Écritures contre le désarroi de notre temps
par
M. Maurizio Serra
délégué de l’Académie française
Séance de rentrée des cinq Académies
le mardi 25 octobre 2022
Descendues vers nous de leur socle religieux et biblique, au prix d’un adjectif et d’une majuscule, l’écriture ou les écritures, non plus Saintes, - escriture, selon la première édition du Dictionnaire de l’Académie – impliquent néanmoins la permanence du sacré inhérent à tout être, lorsqu’il veut préserver la mémoire de son espèce. Deux éléments s’en dégagent : l’action d’écrire, d’une part ; le résultat de ce qui est écrit, de l’autre. Nous retrouvons cette double signification dans toute la mouvance néolatine : scritture et scritti, en italien ; escrituras et escritos, en espagnol et en portugais. En anglais, l’usage de scriptures – que nous avons entendu puissamment retentir lors des funèrailles de la Reine Élisabeth II - s’est progressivement réduit face à celui, plus ample, de writings ; l’allemand, distingue couramment entre Schreiben et Schriften. Le russe a retréci et anobli la signification du terme, car sochinenye, proizvedenya s’adressent aux sommets de la création artistique, scientifique ou littéraire, alors que pissanye concerne le fait d’écrire, comme moyen de communication et de transmission.
La banalisation de l’écriture – dont le pluriel inclusif ne saurait modifier l’essence – est un des signes majeurs, et plus inquiétants, du désarroi de notre temps. N’ayant plus à sa disposition pour le soutenir dans ses épreuves, la parole d’un Dieu vigilant et compatissant, incapable de trouver en lui-même un rapport conséquent avec l’histoire, l’être de la modernité est acculé à un vide sémantique qui reflète son impuissance existentielle. Il a cru se libérer et s’émanciper, alors qu’il plongeait dans le gouffre de l’appauvrissement expressif, variante, ô combien révélatrice, de l’appauvrissement moral. Les dérives nihilistes, mises à la mode par un XXe siècle où tant de faux maîtres à penser s’exhibèrent, et parfois s’exhibent encore, à la devanture des dictatures, se prolongent dans un nouveau millénaire, où les ravages du « politiquement correct » s’opposent à l’esprit de finesse, au sens de la nuance, au besoin de comprendre et d’analyser, qui constituent l’honneur de notre civilisation, et tout particulièrement de l’humanisme français. L’intolérance, vassale de l’oubli, refuse de reconnaître dans l’autre ce qui le rend, malgré tout, « mon semblable, mon frère ». Contre la pensée unique, qui vise à aplatir, à raboter et effacer l’héritage des siècles au nom d’une perception acritique et conformiste du présent, il faut réagir avec vigueur et lucidité, si nous voulons conserver notre capacité de jugement. Oui, les civilisations sont mortelles, rappelait Paul Valéry. Mais sans l’aspiration à l’infini que projette l’écriture, ne seraient-elles pas destinées à mourir encore plus vite ?
Permettez-moi de mentionner, dans un souci de synthèse, trois exemples courants de cette simplification funeste. D’abord, l’idée selon laquelle l’écriture savante, technique, bureaucratique serait l’expression du pouvoir. Dans le roman national italien, Les Fiancés (1827) d’Alessandro Manzoni, un avocat sans scrupules essaie de rouler dans la farine un pauvre paysan illetré, au moyen de termes ronflants et abscons en latinorum. Or, par touches subtiles, l’auteur, à travers son humble et tenace héros, nous laisse comprendre que ce parlage est faux, ces doctes citations sont fausses, cette fabrication des actes est fausse. Ainsi, le patricien Manzoni, que tout, dans ses origines et sa formation, inclinerait du côté de l’avocat, se range du côté du paysan au nom d’un principe révolutionnaire : l’écriture doit être vraie, elle ne peut mystifier, elle sert le bien commun, même de celles et de ceux qui ne peuvent s’en servir.
Nous avons entendu parler aujourd’hui, par les illustres confrères qui m’ont précédé, d’écriture diplomatique, musicale, scientifique, philologique- et je ne saurais vous cacher mon émotion de partager cette présentation avec eux. Toutes ces écritures ont leur spécificité et toutes se retrouvent dans l’aspiration qui constitue la raison d’être de l’Institut de France : le savoir est source de liberté et d’égalité, l’ignorance plonge fatalement dans les ténèbres et l’intolérance.
Deuxième poncif : l’écriture, avec ses temps plus lents et plus laborieux, nous éloignerait de la vraie conquête de notre temps, l’audiovisuel. L’objection est sournoise, ce qui ne la rend pas plus recevable. Certes, les portées pédagogiques de l’audiovisuel ne peuvent être négligées, à condition de les maîtriser. La bibliothèque numérique qu’on peut désormais emporter et lire dans le train, en avion, partout, peut devenir un allié de l’écriture. Les ressources technologiques dont nous disposons aujourd’hui, demain sans doute encore plus, sont impressionnantes ; mais les truquages et les caviardages aussi. « Naviguer » sur le net, même dans des sites qui devraient faire autorité, n’épargne pas les surprises, ou pire. Tous les chercheurs avertis le savent ; mais les autres, le vaste public confronté à un déferlement d’images pour la plupart non contextualisées, voire mensongères ? Si l’image se substitue peu à peu à l’écrit, elle finira par justifier une notion du réel privée de l’écran protecteur des mots et des explications. Réduites aux cent termes et symboles des échanges par texto, qu’en sera-t-il de la richesse de nos langues, menacées par l’analphabétisme digital de retour ? Une jeune personne, issue pourtant d’une famille assez cultivée – la mienne -, me disait récemment en brandissant son IPhone : « Tout ce qui n’apparaît pas sur cet écran, pour nous n’existe pas. » Sa génération prendra un jour la relève de la nôtre. Sauront-ils comprendre l’éloge des cannibales chez Montaigne, le respect des mœurs persanes de Montesquieu, la lacération intime du Grand Inquisiteur de Dostoïevski ?
