DISCOURS
DE
M. Antoine COMPAGNON
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Mesdames et Messieurs de l’Académie,
L’homme dont il me revient de vous parler aujourd’hui, grâce à l’honneur que vous me faites en me recevant pour lui succéder au 35e fauteuil de votre Compagnie, je l’ai connu, je l’ai aimé et je lui suis obligé. C’est donc une faveur que de pouvoir célébrer sa mémoire devant vous, et je vous en suis reconnaissant. Certains nouveaux élus prononcent l’éloge d’un prédécesseur qu’ils n’ont jamais croisé. Ils se plongent dans l’œuvre, écoutent les proches, mais ils n’ont pas aperçu le corps, scruté le visage, observé les gestes, apprécié la personne. Je revois Yves Pouliquen en l’évoquant ici, son maintien, son sourire, son regard. Je l’ai fréquenté durant une dizaine d’années, les dernières de sa vie, avenue Georges-Mandel, à la Fondation Singer-Polignac qu’il présidait avec passion, autorité et tact. Cette fonction employait une part généreuse de son temps. J’ai admiré son savoir-faire, son humanité, sa bienveillance. Il faisait son entrée dans le salon juste avant le début du concert, le dernier, accompagné de Jacqueline, sa femme, tous deux d’une élégance parfaite ; il serrait la main des membres du conseil assis au premier rang, prenait sa place au fauteuil qui lui était avancé au bas de la rangée centrale. Le bonheur qu’il éprouvait dans cette maison était manifeste. Elle était sienne, qu’il avait façonnée en un atelier de musique. Parce que cet homme m’a donné son amitié — lors de l’une de nos dernières conversations, dans son bureau de l’hôtel Polignac, quelques semaines avant sa disparition en février 2020, il m’a redit son vœu que je sois ici candidat —, je le rejoins en ce jour, mais le destin n’a pas voulu que ce soit pour le côtoyer. Avec émotion, fierté, gratitude pour lui et pour vous qui m’avez offert ce prédécesseur tant estimé de vous, c’est pour louer les accomplissements d’un être merveilleux, charmant, aimé de tous, un personnage de roman par son enfance infortunée et sa carrière éblouissante. Qui n’a pas été conquis par Yves Pouliquen, « Pouli », tel que l’appelaient ses intimes et qu’il signait ses aquarelles, ou « Poulignac » comme il arrivait à sa femme de le nommer dans sa dernière incarnation ?
Mais il me faut d’abord justifier que j’aie ambitionné d’occuper ce 35e fauteuil. Quelques amis de cinquante ans, je le sais, tiquent encore. Un ancien disciple de Roland Barthes sous la Coupole, n’est-ce pas la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection ? Or je suis le troisième, après Alain Finkielkraut et Chantal Thomas, mes amis, familiers du séminaire de la rue de Tournon il y a un demi-siècle. Quel autre maître — ironie de l’histoire — pourrait revendiquer pareille couvée ? De la rue de Tournon au quai de Conti, nous aurons rejoint Sainte-Beuve tout en restant fidèles à Roland Barthes. Le Cahier vert et Le Cahier brun du premier des critiques, exquise ethnographie de votre Compagnie et réservoir de fusées dont furent extraits Mes poisons, furent en effet l’une des lectures qui me rendirent curieux de l’habit vert.
Pourquoi vouloir entrer ici longtemps après avoir franchi le milieu du chemin ? La question me fut posée lors de mon élection avec d’autant plus de malice que je venais de publier un livre d’adieu sous le titre La Vie derrière soi. Quel meilleur moyen de mettre la vie derrière soi, put-on se gausser, que de prétendre à l’immortalité ? Descendre ces marches, c’est ouvrir un nouveau cycle : « Qui connaît la puissance du cercle, ne redoute plus la mort », écrivait Maurice Blanchot en citant Hugo von Hofmannsthal, qui lui-même citait Djalâl ad-Dîn Rûmî, le poète persan du xiiie siècle. En ce jour, dans cette succession de boucles qu’est la vie, l’image de la spirale me vient à l’esprit, la spirale de Vico et de Michelet, la spirale de tous les poèmes comme feuilleton infini depuis l’Homère éternel, réincarné génération après génération, selon Shelley, Proust ou Borges, pour qui tous les livres se tiennent, n’en font qu’un.
