Discours de réception du marquis de Chastellux

Le 27 avril 1775

François-Jean de CHASTELLUX

Réception de M. le chevalier de Chastellux

 
M. le chevalier de Chastellux, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Chateaubrun, y est venu prendre séance le jeudi 27 avril 1775, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Si la place à laquelle vous daignez m’appeler fut toujours la récompense la plus flatteuse pour les gens de lettres, quel prix ne doit-elle pas avoir acquis à leurs yeux, depuis que les applaudissemens du public ont couronné vos suffrages dans l’assemblée la plus brillante1, et vous ont fait connoître qu’une heureuse dispensation de vos faveurs venoit d’acquitter les dettes d’une Nation sensible et éclairée. Le temple des Muses est donc aussi le sanctuaire de la vertu ! Heureux celui qui, osant s’en approcher, voit sa route tracée par des vestiges respectables, qu’il reconnoit avec joie et suit avec confiance ! Il peut du moins trouver dans son cœur une excuse à sa témérité ; et plein du sentiment qui l’entraîne vers vous, ne consulter que son penchant, content d’obtenir de votre indulgence ce qu’il n’ose attendre de votre justice.

Non, Messieurs, jamais l’ambition qui s’élève jusqu’à vous ne fut plus pardonnable ; jamais tant de motifs réunis ne rendirent l’honneur de vous appartenir plus cher et plus précieux. Quelque talent qu’on préfère, quelques qualités éminentes qu’on admire, on est sûr de les trouver parmi vous ; et soit qu’une étude tranquille et réfléchie retienne le citoyen dans une utile solitude, soit que des devoirs plus pressans le rappellent au sein de la société, c’est toujours ici qu’il peut trouver, et ses guides et ses modèles. Aussi vos honneurs et votre éclat augmentent de jour en jour. Le temps qui flétrit tout, le temps, dont le pouvoir destructeur, s’attachant à ce que les hommes ont produit de plus noble et de plus beau, fait trop souvent succéder les regrets à l’admiration, le temps a respecté un établissement consacré à l’immortalité ; et comme il faut que son influence soit toujours ressentie, il se plaît à embellir ce qu’il ne peut détruire. Quelle gloire pour votre fondateur, pour ce Ministre ardent et laborieux qui, placé par le sort dans des temps de crise et de malheur, ne put préparer le calme qu’en dirigeant les orages ! Sans doute son ame, agitée par le mouvement même qu’il imprimoit, dut quelquefois se reposer avec plaisir sur la plus heureuse des idées que lui ait suggérées son génie. Il lut dans l’avenir vos progrès, mais put-il en prévoir l’étendue et la rapidité ?

Au moment de sa naissance, l’Académie, contentant en elle-même les lumières de la Nation, ne voyoit au-delà que d’épaisses ténèbres. Son premier soin fut de cultiver le vaste champ des Arts et des Lettres, depuis long-temps négligé, et de créer ainsi un domaine aux Muses étrangères et délaissées ; le second fut d’appeler à elle une Nation encore assoupie, qui n’avoit coutume de s’éveiller qu’au bruit des armes. Je n’entreprendrai pas de décrire vos succès ; les noms brillans qui ont illustré le dernier siècle, sont assez souvent répétés par l’admiration et par l’envie. Je dirai seulement que ce concours d’un peuple entier à l’avancement des connoissances humaines, que cet intérêt général qu’on prend aux lettres, que cette attention suivie qu’on leur donne, ne sont pas des avantages aussi anciens qu’on le pense. Eh ! Comment pourrois-je en douter, moi, qu’un amour vif et toujours soutenu de vos préceptes et de vos ouvrages a conduit, dès ma plus tendre jeunesse, dans vos assemblées publiques ? Là, témoin d’une impression qu’il m’étoit si doux de partager, j’ai vu d’années en années augmenter le nombre de vos auditeurs et la vivacité de leurs applaudissemens ; j’ai vu l’émulation croître autour de vous, le talent rendre hommage au talent, et des Académies naissantes inonder vos portiques. Ainsi, dans les beaux jours de la Grèce, un peuple d’orateurs écoutoit les Démosthènes, un peuple de poètes jugeoit les Sophocles.

Jouissez donc, Messieurs, du noble avantage d’élever votre siècle en vous élevant vous-mêmes. Déjà nos progrès répondent à votre zèle et peut-être sous vos heureux auspices avons-nous atteint ce degré de lumière qu’il seroit téméraire de vouloir passer. Cependant, j’oserai vous dire, Messieurs, que ce moment si flatteur n’est point pour vous celui du repos. L’âge présent s’enrichit de vos travaux, la postérité doit en jouir à son tour ; mais elle a d’autres intérêts à vous confier : souffrez qu’elle vous parle ici par ma voix ; je la lui prête avec plaisir, parce que c’est le seul service qu’elle puisse attendre de moi. J’ai dit que la postérité jouiroit de vos ouvrages, mais saura-t-elle en profiter ? En effet, si la république des lettres doit éprouver le sort des puissances de la terre, si le plus haut degré de sa splendeur est le plus voisin de sa décadence, qui peut se réjouir du moment présent, sans s’inquiéter pour l’avenir ?

Une triste expérience semble encore justifier nos alarmes : deux fois, depuis que ce globe est habité, l’esprit humain s’est élevé à la plus grande hauteur, deux fois il en est tombé ; comme si la nature eût franchi ses limites, et que, semblable au fleuve qui ne rompt ses digues que pour inonder un moment les campagnes, elle dût reprendre bientôt son cours accoutumé.

