ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Maurice GARÇON ayant été élu par l’Académie Française à la place vacante par la mort de M. Paul HAZARD, y est venu prendre séance le jeudi 16 janvier 1947 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Vous me voyez émerveillé.
Une sorte de crainte révérencielle m’avait, jusqu’à ce jour, empêché de pénétrer dans cette salle où vous tenez vos séances solennelles. Ne pensez pas que j’étais retenu par quelque superstition et attribuez seulement cette réserve à la respectueuse timidité que m’a toujours inspiré votre Compagnie.
Cette impression m’est ancienne.
Lorsque j’étais encore adolescent, mon père avait coutume de me conduire, le, dimanche matin, à ce qu’il appelait sa chasse. Nous partions sans armes, et nous étions inoffensifs. Le terrain de nos exploits se limitait à la longueur des quais depuis la place Saint-Michel jusqu’au Pont Royal. Le gibier que .nous poursuivions se tenait caché dans les boîtes des bouquinistes.
Interrompant fréquemment notre quête, nous devisions au hasard des sujets qui s’offraient à notre esprit et, le plus souvent, à propos d’un livre feuilleté. Ainsi nous parvenions à la hauteur du Pont des Arts et notre habitude était d’y faire une station.
L’Institut m’apparaissait comme le temple de la philosophie, des lettres, des sciences’ et des arts. Il me semblait qu’on n’y pouvait pénétrer que si l’on était, en quelque sorte, conduit par la main des Dieux.
Mon père, souriant, ne me détrompait pas.
Mon père, je lui dois tout. C’était un savant modeste dont les connaissances étaient étendues et la raison solide. Curieux de tout, il se renouvelait sans cesse. Devenu âgé, il avait su ne point laisser vieillir son esprit, et s’il augmentait continuellement son savoir c’était, avant tout, pour mieux enseigner. Sa bienveillance était à la mesure de l’amour qu’il avait pour la jeunesse dont il aimait à s’entourer et dont les audaces ne l’effrayaient pas. De tous ceux — et ils sont nombreux — dont il a formé le jugement, je fus celui auquel il prodigua le plus de marques de sa touchante sollicitude. Tout lui était prétexte pour passer du particulier au général et imposer à ma conscience, par la logique et la persuasion, des principes, fruits de ses méditations et dont il ne doutait pas. Lorsqu’il me parlait de l’Académie, au cours de nos flâneries, il me la représentait comme destinée à couronner les travaux de l’esprit. Sa modestie L’empêchait d’en être envieux. Il souhaitait pour moi, sans l’espérer, une accession qui lui semblait l’aboutissement des ambitions et m’imposa cette idée que, de toutes les récompenses que peut souhaiter un homme pour prix de ses efforts, aucune ne valait celle de s’asseoir parmi vous. Mon père mourut.
Sans prétendre, même dans le secret de ma pensée, formuler l’espoir précis de me compter jamais parmi vos élus, j’ai laborieusement suivi le chemin tracé.
J’ose vous faire l’aveu que, tant est forte une impression de jeunesse, une vague mélancolie me pénétrait lorsque, le hasard m’amenant à passer Quai Conti, j’apercevais votre Palais. A la même place où, jadis, nous nous arrêtions, *mon père et moi, je demeurais un instant. Ma pensée allait de lui à vous, d’un passé auquel je ne puis songer sans m’émouvoir à un avenir qui me paraissait marqué par un but inaccessible et je vous adressais, en évitant qu’on me vît, un petit salut furtif avant de reprendre ma route.
Les années ont passé.
Et voilà que vous m’avez accueilli, me fournissant, si je n’étais assez sage pour me juger, le plus grand des sujets d’orgueil.
D’où me vient tant d’honneurs ?
Certains pourraient penser que, pour avoir tenté naguère d’approfondir les mystères de la Magie, je deviens bénéficiaire de quelque pacte secret passé avec pareille avec le Diable. Ceux qui auraient une opinion seraient malveillants ou crédules ; la vérité est ailleurs.
Tandis que j’entrais, il y a quelques instants dans cette salle et que j’étais troublé par la pompe de, votre réception, mon esprit est allé vers celui qui fut le guide de ma vie. Les morts restent vivants lorsqu’ils demeurent présents dans notre souvenir. Il m’a semblé, qu’il me précédait et me conduisait comme un parrain invisible, heureux de son œuvre. Ma pensée, qui est le reflet de la sienne, m’a obligé à faire un retour sur moi-même et m’a rappelé à la modestie en m’empêchant d’oublier que, si je, ne portais en moi la flamme qu’il m’a transmise, je n’eus, sans doute, jamais mérité d’être reçu ici.
Soyez remercié d’avoir, en m’accordant vos suffrages, récompensé à travers moi la pensée d’un homme que ne tourmenta pas l’ambition, qui vécut comme un sage et qui servit son pays en répandant des idées justes et généreuses.
S’il était besoin de quelqu’illustration pour me faire mieux comprendre l’étendue de l’honneur que vous me faites, il me suffirait de rappeler l’estime en laquelle il faut tenir, parmi tant d’autres, les deux hommes auxquels je suis appelé à succéder.
J’ai peu connu M. Georges Goyau, mais nos courtes rencontres m’ont chaque fois laissé l’impression que j’avais approché un, grand honnête homme. De sa fluette, aux manières réservées et polies, émanait une telle sérénité de conscience que son seul aspect, inspirait la sympathie. Bien qu’il fût laïc, on avait le sentiment que, dans un moment de trouble ou de scrupule, ont eût, aimé à se confesser à lui, comme à un directeur de conscience et que son conseil eût été le bon.
