M. Étienne GILSON, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la radiation de M. Abel HERMANT, y est venu prendre séance le jeudi 29 mai 1947, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Ceux que séduit l’espoir d’obtenir un jour vos suffrages, n’ignorent certes pas quelle est leur audace, mais ils ne la mesurent vraiment qu’après les avoir obtenus. Même mûrie dans le silence et sans espoir de dépasser le cercle étroit des doctes, l’œuvre que vous honorez reçoit aussitôt de votre choix, et je dirais presque aux yeux de son auteur même, une qualité nouvelle que rien d’autre ne lui pouvait conférer. Trop d’hommages affluent vers elle de toutes parts, dont certains se flattent d’avoir devancé la vôtre alors qu’ils s’enhardissent à le suivre, pour qu’un écrivain puisse désormais se méprendre sur le prix de l’honneur qu’il vous doit.
Cet honneur, Messieurs, comment puis-je vous en remercier, sinon en déléguant près de vous quelques intercesseurs choisis qui vous parlent aujourd’hui pour moi ? Mieux que je ne le pourrais moi-même, ils vous diront ce qu’a fait cet illustre maison pour me permettre d’y être un jour accueilli. Si loin que je regarde dans mon passé, je n’y vois rien qui soit plus digne de vous être offert en hommage. Vous l’accueillerez, je l’espère, en témoignage de ma profonde gratitude : il ne se composera que de vos dons.
Puisque votre générosité m’est allé chercher au fond du moyen âge, permettez-moi de vous dire par quel singulier détour il m’advint un jour d’y entrer. Au temps où, jeune étudiant, j’étais en quête d’un sujet de thèse sur Descartes, j’allai consulter mon maître Lucien Lévy-Bruhl. Ce cœur assoiffé de justice était servi par une intelligence déliée et sereine, dont l’égale clarté baignait tellement ses objets qu’elle en éclairait à la fois toutes les faces, sans porter d’ombres. Héritier du pur rationalisme du Siècle des Lumières, ce grand esprit reste aujourd’hui dans ma mémoire et dans mon affection comme l’homme le moins médiéval que j’aie jamais connu. Non seulement il estimait, avec Auguste Comte, que les métaphysiques ne valent pas la peine de les réfuter et qu’il suffit de les laisser tomber en désuétude, mais il pensait qu’entre tant de mortes, aucune ne l’est plus irrévocablement que cette scolastique du moyen âge dont on peut bien dire qu’elle l’est de consentement universel. C’est pourtant lui qui, en me conseillant de chercher dans la pensée médiévale l’origine possible de certaines doctrines reprises par Descartes, me fit ouvrir pour la première fois cette Somme théologique dont ni lui ni moi ne nous doutions alors que l’ayant une fois ouverte, je ne me déciderais jamais à la refermer. C’est ainsi qu’en plein vingtième siècle l’auteur de La mentalité primitive recruta pour saint Thomas un nouveau disciple et je n’ai jamais su ce que je devais le plus admirer dans cette improbable aventure, l’humour subtil avec lequel la vie s’y est jouée de mon maître ou l’affectueuse bonne grâce avec laquelle il me l’a pardonnée.
Il est vrai qu’au même moment, fidèle à sa mission trois fois séculaire de contredire la Sorbonne, le Collège de France ressuscitait la métaphysique dont sa voisine venait d’annoncer le décès. Ce que fut l’œuvre d’Henri Bergson, une voix plus autorisée que la mienne l’a déjà dit-ici même et il est littéralement vrai qu’en ce lieu, son éloge ne soit plus à faire, mais ceux qui se souviennent de lui devoir, avec les joies de l’esprit les plus hautes, la certitude qu’après la critique de Kant et le positivisme de Comte une connaissance métaphysique restait possible, ne se lasseront jamais de lui en dire leur fervente reconnaissance. Des problèmes classiques, condamnés par d’autres comme vains, reprenaient vie dans sa pensée et s’imposaient impérieusement à la nôtre. On les disait insolubles, il les montrait inépuisables. Lorsque les historiens se pencheront un jour sur la pensée de notre temps, ils y retrouveront partout, et chez ses adversaires même, les marques d’une vertu libératrice qui ne touchait les esprits que pour les révéler à eux-mêmes au lieu de se les conformer et de les asservir. Que nous l’avons aimé, ce prophète ruisselant de la parole d’un Dieu dont les plus nobles scrupules le retinrent si longtemps de prononcer le nom ! Où il allait, où il nous conduisait en 1905, lui-même l’ignorait encore, puisqu’il ne devait m’écrire que trente-quatre ans plus tard : « La religion, qui était comme immanente à mes premières réflexions, à mes premières conclusions, a fini par se dégager. Je me demande comment je n’ai pas aperçu tout de suite, clairement, ce qui m’apparaît maintenant en pleine lumière. » Ainsi, sur la pente de cette même montagne Sainte-Geneviève, au bord de cette même rue Saint-Jacques, la plus longue du monde puisqu’elle commence à Saint-Jacques de la Boucherie pour ne finir qu’à Saint-Jacques de Compostelle, à deux pas de ce même couvent des Jacobins où professa jadis Thomas d’Aquin, la métaphysique de la Genèse et de l’Exode osait reprendre la parole après un silence de tant de siècles ! Yahweh nous était rendu, le Dieu qui se nomme « Je suis », celui même dont la présence enfin retrouvée devait plus tard éclairer pour nous le sens profond de la métaphysique thomiste, le Créateur qui crée des créateurs. Mais nous ne sommes plus cette fois aux prises avec quelque paradoxe de l’histoire, admirons plutôt qu’en un miracle de fidélité où le divin éclaté de toutes parts, le dépôt confié à Israël depuis tant de siècles nous ait été rendu par Israël.