Comment ai-je été entraîné dans la ronde ? Mon premier souvenir de l’Académie française remonte à la classe de 9e, dans une école primaire proche de la gare Saint-Lazare. Dans la cour de récréation, si nous criions trop fort, notre maîtresse, Mme Duc, que j’aimais, nous sommait de nous taire, parce que les fenêtres d’un académicien donnaient sur notre cour et que son travail requérait le silence. Georges Duhamel habitait en voisin. Votre bref Secrétaire perpétuel, auteur de nos dictées, s’était-il plaint de nos hurlements mitoyens, ou bien Mme Duc avait-elle conçu cette ruse pour nous discipliner ? Du moins me fit-elle envier un homme dont nous devions respecter le loisir studieux. Mais quel était son travail, si honorable qu’il ne convenait point que nous vociférassions en jouant à saute-mouton ? Que fait un académicien ? Je ne l’ai jamais su et m’interroge encore. Demain, grâce à vous, je connaîtrai la réponse.
Mon deuxième souvenir académique date de 1965, dans une école secondaire internationale de Washington, aux États-Unis. Une jeune femme que j’aimais elle aussi, Mme Moisy, donnait à quelques élèves un cours complémentaire de français et d’histoire. Elle fut la première qui me fit lire un sonnet de Baudelaire et une page de Proust. À la fin de l’année scolaire, suivant la coutume, nous montâmes une pièce de théâtre. Comme nous étions trois garçons cette année-là dans sa petite classe, Mme Moisy dénicha une piécette à trois personnages, à savoir un membre de l’Académie française, sa femme et leur ami. Le rôle qui me revint ne fut pas encore celui de l’académicien. Comme j’étais le plus jeune et que je n’avais sans doute pas encore tout à fait mué, je dus me costumer en femme d’académicien, laquelle portait d’ailleurs la culotte. Son immortel de mari détenait nombre de licences et d’agrégations, cumulait les doctorats honoris causa, mais il lui manquait une peau d’âne indispensable, la seconde partie du baccalauréat. Le pot aux roses une fois découvert, il devait repasser l’examen, et il le ratait.
Cette comédie d’Eugène Ionesco porte pour titre La Lacune. Elle fut créée au théâtre de l’Odéon en mars 1966, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault, avec Madeleine Renaud dans le rôle de la femme, Pierre Bertin dans celui de l’académicien, et Jean Desailly dans celui de l’ami, un mois avant les violentes manifestations contre Les Paravents de Jean Genet, dans la même salle et avec les mêmes acteurs. Nous jouâmes donc la saynète d’Ionesco un an plus tôt. J’aurais créé le rôle avant Madeleine Renaud si une avant-première n’avait eu lieu en février 1965 à Aix-en-Provence. Claude Sarraute, feuilletonniste du Monde, ne bouda pas son plaisir : « du grand Ionesco », « un académicien recalé au bac se fait engueuler par sa femme, et de cette situation absurde Ionesco tire des conséquences logiques d’une énorme bouffonnerie. La salle croulait sous les rires[1]. » Bertrand Poirot-Delpech se montra plus réservé après la première de l’Odéon : « L’échec au baccalauréat d’un académicien, tel que l’imagine Ionesco dans La Lacune, ne dépasse pas le niveau du sketch de cabaret ou de collège[2] », tout juste ce qui convenait à notre revue de fin d’année.
Mais sa Lacune n’empêcha point Ionesco de rallier votre Compagnie en 1970, au fauteuil de Jean Paulhan, le 6e. Poirot-Delpech rappela qu’Ionesco « avait imaginé un académicien recalé au bachot et à qui sa femme reprochait gentiment d’aimer les consécrations[3] ». Cet entrefilet narquois ne lui interdit point non plus de succéder à Jacques de Lacretelle au 39e fauteuil en 1986.