C’est au Journal des Débats qu’il m’a été donné de m’entretenir avec lui. Ceux qui m’écoutent et qui ont fréquenté la vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois ne se rappellent pas sans émotion le charme de la salle de rédaction où l’on était si bien reçu. Point d’huissier dans l’antichambre pour barrer le chemin et demander avec sévérité l’objet de la visite. Point de direction solennelle. Point de hiérarchie. Depuis beaucoup plus d’un siècle le décor n’avait pas varié. Le buste du vieux Bertin fixait obstinément le fauteuil du grand René en présidant aux conversations. Aux murs étaient accrochés les portraits des ancêtres : on voyait là la figure de tout ce que la France a contenu de libéraux célèbres au XIXe siècle. Le tableau du centenaire montrait, réunis, dans des poses familières les hommes éminents dont s’enorgueillissait la rédaction aux environs de 1889. C’est leur brillante assemblée qui avait donné au journal une si belle tenue. Au vrai, cette salle de rédaction était un cénacle. Le directeur et ses rédacteurs se tenaient en rapports constants. Souvent on discutait un article avant de l’écrire et de cette, collaboration unanime naissait le journal. On s’y exprimait librement ; les aînés traitaient, leurs cadets, qui constituaient l’espoir, avec une bienveillance qui supprimait toute gêne. Agrément des conversations générales, profit des devis particuliers. Toujours, quelque sujet qu’on abordât, on trouvait là l’homme qui le connaissait et qui pouvait en discourir.
J’étais jeune encore lorsque j’y fus accueilli. M. Georges Goyau, trop pris ailleurs par une activité considérable, n’écrivait plus aux Débats mais apparaissait quelquefois pour y serrer la main de ses amis. Lorsqu’il entrait, frêle d’aspect et peu exubérant, on eût pu le croire effacé et timide. Il parlait peu. Puis, quand la conversation venait sur quelque sujet qui lui était familier, ou lui tenait à cœur, ses beaux yeux couleur de ciel brillaient et, posément, il expliquait, démontrait et cherchait à convaincre. Même ses contradicteurs sortaient de là ébranlés, tant ce qu’il disait avec conviction respirait la bonne foi et l’honnêteté.
Elève de l’École Normale, agrégé d’histoire, tout avait paru le, préparer à devenir un historien. Encore étudiant, il avait publié une Chronologie de l’Empire Romain et avait été envoyé en 1892 à l’École française de Rome. C’était l’époque où, justement ému d’un mouvement d’idées sociales qui était susceptible de bouleverser les communautés humaines, le pape Léon XIII venait de proclamer l’union de l’Église et de la démocratie.
Profondément troublé, le jeune pensionnaire qui était animé d’une foi solide, négligea un peu les curiosités de l’archéologie pour consacrer le meilleur de son temps à l’étude des problèmes sociaux qui lui parurent autrement urgents. Présenté au Cardinal Rampolla, il avait obtenu plusieurs audiences du Souverain Pontife et tandis que le grave directeur de l’École le croyait entièrement absorbé par la rédaction d’une thèse sur Dioclétien, qui ne parut jamais, il publiait sous la signature de Léon Grégoire, des Lettres Romaines dont le, retentissement fut grand. Il ne se préoccupait plus de la querelle devenue désuète, que renouvelaient traditionnellement ceux qui pensent que la religion est indivisible de la, monarchie, et il embrassait la doctrine du pape qui avait déclaré que lorsque les gouvernements qui représentent l’immuable pouvoir sont constitués, les accepter n’est pas seulement permis mais réclamé, voire imposé, par la nécessité du bien social qui les a faits et qui les maintient.
Ardemment social d’esprit, Georges Goyau rêvait de mettre les aspirations légitimes du peuple en accord avec l’esprit chrétien et de rendre l’Église médiatrice des luttes sociales. Il ambitionnait de substituer, pour l’amélioration de la condition .des classes laborieuses, l’idée de justice à celle, parfois humiliante, de charité et d’aboutir à une vaste entente internationale qui serait la charte du droit ouvrier.
Successivement il publia en collaboration avec les frères Brunhes Du Toast à l’Encyclique, puis, seul, le Pape, le Catholicisme et la question sociale qui posa si clairement le problème à résoudre que l’ouvrage provoqua d’importantes et ,nombreuses controverses, même dans les milieux catholiques.
La destinée de Georges Goyau était dès lors marquée. Abandonnant toute ambition d’enseigner dans l’université, il partit pour l’Allemagne dont il voulait dresser la carte religieuse. L’entreprise était rendue malaisée par l’enchevêtrement quasi inextricable des confessions. Brunetière frappé de la clarté de ses vues, de la prudence de ses méthodes et de la probité de ses observations, le pria de faire pour la Revue des Deux Mondes une série d’articles. On voulait un reportage, il livra un monument solidement construit et fertile en enseignements qui parut de 1898 à 1913 en cinq volumes sous le titre l’Allemagne religieuse, auxquels s’ajoutèrent : Bismarck et l’Église, le Kulturkampf. L’élaboration de son œuvre de patiente érudition l’avait encore affermi, s’il était possible, dans sa foi et dans ses convictions. Montrant comment le catholicisme en Allemagne avait tenu en échec le luthéranisme d’État, il en avait tiré que l’Église apporte des valeurs morales et sociales invincibles. Il y avait trouvé en même temps la preuve de la vérité catholique et concluait que le seul remède aux conflits sociaux se trouve dans les doctrines de l’Église.
Un deuil cruel venait de l’atteindre : Un peu avant la guerre de 1914 il pleurait une compagne aimée. Réfugié en Suisse, il trompait son chagrin en terminant deux volumes sur Genève la Ville Église et entretenait l’espoir qu’un jour était proche où les hommes s’entendraient pour faire régner la concorde. L’attitude guerrière de l’Allemagne le surprit et le bouleversa. Il regagna Paris pour se consacrer au bien dans ce moment où la Germanie cherchait à faire triompher le mal et où la. Patrie était frappée de tant de malheurs. Administrateur de l’hôpital de la Croix-Rouge, rue Oudinot, il se dépensa sans compter. Sans se lasser il se prodigua au chevet des blessés dont il devint l’ami, le soutien et le consolateur. En même temps, bien qu’il eût peu de loisirs, il entreprit d’écrire une Histoire de l’Église française pour exalter la continuité de l’Église à contribuer à la grandeur et au développement du Pays.
Devenu professeur à la faculté catholique, consulté sans cesse par les prélats et les écrivains de questions sociales, conseil écouté de la confédération des travailleurs chrétiens, animateur des universités populaires, il fuyait la polémique pour ne chercher à convaincre que par la logique de sa démonstration.
