histoire, la sienne. Cette histoire, il l’a déguisée d’abord en romans ou en nouvelles, par pudeur sans doute, par discrétion. Mais cette dissimulation lui paraissait encore une afféterie. La vraie discrétion était de dire les choses simplement, directement, comme elles étaient et de les répéter comme elles le hantaient, parfois dans les mêmes termes, mais toujours plus réduites à l’essentiel qui en laisse deviner le sens. Le récit, qui au début consent à l’amplification romanesque, se concentre et s’épure dans les derniers livres pour se réduire à des touches fragmentaires qui laissent tout deviner et tout comprendre. Il y a une place dans cette histoire pour le jeune avocat qu’il a été et pour le souvenir de ses maîtres. On la lit dans les délicieuses anecdotes de Mots et Pas perdus, plus tard dans les souvenirs de Comédie des apparences. Mais il y a avant tout, il y aura eu toute sa vie l’histoire de son enfance, sans cesse répétée, toujours plus allusive et toujours plus claire, de la trilogie encore romanesque constituée d’Un enfant sage, L’Absence et Encore un peu de temps aux souvenirs éclatés et revendiqués de Trop bien élevé, en passant par les nouvelles de Battements de cœur ou de Rien ne va plus, et dans d’autres livres encore.

Qu’a-t-elle eu de particulier, cette enfance ? Elle n’a pas été malheureuse, mais elle a été triste. Elle n’a pas été peu aimée, mais elle a été mal aimée. Elle a été longtemps solitaire, avec le travail comme seul compagnon et seule consolation. Elle a été déchirée de toutes les façons. Déchirée entre des parents séparés. Un père, chez qui il a vécu jusqu’à sa mort prématurée, austère, exigeant, ne révélant rien de ses sentiments, mais scrupuleux au point de conduire sans jamais y manquer, lui qui était juif, son petit catholique de fils à la messe et de s’assurer chaque soir qu’il disait sa prière. Une mère, avec laquelle il attendait chaque semaine de passer le jeudi, grande bourgeoise catholique, expansive et corsetée, chaleureusement aimante et infiniment attachée au paraître et aux bonnes manières. Une adolescence sous l’Occupation. Déchirement de devoir renoncer à son nom dangereux, celui de son père juif, pour vivre sous celui du second mari de sa mère, avant de choisir le nom de jeune fille de celle-ci et de devenir Bredin, lui qui, bredin, l’était si peu. Déchirement de tous les Feldman disparus. Rien de tout cela n’est unique, mais unique la façon dont il l’a vécu et en a parlé. On ne s’étonne pas que l’enfant « trop bien élevé », l’enfant qui cherchait toujours à satisfaire aux exigences excessives ou incompréhensibles des adultes, parce qu’il voyait que les adultes souffrent et sont fragiles, soit devenu un homme de bien.

J’ai trop parlé de l’écrivain, qui, à vrai dire, en est pleinement devenu un après son élection à l’Académie française, trop peu et très mal de l’avocat, de l’homme public, du penseur du droit et de l’histoire, en un mot de ce qu’était d’abord Jean-Denis Bredin. Sa malchance a voulu qu’il me revienne de prononcer cet hommage. Mais si peu que je l’ai connu, il me semble le retrouver dans son œuvre littéraire. Je n’ai jamais eu avec lui que deux ou trois conversations. Mais nous nous faisions face à la commission administrative centrale de l’Institut comme, pour peu de temps hélas, aux séances de l’Académie. Nos regards se rencontraient, souvent se comprenaient et nous nous souriions. Il avait un sourire qui disait tout, un sourire au bord de l’ironie, mais si compréhensif et si indulgent qu’il était profondément réconfortant. Le sourire de l’enfant qui prenait soin des adultes.

Il a passé sa vie à prendre soin des adultes. C’est l’honneur de l’avocat. Quant aux honneurs de ce monde, seuls lui ont été épargnés ceux qu’il a catégoriquement refusés. Il a accepté d’être de l’Académie française, en s’en excusant à demi dès l’exorde de son discours de réception, où il parle de lui à la troisième personne :

«Il redoutait les uniformes et le voici empêtré dans l’habit qu’arrêta Bonaparte. Il s’est obstiné à fuir les cérémonies, et le voici acteur de la plus cérémonieuse d’entre elles. Il s’est dit que le plus beau de la vie d’un homme était ce qu’il avait manqué (Jean-Denis Bredin reprendra cette phrase dans Encore un peu de temps), et le voici reçu dans une Compagnie dont l’échec ne trace pas l’itinéraire.»

La piété pesante de son enfance triste était bien loin. Mais l’essentiel, il l’avait fait sien.