Gardons-nous cependant de donner trop de poids à ces considérations ; l’exemple ne fait qu’avertir la raison ; l’étude des causes et des effets peut seule l’instruire et l’éclairer. Elle nous apprendra l’origine de ces vicissitudes que nous nous contentons de craindre ou d’admirer ; nous connoîtrons à-la-fois nos forces et notre foiblesse ; non moins entreprenans, non moins audacieux que nos ancêtres, nous saurons mieux garder nos conquêtes. Car enfin, Messieurs, les premiers efforts en tout genre ne sont pas ce qu’il y a de plus difficile ; l’esprit humain n’agit que par saillie, il s’élance plutôt qu’il ne marche, et il est plus aisé de le mettre en mouvement que d’assurer ses pas. Applaudissons à ses premiers efforts, mais tâchons d’en mieux profiter ; possesseurs des trésors les plus précieux, occupons-nous de les défendre, et souvenons-nous sur-tout que dans le champ immense qui nous est offert, si c’est au génie de créer, c’est au goût qu’il appartient de conserver.

Je n’oublierai pas, Messieurs, que je parle à mes maîtres, et j’oserai même m’en applaudir. En effet, si je m’adressois à des hommes vulgaires, je serois obligé de m’arrêter ici, et de définir ce qu’on entend par le goût, lorsque cette expression, prise dans un sens figuré, s’applique aux beaux-arts et aux ouvrages de l’esprit ; peut-être même seroit-il nécessaire d’entrer dans quelques détails, de distinguer le goût qui se contente de sentir, de celui qui aspire à juger ; celui qui sait apprécier, de celui qui produit ; peut-être enfin faudroit-il examiner quel pouvoir exercent sur lui, et la confirmation de nos organes, et les préjugés de l’habitude, et les passions particulières, et l’opinion publique. Mais, Messieurs, lorsque vos pensées devancent et appellent les miennes, je me contenterai d’observer avec vous quelle importance les hommes ont donnée à ce sentiment exquis, source de leurs plus doux plaisirs, et combien est ingénieuse la figure dont ils se sont servis pour l’exprimer.

Il semble en effet, qu’après avoir réfléchi sur les organes de nos sensations, ils aient reconnu que celui du goût étoit le seul qui eût des rapports frappans avec l’idée qu’ils vouloient exprimer ; parce qu’il est le seul qui pénétrant, pour ainsi dire, dans la substance la plus intime des choses, en apprécie les propriétés les plus cachées ; le seul qui joigne l’analyse la plus subtile au jugement le plus rapide ; le seul enfin, qui toujours irrité, ou flatté, ne recoive jamais d’impressions qui ne soient accompagnées de plaisir ou de peine.

Mais ce n’est pas assez de savoir ce que c’est que le goût, et quels sont les objets auxquels il s’applique ; il faut examiner s’il est mobile et changeant par sa nature, dans quelles circonstances il s’épure ou se corrompt, et ce que nous devons craindre ou espérer du moment présent. On dit, on répéte beaucoup que le goût change, qu’il doit changer. S’agit-il d’appuyer cette assertion ? On ne manque pas de citer la décadence des lettres à Athènes, après le siècle de Périclès, et à Rome, après le siècle d’Auguste : mais cette décadence, deux fois éprouvée, n’a-t-elle pas eu d’autres principes que l’inconstance des hommes ? Je sais qu’ils sont avides de nouveautés, qu’ils veulent donner l’exemple et non pas le recevoir, et que toutes les fois qu’ils voyent leurs guides trop loin d’eux, ils aiment mieux se frayer d’autres routes, que de faire d’inutiles efforts pour les atteindre : c’est, je l’avoue, une cause constante et naturelle de la corruption du goût. Il paroît cependant que son effet ne doit être que momentané : si l’inconstance nous fait abandonner la bonne route, le dégoût, tôt ou tard, nous y ramène ; car ce seroit un singulier privilége de l’erreur, que de fixer l’opinion toujours vacillante. Il faut donc aller plus loin pour trouver les obstacles qui ont empêché les hommes de revenir sur leurs pas. Eh ! comment ce retour eût-il été possible, lorsqu’à ces mêmes époques d’étonnantes révolutions changèrent la face entière du monde !

Athènes étoit florissante ; les Euripide, les Xénophon, les Platon, reposoient à peine sous une tombe honorée, lorsque Alexandre vint imposer des fers à la Grèce, pour en préparer à l’Asie. Tout fléchit sous l’empire de son génie, mais à peine avoit-il subjugué tant de peuples amollis, qui n’étoient pas même dignes de l’avoir pour maître, qu’il fut subjugué à son tour par ses propres passions. Après avoir donné l’exemple du courage, il donna celui de la corruption, et ce fut le mieux suivi ; alors la vertu opprimée ou négligée disparut avec la liberté, et l’orgueil asiatique remplaça les mœurs de la Grèce. La république des lettres dut partager ces révolutions, et de même que l’empire d’Alexandre fut divisé entre plusieurs tyrans, tous rivaux ou ennemis ; de même ce goût sûr et éclairé qui étoit épuré dans Athènes, ne tarda pas à disparoître pour faire place à la licence des opinions, et à l’orageuse tyrannie des sectes. Disons-le à l’honneur des belles-lettres, si elles n’ont pas comme la philosophie, l’avantage d’influer sur la politique et sur la législation, on leur doit du moins cette louange, qu’elles n’ont jamais fleuri dans l’esclavage, et que le bon goût, quoiqu’apanage de l’esprit, tient toujours à la noblesse de l’ame. C’est encore chez les Grecs que j’en chercherai la preuve.