Par dessus tout il était secourable. C’était un saint. Nul ne saura les innombrables misères physiques et morales auxquelles il apporta les trésors de sa bonté. Devenu secrétaire perpétuel de notre Académie, honoré de tous, ayant par une nouvelle union retrouvé la douceur d’un foyer conjugal, il ne prit qu’à peine le temps de penser à lui-même. Il avait entrepris d’écrire un grand ouvrage destiné à ouvrir les yeux de ceux qu’il appelait ses frères les incroyants. Souvent obligé de garder le lit, il écrivait, comme Pascal, sur des feuillets de, fortune. Du moins eut-il le temps de les réunir et de les ordonner. La lumière du soleil éclairait chaque jour plus mal un regard dont la vision s’affaiblissait. « Je veux lutter de vitesse avec la, cataracte », disait-il. Il eut le temps de mettre au point le manuscrit d’un Christ, véritable testament d’une haute- tenue morale destiné à condamner un état social où le pauvre est la victime du riche, et le puissant persécuteur du faible. Il entendait ne pas disparaître avant d’avoir proclamé une dernière fois que la rectitude, de vie est un acheminement vers la foi. Il devait appartenir à sa veuve de faire paraître l’ouvrage. Il mourut, laissant d’unanimes regrets et montrant que la moralité de toute une vie est la-plus belle préparation à une mort sereine.
C’était un homme de bien.
Pour succéder à M. Georges Goyau qui avait jeté tant de clartés sur une crise de conscience religieuse à la fin du XIXe siècle, vous avez choisi M. Paul Hazard auquel on doit d’avoir mis en lumière les causes profondes d’une autre crise qui, au XVIIIe siècle, bouleversa si grandement la conscience humaine, que ses conséquences se font, aujourd’hui encore, universellement sentir.
Paul Hazard est né dans le Nord de parents modestes. La destinée qui conduit souvent les fonctionnaires loin de leur pays d’origine m’a fait naître dans la même région et me permet de comprendre, mieux que d’autres peut-être, l’évolution qu’il a subie. Dans ce pays où l’hiver est rude et le ciel brumeux, l’esprit de ceux qui s’adonnent à l’étude est peu troublé par l’appel des distractions extérieures. La cheminée où crépite le coke est, pendant de longs mois, un refuge contre les intempéries. Dehors, il bruine et la proximité des mines répand sur la nature même une poussière de charbon qui l’attriste. Boursier, laborieux, Paul Hazard, qui n’entrevoyait qu’à travers ses livres ce que pouvait être la joie de vivre sous un ciel plus clément, a travaillé dès l’enfance avec ardeur, étendant sans cesse ses connaissances et révélant de bonne heure un esprit original et curieux. En 1900 il était reçu à Normale et en 1903 il devenait agrégé de lettres. L’année suivante, l’Université l’envoyait tenir une classe de première à Saint-Quentin, puis à Reims.
J’ai pu consulter les rapports de ceux qui étaient alors chargés de la surveillance de l’enseignement. Ils avaient noté : « du goût, parole aisée, souple, élégante et sans prétention ; entraînant et séduisant, beaucoup de savoir et beaucoup de conscience : le meilleur professeur du lycée ».
Il avait alors vingt-neuf ans. On l’avait très exactement estimé. Appelé aujourd’hui à porter un jugement sur lui, alors que sa carrière, est achevée, je ne vois rien à changer et ne découvre pas d’épithètes qui conviennent mieux à son caractère et à son talent.
Son passage à Paris lui avait ouvert des horizons nouveaux. S’il avait acquis une forte culture, un tempérament comme le sien ne pouvait demeurer seulement livresque. Il lui restait à ouvrir les fenêtres pour recevoir les effluves du dehors : Pour opposer au ciel gris de son enfance et aux jugements hésitants de son adolescence, la loi des contrastes le faisait tendre vers l’Italie aux couleurs éclatantes. Encore à l’école il avait et à l’enthousiasme prompt. Encore à l’école il avait publié un article sur Pétrarque, un autre sur les milieux littéraires en Italie, un autre encore sur les relations intellectuelles entre la France et l’Italie. Pour sujet de sa thèse, il avait choisi d’approfondir l’influence de la Révolution française sur les lettres italiennes entre 1789 et 1815. Déjà il avait accumulé des notes, mais il étouffait. C’est chose de dégoût que de tenir seulement sa science des livres. La poussière des bibliothèques et des archives assombrit et donne, une teinte uniforme aux travaux.
« Tout dépend de la façon de prendre le départ », dit Paul Hazard au début de sa vie de Stendhal. En ce qui le concerne, le départ fut bon. N’y tenant plus, il demanda un congé et partit pour Rome.
Quel éblouissement ! Toute l’histoire non plus écrite mais marquée par des monuments durables et des ruines rendues vivantes par une végétation qui s’efforce d’en dissimuler le dénuement. L’antiquité classique représentée par ses arcs, ses, colonnes, ses temples, aperçus du Palatin et que l’imagination peuple si aisément. La Renaissance, magnifiquement riche épanouissement d’une civilisation riche tout, bien que pleine de tumulte et dont les nouveautés ont été maintenues dans une heureuse mesure par un humanisme respectueux. De la Villa Médicis, ombragée de cyprès, où il rencontrait les amis d’école, le pensionnaire du Palais Farnèse vit s’étendre sous ses yeux la ville aux sept collines avec ses palais, ses églises, ses clochers innombrables, ses campaniles et, dans le fond, le dôme, de Saint-Pierre, centre du monde chrétien, si haut et si large qu’il semble destiné à recouvrir un morceau de l’infini et qui demeure le symbole d’une autorité millénaire.
On raconte que, lorsque Goëthe, arrivant à Rome, découvrit soudainement les beautés de la Ville Éternelle, il s’écria : « Je suis né ! » J’imagine que Paul Hazard, enthousiaste sans doute, mais doué d’esprit critique, ressentit un frémissement du même ordre, mais chercha aussitôt à analyser les raisons de son transport pour en tirer quelque sujet d’enseignement.
