Réception de Pierre Messmer
M. Pierre MESSMER, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Maurice SCHUMANN, y est venu prendre séance le jeudi 10 février 2000 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs, Ma reconnaissance est d’autant plus vive que votre choix fut pour moi une surprise : jusqu’à la veille de mon élection, je n’avais jamais pensé que mon destin me conduirait parmi vous. Dans les nuits claires du désert de Libye ou dans les rues encore coupées de barricades de Paris enfin libéré, le jeune capitaine que j’étais pouvait espérer devenir gouverneur, puisque l’administration de la France d’Outre-mer était ma vocation ou, pourquoi pas, rêver d’être un jour ministre car tout citoyen en a le droit, dans notre République. Mais comment imaginer, dans mon ambition fière et modeste, que je serais un jour reçu parmi vous ? Il est vrai que l’Académie française, dès sa naissance, a toujours accueilli des soldats et aussi des marins, grands voyageurs et souvent vrais écrivains comme Pierre Loti, né il y a exactement un siècle et demi, qui occupa pendant trente-deux ans le treizième fauteuil auquel vous m’avez élu ; je ne citerai aucun autre nom par crainte de comparaisons entre les services éclatants de grands chefs militaires, maréchaux ou généraux, et les miens, accomplis dans des grades subalternes. Qu’il me soit seulement permis d’observer que vous n’avez jamais fait large place à ces hommes d’action un peu aventureux que sont les coloniaux et, en particulier, les légionnaires. Puisque je suis le premier officier de Légion appelé à siéger sous cette coupole, je veux saluer le sacrifice des 35 000 étrangers morts pour la France dans les rangs de la Légion étrangère, dont 20 000 depuis 1940. Parmi les coloniaux, l’Académie avait élu l’un des plus grands et le plus actuel, Lyautey, dès 1912, avant son élévation au maréchalat. À ceux qui évoqueraient notre confrère Léopold Sédar Senghor qui me fait l’honneur de son amitié, je répondrais que le chantre de la négritude se tient non pour colonial mais pour colonisé. Quoi qu’il en soit, mes titres de soldat et d’administrateur ne pouvaient pas peser lourd dans votre décision. En revanche, à partir de 1960, dans ma troisième vie, j’ai été plus de onze ans ministre et presque deux ans Premier ministre. L’Académie a toujours marqué compréhension et considération pour les hommes d’État. Elle n’oublie pas que son fondateur, le cardinal de Richelieu était Premier ministre et quel Premier ministre ! Depuis que la naissance ne joue plus grand rôle, les chemins sont variés qui mènent au pouvoir : la force des armes, la faveur de l’opinion, l’intrigue. Mais les hommes d’État sont jugés sur l’usage qu’ils en font, surtout dans les épreuves qui, tôt ou tard, frappent les nations et même une grande partie de l’humanité : catastrophes naturelles, crises économiques, guerres, révolutions. La France en a souffert plusieurs en ce vingtième siècle ; nos pères et nous-mêmes les avons vécues. Deux guerres mondiales, des guerres de décolonisation, mais aussi une élévation du niveau de vie, des progrès scientifiques et techniques fabuleux, au point que le monde en a été bouleversé. Comment s’étonner qu’en ce siècle, où le meilleur et le pire se sont rencontrés, notre pays ait usé jusqu’au rejet deux Républiques, la troisième et la quatrième, un régime autoritaire, celui de Vichy, et ait modifié treize fois la Constitution en vigueur depuis 1958 ? Ces évènements ont imposé aux hommes de ma génération des choix si graves, si déchirants, tels que beaucoup en ont été marqués pour la vie. Les malheurs nous ont appris que la légitimité de tout pouvoir est fragile. Ceux qui gouvernent dans les tempêtes sont toujours contestés et, par certains, détestés. Depuis 1940, j’en ai fait plusieurs fois l’expérience et la dernière ne fut pas la moins cruelle, au sortir de la guerre d’Algérie. Pour le ministre que j’étais, il est dur et risqué d’ordonner à une armée invaincue sur le terrain, un cessez-le-feu et un retrait que l’adversaire a été incapable de lui imposer et, ensuite, d’en gérer les conséquences douloureuses et pas toujours honorables. Je m’y suis employé par fidélité au général de Gaulle à qui les Français, dans leur grande majorité, accordaient leur confiance pour mettre fin à une interminable guerre, notre dernière guerre d’une décolonisation que je jugeais depuis longtemps inévitable. Il y a des guerres justes mais il n’y a pas de guerre propre et, dans les grandes crises, nul ne gouverne innocemment. Pour le bien et le repos de la patrie, doit-on prendre le risque de