Fêtes du centenaire de « Jocelyn »
A Mâcon
DISCOURS PRONONCÉ
LE 6 SEPTEMBRE 1936
PAR
M. HENRY BORDEAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Une maison de cette avenue Henri-Martin à Paris, qui est pareille à un fleuve de verdure se jetant dans la petite mer du Bois de Boulogne, porte l’inscription de la mort de Lamartine. L’avenue Henri-Martin faisait alors figure de campagne. Elle semblait fort éloignée de la grande ville. Déchu du pouvoir et, de la vie politique, en proie aux embarras d’argent, entassant les volumes du Cours de littérature pour faire face à ses créanciers, le poète s’était retiré là. C’est là qu’il décéda, à la veille de la guerre de 1870 et de la chute de l’Empire. De là partit le convoi funèbre pour transporter sa dépouille mortelle au cimetière, ou plutôt au château de Saint-Point. Il n’était accompagné que de quelques fidèles. Celui qui avait connu les acclamations de la foule et les douceurs de la gloire était quasi abandonné.
Je ne passe jamais devant cette maison, qui est dans mon voisinage, sans me rappeler le témoignage vivant de l’un de ceux qui voulurent forcer sa retraite, José-Maria de Heredia. Le futur auteur des Trophées, débarqué à Paris de son île natale, dans son impérieux amour de la poésie n’avait alors qu’un désir : voir Victor Hugo et Lamartine. Je tiens de lui le récit de ses deux visites. Hugo le combla de compliments grandiloquents et vagues, mais lui fit l’effet d’un gros bourgeois prospère et d’une bienveillance universelle égale à la plus complète indifférence. Lamartine, quand il fut admis dans le salon de l’avenue Henri-Martin, — une pièce vaste et peu meublée, — était assis au coin d’un feu qui fumait et ne flambait guère. Le dos voûté, il avait l’air d’un pauvre vieux, avec son chien entre ses jambes. A l’annonce de son visiteur inconnu, il se redressa, se leva et vint à lui. D’un coup, il avait pris toute sa grandeur seigneuriale, toute la hauteur de sa race et de son génie. Il affectait de dédaigner la poésie et il apparaissait comme le poète en exil parmi les misères de la terre, comme un Roi Lear résistant à la tempête.
Cependant, ce n’est pas à Paris qu’il convient de chercher l’ombre de Lamartine. Elle ne revient que sur ses terres : à Mâcon où il est né, à Milly où il vécut son enfance, à Monceau qu’il aimait, à Saint-Point où il repose. Elle revient aussi en Savoie, au bord de ce lac du Bourget qui est devenu le lac d’Elvire depuis qu’il le lui a donné dans une incantation d’amour. Les vrais pèlerinages lamartiniens, les voilà.
En organisant ces fêtes du centenaire de Jocelyn, l’Académie de Mâcon a bien servi cette grande mémoire qui lui est particulièrement chère. Elle a compris que Lamartine était et demeure un terrien, et que son génie lyrique sort de la terre de France, comme cette buée légère qui monte des prés le matin, en automne, après la rosée. Seulement, cette buée-là fut aspirée par le soleil et se détacha de notre sol pour planer au-dessus comme un fantôme céleste.
Il y a cent ans, Lamartine s’asseyait à la place même où je suis. Il présidait votre Assemblée comme vous avez voulu qu’elle fût, ce soir, en son honneur, présidée par un membre de l’Académie française où il fut élu avant d’avoir quarante ans. Lors de son départ pour la Syrie et la Palestine, il accepta d’être solennellement reçu par l’Académie de Marseille, et pour elle il composa un poème d’adieu avant de lever l’ancre. Il désirait donc de se mêler à ces Académies provinciales, images dispersées de la nôtre, qui entretiennent comme un feu sacré l’amour des sciences, des lettres et des arts. Nous leur devons ces monographies savantes, ces chapitres d’histoire locale avec lesquels achève de se composer l’histoire générale de la politique et des mœurs, qu’un Taine et un Augustin Cochin aimaient à consulter, dont la publication n’est peut-être pas assez aidée par nos conseils généraux et municipaux, et pour lesquels je souhaiterais qu’un prix spécial fût fondé à l’Académie française par quelque Mécène, afin de les encourager. Nous leur devons plus encore : la diffusion ou la défense de ce goût littéraire aujourd’hui menacé par les difficultés économiques et par la vie positive à qui pourtant il offre le merveilleux pouvoir d’échapper.
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L’Académie de Mâcon a imaginé, dans l’élan de sa piété et de sa fidélité au souvenir, d’ajouter aux pèlerinages lamartiniens d’autres hommages aux inspirateurs de Lamartine, à celui qui serait le véritable Jocelyn, à celle qui serait la véritable Laurence. Elle a voulu nous conduire à l’église et au presbytère de Bussières, où vécut l’abbé Dumont ; au château de Pierreclos, où vivait Mlle Marguerite de Pierreclos. Elle nous eût volontiers conduits à Valneige et à la grotte des Aigles, si elle avait pu les retrouver. Ainsi a-t-elle sacrifié à la mode d’aujourd’hui qui substitue la recherche des sources à l’œuvre elle-même, qui, chez l’auteur et dans les personnages créés par lui, refuse la part d’invention pour découvrir ce qu’elle croit être la réalité, qui réclame à l’écrivain la divulgation de ses secrets intimes et s’intéresse à leur découverte plutôt qu’à la réalité humaine qui est l’objet même de la littérature. Certes, elle ses raisons, je dirais même ses circonstances atténuantes, qui lui viennent de Lamartine en personne, qui lui viennent même de toute l’école romantique. C’est l’école romantique qui a proclamé le dogme de la confession publique à la suite de Jean-Jacques et qui nous a précipités dans la divulgation des petits papiers, d’ailleurs favorable à une publicité dont elle était fort occupée. Le XVIIe siècle, soucieux, lui, de garder ses distances et de laisser dans l’ombre la vie privée de l’auteur, si peu crédule, lui, à la ressemblance des protagonistes d’un roman ou d’une tragédie avec les prétendus modèles vivants, n’a pourtant pas dédaigné le profit à tirer des allusions dont il n’ignorait pas la fausseté. Mme de Lafayette, avant même de livrer au public la Princesse de Clèves, n’inspirait-elle pas certains échos du Mercure de France où il était question d’une aventure de la Cour qui serait prochainement illustrée par un ouvrage d’un rare mérite littéraire : l’amant aurait surpris l’aveu de la femme au mari et connu par cette voie singulière la faveur dont il était l’objet. On déflorait le sujet du livre, mais on le jetait en pâture à la curiosité des lecteurs. L’auteur, déjà, préférait le succès à l’originalité. Seulement, il n’était pas dupe de son procédé.