C’est en 1919, au lendemain d’une victoire dont, s’il n’eût tenu qu’à la France, le monde civilisé eût fait meilleur usage, qu’une troisième parole éclaira définitivement pour moi le sens de la civilisation médiévale. Dans l’Aula Magna de l’Université de Strasbourg enfin redevenue française, Joseph Bédier redisait devant nous la gloire de cet étonnant XIIe siècle, qui vit naître à la fois la première Chanson de geste, le premier fabliau, le premier roman, la première ogive, la première commune. Quel trait de lumière ! Où son énumération prenait fin, commençait la mienne ; la première grammaire, la première logique, la première théologie, la première mystique. Par une magie soudaine, les limbes crépusculaires qu’habitaient jusqu’alors mes dialecticiens venaient de se transfigurer en une terre solide, grasse, pleine de vie, où même les spéculations les plus abstraites, désormais incarnées en des corps vivants, ne devaient plus jamais se séparer des croyances, des passions ni des actes de ceux qui les conçurent. Bien des années plus tard, en m’accueillant généreusement à ce Collège de France dont les élus ne se sentent jamais tout à fait dignes, Joseph Bédier me dit avec un regard vers un livre qu’il aimait : « Et puis, je ne vois pas pourquoi saint Bonaventure n’entrerait pas un jour à l’Académie ! » Il y entre aujourd’hui, Messieurs ; c’est Joseph Bédier qui vous l’adresse et si vous me permettiez de faire passer devant moi cet humble Frère Mineur, j’entrerais derrière lui plus à l’aise. Il est vrai qu’à force d’humilité ce petit frère de saint François a fini cardinal, mais ce ne fut pas sa faute, et puis vous en avez vu de tant de sortes ! Votre illustre compagnie n’en est plus à un cardinal près.
Pourquoi ne pas l’avouer ? Lorsque je pénétrai seul, sans expérience et sans guide, dans cette immense forêt de doctrines que tant de travaux ont depuis défrichée, et dont tant de parties nous restent pourtant inconnues, j’eus d’abord l’impression de pénétrer dans les fameuses ténèbres du moyen âge dont on m’avait tant parlé, mais une lueur ne tarda pas à poindre. Je croyais m’accoutumer à l’obscurité, je m’accoutumais à la lumière. Comment, décrire une expérience achetée, mais non point trop chèrement, du travail de tant d’années ? Plutôt que de le tenter, je vous en dirai l’effet, car il tient en une parole de saint Thomas d’Aquin, bien surprenante à lire si ce que l’on rapporte de ces temps lointains est vrai : la créature préférée de Dieu, c’est l’intelligence. En effet, le moyen âge a si passionnément aimé l’intelligence, il l’a si constamment tenue à si haut prix, que rien au monde ne pouvait lui sembler plus digne d’un Dieu.
Et quel usage il en a fait ! Elle éclate partout dans ses œuvres, dans la juste ordonnance de ses églises romanes comme dans la savante géométrie de ses cathédrales gothiques ; elle se voit aux vitraux de Chartres et de Bourges, dans tout cet enseignement figuré dont un Émile Mâle nous a fait entendre le langage ; c’est elle qui parle dans le Roman de la Rose et dans ceux de notre Chrétien de Troyes ; elle encore à qui nous devons ces monumentales synthèses du savoir humain que sont les sommes de théologie, où dans un monde que la sagesse créa selon le nombre et la mesure, vient de Dieu et y retourne, à la lumière de la Sagesse même qui le créa.