perdre son âme ? * * * Ce cas de conscience fut épargné à Maurice Schumann. Embarqué à Saint-Jean-de-Luz, le 21 juin 1940, à bord du Sobieski, grâce au capitaine Pierre de Chevigné et, sans le savoir, en même temps que François Jacob sur le Batory, il est reçu à Londres le 30 juin par le général de Gaulle qui le nomme, le 17 juillet, porte-parole de la France libre, bien que le chef de la section française de la B.B.C. juge sa voix peu radiogénique. Il sera d’abord cette voix pathétique sans visage, brouillée par l’ennemi mais bientôt familière. Il faut s’approcher de la radio pour l’entendre dire que nos alliés sont toujours là et que des Français continuent le combat à leurs côtés. Jusqu’en 1942, Maurice craint de parler dans le vide car il est impossible de connaître le taux d’écoute sur les quatre millions de postes qui existent alors en France. Trente ans plus tard, il écrira que les voix de la liberté, venues d’Angleterre ont été écoutées parce qu’elles étaient en accord avec « les voix intérieures » des Français. Dans sa Grande Histoire des Français sous l’Occupation, Henri Amouroux a montré que son nom est le plus connu de tous ceux qui écoutent la radio de Londres. Après les mots « Honneur et Patrie », ceux-là mêmes qui sont inscrits sur nos drapeaux, il prendra la parole plus de mille fois. Il jalonne, au fil des évènements, les prises de position publiques du Comité national français. Avec une éloquence vive, naturelle, alternant réalisme et lyrisme, il rappelle des devoirs simples ou commente des évènements importants. « Combattez avec nous, demande-t-il aux Français le 20 août 1940, car la guerre continue. » Il célèbre la bataille de Bir Hakeim en juin 1942 et, pendant le même été, avec Jean Marin, il dénonce les persécutions de Vichy contre les Juifs. Il lui arrive de frapper fort. À Laval qui annonce le 22 juin 1942 : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne », il réplique : « Monsieur Laval est un Judas, doublé d’un maître-chanteur et triplé d’un négrier. » Car la radio, en temps de guerre, est une arme pour attaquer l’ennemi et ses complices, transmettre des renseignements ou diffuser des ordres. Maurice n’oublie pas qu’il est un soldat, un soldat de la parole : il l’a voulu puisqu’il s’est engagé dès 1939, alors qu’il avait été réformé pour motif médical. En service, il porte toujours l’uniforme de lieutenant et il obéit sans hésiter aux ordres du général de Gaulle qui lui accorde sa confiance. C’est ainsi qu’il interrompra volontairement ses émissions quand Churchill, peut-être à contrecœur, approuve Roosevelt dans son soutien à l’amiral Darlan. Il ne reviendra sur l’antenne qu’après la fin sanglante de cet « expédient provisoire ». Sans le savoir, peut-être, il a illustré pendant quatre ans cette maxime de Clausewitz : « L’activité guerrière est d’ordre intellectuel. » Mais il ne s’en contente pas. Il a obtenu du général de Gaulle la promesse qu’il serait affecté à une unité combattante pour le débarquement. Le 6 juin 1944, il s’exclame : « Nous voguions vers la France. » Il rêvait d’unités blindées mais il devra attendre : c’est la 231e brigade d’infanterie britannique qu’il accompagnera dans la bataille de Caen où il est cité par le général Koenig à l’ordre du corps d’armée. Le 3 août, il rejoint la 2e D.B. qui commence à débarquer et avec laquelle il entre à Paris le 25 août. Le général Leclerc le cite à l’ordre de la division pour sa participation à l’attaque du ministère de la Marine, place de la Concorde. Dès le lendemain, il retrouve le général de Gaulle au ministère de la Guerre. Couronnement de ses services de guerre, le 14 juillet 1945, il reçoit des mains du Général la Légion d’honneur et la croix de la Libération dont le bronze porte les mots : « Patriam servando, victoriam tulit » Orateur, Maurice Schumann le redevient bientôt et le sera toute sa vie. Au Sénat et à l’Assemblée nationale, ses discours sont bâtis avec une logique impeccable, étayés par des arguments solides, soutenus par une conviction sincère et quelquefois passionnée. Son extraordinaire mémoire l’autorise à citer des chiffres et des documents sans se référer à un texte écrit, et même sans notes. Il est, dans la tradition républicaine, un grand orateur parlementaire, l’un des meilleurs de sa génération. Il est, aussi, un conférencier recherché qui répondait volontiers aux trop nombreuses demandes qui lui étaient adressées. Il prenait plaisir à parler sur un sujet donné, devant des auditoires attentifs et bientôt conquis. Naturellement, on fait appel à lui pour de grands discours solennels. En 1985, les