Lamartine est le premier coupable. Lui-même, dans les Confidences, nommait l’abbé Dumont, curé de Bussières, dont il avait été l’ami dans sa jeunesse et dont il avait recueilli l’aventure amoureuse au cours de la période révolutionnaire. Lui-même, s’il ne désignait pas par son nom Jacqueline-Marguerite de Pierreclos, gravait le portrait de son père et le paysage de son château, de façon à les faire aisément retrouver. Il entourait encore sa révélation de quelques bandelettes faciles à dénouer pour qui voudrait rendre à la lumière du jour ces momies, comme si l’air ne les devait pas bientôt décomposer. Aujourd’hui, tout est connu de la rencontre véridique de ce faux Jocelyn et de cette Laurence mensongère. Déjà, dans un récit de l’Illustration, M. Albéric Cahuet, l’auteur des Amants du Lac, sortait de l’ombre Mlle de Milly qui n’était autre que Mme de Pierreclos. Dans un livre d’une surabondante richesse documentaire, le Jocelyn de Lamartine, auquel devront avoir recours désormais les érudits et même les simples lettrés attirés par ce chef-d’œuvre, M. Henri Guillemin a retracé l’histoire réelle de ces comparses heureusement dépassés par le génie du poète. Il ne s’est pas contenté de cette résurrection. Il a reconstitué la composition même du poème, le milieu où vivait alors Lamartine, les influences qu’il subissait ou qu’il aurait pu subir, l’inquiétude religieuse dont il était dévoré, l’accueil fait à Jocelyn, sa fortune littéraire, son art, ses symboles, son pouvoir, son enchantement. Sur 850 pages, il en est au moins 50 consacrées à l’œuvre elle-même. Réjouissons-nous de cette proportion. Tant de critiques s’en tiennent aux sources et aux diversions !
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Vous me pardonnerez de réserver mon culte au vrai Jocelyn et à la vraie Laurence, c’est-à-dire aux Héros de Lamartine dégagés de tout cet amoncellement de commentaires ingénieux et savants, Les algues qui s’amassent au cours de ses navigations à la proue, d’un bateau ne l’empêchent pas d’avancer. Elles obligent pourtant à le remettre en cale de temps à autre pour le radouber et le réparer, Jocelyn, pour moi, est toujours éclatant de nouveauté, comme une aurore en montagne, peut-être parce que j’ai eu la chance de le lire et le relire dans le décor même où son action se passe, ou plutôt dans un décor identique. Chaque année, j’allais alors, chasser le chamois en Dauphiné. Notre cabane dominait le petit lac Lovitel, entouré par le cirque de la Muraillette, du Signal et des rochers de Malbaubert. Ce lac vert, ces paysages solitaires de pierres, de vernes, de sapins rabougris, de mélèzes et de rares prairies, ces grottes qui servaient d’abri à quelque chèvre en fuite et à son faon contre les chasseurs, ces cascades qui ruisselaient sur les pentes, ces framboisiers offrait leurs baies rafraîchissantes, ces églantiers sauvages dont les fleurs étaient écloses, n’étaient-ce pas les lieux choisis par Lamartine qui s’est composé à lui-même sa topographie et n’a pas voulu situer Valneige, ni la grotte des Aigles, ni Maltaverne où meurt Laurence en des endroits déterminés, se contentant d’amalgamer les impressions qu’il avait ressenties dans le massif de la Grande-chartreuse, dans les Alpes de Savoie, au Mont-Cenis, à l’Abbaye de Vallombreuse eu Italie, peut-être même au Liban où le Père de Géramb grava son nom et celui de sa fille Julia sur le plus vieux cèdre, pour en composer une géographie imprécise, mais tout à fait exacte dans son climat, son atmosphère, ses saisons, son air, sa géologie, sa flore, sa faune, en un mot dans son visage alpestre ?
Or, dans cette cabane de Lovitel, il y avait une bibliothèque. Une bibliothèque composée de trois livres : un Rabelais, Jocelyn et la Chasse dans les Alpes d’un écrivain local qui signait Alpinus, qui, eut son heure de célébrité à Grenoble et qui la méritait par sa bonne humeur et son pittoresque. C’est lui qui, donnant une recette pour accommoder un cuissot de chamois d’une manière à vous faire venir l’eau à la bouche, la terminait par cet anathème méprisant jeté aux citadins qu’il supposait hostiles à ce gibier royal : « Retournez à votre blanquette de veau ! » Rabelais était réservé à ces soirées joyeuses où l’on buvait le champagne de la victoire, — il est vrai qu’on le buvait aussi les soirs de défaite pour se consoler. Mais j’emportais Jocelyn à la chasse. Quand le chasseur a gagné son poste, il dispose toujours d’un certain loisir avant que la traque commence. Caché par quelque repli de terrain, par quelque roche ou par quelque touffe de bruyère, après avoir vérifié son arme et bu à sa gourde un coup de vin pour se remettre de la dure ascension, il n’a plus qu’à attendre l’heure. Alors j’ouvrais mon livre. Comment vous révéler, si vous ne l’avez éprouvée, l’ivresse où me jetaient les vers de Lamartine célébrant les splendeurs naturelles qui s’offraient à mes yeux et celles que, la nuit tombée, j’allais toujours surprendre du seuil de la cabane avant le repos ? Ils chantent encore dans ma mémoire. Tant que je pourrai retourner aux montagnes, ils y chanteront. Et mieux encore dans la pluie et le brouillard de Paris, pour me rendre l’air limpide et la pureté des sommets découpés dans l’azur.