Trois ans, il demeura à Rome. Trois ans, il pénétra un esprit dont les sources lui étaient connues mais dont il découvrait la lente évolution. Peu à peu il discerna que des contacts mal dégagés avec la littérature du Nord avaient profondément modifié le génie latin. Ainsi se dessina le Plan général de ce qui devait, dans la suite, devenir l’étude à laquelle il consacra sa vie. Enseignant la littérature et parvenant aux confins de la philosophie, il nourrit l’ambition de sortir des frontières étroites du génie national, pour démontrer que, par le jeu d’influences réciproques, tout se tient et s’enchaîne, que la pensée humaine est universelle, qu’il faut pour en comprendre le développement s’évader du particulier et que le progrès des idées dépend non d’une création isolée, mais du concours de tous les esprits sans distinction de nationalité.
« Quand on quitte son pays, qu’on franchit les mers été qu’on se transporte tout d’un coup au milieu d’un monde nouveau, écrira-t-il plus tard, on voit changer les proportions des choses et on ne prend plus son clocher pour le centre de l’Univers ».
La thèse de Paul Hazard représente un effort considérable. Elle a exigé des lectures innombrables et la réunion d’une quantité incroyable de documents. L’époque étudiée est sans gloire littéraire, mais tout l’intérêt de l’œuvre est ailleurs. L’Italie pendant la Révolution française, tour à tour ennemie, envahie et alliée, tantôt collaboratrice avec le vainqueur, comme on ,dirait aujourd’hui, et tantôt rebelle à l’envahisseur et résistante, a trouvé dans ses traverses l’origine de son esprit national et démontré ainsi que la transformation des idées vient plus des influences extérieures que de la seule évolution normale des esprits enfermés dans le cercle étroit de frontières souvent artificielles.
L’Italie était sans unité et ne concevait que mal encore la notion de patrie. Empruntant aux littératures étrangères, elle apprit à s’exprimer mieux, trouva dans les livres, venus du Nord, des concepts qu’elle devinait mal, rejeta ce qui lui était nuisible, adopta ce qui lui était utile et sortit des tourmentes politiques les plus douloureuses, formée et grandie, prête à tenir sa place dans un concert européen dont jusque-là elle n’avait point fait partie.
M. Paul Hazard avait été nommé professeur à la Faculté de Lyon en 1913. Revenant d’Italie, frappé de l’influence des philosophes allemands sur la pensée du XIXe siècle, il avait étendu le champ de ses recherches et étudié les relations intellectuelles entre la France et l’Allemagne. En lui, naissait un esprit que j’appellerais été européen, si ce mot n’avait té déshonoré par une cliqué dont d’ambition fut, non pas de respecter et de comprendre chaque peuple, mais de l’asservir au profit des descendants des barbares.
Paul Hazard était tout indiqué pour remplacer. M. Baldensperger lorsque celui-ci, appelé en Amérique pour enseigner à l’Université de Harward, quitta la Sorbonne en 1913 et 1914. Soli enseignement fut interrompu par la guerre, mais la même chaire lui fut encore confiée de 1919 à 1922 lorsque M. Baldensperger fut désigné pour organiser l’Université de Strasbourg.
Hazard était maintenant dans toute la force de son talent. Sa réputation s’était étendue. Travailleur infatigable il avait publié de nombreux articles dans les revues et les journaux. Ses méthodes de travail, les rapprochements ingénieux et subtils que lui suggéraient ses connaissances continuellement accrues l’avaient fait appeler à l’étranger. A Madrid, à Colombin, à Santiago du Chili, on voulut entendre sa parole aisée, recueillir sa pensée claire qui, pour rester bien française, refusait de se désintéresser d’aucun apport extérieur.
Maître de conférences de langue et de littérature françaises, il ne se confinait point dans les sujets étroits, collaborait avec Bédier dont il était l’un des disciples préférés, pour l’établissement d’une grande histoire de notre littérature, s’arrêtait un instant pour célébrer Lamartine et, par des études sur Chateaubriand et Stendhal, revenait vers sa chère Italie.
En 1925, il avait 47 ans, il devint professeur au Collège de France.
Dès ce moment, il avait projeté d’écrire l’ouvrage capital de sa vie : La Crise de la Conscience Européenne à la fin du XVIIe et au débat du XVIIIe siècle. Déjà, il avait assemblé une documentation abondante. Mais ce n’est rien que d’amasser des fiches, encore faut-il en les groupant et en les interprétant, tirer des faits qu’elles révèlent un enseignement. Il s’y employa et réussit, puisque son œuvre magistrale a mérité vos suffrages et vous a conduits, Messieurs, à l’admettre parmi vous.
L’humanité, au cours de son histoire, a traversé des périodes d’incertitude et de trouble, Parfois, ce qu’elle tenait depuis des siècles pour la vérité, lui est apparu contestable.
Les uns, épris de tradition, ne peuvent se résigner à voir fouler aux pieds ce qu’ils ont toujours appris à respecter. Le doute les pénètre mal. Toute atteinte à l’ordre admis les effare. Ils évitent l’effort en demeurant conservateurs, mais ils se préparent bien des déceptions en ne voulant pas comprendre que rien, dans les choses humaines, n’est stable et que la pensée subit, comme la mer, des flux et des reflux. D’autres, plus hardis, sont prêts à tout abandonner en faveur d’idées nouvelles. Souvent ces novateurs tombent dans l’outrance. Leur zèle de néophytes les porte à croire que pour convaincre il faut être excessifs et il leur arrive de dépasser les bornes de la seule raison.
Ainsi naissent les conflits entre des convictions contradictoires également respectables lorsqu’elles sont affirmées avec bonne foi. Les mœurs en sortent modifiées. Il faut ensuite quelque délai pour que les réticences des uns et les exagérations des autres s’atténuent, qu’une moyenne s’établisse et qu’on puisse apprécier si l’humanité a fait un progrès.