centenaires de la mort de Victor Hugo et de la naissance d’André Maurois ; en 1990, celui de la naissance du général de Gaulle ; en 1997, l’entrée au Panthéon des cendres d’André Malraux. Mais, il est aussi et surtout, un orateur populaire qui aime s’adresser en réunion publique, à des foules charmées par sa voix forte et vibrante, son style direct et imagé. Lui qui a si souvent parlé devant un micro peut fort bien s’en passer et se faire entendre en plein air, comme les tribuns du début du siècle. Il donne alors libre cours à son inspiration et n’hésite pas à improviser. Il émeut par des mots qui vont au cœur, par l’évocation de souvenirs joyeux ou douloureux, en faisant rêver. À Maurice Schumann s’applique parfaitement le mot de Clemenceau : « Parler publiquement, c’est agir. » Et son action est politique. * * * Son engagement politique est précoce. Étudiant, il rejoint la Jeunesse socialiste. Entré à l’agence Havas en 1931, son premier reportage est le récit de l’assassinat du président Paul Doumer le 6 mai 1932. De 1933 à 1935, il est affecté au bureau de Londres de l’agence, d’abord au peu gratifiant service de nuit, et bientôt comme grand reporter. Dès son retour en France, après un court passage à la S.F.I.O., il adhère à la Jeune République, parti social-chrétien, fondé en 1912 par Marc Sangnier après la condamnation du Sillon par le Pape. Dans l’hebdomadaire Sept, il publie une interview de Léon Blum qu’il signe André Sidobre. « Sous mon nom, dit-il, je faisais du journalisme objectif (à Havas). Le journalisme engagé... je le faisais sous des pseudonymes. » Ce n’était pas pour se cacher mais pour respecter la déontologie de son métier. Hostile à Munich, il publie peu après un livre sur Le Germanisme en marche où nous pouvons lire que « l’annexion du pays des Sudètes constitue non pas la dernière étape mais la première phase... d’un projet d’expansion beaucoup plus vaste ». Avant la fin de la guerre, dès août 1944, il rejoint comme directeur politique le journal L’Aube qui s’était sabordé en juin 1940. Tout en continuant d’assurer des liaisons avec la 2e D.B., il entre à l’Assemblée consultative provisoire qui siège au palais du Luxembourg. Le mois de novembre 1944 est très important pour Maurice Schumann : le 11 novembre, il est élu à trente-trois ans président du Mouvement Républicain Populaire né de la fusion entre l’ancienne Jeune République et la Démocratie chrétienne. Il suit ainsi les directives du général de Gaulle qui lui a dit, comme à d’autres : « Adhérez à vos partis respectifs et soyez-en le sel. » Deux jours plus tard, il épouse Lucie Daniel dont il avait fait connaissance à Londres où elle avait rallié la France Libre. « Dès que je l’ai vue, j’ai su qu’elle serait ma femme. » Elle lui donnera trois filles, Christine, Laurence et Béatrice, et sera le cœur et l’âme de son foyer. La paix revenue, les grandes manœuvres politiques recommencent : le 20 janvier 1946, le général de Gaulle démissionne. Le lendemain, Maurice écrit dans L’Aube : « Pour la première fois, nous sommes en désaccord avec lui. » Ce désaccord s’aggravera rapidement. Le M.R.P. forme un nouveau gouvernement avec les socialistes et les communistes. Ce tripartisme sans de Gaulle mais avec Félix Gouin peut-être nécessaire mais peu glorieux accouche d’un projet de Constitution rejeté par le référendum du 5 mai 1946. Les élections à la deuxième Assemblée constituante donnent au M.R.P. 28 p. 100 des voix et 169 députés ; il est le premier parti de France et l’un des siens, Georges Bidault, devient chef du gouvernement. Reçu à Colombey le 22 septembre, Maurice Schumann expose au Général le nouveau texte constitutionnel, mais ne parvient pas à le convaincre : mission impossible. Dans son discours d’Épinal, de Gaulle déclare tout net : « Le projet de Constitution ne nous paraît pas satisfaisant. » Il est tout de même approuvé le 19 octobre 1946 par 53 p. 100 des votants. C’est la rupture avec de Gaulle qui ne ménagera plus ses attaques visant le M.R.P. et ses dirigeants. Maurice réplique en s’en prenant au Rassemblement pour le Peuple Français, créé en avril 1947 et qui se révèle comme une machine de guerre contre la IVe République et un dangereux concurrent pour le M.R.P. « J’ai toujours pensé, écrit-il dans L’Aube, le 25 juin 1951, au lendemain des élections législatives, que le général de Gaulle n’avait qu’un ennemi redoutable, le R.P.F.,... c’est en tout cas le seul qui ait réussi à lui infliger un revers. » Dans cet affrontement, Maurice fait l’expérience de la dégradation de la mystique en politique, jadis dénoncée par Péguy. Ce