Rappelez-vous cette évocation prodigieuse : l’éveil du printemps à la montagne quand fond la neige et que tout à coup les bourgeons éclatent :
Tout ce que l’air touchait s’éveillait pour verdir.
Je ne sais guère que la nuit de Pâques dans Résurrection de Tolstoï où l’on entende ainsi craquer la nature hivernale sous la poussée des germes et la violence de la vie.
Et cette gloire des cimes enfin célébrées :
O sommets de montagne, air pur, flot de lumière,
Vent sonore des bois, vagues de la bruyère,
Onde calme des lacs, flots poudreux des torrents,
Où l’extase égarait mes yeux, mes sens errants,
Où d’un bras convulsif, au lieu de ces froids marbres,
J’embrassais en pleurant les racines des arbres,
Et, me collant au sol comme pour écouter,
Je croyais sur mon cœur sentir Dieu palpiter...
Rappelez-vous encore la tristesse automnale, la venue de l’hiver dont Lamartine, l’un des premiers, a découvert le charme bien avant tous les skieurs d’aujourd’hui, et la tempête et les menaces d’avalanche :
Je voyais la montagne en mille endroits fumer.
Rappelez-vous surtout les nuits, les nuits incomparables où la montagne paraît être véritablement, selon un mot que je tiens d’un guide, l’antichambre de Dieu.
Les brises de montagne, avec le soir venues,
Avaient blanchi le ciel et balayé les nues :
C’était une des nuits dont la sérénité
Parle à l’âme de paix, d’amour, d’éternité ;
Où la lune arrondie, et dans l’azur assise,
Semble, en dessinant mieux chaque pâle contour,
Un souvenir muet de la vie et du jour.
C’est la divine nature rapprochée de l’homme et participant à ses amours et à ses peines. Rappelez-vous encore ce nocturne, daté de la Grotte des Aigles :
O nuit majestueuse ! Arche immense et profonde...
Et l’invocation de Jocelyn, à Paris, loin de son presbytère de Valneige :
O nuit de ma montagne, heure où tout fait silence
Sous le ciel et dans moi ; lune qui se balance
Sur les cimes d’argent du pâle peuplier
Que l’haleine du lac à peine fait plier ;
Blanches lueurs du ciel sur l’herbe répandues,
Comme du lin lavé les toiles étendues ;
Des brises ou de l’eau furtif bruissement ;
Des chiens par intervalle un lointain aboiement ;
Le chant du rossignol par notes sur des cimes ;
Silence dans mon âme, ou quelques bruits intimes
Qu’un calme universel vient bientôt assoupir
Et qu’un retour vers Dieu change en pieux soupir !
O jours d’un saint labeur ! Douces nuits de Valneige !
Oh ! que le temps me dure : Oh ! quand vous reverrai-je ?...
Ajouterai-je, après ces citations destinées à favoriser un aveu, qu’il m’arrivait alors, plongé dans la lecture de Jocelyn, d’oublier la chasse et de laisser passer, à portée de mon fusil, sans les tirer, quelque bouc solitaire ou même quelque harde lancée à plein galop ?
J’encourais le reproche de mes camarades de chasse, mais je préférais laisser accuser ma maladresse plutôt que de trahir Lamartine. A ce signe, vous reconnaîtrez que je n’étais pas digne d’être un chasseur de chamois, bien que j’aie le remords d’en avoir tué au vol, si je puis dire, quelques-uns. Mais ils se défendent et, blessés, vous entraînent parfois jusqu’aux abîmes. Le chamois ne se rend que mort. Son sang, recueilli tout chaud, est un antidote contre le vertige et contre la peur.
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Jocelyn fut commencé dans la joie, abandonné dans le bonheur, repris dans la douleur, achevé dans l’action. Son enfantement dure de l’année 1830 au début de l’année 1836. En 1830, Lamartine a quarante ans. Il a été comblé par la vie et cependant il n’est pas satisfait. Sa gloire, conquise d’un seul coup à trente ans, avec les Méditations, a faussé son image. Un de ses contemporains a dit plaisamment qu’elle avait mué le chêne en saule pleureur. Le robuste gars bourguignon qui arpentait ses vignes ou qui courait les bois avec son fusil et ses chiens, les belles dames du temps se le représentaient comme un poitrinaire pinçant les cordes de sa lyre dans un cimetière auprès d’une tombe. Plus que lui-même, elles maintenaient, le souvenir d’Elvire au bord du lac du Bourget, quand il s’était marié au château de Caramagne, tout à côté des lieux témoins de ses amours, immortelles seulement en poésie. Il sentait en lui ces forces élémentaires qui puissent certains hommes destinés à rayonner et ne les laissent jamais en repos.
Un poste diplomatique en Italie lui ouvrait des perspectives de futures ambassades. Il aspirait à jouer un rôle public. Ne répétait-il pas à qui voulait l’entendre que la poésie n’était pour lui qu’un passe-temps, ou plutôt une sorte de prière sortie du cœur aux heures frémissantes et venue du contact direct avec les émotions de la nature ou de la vie ? Il se découvrait fait pour l’action, pour la direction des âmes et peut-être des peuples. C’étaient les temps romantiques où les écrivains se croyaient pourvus d’un apostolat. Sa vocation l’appelait. A moins qu’il ne tirât de la poésie, un autre accord que les effusions sentimentales des Méditations, philosophiques et, religieuses des Harmonies, à moins que la poésie ne lui permît de remplir précisément ce rôle d’animateur en restituant à l’humanité l’histoire de son désir et la vision de son but. C’est alors qu’il conçut le projet d’une immense épopée dont le premier fragment serait la Création, le deuxième la Chute d’un ange, et qui se continuerait par des épisodes retraçant la voie douloureuse au bout de laquelle apparaît Dieu. Seul, avec, la Chute d’un ange, ce dernier épisode sera achevé. Ce sera Jocelyn.