 Deux événemens extraordinaires, qu’on ne se lassera jamais d’admirer, ont illustré cette contrée : toutes les forces de l’Asie s’unissent pour l’envahir ; une poignée d’hommes leur résiste, les combat, les dissipe. Deux siècles s’écoulent à peine, qu’un petit nombre de Grecs passe les mers à son tour, et fait en peu d’années la conquête de l’Asie. On n’a pas encore décidé lequel de ces deux événemens est le plus glorieux pour les Grecs. Tout ce qu’on peut assurer, c’est qu’ils peuvent être placés sur la même ligne. Mais le premier donna un tel essor à cette nation, qu’on dut penser que tous les lauriers de la gloire naissoient les uns des autres, et que celle des armes n’avoit fait que donner le signal ; c’est que la liberté fut le fruit de la victoire. Le second ne fit qu’avilir l’humanité, décourager les lettres, et corrompre le goût, parce que l’esclavage fut le fruit de la conquête. Osons donc rejeter sur les ambitieux et sur les conquérans le reproche d’instabilité qu’on fait aux lettres. Eh ! Quel voyageur, en déplorant les ruines de la Campanie, peut accuser la fragilité des anciens édifices, lorsqu’il voit la bouche du Vésuve encore fumante, et qu’il sent la terre trembler sous ses pas.

Il faut pourtant avouer, Messieurs, que toutes ces grandes révolutions, dont l’asservissement des peuples a été la conséquence nécessaire, ne furent pas également funestes aux progrès des lettres. Le siècle d’Auguste en fournit un exemple. Dans cette époque désastreuse et brillante, où la nature humaine, exaltée et sortie, pour ainsi dire, de son équilibre, parut exagérer les vertus et les vices, pour laisser à la postérité les plus pernicieux exemples et les plus beaux modèles, Rome toute dégoûtante de sang, s’élevoit aux honneurs de la Grèce ; et tandis que ses consuls portoient le fer et le feu dans l’antique séjour des Arts et des Lettres, de nouveaux Démosthènes fleurissoient dans ses murs, et disputoient aux Scipions la gloire d’immortaliser leur patrie. Mais observez, Messieurs, que si dans ces terribles convulsions qui précédèrent le règne d’Octave, Rome fut souvent opprimée, elle ne fut jamais humiliée. Ses entrailles étoient déchirées, mais ses bras étoient forts et redoutables. L’esprit de discorde régnoit au-dedans, l’esprit de conquête régnoit au dehors, et les beaux-arts eux-mêmes furent pour elle une conquête. C’est une vérité qui vous est familière, mais dont on ne sauroit être trop pénétré, si on veut se faire une idée de la littérature ancienne. Non, les Romains n’ont rien inventé, et peut-être même pourroit-on ajouter, que s’il est des genres qu’ils ont perfectionnés, il en est d’autres où l’imitation même ne leur a pas réussi. C’est sur-tout dans les beaux-arts que leur infériorité est le plus reconnoissable. La musique, la peinture, la sculpture, parurent parmi eux comme d’illustres étrangères auxquelles on s’empressa de rendre hommage ; mais leur sort fut semblable à celui de Cléopâtre et de Bérénice : elles eurent du crédit sans pouvoir devenir citoyennes ; elles furent aimées, mais elles ne régnèrent pas.

Gardons-nous cependant d’être ingrats envers les Latins ; qu’ils soient les premiers ou non, ils sont toujours nos modèles ; quelle heureuse révolution pour les lettres, que celle qui les transplanta tout-à-coup chez les maîtres du monde, qui leur prêta toute la splendeur d’une république victorieuse, et toutes les richesses de l’univers soumis ! Ainsi, la plante qui dépérissoit dans un sol négligé, si elle vient à être transportée dans nos jardins, ne tarde pas à se couronner de fleurs et à reprendre son premier éclat.

Hasarderai-je, Messieurs, une opinion que je n’exposerai qu’avec timidité, et dans laquelle votre suffrage peut seul m’affermir ? Je pense que cette époque où les Romains, déjà formés par leurs propres études, se sont emparés de la littérature grecque, est celle où le goût a dû se perfectionner ; je dirai plus, où le goût a commencé à faire sentir son empire. Voici ma raison : Je crois que quelque extension qu’on donne à cette faculté de notre esprit, son emploi le plus fréquent est de choisir. Le génie, les talens, sont occupés à produire ; le goût examine, il adopte ou rejette. Or, il est des passions, il est des habitudes qui préviennent nos jugemens, ou plutôt qui, nous en présentant de tout faits, servent à-la-fois notre amour-propre et notre paresse. C’est ainsi que se forme le goût national ; le plus souvent il doit son origine à des circonstances locales, telles que le climat, la nature du sol, la situation même de la terre qu’on habite. Il est modifié ensuite par toutes les institutions divines et humaines, telles que la législation et la religion ; enfin, par le hasard même qui dispose des événemens, et qui donne et ôte les succès, élève ou abaisse les Nations, et distribue d’une main inégale les victoires et les talens.

On a dit, et si l’aveugle prévention a été la plus ardente à soutenir cette opinion, la saine philosophie n’a pu la démentir ; on a dit que les Grecs avoient été de tous les peuples le plus favorisé de la nature ; est-ce aux avantages du climat, est-ce au hasard seul qu’ils durent cette langue harmonieuse et savante qui, précédant et égalant même la peinture, sut représenter les objets avec l’exactitude des formes et la richesse des draperies. Quoiqu’il en soit, il est aisé de voir que cet instrument si heureusement inventé et si rapidement perfectionné, dut servir beaucoup à hâter leurs progrès, mais il dut aussi en déterminer la marche. La facilité de parler et le plaisir physique qu’on éprouvoit à écouter les poètes et les orateurs, ne servoient que trop bien deux passions naturelles aux Grecs : un amour effréné pour la gloire, qui approchoit beaucoup de la vanité, et une excessive curiosité, qui devenoit souvent frivole et puérile. De là ces longues descriptions de combats dont l’Iliade est grossie, et ces fables, ces narrations extravagantes auxquelles Ulysse se livre avec tant de plaisir dans l’Odyssée ; de là encore cet appareil de mots dont Platon ornoit, ou plutôt enveloppoit la philosophie, au point même qu’après que l’éloquence s’étoit montrée avec tant de succès, la vérité voyant tous les applaudissemens prodigués à sa rivale, se retiroit en silence pour attendre un moment plus favorable. Ainsi, l’abondance nuisoit à la richesse, et la Grèce, semblable à une terre trop fertile, permettoit beaucoup et ne donnoit pas toujours assez.