sera pour lui, selon ses propres mots, « la période la plus douloureuse de (sa) vie ». En 1951, il quitte la présidence du M.R.P. et entre pour la première fois au gouvernement comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères auprès de Robert Schuman qu’il admire et dont il partage les idées ; d’octobre 1951 à juin 1954, il restera dans les mêmes fonctions sous cinq gouvernements successifs, l’instabilité ministérielle étant inhérente à la IVe République. Maurice sera directement engagé dans les débats et les décisions sur deux graves questions : la construction européenne et la décolonisation. Sur la première il n’a, dit-il, « aucune différence de conception » avec son ministre qui a fait adopter la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, imaginée par Jean Monnet comme un moyen efficace d’écarter tout risque de guerre entre la France et l’Allemagne. Dans le même esprit, il approuve la Communauté Européenne de Défense, dont René Pleven est l’initiateur. Le traité signé à Paris, le 27 mai 1952, sera enterré par l’Assemblée nationale, le 30 août 1954. Maurice a quitté le gouvernement depuis deux mois mais le M.R.P. est le seul groupe parlementaire unanime dans le vote pour la ratification, ce qui n’améliore pas les relations avec le Général dont l’hostilité à la C.E.D. est totale. S’agissant de la décolonisation, Maurice Schumann est en difficulté car son parti est divisé. Les conservateurs sont actifs, avec Georges Bidault dont on sait jusqu’où le mènera sa passion pour l’Algérie française, et Letourneau, ministre des États associés, c’est-à-dire des Affaires indochinoises dont la dégradation conduira à Dien Biên Phu où sonne le glas de la IVe République. Mais les libéraux favorables à une évolution sont nombreux autour de Pierre Pfimlin, Robert Schuman, Robert Buron. L’affaire de Suez confirme Maurice dans ses convictions. Rappelé dans l’armée sur sa demande avec le grade de chef de bataillon à titre temporaire, affecté à l’état-major de l’amiral Barjot pour la liaison franco-britannique, l’échec dont il est sur place le témoin le convainc que la fin des empires coloniaux est proche. Dès lors, l’évolution de l’Algérie vers l’indépendance lui semble inévitable, sans qu’il se laisse aller à l’anticolonialisme dont il pense comme Mauriac que c’est une « passion négative ». Et ce n’est pas un hasard si le général de Gaulle avec lequel il avait toujours gardé des contacts personnels, le reçoit ouvertement pour la première fois depuis dix ans, le 8 février 1958, jour où le bombardement de Sakhiet-Sidi-Youssef ouvre la crise qui ramènera le Général au pouvoir trois mois plus tard. Dans le gouvernement qu’il forme après son investiture par l’Assemblée nationale, le ler juin 1958, de Gaulle nomme Pierre Pfimlin ministre d’État, signe d’un rapprochement avec le M.R.P. Pour mieux contrôler son groupe, Maurice a souhaité rester au Parlement. Après les élections législatives du 30 novembre 1958, il sera président de la commission des Affaires étrangères, ce qui lui donne le privilège d’être reçu par le Président de la République six fois par an. Il soutient sans hésiter la politique algérienne du Général. En avril 1962, Georges Pompidou l’appelle dans son premier gouvernement, en même temps que quatre autres membres du M.R.P. Il est ministre chargé de l’Aménagement du territoire, pas pour longtemps puisqu’il démissionne le 15 mai, à regret mais solidaire de ses amis, après la célèbre diatribe du Général contre ceux qui auraient « pensé, écrit en quelque esperanto ou volapük intégrés ». Pour certains la rupture est définitive. Pour Maurice, ce n’est qu’un accident qui sera bientôt réparé. Moins de cinq mois plus tard, le 5 octobre, le M.R.P. – sauf Maurice et quelques amis – vote avec la majorité de l’Assemblée la censure du gouvernement. La dissolution est aussitôt prononcée et les électeurs sanctionnent les censeurs. Le M.R.P. tombe à 9 p. 100 des votants et cesse d’être un grand parti ; il s’éparpille. Dans la nouvelle Assemblée, Maurice reste président de la commission des Affaires étrangères. Le Général le charge de mission ; il l’envoie à Washington le 18 mars 1965, aussitôt après la sortie de la France de l’OTAN, pour rencontrer le président Johnson et les commissions du Sénat et de la Chambre des représentants. À son retour, il défend la décision du Général dans le débat à l’Assemblée nationale. Après les difficiles élections de 1967, il devient ministre d’État chargé de la Recherche scientifique, des questions atomiques et spatiales. Se considérant comme un littéraire, il déclare sa