Jocelyn est commencé en pleine puissance créatrice. Lamartine vient d’être reçu à l’Académie. Les Harmonies viennent de paraître. Ayant démissionné de son poste diplomatique sous le nouveau régime, celui de Louis-Philippe, il espère devenir député de Mâcon à la Chambre. Mais le pays natal commence toujours par désavouer ses enfants : il attend que d’autres le lui signalent ; comment prendre pour un grand homme quelqu’un qu’on a vu en culotte courte ? Puis, la santé de sa fille Julia lui donnant des inquiétudes, il décide le voyage en Orient pour l’enfant et pour lui-même. Revenu en 1820 à la pratique de cette religion que dès l’enfance sa mère répandit dans son cœur, il en est dans les Harmonies le chantre inspiré. Or, la Révolution de Juillet a abattu les croix et annoncé la fin du catholicisme. N’est-ce pas l’occasion de rajeunir sa foi au tombeau du Christ et d’en rapporter des accents capables de changer l’esprit du siècle ? Il part dans ces dispositions. Il ne sait pas, dans son ivresse de partir, que le malheur l’attend là même où il va chercher un renouvellement de confiance en Dieu.
J’ai suivi en Orient les traces de Lamartine. Le Voyage en Orient n’est pas qu’une vision de lumière : il contient un drame intime, le drame de la douleur paternelle, et peut-être un drame religieux, cette douleur paternelle lui retirant la foi sous l’action du désespoir et l’amenant à se contenter de cette religiosité du XVIIIe siècle d’où l’intervention divine est exclue. M. René Doumic, qui déjà avait eu l’heureuse fortune de découvrir cinq lettres d’amour de Julie Charles, d’Elvire à Lamartine, avait reçu de la famille et publié les lettres écrites à Mme de Lamartine au cours de l’expédition que le poète fit en Terre Sainte et, les confrontant avec les parties du voyage en Orient consacrées à la Palestine, il y avait surpris une différence d’élan, de piété, d’enthousiasme. De son côté, un excellent érudit, M. Christian Maréchal, rétablissant la version primitive du voyage d’après les manuscrits déposés à la Bibliothèque nationale, relevait dans cette première rédaction certains traits religieux qui, dans le livre, auraient été remplacés par une vague philosophie déiste et humanitaire. Déjà, Ulrich Guttinguer, ce raté du romantisme sorti de l’ombre par Henri Bremond, avait écrit à Sainte-Beuve, lors de l’apparition en librairie de l’ouvrage : « Ce pauvre Lamartine... c’est bien la peine d’en avoir tant ramenés à l’autel pour s’en retirer ! Il est bien vrai qu’il y a des choses tristes tout autour. » Des choses tristes !... la mort d’une enfant adorée. De là viennent les changements opérés au retour du voyage en Orient. De là aussi la coupure qui se peut remarquer dans Jocelyn où la foi simple du début raisonne et se charge à la fin non de panthéisme, mais d’un déisme plus lointain et plus impersonnel.
Cette Julia, morte à dix ou onze ans, d’un mal mystérieux, était une enfant précoce et adorable. Lamartine l’appelait : mon vivant chef-d’œuvre. J’ai vu au château de Saint-Point les toiles de gentillesse maternelle et de talent d’amateur où Mme de Lamartine se récréait, à peindre sa fille. Voici Julia relevant sa jupe remplie de fleurs et la voilà caressant Fido, le lévrier. Elle est blonde avec des yeux noirs, une ronde petite figure entourée de boucles, des bras potelés, des pieds minuscules. La bouche surtout est exquise. Tout l’ensemble respire la force, le plaisir de vivre, et ce don de soi à l’instant présent qui contient tout le charme de la nouveauté.
Elle avait toutes les apparences de la santé et elle était frappée. Son père s’enivrait d’elle pendant leurs promenades autour de Beyrouth. Elle mourut le 6 décembre 1832. Le mal mystérieux qui l’habitait l’emportait en deux jours. « Elle n’a pas vu la mort, écrit Lamartine. Elle n’a vu que le visage de son père qui s’efforçait de la lui dérober. » Elle avait exprimé le désir de revenir à Saint-Point qu’elle aimait. Lamartine, afin d’accomplir cette petite volonté, la fit embaumer pour la ramener en France. Elle fut momentanément déposée sous un caroubier, dans le voisinage. Un jeune Syrien m’y a conduit pendant mon séjour en Orient. Mais je sais toute la vanité de ces recherches d’emplacements, dans un pays où les légendes se dorent et s’évanouissent à la fois. Sous un arbre indifférent, j’ai donné une pensée pieuse à l’enfant disparue.
Le désespoir de Lamartine fut tel que pendant quatre mois il ne put quitter la maison de Beyrouth où Julia, toute neuve, s’était ouverte à l’intelligence de la nature et de la vie. Là, il composa l’élégie où il rappelle son voyage en Terre Sainte et se reproche d’avoir perdu par l’absence quelques-uns des derniers jours de son enfant. C’était, pleure-t-il,
C’était mon univers, mon mouvement, mon bruit,
La voix qui m’enchantait dans toutes mes demeures,
Le charme ou le souci de mes yeux, de mes heures,
Mon matin, mon soir, et ma nuit.