Une seule mesure pour tout, celle de la vérité intelligible commune à tous les hommes et c’est pourquoi, voué à l’intelligence, le moyen âge le fut à l’universalité. Cette coopération intellectuelle entre les peuples du monde, que l’on s’efforce aujourd’hui péniblement de rétablir à force de millions sous le regard soupçonneux ou amusé des politiciens, des administrateurs et des diplomates, quel temps l’a vue plus florissante que le moyen âge ? C’est un Anglais, Alcuin, que Charlemagne appelle d’York pour organiser le premier enseignement public qu’ait connu notre pays ; c’est le Français Raymond de la Sauvetat, évêque de Tolède, qui fait traduire les œuvres des penseurs arabes pour les révéler à l’Occident ; le plus charmant de nos humanistes est évêque de Chartres, mais il se nomme Jean de Salisbury ; c’est un Anglais ; Anglais encore, en dépit de son nom, ce Jean de Garlande qui se plaisait à dire : « J’aime mieux ma nourrice que ma mère ; c’est l’Angleterre qui est ma mère, mais la France est ma nourrice. » Quels furent alors les grands noms de l’Université de Paris ? Guillaume d’Auvergne, Français, mais Albert le Grand, Allemand ; saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin, Italiens ; Roger Bacon, Anglais ; Henri de Gand, Belge, autant de maîtres illustres à qui l’on ne demanda jamais d’autre passeport que leur génie, parce que pas plus que les maîtres d’œuvre qui peuplaient alors l’Europe de leurs cathédrales, les intellectuels de ce temps n’avaient besoin de lettres de créance pour colporter la vérité. Que nous le sachions ou non, nous sommes leurs héritiers, et s’il est vrai que nous donnions parfois dans le travers de croire que tout ce qui est français est universel, nous remercions qu’on nous en avertisse, mais nous prions qu’on nous en excuse ; pendant cinq siècles, ces maîtres nous ont accoutumé à croire que ce qui est universel est français.
Cinq siècles ! Même dans la longue vie d’un peuple, ce n’est pas une durée négligeable et ces enfances françaises nous ont marqués plus profondément que nous ne le pensons. Il est vrai qu’on les a sévèrement jugées. Qu’importe, dit-on parfois, l’amour de l’intelligence, si l’on ignore ce qu’elle est ? Se repaître d’abstractions et prendre les artifices de la logique pour une méthode de connaissance réelle, ce sont là des défauts trop véritables et nul n’en est plus assuré que celui qui vous parle. Pourtant, quand tout est dit, quel extraordinaire spectacle que celui d’un peuple passionné de logique ! Observons-le quelques instants afin de le comprendre et sans l’en accuser ni l’en absoudre ; regardons ces écoliers qui accourent en foule aux leçons d’Abélard et qui ne cesseront de peupler nos Facultés des Arts jusqu’à la fin du XIVe siècle, à quoi s’intéressent-ils ?
Ils veulent savoir ce que sont un nom, un verbe, une proposition simple et une proposition composée ;ils apprennent à lier ensemble ces propositions ou plutôt, car ils ont toujours su le faire, ils veulent prendre conscience des règles selon lesquelles ils le font, dépistant et classant les sophismes, tissant les phrases en un discours suivi, faisant des plans pour les défaire et les refaire en cent façons différentes, selon les recettes éprouvées d’une rhétorique où la science d’Aristote justifiait l’art de Cicéron. Le peuple que, pour son bien ou pour son mal, ces disciplines ont patiemment formé, est-il besoin, Messieurs, que je le nomme ? On dit qu’il a l’esprit clair, mais s’il l’a, c’est qu’il veut l’avoir ; il ne conquiert sa clarté que par l’éducation qu’il se donne. Ce Français qui met ses idées en ordre et n’en énonce qu’une seule à la fois, il entre dans sa langue par le dédale des propositions principales et des propositions subordonnées. Sont-elles complétives ou circonstancielles et, si elles sont circonstancielles, le sont-elles de temps ; de lieu, ou de manière ? Surgies du fond du moyen âge, voici donc toutes les catégories d’Aristote mobilisées pour initier un Français de dix ans aux plaisirs douteux de ce que nous nommons, avec une impitoyable exactitude l’analyse grammaticale et logique. Bientôt, il saura faire un plan et malheur à lui si, l’ayant une fois adopté, il ose en dévier d’une ligne ! Que le sujet posé soit celui dont on parle, et nul autre, que les parties elles-mêmes s’en développent et s’en lient selon les règles d’une stricte logique ; que nulle idée, si ingénieuse soit-elle ne soit accueillie dans la conclusion sans avoir été préparée, nous avons tous connu ces disciplines, et qu’elles n’aillent pas toujours sans une rigidité excessive, dommageable au libre jeu de l’imagination ou même à celui de l’intelligence, je n’en disconviens pas, je n’en veux même pas discuter. Je dis seulement que nous leur devons, avec la méfiance invétérée de la confusion, l’horreur de l’équivoque et que si quelque réalité correspond à ce que l’on nomme parfois la clarté française, elles en sont la source.