surprise à de Gaulle qui lui répond qu’on ne doit pas nommer un agriculteur ministre de l’Agriculture, ni un général ministre des Armées. Dans cette fonction, deux problèmes nucléaires retiendront spécialement son attention. L’un est militaire, c’est la réalisation de l’arme thermonucléaire, la bombe H à laquelle de Gaulle attache beaucoup d’importance et qui a pris du retard. L’autre, civil, concerne le choix de la future centrale électronucléaire. Maurice fera avancer le premier mais son avis ne sera pas suivi pour le second. Il aime ce ministère qui lui fait découvrir des problèmes et le met en contact avec des hommes qu’il ne connaissait pas, l’oblige à étudier des sciences dont il n’avait qu’une vague idée, le plonge dans des techniques et des industries de pointe. Un nouvel intérêt a été éveillé en lui et ne s’endormira pas. Trente ans plus tard, il se réjouira de rencontrer Bill Gates venu présenter au Sénat le Codex de Léonard de Vinci. Pour lui comme pour Bertrand de Jouvenel, la révolte imprévue de mai 68 est « sans lendemain mais pas sans avenir ». Dans le gouvernement formé par Maurice Couve de Murville après les élections qui envoient au palais Bourbon une chambre introuvable, il reste ministre d’État mais est chargé des Affaires sociales. À ce titre, il met en application les accords de Grenelle et la réforme des études médicales qui l’oppose au ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure. Mais le grand projet gaulliste auquel il s’attache est la participation des salariés dans l’entreprise. Le rêve des chrétiens sociaux n’est-il pas de trouver une troisième voie entre le marxisme et le libéralisme ? Le projet de loi est prêt mais pas encore déposé quand le général de Gaulle se retire, après l’échec du référendum d’avril 1969. Dans la campagne pour l’élection présidentielle qui s’ouvre aussitôt, Maurice soutient Georges Pompidou contre Alain Poher et il est nommé ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas. « Il s’est installé dans le bureau de Vergennes avec la joie tranquille de quelqu’un qui rentre chez lui », raconte son directeur adjoint de cabinet. Une page est tournée mais c’est le même livre dont les chapitres s’intitulent : construction européenne dans le respect de l’indépendance nationale, refus de la politique des blocs, maintien de nos alliances. S’agissant de son ministère comme de celui de la Défense nationale, Maurice Schumann connaît et accepte la pratique de la Ve République. Le chef de l’État décide en dernier ressort ; le ministre le rencontre chaque vendredi pendant deux heures, pour l’informer, le conseiller, et recevoir ses instructions qu’il exécute sans réticence. Il lui arrive d’être en désaccord, par exemple lorsqu’il s’agit de livrer des chars et des avions à la Libye ; il le dit au Président et à lui seul. Mais il est en parfait accord avec Georges Pompidou pour ce qui concerne la construction européenne. Parce qu’il connaissait et aimait l’Angleterre, il fut heureux de conduire les négociations pour l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, levant le veto deux fois opposé par le général de Gaulle. Comme Georges Pompidou, il attend de l’adhésion britannique qui sera accompagnée par l’Irlande et le Danemark, une ouverture et un rééquilibrage de l’Europe des Six et, aussi, une garantie contre les dérives fédéralistes que nos amis Anglais ne sont pas près d’accepter. La négociation est compliquée par la crise monétaire de l’année 1971 : en avril, la Bundesbank laisse flotter le deutschemark et, le 15 août, le dollar est déclaré inconvertible. Dans de telles conditions, faire aboutir les négociations en dix-huit mois est un vrai tour de force. En même temps, il prépare prudemment le rapprochement avec l’U.R.S.S. Il fera trois voyages à Moscou, en 1969, 1970 et 1971. Ces contacts lui seront utiles dans une tâche à laquelle il consacre en secret beaucoup de temps et d’énergie, l’aide aux négociateurs américains et vietnamiens qui se rencontrent à Paris pour en finir avec la guerre. Il en vient à négliger sa circonscription où il subit en 1973 le seul échec électoral de sa carrière. Il quitte alors le gouvernement et sera élu sénateur dix-huit mois plus tard. Le Sénat ne sera pas une retraite mais un nouveau champ d’activité. Bientôt, il y tiendra une place importante : vice-président de 1978 à 1983, il siège neuf ans à la commission des Finances, six ans à celle des Affaires économiques où il défendra inlassablement l’industrie textile française dont le déclin qui ruine les structures et la culture ouvrière du Nord, l’indigne. Déjà, il dénonce « le scandale du chômage ». Président de la commission des Affaires culturelles de 1986 à 1995, il fait valoir avec force ses conceptions sur la famille, la presse, combat les représentations de la violence au cinéma et à la télévision qu’il voudrait sanctionner fiscalement. Il se passionne pour l’exploration et l’utilisation de l’espace, l’informatique, la bioéthique. Et il continue à suivre de près la politique européenne dont l’évolution l’inquiète. Il ne prétend pas savoir ce que ferait de Gaulle en telle ou telle circonstance. « Celui qui s’aventure jusqu’à deviner, voire qui prétend connaître les choix que de Gaulle ferait... n’est qu’un personnage de comédie », écrit-il dans la Revue des deux Mondes de janvier 1986. Il a voté contre la ratification du traité de Maastricht parce que, dit-il au Sénat, « dans le système de la monnaie unique, c’est en fait l’intégralité de la politique économique dont la définition est transférée », et il critique la commission de Bruxelles « qui a pour rôle de défendre l’Europe mais donne de plus en plus l’impression de sacrifier au mythe de la mondialisation » à laquelle il n’est pas, par principe, hostile mais qu’il refuse, faute de réciprocité, écrira-t-il en octobre 1995. Ayant gardé mauvais souvenir de la fragilité et de l’instabilité des gouvernements de la IVe République, il défend la Constitution de la Ve. Nous le voyons ainsi s’opposer au quinquennat, soutenir le recours au référendum, critiquer la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui s’arroge le droit d’annuler une loi en s’appuyant non sur la Constitution mais sur son préambule. Mon discours ne peut offrir qu’une image imparfaite d’une pensée très ferme mais qui s’adapte aux bouleversements politiques, économiques et scientifiques du monde. Il peut, moins encore, faire le récit des évènements qui ont jalonné plus d’un demi-siècle. Mais je voudrais donner une vue d’ensemble de ce que fut la vie politique de Maurice Schumann. • Le Parlement y tient la première place. Vingt-huit ans député et vingt-quatre ans sénateur, Maurice Schumann est un parlementaire d’une exceptionnelle longévité : plus d’un demi-siècle. Ses collègues lui confient d’importantes responsabilités : président de groupe, de commissions. Son autorité est admise et respectée. • Élu du grand département du Nord auquel il restera invariablement fidèle, il y exercera successivement divers mandats locaux : conseiller municipal de Comines, conseiller général, enfin conseiller régional, président de la commission des Finances et administrateur du port de Dunkerque. Il aime cette région et ses habitants. Il combat sans relâche la souffrance et la misère, tout en sachant la victoire impossible. • Trois ans secrétaire d’État sous la IVe et six ans ministre sous la Ve République, Maurice est un homme de gouvernement. Il déteste la démagogie et n’aime pas l’opposition systématique. • Au Parlement et au gouvernement, les Affaires étrangères et les Affaires sociales sont sa spécialité. Dans les crises, en 1946, en 1958, en 1962 c’est toujours par rapport au général de Gaulle qu’il se situe, même et surtout s’il s’oppose à lui, comme ce fut le cas pendant douze ans. • Maurice Schumann est scrupuleusement honnête. Jamais son nom n’a été cité, à l’occasion de quelque scandale que ce soit. Il était de ceux qui refusent la confusion entre le pouvoir et l’argent car, en démocratie, il est intolérable qu’on se serve du pouvoir pour s’enrichir. Ayant été trois ans son collègue au gouvernement avant d’être, en 1972-1973, son Premier ministre, je peux témoigner qu’il a vécu son engagement politique entièrement, passionnément, comme un sacerdoce. Bel exemple dont le cardinal Lustiger dira que « sans penser politiquement le christianisme, Maurice Schumann a cherché à agir chrétiennement en politique ». * * * « Je n’ai jamais eu qu’un rêve, a dit Maurice Schumann, me consacrer à l’écriture... S’il n’y avait pas eu la guerre, j’aurais tenté d’être écrivain et seulement écrivain. » Il a classé lui-même ses livres en quatre catégories : romans, histoire, philosophie et politique, sans tenir compte d’innombrables articles pour la presse quotidienne ou périodique dont la production lui semblait d’autant plus naturelle que le journalisme avait été sa profession. Bien qu’il n’ait pas laissé de mémoires, ses écrits dessinent bien son portrait intellectuel. La Bête humaine, chère à Zola, l’intéresse peu. C’est à l’esprit qu’il donne la première place, comme trois héros qu’il admire, Péguy, la philosophe Simone Weil, le Mahatma Gandhi, auxquels il a consacré un