Ce poème n’a d’égal dans notre littérature que celui de Victor Hugo : A Villequier. Nos deux grands lyriques ont pareillement porté la couronne d’épines de la douleur paternelle. Tous deux se retournent vers Dieu, Lamartine d’un élan farouche et désolé, Victor Hugo d’un accent, plus humain, plus soumis, peut-être même plus chrétien. Mais on pressent chez Lamartine quelque chose de brisé que la vie ne réparera pas. Il a perdu la paix intérieure. Il se révélera, dans l’avenir, plus inquiet, moins équilibré. La politique lui procurera une agitation où l’on entend moins le rythme de son cœur.
Mme de Lamartine n’avait rien, elle, pour se consoler, ni l’inspiration poétique, ni la Chambre des députés ; rien, et pas même son mari dont elle sera pourtant la compagne fidèle, attentive plus encore qu’intelligente, l’intendante et la secrétaire même. Non qu’il manquât jamais d’égards envers elle. Dans la dédicace de Jocelyn, il l’appelle Doux, nom de mon bonheur, ce nom où vit ma vie et qui double mon âme. Plus beau que Chateaubriand et plus jeune dans la gloire et la popularité, il ne cherchera jamais à tirer parti de ses dons pour séduire les femmes. Les Graziella et les Elvire conviennent à la jeunesse. Il a en partage une sorte de droiture et même de simplicité du cœur qui le plie aisément aux obligations de la vie, une activité physique qui lui donne une santé morale, une absence totale de complications sensuelles et sentimentales et de perversité. Jusqu’à la fin, vieillard pauvre et magnifique, il restera le terrien qui suit les saisons et souhaite encore de s’agrandir et de bâtir, et il acceptera le dévouement de Valentine de Cessiat comme une compagnie filiale bien plutôt que comme une dernière passion.
A-t-il travaillé à Jocelyn pendant ces mois de recueillement à Beyrouth ? Dans tous les cas Jocelyn s’est transformé dans sa pensée et va devenir plus humain et plus pathétique. Mais la politique l’attend au retour. Pendant son absence, Bergues l’a élu député, Bergues et pas encore Mâcon, mais Mâcon est vexé. La Chambre va le happer en le distrayant. Il prend pour elle le goût singulier que devait ressentir plus tard Maurice Barrès. Il y va chaque après-midi de deux heures à six heures. « On en sort, écrit-il à son ami de Virieu, la tête brûlante et vide et résonnante.... » La session s’est ouverte le 23 décembre 1834 ; dès le 4 janvier 1835, il monte à la tribune pour y parler de cette question d’Orient où il est plus compétent, que tout autre. Dès lors, il y remontera constamment, pour la Vendée, pour la liberté de l’enseignement à propos des Frères des écoles chrétiennes, sur la guerre civile qui n’est morale et juste que si elle est nécessaire et, si elle est nécessaire, elle doit réussir, sur la liberté religieuse, et ce sont les mêmes thèmes. que reprendra Barrès un jour, comme si la politique tournait en rond et posait les mêmes questions à intervalles presque réguliers. C’est le même-rôle de défenseur du catholicisme, rempli par des poètes tout envahis par l’inquiétude religieuse. Ne croirait-on pas entendre l’auteur de la Grande pitié des églises de France, quand Lamartine s’indigne contre une pétition du Conseil municipal de Vitré qui prétendait bannir les Frères des écoles chrétiennes ? « Des hommes, s’écrie l’orateur, qui ne font d’autre vœu que de consacrer leur vie à la propagation de la morale évangélique », ou quand il déplore le nombre insuffisant des prêtres et représente le christianisme comme l’immortel enseignement des esprits. Seulement, le don oratoire de Lamartine était très supérieur à celui de Barrès.
Sur ce don oratoire de Lamartine, j’invoquerai encore un témoignage direct. Lorsque je fis à M. de Freycinet, alors âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, ma visite académique à la veille de la guerre, il m’énuméra, au cours de la conversation, les plus grands orateurs qu’il avait entendus au fil de sa longue carrière. Au premier rang, il plaçait Émile Ollivier et Gambetta, quand tout à coup, secouant son grand âge, une flamme dans les yeux, de sa petite voix fêlée, il s’écria :
— Non, non ! après Lamartine.
— Vous avez entendu Lamartine ? protestai-je dans ma surprise.
— Et dans quelles mémorables circonstances ! J’avais été délégué, avec d’autres camarades, par l’École polytechnique où je venais d’entrer, auprès du gouvernement provisoire dont il était le ministre des Affaires étrangères, pour l’assurer de notre loyalisme. Nous arrivâmes à l’Hôtel de ville comme Lamartine haranguait la foule. C’était le fameux discours où il écartait le drapeau rouge qu’on voulait sortir et ralliait le peuple autour du drapeau tricolore que nos victoires avaient consacré et qui devait être le seul emblème de la patrie. Des acclamations retentirent, et le drapeau rouge disparut. Je n’ai jamais entendu pareille éloquence, fulgurante et précise ensemble. Je n’ai jamais vu un homme plus beau ni plus rayonnant dominer l’émeute et imposer la paix. Quelques mois plus tard, il n’était plus rien...