En un temps où l’on s’inquiète de réformer l’enseignement, et Dieu sait s’il a besoin de l’être ! la pire erreur serait de croire aux vertus innées de quelque Esprit français, incapable de rien faire qui ne soit bon, parce qu’il est français. Lorsque, croisant à l’étranger le sillage des grands ambassadeurs de notre culture intellectuelle, on me demande, comme il arrive parfois « Mais comment font-ils de pareilles leçons ? » je réponds simplement : « C’est qu’on leur apprend à les faire », et j’ajouterais volontiers, n’était la crainte d’en faire une, à mon tour, qu’on le leur apprend depuis plus longtemps qu’ils ne s’en souviennent eux-mêmes. Onze siècles de patiente culture ont fait mûrir ensemble, au pays de France, les fruits les plus savoureux de l’esprit et du sol. Lorsqu’il était encore en son couvent d’Italie, le franciscain Sembene avait entendu dire par frère Gabriel de Crémone, homme de grand savoir et de haute sainteté, qu’il y avait en France, sur le seul finage de l’évêché d’Auxerre, plus de vignes et de vin que dans les trois pays de Crémone, de Parme et de Modène réunis. « Je fus, dit-il dans sa Chronique, horrifié de l’entendre et je refusai de le croire, mais depuis que j’ai vécu à Auxerre, je sais que cela est vrai. De quelque côté que s’y porte le regard, sur les collines comme dans les plaines, ce ne sont partout que vignes. Et quel vin ! Légèrement doré, parfumé, confortant, riche en corps non moins qu’un bouquet, si vigoureux d’ailleurs que les cruches où on le laisse en versent des larmes, voilà bien le précieux liquide dont on lit au Livre des Proverbes, chapitre XXXe, verset sixième, qu’il en faut donner à ceux dont l’âme est remplie d’amertume, afin qu’en ayant bu, ils oublient leur misère et ne se souviennent plus de leurs peines. Ce vin qui verse au cœur de l’homme, sécurité et joie, comment hésiterions-nous à le reconnaître dans sa descendance ? Dépouillé de son lyrisme, le latin de Salimbene veut dire que durant son séjour, au couvent d’Auxerre, notre moine a dû boire pas mal de Chablis.
Hâtons-nous pourtant d’ajouter qu’outre les celliers de la ville, il y visita souvent aussi la maison de maître Guillaume d’Auxerre, grand logicien devant l’éternel et disputeur qui, même à Paris, ne trouva jamais son maître. Or, il avait de qui tenir, car je ne serais pas surpris qu’en Bourgogne la logique fut presque aussi vieille que le vin. Faisait-on du vin à Auxerre dès le IXe siècle ? Assurément, et vous aimerez mieux m’en croire sur parole que de m’en voir administrer la preuve, mais on sait aussi qu’il s’y faisait déjà de la logique. Heiric et Rémi d’Auxerre, qui enseignaient alors les Lettres et la dialectique à l’Abbaye de Saint-Germain, étaient des maîtres dont la renommée s’étendait à toutes les écoles de l’Europe. Nous avons encore leurs ouvrages. Pourtant nous sommes deux fois plus près de René Descartes dans le temps que lui-même ne l’était de ces patriarches, dont il se souciait à la vérité fort peu, mais dont, par ses maîtres de La Flèche, il était pourtant l’élève.
Y pensons-nous assez, lorsque nous cherchons à comprendre ce que nous sommes ? Tant de siècles d’un labeur obstiné n’ont sans doute pas marqué nos esprits moins profondément que notre terre. Depuis plus de mille ans qu’Alcuin nous apporta les Arts Libéraux, hérités de la Grèce et de Rome pour faire de la France — ce sont là ses propres paroles — une Athènes nouvelle, nos maîtres ont préféré pour nous, au plaisir qui dispense de l’effort, celui qui le récompense. Je crois voir ce que nous y avons gagné et lorsque je me demande ce que nous y avons perdu, trois noms m’apportant la réponse : Abélard qui mit la passion au service de la logique ; Héloïse, qui mit la logique au service de la passion ; Bernard de Clairvaux enfin, qui lia si étroitement l’une et l’autre dans son traité De l’amour de Dieu, qu’Auguste Comte devait l’inclure, sept siècles plus tard, dans le catalogue de sa Bibliothèque positiviste. Si, comme nulle théologie que je sache ne s’y oppose, il est un lieu du ciel où Bernard de Clairvaux et Auguste Comte puissent discourir de l’intelligence et de l’amour, ce ne peut être que le cercle, de ceux qui n’ont jamais séparé le cœur de la logique. Soyons-en sûrs, Messieurs, il est peuplé de Français.