Chacune de ces crises marque une étape. Leurs raisons ont, le plus souvent, des racines lointaines et ce, serait folié de croire qu’elles sont le résultat d’une création spontanée. Le travail est lent. Un esprit superficiel ne voit que le tumulte et le résultat. L’ambition de Paul Hazard fut d’aller plus loin et d’approfondir les motifs divers et les influences conjuguées qui provoquèrent, en Europe, à la fin du XVIIe siècle, une crise de conscience dont nous ressentons encore profondément les effets.
Après de longs siècles pendant lesquels le renoncement avait été enseigné et imposé, la Renaissance avait tenté une libération en cherchant des lois naturelles et en refusant de subordonner trop étroitement l’humain au divin, L’expérience s’était achevée en aventure sanglante. Puis un ordre nouveau s’était instauré, renouant la tradition de l’obéissance à une autorité absolue. Une souveraineté, à laquelle on attribuait une essence divine, s’était établie et avait été acceptée. Elle avait créé une hiérarchie et une discipline qu’on ne discutait pas plus qu’un dogme. Une paix profonde des consciences en était résultée. En évitant les controverses sur des problèmes fondamentaux, on-avait équilibré une tranquillité d’âme qui avait permis la merveilleuse floraison d’un classicisme où tout était ordonné et raisonnable, mais d’où la fantaisie était exclue. On était sans inquiétude parce qu’on avait admis de ne plus examiner les problèmes qui peuvent troubler, l’âme et qu’on avait accepté des solutions dogmatiquement imposées. La croyance indiscutée en une foi enseignée et l’obéissance absolue au pouvoir avaient permis l’établissement d’une société composée de classes inégales et ignorante ou dédaigneuse des droits de l’individu. Aucune place n’était restée pour l’anxiété. De là, à quelques exceptions près, une sérénité sociale qu’on croyait éternelle et qui ne présageait rien de bon. Il est rare, sur la mer, que la bonace ne soit pas suivie de tempête. On paraissait ignorer le travail obscur de pensées indépendantes et prêtes à la révolte. Le conflit éclata aux environs de 1680.
Si l’on ne cherchait qu’en France les origines du bouleversement, on ne pourrait pas en saisir les subtiles raisons. Paul Hazard, avec son goût des rapprochements et des comparaisons, a su démêler la complexité du mouvement et de son caractère général. Il semble qu’à des époques déterminées, certaines idées soient latentes et qu’elles se manifestent en même temps dans des lieux éloignés. Aussi bien, de même que la création absolument originale est rare, que souvent la découverte réalisée dans un laboratoire est la suite directe et logique de découvertes antérieures et que le génie, ne consiste quelquefois qu’à tirer une conséquence nouvelle d’une connaissance déjà acquise, de même, les idées neuves et qui transforment les sociétés découlent fréquemment d’idées antérieures sur lesquelles chacun avait pu méditer. Ainsi arrive-t-il que la même trouvaille soit faite, presque simultanément, par des hommes qui ne se connaissent pas, ou qu’ils en découvrent chacun une partie. Le travail de tous est nécessaire pour parfaire la somme. Les frontières des nations ne comptent plus en pareille circonstance, c’est l’esprit humain tout entier qui collabore à l’œuvre nouvelle.
Vers la fin du XVIIe siècle, la publication des grandes collections de voyages avait ouvert les yeux sur les mœurs des pays étrangers remettant en question la notion de propriété, de liberté et de justice. La critique des textes, jusque-là indiscutés, fit apparaître la faillite de certaines connaissances historiques et la même critique apportée aux livres saints par un Richard Simon contribua à ébranler la foi. Des libertins devinrent fanfarons publics de scepticisme. De tout temps, la mode ou l’intérêt a fait inconsidérément embrasser par des imprudents des doctrines dont ils devinrent les premières victimes. Dans une Europe qui paraissait fixée et dont le plan semblait achevé pour toujours, une agitation grandit.
De Hollande, refuge des proscrits surtout après la révocation de l’Édit, vint l’idée de tolérance ; d’Angleterre, pays de la déclaration des droits, arrivèrent les notions de garantie constitutionnelle, de séparation de l’exécutif et du législatif et de liberté individuelle. Sans prévoir que la logique de ses méditations vont transformer la Pensée, Descartes démontre que la raison est un instrument sûr pour acquérir les connaissances, Bayle, destructeur de légendes, lutte contre ce qu’il appelle la barbarie et l’ignorance mère des superstitions et John Toland, féroce ennemi des préjugés, crée l’anticléricalisme. Les indisciplinés s’agitent, les savants veulent tout contrôler, les philosophes palabrent. Spinoza entreprend de démontrer la relativité de la religion et du régime monarchique. La raison qu’on introduit partout conduit à penser que les hommes ne dépendent que d’eux-mêmes et qu’ils doivent découvrir une morale naturelle indépendante de la religion.
En vain Bossuet résiste et tente d’apaiser la crise des consciences en imposant une certitude tirée de la seule révélation et en tâchant de rappeler à l’obéissance aveugle et sans critique. Rien n’arrête le mouvement des idées en marche.
Locke ouvre la porte à la libre pensée. Collins proclame, l’universalité de la vérité et de la raison. Une morale sociale se crée. Elle venait de loin. Même le doux Fénelon écrivait dans son Télémaque : « qu’il pouvoir absolu du Roi fait autant d’esclaves qu’il a de sujets. On le flatte, on fait semblant de l’absoudre, on tremble au moindre de ses regards ; mais attendez la moindre révolution : cette puissance monstrueuse, poussée jusqu’à un excès trop violent, ne saurait durer ; elle n’a aucune ressource dans le cœur ides peuples ; elle a lassé et irrité les corps de l’État elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer après un changement. Au premier coup qu’on lui porte, l’idole, se renverse, se brise et est foulée aux pieds. »
Les hommes de science deviennent en grande faveur et vont révéler les secrets de leurs travaux jusque dans les ruelles. On a soif de savoir. Fontenelle par ses Entretiens sur la pluralité des Mondes fournit une interprétation nouvelle de l’univers. Une académie, fondée à Florence, se donne pour tâche de discuter tous les phénomènes naturels. La Royal Society de Londres envoie quelques-uns de ses membres faire des expériences jusqu’au pic de Ténériffe. Les Scandinaves renouvellent la médecine par leurs découvertes anatomiques. En Espagne se crée une société de physique expérimentale.