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Cela se passait en 1848. Mais en 1836, au moment où paraît Jocelyn, Lamartine, député, connaît toutes les gloires, celle du poète, celle du voyageur, celle de l’homme politique. Comment a été composé Jocelyn, avec toute sa science M. Henri Guillemin, dans son copieux commentaire et malgré tous ses documents, est bien incapable de le dire. Car l’œuvre demeure le secret du génie. L’anecdote qui en est l’origine, qui sans doute a ébranlé la pensée du poète, n’a qu’un rapport bien lointain avec le poème. Un certain abbé Dumont, fils d’un cultivateur de Bussières, déjà prêtre au moment de la Terreur, assez bien doué et protégé par son évêque, Mgr Moreau, prête le serment révolutionnaire, quitte plus ou moins la soutane, devient secrétaire de mairie, donne des leçons à Mlle Marguerite de Pierreclos qui habite un château du voisinage où elle vit avec son père âgé et ses sœurs. Il ne manque pas de séduction, elle s’ennuie, elle est assez effrontée. Elle devient sa maîtresse. Il est même probable qu’il eut d’elle un enfant. Puis, en 1800, elle épouse un banquier de Lyon. Cependant Mgr Moreau, après avoir été emprisonné et même condamné à mort, est relâché. Il s’efforce de rassembler le troupeau de ses prêtres, il parvient à ramener l’abbé Dumont, lui donne la cure de Bussières, où celui-ci achève sa destinée « âpre et trompée », dira-t-il, dans l’exercice régulier et même dévoué du sacerdoce. C’est là que Lamartine, adolescent, puis jeune homme, l’a connu. Ce curé, un peu singulier, qui avait des manières assez élégantes, qui chassait volontiers, l’intriguait. Il finit par surprendre son histoire et, plus tard, il la révéla dans les Confidences. Déjà, dans l’Avertissement de Jocelyn, il attire la curiosité du lecteur. « Cet épisode ne m’est pas venu par hasard en pensée ; ce n’est point une invention, c’est presque un récit. Il y a toujours quelque chose de vrai dans ce qu’on invente. Ici, presque tout fut vrai : la langue seule est feinte. Que le lecteur substitue mon nom à celui du botaniste, et il sera bien près d’une aventure toute réelle, dont, le poète, ami de Jocelyn, n’a été que l’historien. » Comme Mme de Lafayette pour la Princesse de Clèves, il préférait perdre le bénéfice de l’invention pour la publicité, et il lançait à fond les commentateurs sur une fausse piste. Les commentateurs s’y sont acharnés. Ils ont fusillé ce pauvre gibier. Nous pouvons aujourd’hui considérer à loisir les deux pièces du tableau, l’abbé François Dumont et Marguerite de Pierreclos, et constater qu’ils n’ont aucun rapport avec Jocelyn et avec Laurence. C’est une des innombrables mystifications de l’histoire littéraire. Car, il n’y a rien à faire, les critiques et les érudits continuent et continueront sans nul doute à négliger l’œuvre d’art pour lui chercher des sources soit dans la vie intime de l’écrivain, soit dans ses rencontres. Faut-il donc être romancier soi-même pour leur expliquer comment l’œuvre d’art se compose ?
Le cas est le même pour le Rouge et le Noir de Stendhal. Julien Sorel aurait eu son prototype dans un séminariste nommé Antoine Berthet, de Grenoble, qui, reçu en qualité de précepteur dans une famille Michoud, séduisit Mme Michoud et, dans un accès de jalousie, lui tira deux balles de pistolet dans l’église de Brangues et voulut se tuer lui-même. Blessée au ventre, elle guérit. Il avait la mâchoire fracassée, mais il fut condamné à mort et exécuté. D’une lecture de la Gazette des Tribunaux, Stendhal devait tirer la prodigieuse rencontre de l’ambition et de l’amour.
De même, pour Une ténébreuse affaire de Balzac, inspirée de l’enlèvement du sénateur Clément de Ris et de la supériorité policière de Fouché ; de même pour Crime et Châtiment, de Dostoïevsky, à qui ne furent pas étrangers les Mémoires de l’étudiant en médecine Lebiez, qui fut condamné pour assassinat en 1878 ; de même pour André Cornélis de Paul Bourget, tiré, disait-on, du crime d’Anvers, jugé par la Cour d’assises du Brabant qui condamna les deux frères Armand et Léon Peltzer, assassins de l’avocat Bernays, dont la femme était la maîtresse d’Armand ; et pour le Disciple, inspiré de la célèbre affaire Chambige. Henri Chambige devait se suicider avec sa maîtresse, Madeleine Grille : il la tua et se blessa, et fut condamné à sept ans de travaux forcés. A quoi bon allonger cette liste ? Or, il suffit de comparer chaque fois l’œuvre et ses origines pour s’apercevoir que l’auteur n’a pris point de départ pour s’élancer dans une autre direction ou pour transformer un cas particulier et l’intercaler dans une analyse plus générale. Encore Paul Bourget m’a-t-il déclaré que non seulement il ne s’était pas inspiré pour le Disciple de l’affaire Chambige, mais, que, chose curieuse, il avait presque terminé son roman quand cette affaire éclata et qu’il en modifia certains passages qui pouvaient prêter à la ressemblance. J’étais d’autant plus disposé à le croire que j’avais moi-même achevé Valombré avant que fût jugée l’affaire de Reyssac dont on n’a pas manqué de prétendre que j’avais tiré mon affabulation.
Qu’y donc de vrai et de faux dans cette découverte des sources ? Pas autre chose qu’un ébranlement de la curiosité, de la sensibilité, de l’intelligence. Le romancier, l’auteur dramatique qui reçoivent de la réalité observée ou écrite une anecdote parfois intéressante et parfois insignifiante, la font dissoudre dans leur chaudron de sorcier où elle se mêle bientôt à toutes sortes d’autres substances, Où va se composer peu à peu, sous l’action d’un feu intérieur qui est le génie ou le talent, l’œuvre humaine, l’œuvre d’art qui apparaîtra détachée de ses origines, refondue et purifiée, originale. Si cette œuvre, au contraire, n’est pas originale, si le vulgaire fait divers ou l’anecdote ont résisté au brasier et sont sortis intacts de l’alambic, c’est que l’auteur n’est ni romancier, ni auteur dramatique, c’est qu’il n’est alors qu’un copiste, un mémorialiste, un reporter. Et, pareillement, l’auteur qui utilise ses propres aventures pour les transmettre directement, telles quelles, sans les transposer dans un univers créé par lui. « Jamais, écrivait récemment dans Gringoire M. François Mauriac, qui est imbu, lui aussi, de cette vérité, comme tout véritable romancier, comme M. Edmond Jaloux qui a dit : « Être romancier, c’est créer des faits », comme M. Georges Duhamel qui a trouvé ce titre pour s’autoriser à employer dans ses récits la première personne : Mémoires imaginaires, comme M. Marcel Prévost, dans Paris-Soir, hier encore, jamais les véritables créateurs n’ont reproduit le réel : ils l’ont interprété. Par ses plus secrets éléments, leur œuvre tient au réel ; elle l’utilise, elle s’en nourrit ; elle naît du conflit ou de l’alliance de l’artiste avec ce qui l’entoure ; mais le créateur ne « colle » pas des documents reçus en dehors et non digérés. Il réinvente une expérience, il retrouve le monde qu’il avait oublié. » Sa marque, c’est précisément d’imaginer un univers à lui avec des traits empruntés à la vie réelle, la sienne et celle des autres, son expérience personnelle et ses observations, de façon à obtenir cette adhésion du lecteur que Paul Bourget appelait la crédibilité. Les romanciers savent tout de même comment un roman se compose.