Qu’il ne soit peuplé que de Français, ni vous ni moi n’avons la simplicité de le croire, mais si quelque nouveau Dante réservait un cercle de l’enfer à ceux dont la raison ne retient plus que la logique, on pourrait craindre d’y rencontrer bon nombre de nos compatriotes. Avec les qualités, le moyen âge nous a légué certains défauts dont les moindres ne sont pas une inquiétante aptitude à déduire sans avoir observé et la prétention d’ordonner les événements eux-mêmes comme des conséquences qui suivraient d’un principe. Ce que nous a coûté dans le passé ce fanatisme abstrait de la raison raisonnante, il est d’autant plus superflu de le dire que l’exemple du présent suffit à le faire voir, mais est-il bien nécessaire d’aborder ces graves problèmes pour s’assurer d’un travers dont les suites peuvent n’être que comiques. ?
Si les commentateurs de l’avenir se penchent sur le curieux document qu’est le texte français de la Charte des Nations Unies, ils éprouveront bien des surprises, mais il sera trop tard, car ses rédacteurs ne seront plus là pour les dissiper. En y lisant, par exemple, que les Nations Unies assureront « le respect des droits de l’homme et les libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion », nul Français qui ne saisisse aussitôt son crayon pour rétablir l’ordre logique indispensable : « sans distinction de sexe, de race, de langue ou de religion ». Comment, dira-t-on, nos délégués n’ont-ils pas redressé cette énumération boiteuse ? Ils l’ont fait, j’en suis témoin, à trois reprises, et nul ne leur a contesté que la distinction des sexes étant plus générale que celle des races, elle devait logiquement passer la première, mais lorsque la même phrase anglaise revint pour la troisième fois devant la même commission, suivant imperturbablement le même ordre, une lueur commença de poindre dans les cerveaux français. Une seule explication restait possible, dont, avec les prudences requises, on s’assura enfin qu’elle était bonne. Si la race passait obstinément la première, c’était pour cacher ce qu’il faut bien parfois nommer, mais que l’on ne saurait voir ! Dans cette lutte inégale entre la logique et la pudeur, qui blâmerait la logique d’avoir rendu les armes ? De tous les sacrifices que la France a faits à la paix du monde, on en citerait peu de moins coûteux ni de plus instructifs.
Féru de logique, le Français l’est aussi de grammaire. Nos journaux suffisent à l’attester, c’est pour nous un passe-temps national comme le précédent et, à bien prendre les choses, c’est le même, tar nos grammairiens du moyen âge furent avant tout des logiciens. Avec une audace qui les honore, les maîtres du XIIIe siècle ont porté jusque dans d’étude du langage leur intellectualisme impénitent et leur goût passionné de l’universel. Par delà toutes les grammaires particulières qui s’embarrassent dans la diversité des idiomes, des constructions et des formes, ils imaginèrent une grammaire générale où, comme ils disaient : théorique, qui ne devait retenir de tant de faits particuliers que les lois du langage humain en général. Que les mots ne fussent pas les mêmes dans les diverses langues, ou que savoir la grammaire d’une langue ne permît pas de comprendre ceux qui en parlent une autre, c’était là, pour nos vieux maîtres, des accidents sans importance. Qui sait une grammaire, disaient-ils, ne sait pas toutes les langues, mais il sait toutes les grammaires, car il n’y en a qu’une, celle de cette intelligence dont les opérations sont identiques chez tous les hommes, bref, la grammaire universelle de l’esprit humain.
À quel point cet idéal devait dominer la pensée française jusqu’au XVIIIe siècle et au delà, on le montrerait aisément, mais c’est son influence sur notre propre grammaire et notre propre langue qui nous intéresse d’abord et je pense qu’on ne saurait l’exagérer. Pour ne prendre qu’un illustre exemple, souvenons-nous de la grammaire de Lancelot. C’est une grammaire générale et si générale, en effet, que son chapitre du verbe a pu être inséré tel quel dans la Logique de Port Royal. On y lit des choses étonnantes : qu’il n’y a qu’un seul verbe, le verbe être, que sa vraie fonction n’est pas de signifier l’existence, mais de lier les idées et qu’à vrai dire on devrait pouvoir se passer de tous les autres verbes qui encombrent inutilement notre langue, puisque la fonction totale et universelle du verbe se rencontre, en quelque sorte à l’état pur, dans cette seule forme de ce seul verbe, sa troisième personne de l’indicatif présent : est. Ne craignez point, Messieurs ; j’en ai fini avec l’histoire de la grammaire, mais je demande qu’on réfléchisse aux conséquences pratiques d’un tel fait.