La France ne reste pas en arrière. On s’y intéresse à tout. Au jardin du Roi, Duverney professe des cours publics d’anatomie, l’Académie des Sciences est surnommée le Cabinet de la Nature. On ne veut plus s’étonner de rien et lorsqu’il naît un veau à deux têtes, on ne, crie plus au miracle on le dissèque.
Quel orgueil s’empare des hommes qui ont maintenant la prétention de tout expliquer, qui ont fait de la science une idole et un mythe et qui lui ont attribué le privilège, d’assurer le progrès indéfini de l’humanité.
En quelques années tout est transformé. La philosophie renonce aux spéculations métaphysiques pour se consacrer à l’étude des données plus immédiates ‘et plus humaines de la connaissance. On cherche une religion et un droit naturel capables de s’accorder avec des systèmes sociaux ayant la liberté pour fondement. On lutte contre tout ce qui semble un obstacle au bonheur des individus sur la terre. Le respect de la personne humaine devient un dogme. Déjà l’abbé de Saint-Pierre, doux utopiste, publie son Projet de Paix perpétuelle et envisage un tribunal suprême des nations.
Comme l’a fort bien observé Paul Hazard, en moins de quarante ans tous les Français qui peu laient comme Bossuet se sont mis à penser comme Voltaire.
C’était une révolution qui devait aller loin.
Telle est, dans ses grandes lignes, l’œuvre capitale que Paul Hazard dut laisser inachevée. Déjà pourtant il avait poussé plus loin ses recherches. Deux volumes étaient écrits pour étudier les résultats produits par le bouleversement des esprits, engagés sur des routes nouvelles, à la recherche du bonheur ? Partout pullulaient des écrivains séditieux, l’incrédulité régnait en maîtresse, la raison et l’expérience étaient substituées à la foi et les philosophes citaient Dieu lui-même devant le Tribunal de l’opinion publique. Tous les efforts assemblés des génies propres à chaque nation et tendant vers un même objet aboutirent à la formation d’un esprit européen. On put croire un moment à la réalisation d’une unité spirituelle. Hélas, trop d’éléments de dissociation nés du chaos d’intérêts contradictoires et de passions frénétiques intervinrent malheureusement, creusèrent des frontières profondes et menèrent, en dépit des bonnes volontés, l’Europe de catastrophes en catastrophes. Tous les espoirs reposant sur le triomphe de la Nature et de la Raison pour rendre l’humanité meilleure et plus heureuse aboutirent à une faillite. Elle provenait peut-être de ce que, dans la conquête des droits on avait trop négligé l’existence des devoirs.
Paul Hazard, historien fidèle, a enregistré les faits, mais, confiant dans la destinée, il ne désespérait pas de découvrir un principe sauveur dans la pensée perpétuellement insatisfaite de bonheur et de vérité et dans l’inquiétude éternelle de l’esprit. Il ne put, hélas, achever la grande entreprise de sa vie et fut prématurément terrassé par un mal qu’on crut soudain, mais que je suis porté à penser vieux de quelques années. Paul Hazard, qui avait tant servi le génie français en portant jusque dans les Amériques qui l’avaient accueilli comme un fils, un enseignement séduisant et fertile, aimait sa patrie par dessus tout. Les chemins où l’entraînait sa curiosité toujours en éveil lorsqu’il s’agissait de pénétrer les pensées étrangères, n’étaient que des détours qui l’aidaient à mieux comprendre et mieux apprécier celle de son propre pays. Pendant la guerre de 1914, il avait brillamment fait son devoir et accompli de dangereuses missions. Lorsque vint celle de 1939, il reprit du service. On utilisa la grande connaissance qu’il avait de l’Italie, des pays anglo-saxons et de l’Allemagne pour l’employer à la propagande. C’est là qu’il assista, impuissant, à l’effondrement de nos armées. Chargé d’un cours aux Etats-Unis, il partit estimant ; qu’il fallait là,-bas proclamer que la France n’était pas morte, que la poignée d’bommes qui paraissait la gouverner n’était pas soutenue par le cœur du pays, qu’un si grand peuple ne pouvait périr et qu’il fallait avoir confiance en son destin. Il eût pu Tester en Amérique. Les récits qui lui parvinrent des souffrances subies par les Français demeurés en pays occupé l’affectèrent tant qu’il résolut de rentrer : « Je dois souffrir avec eux », confia-t-il à un ami au moment où il s’embarqua. S’il avait pu connaître quelqu’hésitation sur le devoir en pareille circonstance, il n’eût eu qu’à relire sa première œuvre de jeunesse. Il avait pour l’occupation de l’Italie pendant la Révolution, pu confronter l’attitude de ceux qui se soumettent et de ceux qui résistent, prendre du mépris pour les premiers, garder son estime pour les seconds et fonder un grand espoir sur, l’avenir parce qu’on ne lutte jamais mieux pour la liberté que lorsqu’elle est meurtrie et qu’on vit sous la contrainte.
Après un bref séjour à Lyon, il revint à Paris. C’est à cette époque que je l’ai rencontré pour la première fois. Il était l’ami de Paul Pelliot, grand Français aussi, et tous deux m’entretinrent de leurs tourments et de leurs espérances. Ni l’un, ni l’autre ne se sentaient effleurés par le découragement. Leur fermeté d’âme ne connut pas de défaillance, mais ils souffraient tant que leur corps ne résista pas. Ils sont morts. Paul Hazard fut atteint d’une affection cardiaque. J’imagine que les longues années pendant lesquelles il dut, lui qui aimait tant la liberté, subir le joug implacable d’un peuple guerrier et ravageur, durent causer un trouble profond, dont la manifestation si soudaine qui l’emporta ne fut que l’aboutissement. Lui-même avait prévu d’ailleurs sa disparition prématurée. Il s’en était confié à quelques intimes, leur avait dit le déchirement qu’il aurait à laisser seule l’admirable compagne si étroitement associée à ses travaux, et avait pris des dispositions pour que son couvre inachevée fut continuée et publiée.