La main sévère de l’agriculteur romain vint porter la faux dans ces champs trop hâtifs. La précision, la force, l’énergie, formoient le caractère de la langue latine, comme celui du peuple qui la parloit. Elle avoit besoin de nombre et d’élégance, elle en emprunta de la langue grecque. Celle-ci, trop libre dans son essor, demandoit à être contenue et restreinte : c’étoit une armée nombreuse et brillante, amis indisciplinée ; l’austérité romaine lui servit de frein, et la contint dans de justes limites. Alors le goût, sollicité, invoqué de part et d’autre, commença à ériger son tribunal et à établir son empire. Dès ce moment, le goût national dut plier sous un goût plus abstrait et plus général. Plus on eut d’objets de comparaison, plus le choix devint à-la-fois nécessaire et délicat. Bientôt, par une sage et ingénieuse imitation d’Homère et de Théocrite, Virgile manifesta et la fécondité de son talent, et la justesse de ses critiques. Horace, Ovide, Catulle, Properce et l’aimable Tibulle, disciples et rivaux des Grecs, mais se frayant une route nouvelle, marquèrent la révolution par la préférence qu’ils donnèrent à la pensée, et par le soin qu’ils eurent toujours de parler à l’esprit. Mais il n’appartenoit qu’au premier de ces poètes, qui, joignant la sévérité du goût à la richesse de l’imagination, les grâces à la philosophie, et l’usage du monde au commerce des Muses, mérita d’être celui de toutes les nations, de tous les âges et de tous les états ; il n’appartenoit, dis-je, qu’à Horace, de développer des principes qu’on suivoit sans les connoître, et de réduire le sentiment en préceptes. Avec quelle rapidité coulent-ils de sa plume dans cette épître aux Pisons, qu’il composa en se jouant, et qui obtint de la postérité le nom d’Art Poétique !

Peut-être l’éloquence eut-elle une autre marche ; peut-être Cicéron fut-il plutôt occupé à élever la prose latine au niveau de celle des Grecs, qu’à la rapprocher du génie de sa nation ; mais s’il mit trop de recherches à imiter l’harmonie de la période grecque, la profonde raison qui règne dans ses harangues, comme dans ses ouvrages de littérature, montre assez qu’il pensoit avant de parler, et qu’il ne s’adressoit qu’à des hommes sensés. Quoi qu’il en soit, c’est à ses efforts si souvent heureux, et si rarement pénibles, que la prose latine dut son lustre et sa gloire ; et lorsque quittant la tribune aux harangues, elle prêta ses charmes à l’histoire, elle devint sous la plume des Tite-Live, des Salluste et des Tacite, le modèle le plus parfait que l’antiquité nous ait laissé.

Que restoit-il donc à désirer aux Romains ! Le Capitole s’étoit enrichi des dépouilles de cent peuples vaincus ; mais des trésors plus précieux, les conquêtes de l’esprit, demandoient un asile. Le temple du goût fut élevé par les mains de la poésie et de l’éloquence. Pourquoi cet édifice eut-il si peu de solidité ? Pourquoi le vit-on s’ébranler et se dégrader long-temps avant que les barbares vinssent consommer sa ruine ? En accuserons-nous cette fatalité qui veut que toutes les choses humaines aient un progrès et une décadence ? Non, Messieurs, nous ne devons avoir recours à ces similitudes, à ces analogies forcées, que lorsqu’après avoir consulté notre raison, nous trouvons qu’elle ne nous a donné aucune réponse satisfaisante. Les animaux et les végétaux croissent et dépérissent, parce que le principe qui sert à les nourrir, tend aussi à leur destruction : il n’en est pas de même du goût et des connoissances, qui, n’étant pas concentrés dans un seul individu, et se transmettrant de race en race, ne portent en eux-mêmes aucun principe destructeur.

Jetons un regard plus attentif sur cette époque singulière où l’espace d’un siècle suffit à la perfection et à la décadence des lettres, où la lumière brilla de l’éclat le plus vif et disparut tout-à-coup, comme ces météores passagers qui ne percent un moment l’obscurité des nuits, que pour les rendre ensuite plus ténébreuses et plus lugubres : nous verrons, Messieurs, qu’après les guerres civiles, les Romains enorgueillis de la conquête du monde, encore récente, étoient plus flattés de cette gloire chimérique, qu’affligés de la perte de leur liberté ; qu’ils regardèrent le vainqueur d’Antoine et de Brutus, plutôt comme un pacificateur que comme un maître, et qu’en éprouvant auprès de lui tout le poids de l’autorité, ils n’eurent pas du moins le sentiment accablant de l’humiliation. Le génie exalté par les guerres civiles, les talens excités par le commerce des Grecs, durent donc conserver encore leur activité et leur ressort : il n’en fut pas de même sous le gouvernement capricieux et féroce de ses successeurs. Bientôt au fardeau de l’oppression se joignit la honte d’obéir à un Empereur qui n’étoit pas né citoyen de Rome. À la suite de ces princes étrangers, on vit venir des provinces les plus éloignées, une foule de nouveaux littérateurs, de nouveaux philosophes, fruits précoces des connoissances qui s’étoient étendues avec les armes romaines. La philosophie profita de leurs travaux ; mais le bon goût dut en souffrir : car si la raison aime à faire des prosélytes, le goût plus fier et plus exclusif, ne reconnoît pour disciples que ceux qu’il a élevés lui-même, et qui sont nés sous ses auspices.