Car c’est un fait surprenant. Voici un grammairien français dont je n’ai pas à vous dire combien il eut d’élèves ni quels ils furent, qui n’hésite pas à soutenir que « le verbe de lui-même ne devrait point avoir d’autre usage que de marquer la liaison que nous faisons dans notre esprit des deux termes d’une proposition ». Y pensait-il vraiment et pouvons-nous l’en croire ? Ainsi donc ces beaux mots, si lourds de sens où vibrent nos amours et nos haines, à moins que n’y retentisse la fulgurante détonation du commandement ou de l’acte, tous, et jusqu’au verbe sacré par où, comme Dieu lui-même, l’homme peut dire à son tour « Je suis », ne devraient en fin de compte que marquer la liaison que nous faisons dans notre esprit des deux termes d’une proposition !
Quelle misère serait celle d’une langue astreinte à pareille logique, mais pour celle qui s’en inspire sans y astreindre, quelle clarté ! Voyons-en d’ailleurs les suites. Par une décision que l’on peut dire unique dans l’histoire du monde, voici un peuple qui proclame que l’administration de sa langue est une entreprise d’utilité nationale et qu’il importe de la conduire dans l’intérêt de tous. La mystérieuse opération, dont le nom même est chargé d’analogies divines, par où la pensée s’incarne dans un verbe, ce peuple entend la contrôler, la rectifier et, s’il le faut, la régenter. Hardiesse folle, dira-t-on, témérité si l’on veut, mais dirai-je plutôt, sagesse peuple qui ne met rien à plus haut prix que la pensée et parce qu’elle ne s’offre à lui que dans le langage, décide d’être maître de sa langue pour l’être de sa pensée même.
De là ce merveilleux outil de précision, patiemment ajusté par des générations d’écrivains, de savants et de philosophes et dont nos grammaires nous enseignent l’usage. Combien il est difficile d’en écrire une qui plaise à tous, vous le savez, Messieurs, et je n’aurai pas l’imprudence d’entrer dans une querelle dont aujourd’hui et en ce lieu, tout m’invite à m’écarter. Je n’en dirais donc rien, si celui que vous appelez à vous du fond des temps ne disposait précisément du recul nécessaire pour voir dans cette querelle un simple malentendu, celui qui met aux prises des grammairiens qui se croient linguistes avec des linguistes qui se croient grammairiens. S’il est une science nécessaire et digne de notre admiration, c’est bien cette linguistique moderne à laquelle nous devrons sans doute un jour la théorie générale du langage que le moyen âge avait promise, mais qu’il eut le tort de confondre avec la seule logique d’Aristote. Pourtant, quand tout sera dit, la science des manières dont on parle les langues ne se confondra jamais pour personne avec l’art de bien parler la sienne. La grammaire est cet art même. L’usage est le domaine de la science ; que le bon usage reste celui de la grammaire, car l’une et l’autre sont œuvres d’une seule et même intelligence, dont on veut espérer qu’en France du moins, elle ne se démettra jamais d’aucune de ses fonctions.
Je ne pense pas disserter ici sur une de ces vaines questions que les simples mortels traitent légèrement d’académiques. Le jour où le français tel qu’on le parle remplacerait le français tel que la France veut le parler, c’est la pensée d’expression française elle-même et son rayonnement dans le monde qui se trouveraient mis en péril... À courir cette aventure, je ne sais si nous gagnerions les qualités qui nous manquent, mais nous y perdrions certainement la plus belle que le dur labeur de tant de siècles nous ait acquise, le respect de la pensée dans le respect de son expression. À nous de choisir, tandis qu’il en est temps encore, entre les disciplines libératrices qui ont fait de notre tradition littéraire une œuvre, non point du tout supérieure aux autres, mais marqués entre les autres du signe de l’universalité, et le renoncement à ces vigilances de l’intellect qui excluent avec le débraillé du style, celui de la pensée même. Tant qu’un peuple tient sa langue, dit le poète Mistral, il tient la clef qui, de ses chaînes, le délivre. Allons plus loin, tant qu’un peuple tient sa langue, il se tient soi-même, car un peuple n’est que ce qu’il veut être et il ne sait plus ce qu’il veut être, lorsqu’il ne sait plus comment il veut parler.