Tel fut l’homme, grand animateur de la jeunesse, créateur de vocations, observateur perspicace des scrupules humains, auquel vous m’avez, Messieurs, fait l’honneur de succéder.
Il était de grand mérite.
Si l’historien fournit des documents propres à faire méditer, il reste à tirer de son œuvre un enseignement. On enfermerait l’histoire dans un cadre trop étroit si l’on voulait limiter son utilité à la satisfaction de curiosités ou à la seule recherche de précédents. On convient généralement qu’elle doit nous aider à diriger notre conduite pour prévoir les erreurs `et éviter leurs retours.
Cependant, l’interprétation des faits passés demande beaucoup de prudence et de sens critique. Gardons-nous de voyager en utopie. Les événements qui déterminent les hommes varient comme leurs mœurs. Si l’histoire fournit des avertissements, elle ne donne guère de solutions certaines. Le fameux privilège de l’expérience, qu’on nous fait tant valoir, n’est souvent qu’une présomption orgueilleuse de vieillards trop las pour approfondir des problèmes nouveaux.
Lorsqu’on a appris à connaître le détail des événements écoulés, il convient de s’évader pour ne plus observer que les étapes parcourues et faire le bilan des avances et des reculs de l’humanité. La destinée des peuples n’est pas marquée par de constants progrès. Trop souvent on a confondu le progrès avec certaines améliorations matérielles, rarement accessibles à tous, créatrices de besoins nouveaux et fertiles en déceptions : il n’est de vrai progrès que dans le domaine moral.
L’idée morale domine l’humanité, bénéficie à tous et efface les inégalités, sources de tant d’injustices. Lorsqu’il se révèle une, de ces idées, elle constitue une acquisition qu’on n’a plus le droit de négliger sous peine de revenir à un état barbare. Mais avec quelle lenteur l’humanité évolue, que de retours en arrière nés de conflits où l’intérêt, le désir de dominer, le mépris de la justice-ont souvent pris le dessus !
Et voilà que vers la fin du XVIIIe siècle, au cours d’une crise de conscience dont aucun contemporain n’entrevit les conséquences lointaines, le concours des hommes de bonne volonté découvrit quelques-unes de ces idées guides qui modifient la moralité et dont la révélation constitue un vrai progrès pour la civilisation.
Peu à peu, travail lent, résultat de plus d’un millénaire d’efforts obscurs, de luttes, d’espoirs et de découragements, se formaient des concepts qui devaient aboutir à l’établissement de l’Evangile de notre temps : la déclaration des droits de l’homme de 1789.
C’est de la crise de conscience qui tourmenta le XVIIIe siècle qu’est sortie la notion claire de la légitimité de la liberté humaine. Acquisition précieuse dont nous ne devons jamais supporter l’oubli, quelque système social qu’on nous propose.
Cette idée de liberté qui nous paraît si simple demeure cependant l’une des plus malaisées à faire respecter. Sans répit on y porte atteinte. L’intolérance, l’une de ses plus cruelles ennemies, s’acharne à nous priver de ses bienfaits. Combien il est difficile d’être tolérant lorsqu’on croit tenir la vérité et qu’on ne peut admettre que toutes les .vérités nées dans l’esprit des hommes sont relatives. Combien il est tentant lorsqu’on détient le pouvoir, même légitime, d’en abuser pour éviter les critiques et maintenir une autorité qui, sans critique, sombre dans l’abus.
Pendant la Révolution, ceux même qui avaient si solennellement proclamé le respect de la liberté furent les premiers à la fouler aux pieds et, pour l’avoir outragée, se laissèrent entraîner à d’impardonnables excès. Toujours on trouve pour s’excuser de fallacieuses raisons : rien n’est plus dangereux que l’attrait de fausses libertés. Trop souvent, sous son nom, on dissimule à l’aide de sophismes et de formules traîtresses de prétendus systèmes qui aboutissent à sa suppression. Depuis un siècle et demi, nous avons assisté à une lutte constante entre les principes de liberté qui sont respectueux de la dignité humaine et les principes plus ou moins avoués de dictatures qui, de quelque étiquette qu’on les couvre, tendent à l’asservissement de l’humanité pour la remettre, au profit d’hommes ou de, partis, dans un état d’où le vrai, progrès les a sortis. Jamais peut-être, la liberté n’a subi, dans le monde entier autant d’assauts que pendant les dernières années que nous avons traversées. Tous les prétextes ont été bons. Nous-mêmes, sous l’empire du péril et peut-être d’une nécessité transitoire, nous avons dû provisoirement renoncer à ce bien si cher. Rappelons-nous toujours que, si nous ne voulons déchoir, nous devons revenir aux traditions libérales sorties de la crise des consciences dont la Révolution fut l’aboutissement.
Nos sociétés subirent encore des convulsions. Peut-être les peuples actuels vivent-ils une révolution qui marquera, dans l’Histoire et dont les sociétés sortiront transformées. Notre sort n’est pas de nous maintenir dans un état identique. Il ne convient pas de nous épouvanter, par principe, devant toutes les nouveautés qu’on nous propose, car ce serait se montrer rebelle peut-être à un progrès, mais il faut estimer ces nouveautés à leur valeur en vérifiant si elles sont d’abord compatibles avec la grande loi morale qui veut que nous soyons libres. Voilà comment l’histoire nous aide à réaliser le progrès en nous apprenant à concilier nos institutions nouvelles avec le droit des individus et la sauvegarde de notre civilisation.
Lorsque nos institutions sont ainsi fixées pour un temps que nous devons toujours croire long, puisque, provisoirement, nous n’imaginons pas mieux, il convient, pour en assurer la sauvegarde, d’organiser une bonne justice.
