VERS LA MAISON DU PÈRE
« Ne soyez donc pas bouleversés : vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Dans la maison de mon Père, beaucoup peuvent trouver leur demeure ; sinon, est-ce que je vous aurais dit : “Je pars vous préparer une place” ? » (Jean, XIV, 1-2.)
Ces paroles de Jésus dans l’Évangile de Jean, je les ai choisies pour des raisons qui m’ont semblé presque évidentes.
Avant tout, parce que cette maison du Père des cieux, qui est devant nous et où nous sommes attendus, ne peut pas ne pas évoquer cette maison de Ker-Velin, en Bretagne, près de Locquirec, cette maison bâtie sur le rocher, face à la mer et dont Michel Mohrt s’est longuement souvenu en l’appelant la « maison du père ».
Comme si l’enfant avait tout reçu dans cette maison de ce qui allait inspirer son existence : à la source, l’amour simple et fort de ses parents, et aussi l’initiation au mystère de la vie, à l’infini de la mer, à la puissance des vents, aux appels du large, à travers le spectacle des bateaux secoués par les tempêtes.
Toute l’humanité de Michel Mohrt est déjà comme en germe à travers ces découvertes décisives, au milieu desquelles ce qu’il appelle lui-même « la féerie de la liturgie catholique » tient une très grande place, avec les processions, les prières, les litanies de la Vierge et les chants latins innombrables.
Cet enfant est resté enraciné dans sa terre de Bretagne, dans ce catholicisme bigarré qui enveloppait toute l’existence, de la naissance à la mort, même si le drame de l’Action française a provoqué des souffrances qui demeuraient cachées, mais profondes.
Mais tout cela n’est pas seulement une affaire de racines. C’est aussi d’une initiation intime au mystère de Dieu qu’il s’agit. Et le père Paul-Dominique Marcovits, qui a prolongé près de Michel Mohrt l’amitié de son oncle, le père Carré, en a témoigné au mois d’août, d’une façon très révélatrice : le vieil homme, avec toutes les expériences complexes de sa vie de militaire, de romancier, d’éditeur, était resté comme un enfant de Dieu. Oui, de Dieu, devant lequel il faisait preuve d’une confiance sans limites, bien au-delà de tout cet imaginaire de crainte et de peur que nos traditions charrient avec elles. Le dernier mot de Dieu était pour lui à la bonté et à la miséricorde. Il était humble et il espérait.
Mais je ne peux pas oublier que, dans l’Évangile de Jean, on n’entend pas seulement les paroles de Jésus sur la maison du Père. On entend aussi les paroles de l’apôtre Thomas : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas ; comment en saurions-nous le chemin ? » (Jean, XIV, 5.)
Comme si l’attitude agnostique était aussi dans l’Évangile et comme si la Révélation chrétienne de Dieu n’excluait pas cette incertitude parfois radicale : « Nous ne savons pas le chemin pour aller à Dieu. »
Aujourd’hui, certains, habitués à la belle tradition catholique, comme Michel Mohrt, se sentent parfois nostalgiques de ce qu’ils ont connu. Comme si des appuis sensibles se dérobaient, comme si les signes visibles de la présence de Dieu s’étaient retirés, comme si l’on se retrouvait seul face au mystère qui nous enveloppe.
Je crois, de tout mon cœur de pasteur, d’évêque, que nous ne pouvons pas nous résigner à cette situation et que, après des années de distance et parfois d’iconoclasme, il nous faut, dans des conditions nouvelles, redonner toute sa valeur à ce qui, dans le monde, rend visible la présence du Dieu invisible.
J’en ai été témoin il y a quelques années, en Bretagne, alors que j’étais appelé à aller présider le pardon de Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Guingamp. Nous étions des centaines à suivre cette longue procession à travers la ville. Mais, sur les trottoirs ou au sortir des cafés, il y avait aussi beaucoup de gens qui observaient. Et j’ai imaginé en moi-même un dialogue muet qui pourrait s’instaurer entre tous. Comme si les pratiquants de la procession se disaient : « Nous ne sommes pas seulement fidèles à une belle Tradition ! Nous sommes des signes du Dieu vivant au milieu des autres ! » Et comme si, en même temps, les témoins de notre passage se demandaient : « Ne faut-il pas reconnaître que cette marche atteste une réalité qui nous dépasse et que nous ne pouvons pas refuser ? »
Michel Mohrt nous réunit aujourd’hui pour que chacun de nous, au sortir de cette église, continue son pèlerinage et ne renonce pas à aller vers Dieu.
Mais je repense encore à l’enfant de Ker-Velin, car c’est peut-être cet enfant qui est venu chercher le vieil homme pour l’introduire dans la maison du Père, surtout si Michel Mohrt avait lu ce que Bernanos a écrit à ce sujet dans ses Grands Cimetières sous la lune : « Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef de vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père ! »
Qu’il en soit ainsi pour Michel Mohrt, pour une vie éternelle !
* décédé le 17 août 2011.