Permettez-moi d’ajouter, car on semble parfois l’oublier, que lorsque nous parlons de la langue française, la France n’est pas seule en cause. Dans la ville de Trois-Rivières, dont les quais bordent le Saint-Laurent à l’entrée du lac Saint-Pierre, on rapporte qu’au temps de la grande séparation les grammaires françaises vinrent à manquer. En 1764, à l’école du couvent des Ursulines, elles étaient devenues si rares qu’il n’en restait plus qu’une seule pour l’externat. J’ignore ce qu’elle était et j’aime-mieux ne pas savoir ce qu’en penseraient aujourd’hui nos linguistes, mais elle était là, fidèle témoin d’une règle à laquelle un peuple entier ne pouvait renoncer sans accepter de périr. On la posa donc au milieu de la classe sur un pupitre et chaque élève y vint à son tour apprendre la page qu’un cadre de bois tenait ouverte à la leçon du jour, la maîtresse seule ayant le droit de toucher les pages du livre respecté.
Messieurs, si cette grammaire française existait encore et qu’elle nous fût présentée, avec quel respect ne la placerions-nous pas à notre tour sur un pupitre, sous cette coupole même, où les gardiens de notre langue s’honoreraient d’accueillir une telle gardienne ! Elle y symboliserait pour nous toutes ces cultures intellectuelles d’expression française qui croissent et fleurissent aux lieux les plus divers du monde et que nous associons fraternellement à la nôtre, dans un scrupuleux respect de leur liberté. Partout où sonne le « oui », à l’île Maurice, en Haïti, dans les villes de Nouvelle-Angleterre, naissent des œuvres où la pensée d’un peuple s’exprime, en une langue dont je dirais qu’elle est la nôtre, si elle n’était d’abord la mienne, et s’il advient que ces œuvres forment à leur tour une ample tradition littéraire, comme dans la Belgique de Verhaeren ou dans la Suisse de Ramuz, qui s’en réjouirait plus que nous ? Me pardonneront-ils pourtant, ces frères en esprit dont je voudrais n’oublier aucun, si je vois aujourd’hui dans l’humble grammaire de Trois-Rivières le symbole de notre commune fidélité ? Comment n’aurais-je pas, en ce moment même, une pensée toute particulière pour un pays auquel m’unissent vingt ans d’une amitié que, je crois le savoir, Messieurs, vos suffrages ont aussi voulu honorer ?
Le deuxième jour d’octobre 1535, quelques Français débarquaient pour la première fois à Hochelaga, sous la conduite de Jacques Cartier, natif de Saint-Malo-de-l’Ile, en Bretagne et pilote du roi très chrétien François, premier du nom. Ce n’était qu’une petite troupe de deux ou trois gentilshommes et vingt-huit mariniers, « y compris Macé Jalobert et Guillaume le Breton », mais ces hommes n’étaient pas venus de si loin sans en avoir vu de dures et ce n’était pas exactement une troupe d’enfants de chœur. Il se déroula pourtant ce jour-là une scène surprenante. Dès qu’ils eurent conduit Jacques Cartier au centre de leur ville, les Indiens de Hochelaga lui amenèrent leurs aveugles, leurs boiteux et leurs paralytiques, « les asseyant et couchant près ledit capitaine pour les toucher, tellement qu’il semblait que Dieu fût là descendu, pour les guérir ». Le rude pilote malouin se souvint alors qu’une scène toute semblable s’était jadis passée au pays de Génésareth et lui aussi eut pitié de cette foule. Sur quoi, et la relation authentique le dira mieux que moi, « voyant la foi de ce dit peuple, il dit l’évangile saint Jean, savoir : l’In principio, faisant le signe de la croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu’il leur donnât connaissance de notre sainte foi et de la passion de notre Sauveur, et grâce de recevoir chrétienté et baptême. Puis prit ledit capitaine une paire d’heures, et tout bonnement lut, de mot à mot, la Passion de Notre Seigneur, si que tous les assistants le purent ouïr, où tout ce pauvre peuple fit un grand silence, et furent merveilleusement bien attentifs, regardant le ciel et faisant pareilles cérémonies qu’ils nous voyaient faire. »
Puisse cette bénédiction, par le Verbe et par le Sang, qui descendit jadis sur la terre canadienne à la voix d’un capitaine, venu de France, y demeurer à jamais comme un don qui ne sera pas repris ! Sur Québec, pacifique sentinelle au détroit de son fleuve et son nom veut dire « c’est fermé », mais des Français ont passé outre ! Sur Hochelaga, qui se nomme aujourd’hui Montréal, après Paris la deuxième ville française du monde, vivante ceinture autour de sa royale montagne où la croix de Jacques Cartier s’allume chaque soir comme un phare. Mais qu’elle ne s’arrête pas là ! Par tant de fleuves, de lacs et de rivières, puisse-t-elle gagner ces lieux dont les beaux noms chantent aujourd’hui dans ma mémoire : Châteaugay, Beauharnais, Montmorency, Sainte-Anne-de-Beaupré, tant d’autres encore que je ne saurais appeler tous aujourd’hui par leurs noms, mais qui virent passer un jour l’héritier des maîtres itinérants du moyen âge et dont tous peuvent être sûrs que pas un d’eux n’est oublié.