livre, au titre inspiré par le Livre de la pauvreté et de la mort de Rainer Maria Rilke : La mort née de leur propre vie. La trame de presque tous ses ouvrages, mis à part les écrits politiques, est constituée par des récits d’amours malheureuses et de morts violentes : du fait de la guerre, de meurtres, de suicides. Et chacune de ces morts, imaginaire ou historique, apparaît – sauf dans le cas du duc d’Enghien – non pas comme l’échec mais comme le couronnement d’une vie. Telle fut sa mort qu’il avait prévue, sentie venir et qu’il n’a rien fait pour retarder. La guerre lui avait révélé un petit nombre de saints et de héros émergeant d’une foule de médiocres, mais aussi des criminels et des monstres. Foncièrement bon lui-même, il ne les accable pas, même les pires. Le principal personnage de son roman Le Rendez-vous avec quelqu’un est un jeune S.S. que le remords conduira au suicide : la compassion de Maurice pour les victimes ne lui inspire pas la haine de leurs bourreaux. Ses récits historiques sont des travaux originaux soutenant des thèses en contradiction avec celles habituellement acceptées. Ainsi, Maurice défend Napoléon contre l’accusation d’être le responsable de l’exécution du duc d’Enghien. Un certain 18 juin n’est pas le récit cent fois écrit par des historiens, des journalistes, des mémorialistes, de la journée de Churchill et de Gaulle à Londres. En s’appuyant sur les archives et sur des témoignages, il raconte la journée d’Hitler et de Mussolini qui se rencontrent le jour même à Munich, de Roosevelt qui tient une conférence de presse à Washington, de Staline à Moscou, de Franco qui, à Madrid, fait comprendre à l’ambassadeur britannique sa décision de rester neutre, et même, celle du Premier ministre japonais, l’amiral Yonai, à Tokyo. Il en conclut que le germe de la défaite allemande existait dès ce jour-là, ce qui est vrai, bien que cette vérité ne soit pas généralement reconnue. Une grande imprudence réunit vingt études et essais parus presque tous dans la Revue des deux mondes en 1985 et 1986, et qui expriment sa pensée politique dans les dix dernières années de sa vie. Maurice Schumann est un écrivain chrétien. Il deviendra même, en 1979, président de l’Association des Écrivains catholiques. Sa famille ne l’y avait pas préparé. Sa mère, femme de caractère qui ne cachait pas son athéisme, s’était opposée à ce que son fils reçût une éducation religieuse, afin de le laisser, devenu adulte, libre de son choix. Son père, commerçant prospère, humaniste, mélomane, était juif, fondateur du Temple de l’Union libérale israélite où le culte était célébré rue Copernic, chaque dimanche et en français. Mais son institutrice privée, « ultra-catholique » dit Maurice, entraînait l’enfant dans les églises parisiennes. Plus tard, en terminale à Janson-de-Sailly, il a fréquenté la conférence de Saint-Vincent-de-Paul dont la vocation est d’aider les familles misérables. En 1930, à dix-neuf ans, il n’est « pas encore absolument sûr de croire à la divinité de Jésus-Christ », bien qu’il se sente appartenir à la famille chrétienne. Dans les années qui précèdent la guerre, il est accueilli par les Dominicains de Latour-Maubourg, admire trois philosophes, Bergson qui le replace, dit-il, « dans la direction du divin », Simone Weil et Jean Guitton. François Mauriac lui donne une préface pour son livre sur Le Germanisme en marche et Daniel-Rops lui confie, en juin 1940, une lettre pour le général de Gaulle. Alors que les intellectuels qu’il fréquente sont chrétiens ou bien près de l’être, que sa fidélité aux offices religieux et sa piété sont exemplaires, comment expliquer qu’il ne soit pas encore baptisé ? Il ne le sera, en effet, qu’en 1942, en Angleterre, par le R.P. Brodeur, oratorien, deux ans après la mort de son père. Maurice a-t-il retardé son entrée dans l’Église catholique pour ne pas blesser cet homme qu’il respectait et qu’il aimait ? Certains de ses proches ont, pour leur part, toujours estimé que, dans une grande discrétion, le baptême avait eu lieu, peu avant la guerre, dans la chapelle du couvent Saint-Dominique. Plus le temps passe et plus il cherche à revenir à l’essentiel. L’expérience lui a appris que tout homme politique risque d’être étouffé par cette politique au jour le jour dont Gandhi lui avait dit : « C’est un serpent qui s’enroule autour de toi. » Pour desserrer l’étreinte du serpent et respirer, Maurice a recours à la musique et à l’écriture. Son père l’emmenait au concert, et très jeune, il aimait avec passion la musique symphonique. Grâce à sa mémoire d’éléphant, il reconnaissait une œuvre classique