Ajouterai-je encore que la morale même influa sur les lettres ? L’esprit humain, toujours exagéré, toujours prêt à passer d’une extrémité à l’autre, ne réprouva la licence des mœurs, devenue trop générale, que pour se livrer à l’austérité stoïque. Cette austérité pénétra dans le langage et dans le style. Le sévère disciple de Zénon crut devoir s’interdire jusqu’au luxe des paroles ; ses pensées, toujours fortes, toujours énergiques, ne purent se prêter à des ornemens qui les gênoient dans leur marche, et les empêchoient de se presser les unes sur les autres. De là ce goût des sentences et des antithèses ; de-là ce changement dans le style et dans la littérature, qui se fit apercevoir long-temps avant que la tyrannie eût imposé silence aux écrivains, et que l’invasion des barbares eût détruits jusqu’à la trace de leurs ouvrages.

Détournons nos regards de ces funestes objets. Eh ! Qui pourroit voir sans amertume l’histoire grossir ses fastes des malheurs de la terre, tandis qu’une lacune de dix siècles interrompt les annales de l’esprit humain ? Semblables au voyageur, qui, las d’errer dans les ténèbres, tient les yeux fixés sur l’Orient, pour y chercher les premières clartés de l’aurore, continuons d’observer la Grèce et l’Italie. Du commerce réciproque de ces heureuses contrées, nous verrons renaître encore et les beaux-arts et les belles-lettres : une seconde fois l’Italie doit à la Grèce ses maîtres et ses modèles ; une seconde fois elle les imite et les égale.

Quel sera le fruit de cette nouvelle révolution ? Si dans les beaux jours de Rome, le goût délicat et pur, le bon goût dut son origine à la communication établie entre deux peuples spirituels et éclairés, que ne feront pas ces nouveaux disciples, dont l’admiration et la critique vont s’exercer à-la-fois sur les Grecs et sur les Latins, et qui, possesseurs de deux immenses trésors, peuvent y puiser sans réserve et choisir sans partialité !

Avouons-le, Messieurs, l’effet ne répondit pas à l’apparence, et cette apparence elle-même ne pouvoit tromper que des yeux peu clairvoyans. Une trop grande distance séparoit les nouveaux littérateurs des anciens ; et cette distance étoit d’autant plus difficile à franchir, qu’elle se faisoit sentir également dans le langage et dans les mœurs : dans le langage, par le mélange des idiomes barbares avec les langues anciennes ; dans les mœurs, parce que toutes les idées politiques et religieuses étoient changées, parce que l’esprit des nations du Nord avoit influé et même prévalu sur celui des nations du Midi, parce que toute législation étant anéantie ou avilie, les vertus et les vices avoient pris un caractère isolé et individuel, que le courage n’étoit plus que de la chevalerie, l’héroïsme que du romanesque, l’amour que de la galanterie, la religion même qu’un assemblage monstrueux des dogmes les plus saints et des pratiques les plus puériles et les plus ridicules.

Parmi tant d’obstacles qui s’opposoient à la restauration des lettres, que pouvoit-on espérer ? Le goût national, si l’on peut donner ce nom à un goût grossier et barbare, étoit trop éloigné de celui des anciens, pour qu’ils agissent l’un sur l’autre : aussi restèrent-ils absolument séparés ; de sorte que les hommes tirés de leur léthargie par les Muses qui fuyoient devant le fer ottoman, suivirent alors deux routes différentes : les uns, pénétrés d’admiration pour les anciens, dont ils commençoient à entendre et à goûter les ouvrages, se livrèrent tout entiers au désir de les imiter ; et non-contens de s’être initiés dans leur doctrine, ils voulurent encore s’approprier leur langage : tels furent les Bembo, les Sadolet, les Vida ; les autres, plus attachés au goût national, tournèrent tous leurs efforts vers sa perfection, et ces efforts furent les plus heureux. Pétrarque sut revêtir d’un si beau coloris et ses sentimens exagérés et sa fausse métaphysique, qu’il obtint le rare privilège de charmer avec des mots, et de s’immortaliser par des sonnets. Le Dante, penseur plus profond, plus hardi, paroît ne consulter que ses propres forces : s’il élève, s’il ennoblit l’expression, c’est en élevant, c’est en ennoblissant aussi la pensée : il marche à pas de géant ; mais sa marche est incertaine ; il s’égare, il se perd : c’est un captif indigné de sa chaîne, qui l’agite et la rompt d’un même effort, mais qui, possesseur d’une liberté dont il n’a pas prévu l’emploi, laisse errer ses regards, court sans objet, et fuit sans chercher un asile.

Eh ! Qu’importe que le talent s’égare, pourvu qu’il se montre et se fasse reconnoître ! En vain l’esprit servile et imitateur voulut dicter des lois, l’exemple prévalut : l’Italie entière fut entraînée. Il en résultat que les progrès du génie furent plus rapides que ceux du goût, et que lors même que l’Arioste et le Tasse eurent élevé la poésie italienne au plus haut degré de splendeur, le goût national se fit toujours sentir dans leurs immortels ouvrages, et décida même de leur succès. Je n’en veux pas d’autre preuve que la préférence que les Italiens ont toujours donnée aux poésies de l’Arioste. Ils y admirent en effet cette richesse et cette liberté d’imagination qui n’appartient qu’à leur climat, unie avec une facilité dans le style, un charme dans la diction dont ils connaissent seuls tout le prix ; tandis que les étrangers retrouvent dans le Tasse un goût plus sage, plus méthodique, qui tient aussi de plus près à l’antiquité. Si depuis que ces deux poètes célèbres ont illustré leur patrie ; si presque aussitôt après que les Bocace, les Guichardin, les Machiavel eurent fait des efforts, peut-être trop audacieux, pour égaler la prose italienne à la prose latine, le goût paroît avoir déchu dans cet antique séjour des sciences et des beaux-arts, n’en accusons encore que les désastres publics, dont les lettres ne peuvent être responsables ; et lorsque, dans des temps plus heureux, nous voyons fleurir les Métastase, les Zeno, les Gravina et les Maffeï, croyons qu’il ne falloit pas moins qu’une longue succession de guerres civiles, de tyrannie, et d’anarchie, pour rendre inféconde une terre si fertile par sa nature.