Dans son grand livre sur Jocelyn, M. Henri Guillemin s’en doute bien. Il n’attache pas une importance primordiale aux amours de l’abbé Dumont et de Marguerite de Pierreclos. Alors va nous apparaître comment fut réellement composé le poème de Lamartine. Il a fait exactement pour ses personnages ce qu’il avait fait pour son décor. Valneige, ni la grotte des Aigles, ni Maltaverne n’existent sur la carte, et il a fixé dans leur vérité les paysages des Alpes. Pour ses personnages, il a pris ses rencontres avec le curé de Bussières, l’évocation de Mgr Moreau, la poésie des presbytères de montagne, la vie des humbles desservants de village, le dévouement de la servante, Marthe ou Geneviève, la douceur maternelle éprouvée dans la maison natale de Milly et la mort de cette mère vénérée ; pour Laurence, ses rêves de femmes, la jeunesse de Graziella, le charme d’Elvire, la pureté de Julia, sa fille ; pour Jocelyn, ses propres désirs religieux, ses amertumes, ses espoirs et ses désespérances ; il a pris jusqu’à son fidèle lévrier Fido, pour le donner à son curé de Valneige. Mettez le tout dans la chaudière des sorcières de Macbeth. Mais il n’en sortira rien, si le sorcier n’est pas Lamartine.
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Nous avons eu Jocelyn. Aucune épopée de la vie domestique n’existait encore en France. Il y avait bien la Marie de Brizeux, les poésies de Joseph Delorme consacrées par Sainte-Beuve aux humbles détails de l’existence. Mais la flamme leur manquait, et le souffle. Après Jocelyn, il y aura Mireille et ce merveilleux Poème du Rhône où Mistral prend un fleuve pour protagoniste. Nul doute que Jocelyn n’y soit pour quelque chose, Jocelyn où les travaux de la terre et la sainteté du travail sont magnifiés dans les Laboureurs et dans l’épisode du tisserand.
Jocelyn, par ailleurs, révélait la beauté des montagnes. Les anciens n’en faisaient nul cas. Montaigne, traversant les Alpes, n’en éprouve que l’ennui et l’horreur. La Fontaine y envoie Psyché pour sa punition. Voltaire ne voit en elles qu’une barrière désagréable séparant des peuples divers. Cependant saint François de Sales est le premier annonciateur de la littérature alpestre. Il rencontre Dieu plein de douceur et de suavité parmi les plus hautes et les plus âpres montagnes. Jean-Jacques répand le goût de la nature sauvage. Surtout l’expédition d’Horace-Bénédict de Saussure met le Mont-Blanc à la mode. Le jour de sa conquête, le 1er août 1787, la montagne, si l’on peut employer ce langage de publicité, est lancée. Lord Byron la célèbre dans Manfred. Chez nous, c’est à Lamartine que revient ce premier rôle.
Pierre Loti, chargé d’écrire une préface pour la Mer de Michelet, après l’avoir beaucoup vantée, ne pouvait se tenir d’ajouter : C’est la mer vue du rivage. Sans doute, devant les descriptions de Lamartine, un alpiniste sera tenté d’écrire : C’est la montagne vue d’en bas. Seulement, c’est tout de même la montagne sentie d’en haut. Son génie a soulevé le poète. Au lit du Guiers mort, aux sommets de Chartreuse, il a parfaitement imaginé l’âcre douceur des solitudes, l’air salubre des cimes. Dans son Cours de littérature, il reprend le même cantique en prose et célèbre les Alpes « dont les neiges violentes se décomposent, le soir, sur le firmament profond comme une mer ». Parmi les alpinistes, les véritables écrivains seront si rares après lui ; quelques Anglais comme Whymper, le vainqueur du Cervin ; en Italie, un Guido Rey ; chez nous, un Émile Javelle, un Théodore Camus, comme si la montagne se voilait subitement de nuages devant ceux qui désirent la peindre, telle une femme pudique qui ne veut pas livrer ses charmes, et comme si elle se riait de la littérature de club alpin bornée aux itinéraires et au plus affreux lyrisme sportif.
Il y a bien autre chose dans Jocelyn que la glorification de la montagne, de la solitude et des travaux de la terre. Il y a la plus merveilleuse analyse de l’amour dans sa fleur, de l’amour au printemps avant son éclosion et son épanouissement, quand il n’est encore que ce bouton de rose baigné d’une rosée dont un rayon de soleil fait des perles et des diamants. Jocelyn a donc sacrifié sa part d’héritage pour le mariage de sa sœur et il est entré dans les ordres. Il n’est pas encore ordonné quand le séminaire est dispersé par la Révolution. Sous la Terreur, il doit fuir, et peut-on lire ces vers sans un triste retour sur les événements actuels d’Espagne, sur la nouvelle terreur de Barcelone :
Le peuple, soulevé sur la foi d’un faux bruit,
Forte le seuil sacré, nous frappe et nous poursuit ;
Il s’enivre de vin dans l’or des saints calices,
Hurle en dérision les chants des sacrifices,
Et, comme s’il n’osait vierge encor le frapper,
Il viole l’autel avant de le saper.