dès les premières mesures, ce qui explique peut-être qu’il ait été appelé, bien que simple amateur, à siéger au jury du prix Honegger. Il a besoin d’écrire aussi : alors qu’il est ministre des Affaires étrangères, il rédige pendant la nuit Les Flots roulant au loin, roman sur l’incompréhension qu’il termine en 1971 mais ne publiera qu’en 1974. Tristes, les romans de Maurice ne sont pas noirs : ils sont éclairés par la petite flamme de l’espérance chrétienne pour laquelle la mort est à la fois une fin et un commencement. Et son dernier livre, paru en 1995, sera une réflexion sur Bergson ou le retour de Dieu. * * * L’écrivain autant que le politique fut élu par l’Académie en 1974 et reçu en 1975 au siège de Wladimir d’Ormesson qui, avant de représenter la France au Vatican et à Buenos Aires comme ambassadeur, avait été un proche collaborateur du Maréchal Lyautey. La tradition veut que les travaux académiques, c’est-à-dire les discours, les rapports présentés à l’Académie ou en son nom par chacun de nos confrères soient répertoriés dans notre Annuaire. La liste qui suit le nom de Maurice Schumann compte douze titres, ce qui est une moyenne mieux qu’honorable mais elle donne une idée très incomplète donc fausse de son activité. Au service de l’Académie et de l’Institut de France, sa principale fonction fut la présidence du Collège des trois conservateurs de l’admirable domaine de Chantilly fabuleusement riche et dramatiquement pauvre. Légués depuis plus d’un siècle à l’Institut par le duc d’Aumale, le château, avec ses collections, le parc, la vaste forêt et leurs dépendances sont administrés de façon autonome et sous l’autorité du président des conservateurs, selon des règles précises, impératives, intangibles et d’application parfois difficile au vingt et unième siècle. Pendant treize ans, de 1984 jusqu’à sa mort, Maurice séduit par la magie de Chantilly a apporté, dans l’exercice de cette présidence, une remarquable compétence, une passion merveilleuse et une extraordinaire efficacité. Il accroît les ressources propres du domaine : sur quatre-vingts hectares de terres agricoles affermées, il décide, en dépit d’oppositions pas toujours désintéressées, de faire réaliser par des sociétés de développement régional un hôtel et un golf. Ainsi est multiplié par vingt le revenu de l’ancien fermage. Mais les besoins sont tels qu’il doit s’adresser à l’État qui n’apportait alors que 300 000 francs par an pour les travaux de restauration du domaine et aux collectivités locales qui ne participaient en rien. Grâce aux démarches et à la force de conviction de Maurice Schumann, l’apport financier cumulé de l’État, du département et de la région a dépassé 54 millions de 1986 à 1999. Il attire, enfin, de généreux mécènes : pendant sa présidence leurs dons dépassent 20 millions. S’ajoutant aux obligations locales de l’élu nordiste, aux travaux parlementaires du sénateur, aux déplacements amicaux qu’il acceptait avec une générosité peut-être excessive, Chantilly pesait d’un poids qu’il aimait, bien qu’il fût parfois trop lourd. Le 22 septembre 1988, après une journée épuisante commencée dans le département du Nord, continuée à Paris, terminée par une longue soirée de gala aux Grandes Écuries et au Jeu de Paume, il perdit connaissance à une heure du matin dans la galerie des Cerfs du château. Évacué aussitôt sur une clinique de Chantilly, il reprend ses esprits pour refuser les soins qu’on lui propose. « Ce jour-là, a-t-il confié, j’ai cru que j’étais en train de mourir. » La guerre nous ayant appris à vivre dans l’ombre de la mort, Maurice n’a tenu aucun compte de cet avertissement : il rentre chez lui pour en repartir quelques heures plus tard. Je m’en attriste mais j’admire qu’il préfère son devoir à sa santé. * * * Maurice et moi étions unis par la fidèle affection et la solidarité indestructible des hommes qui se sont engagés volontairement pour servir la même cause, dans cette terrible épreuve que fut la Seconde Guerre mondiale. L’ordre de la Libération auquel nous appartenons l’un et l’autre en est le symbole, voué à disparaître. C’est donc la première et la dernière fois que, grâce à vous, Messieurs, un Compagnon succède à un Compagnon et est accueilli ici par un autre Compagnon. Comment n’en ressentirais-je pas une émotion douloureuse ?
Acteur et témoin dans ce siècle d’angoisse et de massacres, de science, de richesse et d’orgueil, mais de misère aussi, Maurice Schumann n’a manqué ni de foi ni d’espérance. Et après Antigone, il aurait pu dire : « Je ne suis pas né pour partager la haine mais pour partager l’amour. » |