Heureuse la France d’avoir ouvert aux Muses un asile plus paisible et plus sûr ! Il semble que tout se soit combiné pour l’enrichir des trésors de la littérature, et pour lui en assurer la possession. Si les plus rapides révolutions, bouleversant à-la-fois et le système politique et l’empire de l’opinion, donnent à l’esprit humain toute l’énergie dont il est susceptible, la France, entraînée comme les autres puissances, prend part à ces agitations. Dans cette lutte générale de tous les intérêts spirituels et temporels, le génie s’élève, les talens se développent, l’ignorance fuit, la raison s’annonce ; mais dès que ce mouvement de fermentation a suffi pour perfectionner nos connoissances et les dégager de tout alliage impur, un repos salutaire lui succède ; le trône s’affermit, la Nation réunie l’environne, la paix renaît au sein du Royaume, et la force, mieux dirigée, va chercher la gloire qui l’attend sous les drapeaux des Turenne et des Condé.

Seroit-ce, Messieurs, dans cette Académie qui a si souvent retenti des louanges offertes à ses illustres protecteurs, que j’oublierois ce que les lettres doivent à Louis XIV ? Son règne fut le leur ; ce fut celui du bon goût, dont il donna l’exemple, et sans lequel il n’eût pas été comparé à Auguste, quoiqu’il l’égalât par sa magnificence et par sa libéralité. François 1er avoit été le restaurateur des Arts, Louis-le-Grand fut le restaurateur du goût. Ce n’étoit pas assez que la littérature Grecque et Latine, devenue familière aux François, eût étendu la sphère de leurs connoissances, l’Italie moderne leur avoit prodigué ses trésors. C’est la seule obligation qu’on ait aux Médicis ; et tel est le pouvoir consolateur des Arts et des Lettres, qu’il appaisa quelquefois la raison irritée, et l’empêcha d’effacer de ses fastes des noms qu’elle eût voulu condamner à l’oubli. D’autres acquisitions augmentèrent encore le domaine des Muses. Une maison illustre, où les vertus et les grâces se perpétuent pour la gloire des peuples qu’elle gouverne, et pour le bonheur des Nations étrangères, commençoit alors à s’allier avec sa rivale, et les nœuds du mariage annonçoient qu’une paix salutaire devoit un jour unir les peuples aussi étroitement que leurs Souverains. Il faut l’avouer, l’Espagne étoit alors plus riche que la France ; le genre dramatique, la poésie et les romans, y avoient acquis une noblesse que notre naïveté Françoise n’avoit pu atteindre : c’étoit un mérite nouveau que Louis XIV n’avoit garde de laisser échapper. Il le reconnut bientôt dans les ouvrages de Corneille, ouvrages immortels, où l’auteur paroît si grand, si fort, dès ses premiers essais, qu’on ne songe pas à chercher ses modèles. C’est le fleuve majestueux de l’Égypte ; le voyageur qui ne l’a jamais vu couler que dans un lit immense, désespère d’en trouver les sources, et doute même de leur existence.

Si la France eut jamais un goût national, c’est dans cette époque qu’il faut le chercher. Un moment plus tard on le voit disparoître. Peut-être Racine en conserve-t-il quelque trace, peut-être retrouve-t-on dans ses héros un caractère de galanterie et de politesse plus convenable à la cour des Rois qu’au théâtre de Melpomène ; mais si l’on reconnoît quelquefois, dans ce poète admirable, le contemporain des Quinault et des Lafayette, on y reconnoît bien mieux le disciple des Grecs, et l’heureux imitateur de leur noble simplicité.

Plus sévère et plus libre dans sa critique, parce que la critique étoit son véritable talent, Boileau content de plaire à son Roi, et ne craignant pas d’avoir pour ennemis tous les ennemis du bon goût, s’empressa de leur opposer d’insurmontables barrières. Il fit plus, il joignit l’exemple au précepte, et législateur comme Lycurgue, il voulut comme lui que ses lois fussent renfermées dans des vers harmonieux. Alors le goût national s’effaça et fit place au seul qu’on doive suivre, celui qui, formé par la connoissance de tous les modèles, et par l’étude de toutes les convenances, ne consulte que lui-même, et ne doit rien ni aux lieux ni aux temps.

Mais tandis que la critique, dirigeant et affermissant nos jugemens, s’occupoit moins à étendre l’essor de l’esprit humain qu’à lui donner des limites, une autre littérature s’élevoit chez un peuple voisin, devenu notre rival à tous égards. L’Anglois, séparé par les mers du reste de l’Europe, n’en fut pas moins séparé par l’opinion. On eût dit que, dans les révolutions de la terre, la pensée avoit choisi son séjour chez ce peuple solitaire et méditatif qui, fier de ses propres forces et ennemi de toute espèce de chaîne, ne voulut avoir ni maîtres ni modèles. Ailleurs les Arts et les lettres se présentant avec tous leurs charmes, ouvroient le chemin à la raison qui marchoit sur leurs traces. Là, c’est la philosophie qui, du haut de son trône daigne appeler les lettres, et semble leur permettre de la distraire quelquefois. Chez les autres Nations, le langage, en se perfectionnant, permit aux idées de s’étendre et de se propager ; chez ce peuple contemplateur, les mots ne sont que les esclaves et non le cortège des idées, et l’ame, toute entière à son objet, ne considère la parole que comme un simple interprète. Tel est cependant le pouvoir de la pensée, que lorsqu’elle est grande et forte, elle fait tout plier sous ses lois, jusqu’au langage et à la diction. Shakespeare et Milton n’eurent qu’à commander, et la langue Angloise, remplie de consonnes et de monosyllabes, et n’ayant pour lien qu’une syntaxe incomplète et demi-barbare, prit aussitôt une forme agréable et nouvelle. Devenue l’organe de l’imagination, elle n’épouvanta plus les Grâces, et bientôt, sous la plume des Pope, des Steel et des Adisson, le goût acheva ce qu’avoit commencé le génie. Mais ces progrès rapides et inespérés n’effacèrent pas et n’effaceront jamais le goût national. Il régnera sur-tout dans les ouvrages dramatiques, parce que le théâtre est livré au peuple qui peut y exercer, d’une manière absolue, un pouvoir qu’il ne fait que partager ailleurs. Ne pourroit-on pas même dire que le goût des Anglois sera toujours mixte comme leur gouvernement ; démocratique au théâtre et au barreau, monarchique dans les ouvrages de poésie et de littérature ?