A son égard aussi on commet trop d’erreurs : Beaucoup sont portés à la faire servir d’instrument de persécution alors que son premier soin doit être, au contraire, d’éviter les abus. Les atteintes à l’ordre public troublent l’harmonie de la société et la justice a pour premier devoir de sanctionner les infractions à la loi quia fixé le statut social. Les hommes primitifs qui n’avaient pas encore mesuré à quels emportements aveugles peut entraîner la colère pensaient que la vengeance est le fondement de la justice. Ils étendaient la responsabilité des fautes non seulement au coupable, mais à ses proches et ils ont tant multiplié les excès qu’eux-mêmes mes ont dû se désister d’une erreur qui les rendait injustes. L’humanité a fait un grand progrès le jour où chacun a renoncé à se venger pour déléguer à des hommes indépendants et impartiaux le soin de dire le droit et de fixer le juste. Rendre la justice, c’est faire respecter la loi avec fermeté mais sans passion.
Combien pourtant dans la foule regrettent encore de ne point disposer de l’arbitraire pour faire triompher leurs doctrines et n’admettent que mal l’indépendance d’un juge lorsqu’elle leur résiste. Si l’idée de justice est comme un instinct, trop souvent on croit l’avoir satisfait en adoptant seulement un certain formalisme, extérieur qui n’est qu’hypocrisie. Croit-on que la justice est rendue parce qu’un tribunal a lu un jugement, si ce tribunal est composé de juges ou de jurés partisans ou serviles ? Le magistrat doit oublier ses propres ressentiments lorsqu’il siège : si on lui confie l’honneur de faire respecter la loi, ce doit être parce qu’on pense qu’il est sourd aux appels, voire aux injonctions parfois frénétiques qui, du dehors, voudraient lui dicter ses sentences.
C’est en matière politique surtout qu’il lui faut être ferme dans l’indépendance de sa conscience. Pour ces crimes qui ne sont quelquefois que la manifestation d’une liberté d’opinion, il ne peut se faire le serviteur d’un parti, ni chercher, par des condamnations à faire disparaître une opposition qui peut être légitime. Il ne doit chercher que si une loi, promulguée préalablement au crime reproché, a été violée, la mesure dans laquelle cette violation a troublé l’ordre social et la sanction équitable que mérite l’infraction. Cela seul importe. Il doit ignorer l’intérêt particulier d’un homme ou d’un parti, fut-il au pouvoir, qui ne verrait dans la justice qu’un moyen de se débarrasser d’adversaires ou d’assouvir des vengeances. La bonne foi même de partisans ne justifierait pas leur action.
Assurer à tous la liberté dans une nation libre, chasser l’arbitraire, faire affirmer et sanctionner cette liberté par une justice libre, voilà l’idée morale dont les premières notions sont nées au cours de la crise de conscience étudiée par celui auquel vous me faites l’honneur de succéder.
Excusez-moi, Messieurs, de m’être laissé entraîner en dehors des limites qu’eussent dû m’imposer les remerciements que je vous dois et l’éloge de MM. Georges Goyau et Paul Hazard. Relisant les œuvres de mes prédécesseurs, j’ai été conduit, malgré moi, à méditer sur quelques-uns des problèmes qu’ils ont examinés. Ils se posent aujourd’hui avec d’autant plus de force à l’esprit, que nos consciences sont troublées et que plus que jamais nous avons besoin de nous rappeler les principes que nos pères nous ont légués. Ces principes ne sont pas contraires aux innovations, même ils ne les craignent pas, mais ils nous permettent devant toute organisation sociale nouvelle qui nous est proposée, d’en mesurer la légitimité morale.
J’aurais terminé, s’il ne me restait une confidence à vous faire. Vous m’avez accueilli avec tant de bienveillance qu’appelé à siéger désormais parmi vous, je crois nécessaire de vous révéler mes pensées secrètes.
L’élévation que je vous dois m’engage. J’avais, certes, mené jusqu’à ce jour une existence laborieuse, mais depuis que vous m’avez fait entrer dans cette courte immortalité qui est le privilège de ceux qui s’assoient sous la coupole de l’Institut, je me suis pris à songer davantage à l’avenir, à désirer vivre plus intensément et à demeurer longtemps dans une Compagnie dont la fréquentation est-ce que, dans les rêves les moins vraisemblables, j’ai désiré le plus.
Hélas, en même temps que j’étais élu, j’ai mesuré très brusquement la brièveté de ma carrière terrestre, compris mieux encore combien je vous suis attaché et discerné le fruit que je pourrai tirer de, votre secours.
Le vulgaire pense quelquefois que l’honneur de siéger parmi vous marque seulement une étape de repos, prix de travaux passés. Ainsi les anciens représentaient les Champs-Elysées comme un lieu de délices où tout était serein. On y voyait les sages et les justes, dégagés de tout souci, conférer dans des prés ombragés d’oliviers et parsemés de pâles asphodèles. Certains poètes ont même parlé de bancs de pierre disposés en demi-cercles. La comparaison est facile et prête à l’ironie. Disons pour faire le jeu des moqueurs qu’on a fait mieux ici. Dans l’enceinte où vous m’accueillez on a préparé pour chacun de nous des sièges que la foule ignorante appelle des fauteuils et le souvenir des oliviers est symboliquement rappelé sur l’habit que nous portons : la légende transforme tout.
Pourtant ceux qui pensent que vos réunions n’ont pour objet que de philosopher vainement se trompent. A vous connaître j’ai appris à savoir la somme d’art, de science et de sagesse que vous représentez et j’ai senti que loin de me délivrer de toute activité, votre commerce allait me fournir des ressources nouvelles pour affronter le destin.
Chacun de vous représente quelque perfection et votre réunion contribue avec éclat à rehausser le prestige du pays. En entrant dans ce lieu tant vanté, j’ai compris qu’on ne reçoit pas seulement une récompense en prenant place ici mais qu’on souscrit l’engagement de rester digne de votre confiance. Chacun dans son activité propre doit continuer la tâche commencée et le concours de tous fournit une aide précieuse et un réconfort. Auprès d’amis tels que vous je me sens soutenu et ne crains plus le découragement. Que mon dernier mot soit pour vous remercier encore de contribuer à augmenter ma force pour l’entreprise à laquelle j’ai consacré mes efforts, la défense du droit et de la liberté.