Je voudrais pouvoir faire plus et que de cette tribune dont l’un des vôtres disait naguère qu’on n’y parle qu’une seule fois dans sa vie, non seulement des noms de lieux, mais des noms d’hommes pussent être aujourd’hui prononcés. Comment choisirais-je ? Entre tant d’écrivains dont s’honorent les Lettres canadiennes, historiens, romanciers ou poètes, tout choix serait une injustice. Je préfère donc, et je crois que les maîtres de leurs universités m’en donneraient eux-mêmes le conseil, rappeler que s’il existe une culture intellectuelle canadienne d’expression française, c’est à la volonté résolue de tout un peuple que, nous la devons d’abord. Au moment où notre faveur m’ouvre des portes, qu’après un Bergson ou un Valéry on peut sincèrement hésiter à franchir, ce n’est plus seulement un messager que je voudrais faire passer devant moi, c’est une foule anonyme où je voudrais me confondre et que je vous demande d’accueillir. Laissez-nous passer tous ensemble, eux et moi parmi eux ceux qui veillent sur la falaise d’Ottawa ou gardent les défilés de la Gatineau, les bûcherons des Laurentides avec qui j’ai rompu le pain dans la communion d’une même parole intelligible et ceux de ce fabuleux arrière-pays de Saguenay, où Jacques Cartier n’a découvert ni l’or ni les diamants qu’il y cherchait, mais un autre y a depuis trouvé mieux, puisqu’il a trouvé Maria Chapdelaine. Tous ont droit à cet honneur, car d’est en ouest de cet immense continent en quelque lieu que sonne la langue dont ce peuple veut qu’elle soit la sienne, c’est qu’une jeune mère l’a d’abord transmise à son enfant avec le lait, le chant et la prière. Messieurs, le vous dois aujourd’hui une grande joie et je n’en fais point mystère. Voulez-vous la porter à son comble ? Permettez-moi de dire ici, en votre nom : le peuple Canadien a bien mérité de la langue française.
J’ai terminé et voilà sans doute assez de mots à propos d’autres mots. Avouerai-je pourtant que je ne m’en excuse point ? Héritiers d’une civilisation de la parole, nous sommes le peuple qui définit les sciences mêmes comme des langues bien faites. Ces mots, dont on reproche aux métaphysiciens de se repaître, est-il certain qu’il ne vaille pas mieux y réfléchir que d’en user toute sa vie sans s’être une fois demandé ce qu’ils signifient ? Tant que nous dirons « à cause de », « afin de », ou simplement « est », nous poserons les maîtres problèmes de la causalité, de la finalité et de l’être, qui sont ceux mêmes de la philosophie première. Mais il y va de bien plus. Le jour où, après tant d’autres espèces déjà disparues, la seule espèce connue d’animal parlant s’éteindrait à son tour, il se ferait sur terre un grand silence. Dans la mémoire du dernier homme les grands débris de tant d’œuvres accumulées par l’art et par la science au cours de tant de siècles flotteraient encore, mais il n’y aurait plus personne après lui pour les voir, les lire ni les entendre ; avec la dernière parole humaine, ce n’est pas seulement le langage qui s’abolirait, mais la seule conscience que cette planète ait jamais eue de son être et savons-nous, après tout, s’il en est au monde une autre par quoi l’univers même se sache exister ? Il ne resterait plus alors pour l’esprit qu’un espoir, et ce serait encore un Verbe, celui qu’invoqua jadis un capitaine français sur une rive lointaine, qui sera à la fin comme il était au commencement et dont le nôtre est l’image. Est-il sens plus pur que nous puissions donner aux mots de la tribu ? Nous le lui donnerons en maintenant intact, à l’exemple de nos maîtres d’Athènes, de Rome et de l’antique Université de Paris, le respect de la pensée dans celui de la parole qui l’exprime et si, parmi les bons serviteurs qui l’ont chérie et maintenue de toutes leurs forces, l’histoire devait plus tard en rencontrer qui ne furent pas sans erreurs ni faiblesses, est-ce trop demander ici qu’elle se souvienne aussi de tant de services rendus à notre langue ? Je m’en souviens moi-même, je l’avoue et si scrupuleusement que j’interroge ma conscience, elle ne me le reproche pas. En cette heure unique pour moi, elle ne me reproche même pas de vouloir un instant oublier le reste. À ceux qui ont beaucoup aimé notre langue, pardonnons, Messieurs, à la mesure même de leur amour.