Quoi qu’il en soit, il seroit injuste de dissimuler les obligations que nous avons à la littérature Angloise. Elle a donné de l’essor à la poésie, en la conduisant dans des terres fécondes, où les fleurs sont mêlées aux moissons, et en nous montrant qu’au Parnasse, comme dans ces jardins naturels que nous nous empressons d’imiter, l’agréable n’est souvent qu’une heureuse disposition de l’utile. C’est ce qu’aperçut, d’un coup-d’œil rapide et élevé, cet homme étonnant qui naquit dans le siècle passé pour illustrer le siècle présent. Appelé, invité par tous les talens, il ne négligea rien pour répondre aux faveurs de la nature. Enfant de l’harmonie, il voulut que la lyre qui, dans les mains d’Amphion avoit suffi pour élever les murs de Thèbes, servît dans les siennes à reconstruire le vaste édifice des connoissances humaines. Le théâtre, l’histoire et l’épopée, offrirent désormais une instruction aussi chère à l’esprit que flatteuse à l’oreille ; et la philosophie, parée de nouveaux attraits, devint une dixième Muse.

Peut-être aussi le temps étoit-il venu où les hommes, ayant retrouvé les Arts et les Lettres, qu’ils avoient perdus depuis long-temps, devoient songer à en faire un meilleur usage. La propriété une fois assurée, il ne restoit plus à s’occuper que de la jouissance. Toute l’activité qu’on avoit employée à recouvrer un domaine si précieux, fut destinée à l’améliorer. La raison dirigea ses nouveaux efforts ; tout fut soumis à ses lois, tout lui rendit hommage, et si quelques chose doit caractériser le goût qui a prévalu pendant le règne long et paisible de Louis XV, c’est cette influence qu’elle a constamment exercée sur les ouvrages de l’esprit, et même sur ceux de l’imagination.

 Je n’aurai pas besoin, Messieurs, de sortir de mon sujet pour célébrer un Prince dont la mémoire est encore récente, sur-tout parmi vous qu’il honora toujours de sa bienveillance. Je dirai, et la vérité parlera par ma bouche, je dirai que son esprit facile et juste, mais porté à la modestie et à la défiance de soi-même ; que son caractère, toujours égal et indépendant de l’opinion, mais toujours patient et mesuré ; que ses vertus enfin qu’il ne dut qu’à la nature, et ses principes qu’il ne dut qu’à lui-même, ne furent pas moins favorables aux progrès de l’esprit humain, déjà formé et libre dans son essor, que les génies plus entreprenans de François 1er et de Louis XIV ne l’avoient été à la restauration des lettres. Il pensa que, dans le moral comme dans le physique, tout mouvement qui n’est pas nécessaire est nuisible, et que s’il est des temps où le pilote ne doit pas quitter le gouvernail, il en est d’autres où il peut, assis sur la proue, contempler le Ciel et observer les vents. Aussi ne fut-il pas touché de ses alarmes, toujours exagérées, sur la décadence du goût. Eh quoi ! Messieurs, le goût se perd-il toutes les fois qu’il s’égare ? Ne peut-il, sans danger, suivre ceux qui le conduisent dans des routes nouvelles, et ne sait-il pas abandonner ses guides du moment qu’il commence à s’en défier. Si, vers le commencement de ce siècle, une fausse prétention à la géométrie sembloit décréditer la poésie et l’éloquence, ne voit-on pas parmi vous un homme de génie qui, après avoir enrichi par ses découvertes la géométrie la plus sublime, sut rendre à l’éloquence ce qu’une secte frivole vouloit lui ôter, et prouver par ses exemples comme par ses préceptes, que le bon goût est inséparable du bon esprit ? Un autre danger a semé l’épouvante dans la république des lettres ; l’érudition, source de toute lumière, et premier principe du goût, a été long-temps décriée et même tournée en ridicule. Cette opinion étoit plus commode, parce qu’elle servoit à la paresse. C’est ainsi que le timide habitant des villes se plaît à discourir sur l’inutilité des voyages. Eh bien ! Messieurs, les anciens ne sont-ils pas rentrés dans leurs droits ; la poésie, dont ils nous ont enseigné et les secrets et les lois, trouve-t-elle encore des détracteurs ? Périclès disoit aux Athéniens, qu’ils louoient difficilement ce qu’ils ne pouvoient imiter. Rien ne nous empêche de louer Virgile dans cette Académie, où le premier chantre de la nature compte un rival et un imitateur, tous deux également dignes de marcher sur ses traces.