Les prêtres, n’élevant contre eux que la prière,
Sont par leurs cheveux blancs traînés dans la poussière.
Les uns de leur vieux sang teignent ces chers pavés ;
Au couteau solennel d’autres sont réservés...
Encore ne déterre-t-on pas les religieuses ensevelies depuis plusieurs siècles pour profaner leurs restes.
Jocelyn s’est réfugié dans les Alpes, à la grotte des Aigles dont un berger qui pourvoit à sa nourriture lui a enseigné le chemin. Là, il reçoit et abrite un jour ce jeune garçon de seize ans, Laurence, échappé à la poursuite des soldats qui ont tué son père. L’amitié, une amitié pareille au pur amour, l’unit à ce compagnon qu’il a sauvé et qui s’est attaché à lui de cette façon absolue dont l’aimait, avant qu’il vînt, au sacerdoce, son chien Fido. Leurs cœurs sont si mêlés que Jocelyn, étonné, serait presque tenté d’en prendre ombrage :
Je me suis reproché souvent ces sympathies
Trop soudaines en moi, trop vivement senties ;
Ces instincts du coup d’œil, ces premiers mouvements,
Qui d’une impression me font des sentiments.
Je me suis dit souvent : « Dieu peut-être condamne
Ces penchants où du cœur la flamme se profane ;
Mais, hélas ! malgré nous, l’œil se tourne au flambeau.
Est-ce un crime, ô mon Dieu, de trop aimer le beau ? »
Vous n’ignorez pas que Laurence est une femme sous ses habits d’homme et Jocelyn l’apprend comme il la recueille inanimée dans une tempête et la délace pour la secourir. Alors, éclate en eux librement cet amour qui doit pour toujours les lier, puisqu’aucun obstacle ne le peut briser, puisque Jocelyn n’a pas encore reçu l’onction sacrée et peut renoncer à la recevoir. Mais c’est l’amour de deux adolescents timides, innocents, qu’un baiser bouleverse et contente ensemble, dont l’un ignore dans sa candeur les tentations de la chair et dont l’autre, dans sa chasteté acceptée, tremble devant ce mystère entrevu. Lamartine a trouvé d’incomparables accents pour peintre ces troubles virginaux et les délices d’un amour humain mal dégagé de l’amour divin. Écoutez plutôt ce que pense Jocelyn :
Je ne sais quel respect à tant d’amour se mêle
Et s’accroît tous les jours dans mon âme pour elle.
Comme un dieu je craindrais du doigt de la toucher ;
A ses pieds, quelquefois, je voudrais me coucher
Pour que cet être, roi de toute la nature,
Me foulât sous ses pieds comme sa créature.
Plus son sourire est tendre et son regard m’est doux,
Plus je sens le besoin de tomber à genoux,
De consacrer mon cœur en lui rendant hommage
Et d’adorer mon Dieu dans ce divin ouvrage.
La suite, aussi, vous la connaissez : Jocelyn, appelé à la prison de Grenoble par son évêque condamné à mort, recevant presque malgré lui le sacrement de l’Ordre dans la cellule, accompagnant au supplice son chef, puis revenant à la grotte pour se séparer à jamais de Laurence, le désespoir de celle-ci, son abandon aux dissipations de la vie, tandis que celui qu’elle n’a pas cessé d’aimer tâche de l’oublier dans la charité, le don de soi, la soumission à Dieu, son retour après tant d’années et sa mort dans les bras du prêtre, dans les bras de Jocelyn qui doit l’absoudre après l’avoir entendue en confession :
Comme on meurt de douleur, je meurs de souvenir,
lui murmure-t-elle ([1]).
Jocelyn est le poème du sacrifice dans l’amour. Tant de chefs-d’œuvre ne sont ainsi que l’histoire d’un sacrifice, de Bérénice et de la Princesse de Clèves à Dominique et à Volupté, comme si le sacrifice était le suprême état de l’amour, sa suprême expression, laissant loin derrière lui les voluptés et les jalousies, tout ce fond humain qu’agitent les passions de la chair. Lamartine était le seul poète capable de rendre sensibles ces tendres délices innocentes sur le bord des abîmes, comme il demeure l’amant de la beauté négligée aujourd’hui par tant d’écrivains et d’artistes qui lui préfèrent la contorsion, sinon la laideur. Il a pour elle cet invincible attrait que ressentaient d’instinct les Grecs et aussi les peintres italiens ou anglais épris des belles femmes, des beaux enfants, des beaux chevaux, des beaux paysages, des belles actions.
Mais il n’eût pas trouvé des accents aussi émouvants, aussi humains pour l’immolation de Jocelyn et de Laurence, tous deux sacrifiés, s’il fût demeuré le Lamartine éblouissant de 1830, le Lamartine heureux à qui la vie n’avait point résisté. A travers le poème, la douleur se révèle. L’image magnifique du chêne blessé qui illustre l’épilogue en offre le témoignage :
J’ai trouvé quelquefois, parmi les plus beaux arbres
De ces monts, où le bois est dur comme les marbres,
De grands chênes blessés, mais où les bûcherons,
Vaincus, avaient laissé leur hache dans les troncs.
Le chêne, dans ses nœuds, la retenant de force
Et recouvrant le fer d’un bourrelet d’écorce,
Grandissait, élevant vers le ciel, dans son cœur,
L’instrument de sa mort dont il vivait vainqueur...
Le chêne blessé, c’est bien Lamartine, et la blessure vient du coup de faulx qui a tranché les jours de la petite Julia. La plaie a saigné dans Jocelyn. Ce qu’il y a de plus véridique, dans le poème, ce n’est pas l’amour sacrilège de l’abbé Dumont et de Marguerite de Pierreclos, c’est le sang du poète...
[1] Il convient de rappeler que Jocelyn a été mis à l’index pour la facilité romanesque et contraire à toute vraisemblance de l’ordination dans la prison.