Le troisième cas est peut-être le plus affligeant : l’idée que les émotions puissent remplacer le parcours difficile, méthodique, parfois apparemment aride mais inestimable de la raison, et j’entends : de la raison écrite. Ne confondons pas les émotions avec l’épanouissement lyrique, propre de toute grande création de la littérature, de l’art et de l’esprit. Or, dans notre vie quotidienne, l’écriture vraie arrive de plus en plus difficilement à s’opposer à l’emprise des slogans, aux volutes de la démagogie, à la répétition de formules apprises, qui remplacent le cheminement de la pensée. Deux ouvrages marquants, aux antipodes idéologiques du XXe siècle - Le déclin de l’Occident (1922) de l’ultra-conservateur prussien Oswald Spengler et Masse et pouvoir (1960) du Juif démocrate d’Europe centrale Elias Canetti -, parviennent essentiellement aux mêmes conclusions : les émotions, réduites à leur dimension brute, primitive, tribale, deviennent les suppôts, le fonds de commerce du totalitarisme.
Il y a plus de deux-mille ans, Sénèque, dont la vie fut moins exemplaire que l’œuvre, l’avait pourtant annoncé dans ses Dialogues : « Les passions sont de mauvais maîtres et de mauvais serviteurs. » Et encore : « La masse insurge contre la raison pour revendiquer son propre mal. »
Je souhaiterais donner ici la parole à un ami inoubliable, le philosophe croate-bosniaque Predrag Matvejević, de père russe, épris de culture française, exilé à Paris puis à Rome, naturalisé italien pendant les affreuses guerres dans l’ex-Yougoslavie, un des plus courageux combattants pour la liberté intellectuelle – qui est la liberté tout court – que j’aie eu l’honneur de rencontrer. Voici ce qu’il me disait, déjà très malade, à Zagreb, en juin 2013, en me montrant les marques des coups de revolver qu’on avait tiré contre sa boîte aux lettres :
« Tout naît de l’erreur du concept de particularité. Notre époque exalte le droit à la particularité nationale, linguistique, individuelle, sexuelle. C’est très bien, mais une particularité n’est pas en soi une valeur : elle doit au préalable s’affirmer comme telle. Or, ce préjugé favorable a fait des dégâts énormes et autorise encore de nos jours les pires déviations xénophobes et racistes, c’est-à-dire l’affrontement, souvent sanglant, entre un particularisme et un autre. »
Remplaçons particularisme par populisme, dans toutes ses variantes actuelles, et nous aurons une représentation, hélas plausible, du malaise de nos sociétés. Certaines manifestations sont ainsi devenues trop souvent, même là où la violence ne s’y accompagne pas, des formes rituelles d’enthousiasme obligatoire, véritable consécration du panem et circenses des Romains. L’avouerai-je ? Certains spectacles de masse, exaltés de nos jours comme expression de liberté, m’ont fait penser au film de Leni Riefenstahl, Triomphe de la volonté, sur le congrès du parti nazi à Nuremberg, en 1934, où la volonté est, bien entendu, celle que le Chef tout-puissant impose à ses adeptes. Toute occasion de sain loisir collectif doit être, bien sûr, encouragée, à condition de ne pas confier à autrui le plus intime de nos droits, celui au bonheur. Au cours d’un dimanche de désœuvrement à Alger, le jeune Albert Camus, qui avait appris les vertus de l’écriture d’une mère analphabète, s’exclame, angoissé, dans Noces (et la scène revivra dans L’étranger) : « Comment alors habiller de mythes l’horreur profonde de la vie ? »
Heureusement, peut-on dire, l’écriture, les écritures ne pourront pas susciter de tels fanatismes à moins de s’abaisser, car trop de nos commentateurs suivent, au risque d’y naufrager, les sirènes de la médiatisation, à la recherche d’une popularité fugace. Face aux crises géopolitiques récurrentes, qui déstabilisent la planète et blessent aujourd’hui encore notre continent, face à leur complexité ethnique, historique, religieuse, économique, ne faudrait-il pas souhaiter de la part d’observateurs souvent improvisés, ce supplément de réflexion auquel l’écriture, par sa nature, engage ? Si la communauté intellectuelle, dans son ensemble, se montrait plus avertie dans ses réactions et moins expéditive dans ses jugements, ne serait-elle pas plus crédible et respectée ?
Cela ne signifie pas reproposer des vues élitistes périmées. On peut d’ailleurs se demander quelle notion d’élite survivra demain. Il s’agit, au contraire, de récupérer une valeur essentielle de la France de Richelieu et du Grand Siècle, jusqu’à Napoléon et à la République, une valeur inscrite dans la mission de notre Institut : l’éducation à la culture, l’élévation et l’inclusion par la culture, la dignité et la fraternité au moyen de la culture. Et que serait la culture sans l’écriture ? Nous savons toutes et tous qu’écrire signifie lutter contre la mort, s’opposer au néant. Il semble qu’il faudrait revendiquer, aujourd’hui plus que jamais, qu’écrire impose surtout de se battre pour la vie.