Rassurés par cette heureuse expérience, n’imputons pas un goût du siècle les erreurs du moment. Ce n’est point dans des productions éphémères qu’il faut le chercher, c’est dans vos ouvrages, Messieurs, c’est dans cette illustre compagnie, dont le véritable emploi est de soutenir par ses jugemens le bon goût qu’elle encourage par son exemple. Qu’un parterre aveugle et vacillant dans son opinion, applaudisse tantôt à l’exagération du style ou à l’effet illusoire d’un appareil pompeux et d’une situation forcée, tantôt à l’imitation minutieuse et servile d’une nature commune et indifférente ; qu’il méconnoisse souvent le véritable objet des Arts, qui est le beau, et non pas ce qui n’est que ressemblant, et qu’il place les Rembrant et les Teniers à côté des Raphaël et des Carrache ; croyez, Messieurs, que son égarement ne durera pas, tant que vous veillerez au dépôt sacré que les Muses ont remis dans vos mains. Eh ! Quel moment pour la gloire des Arts et des Lettres que celui où nous voyons monter sur le trône, aux acclamations, je ne dirai pas seulement la France, mais de l’Europe entière, un jeune Monarque dont l’ame ouverte à toutes les vertus, l’est aussi à tout ce qui peut les décorer et les rendre plus chères à ses peuples ! Il sent déjà le bonheur de régner sur une Nation éclairée, car il sait que ce n’est point à sa couronne seule qu’il doit les hommages empressés qui lui sont offerts. Il les a vu croître avec ses bienfaits, et lorsqu’opposant sa modestie naturelle à l’éclat qui l’environne, il s’est souvenu qu’il étoit homme comme le dernier de ses sujets, il a dû sentir du moins combien, dans ce concours de grandeurs héréditaires et de vertus personnelles, l’homme avoit fait chérir et respecter le Monarque. Le moment approche où ses peuples vont lui renouveler avec joie le serment d’une fidélité inviolable. Il y répondra par celui qu’il a déjà fait dans son cœur, de les protéger et de ne les gouverner que pour les rendre heureux. Qu’il reçoive aussi des lettres le serment solennel de concourir au bonheur et à la gloire de son règne : C’est le titre le plus sûr à sa protection. Il vous l’accordera, Messieurs, il voudra que les arts et les sciences fleurissent sous le Ciel serein qu’il vous prépare : également éloigné de la passion qui abuse de tout, et de l’indifférence qui flétrit tout, il saura les encourager sans les contraindre, et les rendre libres sans les oublier. Ainsi, les lettres qui, quoi qu’on en dise, ne portent en elles-mêmes aucun principe de décadence ; ainsi, le bon goût qui subsiste toujours et qui ne doit pas se corrompre, égaleront le siècle de Louis XVI au beau siècle de Louis XIV.

Vous n’en serez pas témoin, vous à qui je viens succéder, sans pouvoir prétendre à vous remplacer, vous que vos vertus rendoient digne de votre longue carrière, et destinoient à des temps plus heureux. Ah ! Si les lettres, cultivées par une Nation entière, ne doivent jamais décheoir, qu’il est triste de voir tomber celui qui en fut l’honneur et le soutien ! Qu’il est douloureux de penser que le temps, qui augmente chaque jour la gloire et la splendeur des ouvrages, imprime chaque jour un signe de destruction sur le front de leurs auteurs ! C’étoit, Messieurs, à l’illustre Académicien dont ma présence ici ne fait que trop bien sentir la perte, c’étoit à lui de vous dire comment le bon goût sait résister aux erreurs flottantes de la mode. Toujours attaché aux Grecs, ses modèles, il crut que, pour marcher sur leurs traces, il devoit commencer par acquérir leurs vertus. Telle fut sa première institution, telle fut, pour ainsi dire, la gymnastique par laquelle il se prépara à entrer dans la carrière. Il falloit cette simplicité de mœurs, ce désintéressement dont il donna l’exemple pendant l’espace de près d’un siècle, pour imiter Homère et reproduire les héros de l’Iliade ; dirai-je, non à sa gloire, mais à la mienne, que dès ma plus tendre jeunesse j’entendis avec ravissement la première de ses tragédies, que je me crus transporté dans un monde nouveau, et qu’oubliant l’appareil du théâtre, je me vis tout-à-coup au milieu de Troie embrasée ? Bientôt après, je reconnois M. de Chateaubrun, ou plutôt Sophocle lui-même dans le Philoctète ; mais je ne reconnus pas l’amour quand je le retrouvai dans l’isle de Lemnos, mêlant ses flèches légères aux flèches empoisonnées d’Alcide. C’étoit une indulgence de M. de Chateaubrun pour ses spectateurs : c’étoit encore un sacrifice que sa modestie avoit fait aux préjugés et à l’habitude. Je dois louer cette modestie qui l’a toujours si bien caractérisé, mais je ne dois pas la servir. Le temps en est passé, il n’est plus, et sa gloire seule existe encore. Gardons-nous de l’atténuer, gardons-nous de prêter un foible organe aux justes éloges que ce jour lui destine. Une voix plus éloquente se prépare à les célébrer. C’est à l’interprète, c’est au peintre de la nature2, à vous faire connoître un homme que la nature n’a jamais désavoué. Remplissez donc, Monsieur, et ce devoir cher à votre cœur, et les désirs d’une assemblée impatiente de vous entendre. Un Académicien, respectable par son âge et par ses talens, cultivant les lettres en silence près des grandeurs qui le protègent sans le détourner, retrouvant, au sein d’un asile toujours cher aux Muses, la même générosité, la même bienveillance dans quatre générations successives d’une famille, appui et rejeton du trône, partageant avec l’amitié, avec la vertu même, les soins d’une éducation illustre dont il eut la consolation de voir le succès ; tels sont, Monsieur, les objets que la vérité se contente de retracer, et qu’elle confie à l’éloquence.

Notes :
1. Le jour de la réception de M. de Malesherbes.
2. M. de Buffon, directeur de l’Académie.