Le mauvais songe qui inspira sa Lacune à Ionesco, qui d’entre nous ne le fait quelquefois ? Toute vie repose sur une imposture. Ainsi, Mesdames et Messieurs de l’Académie, si vous me recevez aujourd’hui, si j’ai voulu « faire l’académicien » à mon tour, ce n’est point, comme Zazie, pour …, pour venger mon enfance. Non, c’est parce que je me demande depuis plus de soixante ans à quoi s’emploie un académicien dans la paix de son cabinet, parce que la dernière fois que je me suis travesti, à l’âge de quatorze ans, ce fut en académicienne, si vous me permettez cet abus de langage. Je n’y pensai plus jusqu’au jour où Marc Fumaroli, à qui je voudrais rendre hommage, le successeur d’Ionesco au 6e fauteuil, me mit la puce à l’oreille, comme Panurge la porte dans le Tiers Livre de Rabelais. Et je me tiens devant vous bien que je sache qu’à l’image de l’académicien d’Ionesco je serai toujours en défaut, carence que ne répareront ni la solennité de ces lieux, ni ce discours, ni cet habit, ni cette épée, ni ce rituel séculaire.
Superstitieux, je m’étais gardé de consulter la liste des titulaires du 35e fauteuil avant le 17 février 2022. Mais aussitôt élu je l’examinai, et elle m’accabla. Je me sentis très humble en apprenant que le prédécesseur d’Yves Pouliquen avait été un maître vénéré de mon adolescence, promoteur de la science à la télévision et savant que je revois dans les couloirs de l’école que je fréquentai à l’âge de vingt ans sur la montagne Sainte-Geneviève. Louis Leprince-Ringuet déambulait seul et nous interpellait, nous entraînant à son laboratoire alors qu’il venait de renoncer à son cours de physique et que les élèves lui manquaient. Plus colossaux encore, car Leprince-Ringuet était fluet de corps, deux impérieux soldats siégèrent avant lui dans ce fauteuil, le maréchal Joffre et le général Weygand. L’histoire du xxe siècle tomba sur mes épaules, plus l’héritage familial. Après trois générations d’officiers qui firent les guerres de 1870, 14-18 et 39-45, j’ai renoncé à la carrière des armes pour embrasser celle des lettres (à preuve, mon épée de verre, comme les pantoufles de Cendrillon). Enfant des années 1950, liseur de romans héroïques, j’étais convaincu que j’aurais un jour à me battre. Aujourd’hui, je juge encore miraculeux que ma génération ait été épargnée jusqu’ici. Ma préférence allait à Foch plutôt qu’à Joffre (affaire de tempérament, et peut-être avais-je tort[4]), mais le 18e fauteuil, celui de Foch, vient d’asseoir Mario Vargas Llosa. Foch, Joffre, Leprince-Ringuet, nous sommes des nains sur les épaules de ces géants.
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Certes, le 35e fauteuil accueillit aussi son lot d’abbés de cour et de littérateurs espiègles, mais cela ne fut pas non plus pour me rassurer car leurs mésaventures ne m’étaient pas inconnues, grâce à Sainte-Beuve ou à Proust — cela revient souvent au même —, et certaine réception chahutée à laquelle l’un ou l’autre prit part créait un fâcheux précédent.
Dans une lettre de 1906, Proust rappelle à son ami Robert Dreyfus le scandale que provoqua la réception de François de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, par l’abbé de Caumartin : « Caumartin, écrit Proust, [reçut] ironiquement (sans que l’autre s’en doutât) à l’Académie M. de Clermont-Tonnerre dont l’orgueil insensé donnait à chacun la comédie, lui disait (je ne te réponds pas des termes) : “Quand vous êtes avec le Roi, chacun ne peut s’empêcher de remarquer l’air de joie qui est peint sur son visage. Tant que vous êtes là vous le tenez dans une sorte de gaité etc.” M. de Clermont-Tonnerre avala tout la bouche en cœur et il fallut la rosserie de l’archevêque de Paris, plusieurs années plus tard (tout ceci est un peu vague dans ma mémoire) pour le détromper et lui dire, on vous a berné[5]. »
Jean-François-Paul Le Fèvre de Caumartin (1668-1733), troisième titulaire du 35e fauteuil, filleul du cardinal de Retz, abbé à l’âge de sept ans, fut élu à l’Académie française, sans œuvre aucune, à l’âge de vingt-six ans, le 4 février 1694. Lorsque l’évêque de Noyon, François de Clermont-Tonnerre (1629-1701), « naturellement excentrique » (je cite Sainte-Beuve) et connu pour sa vanité, fut reçu le 13 décembre 1695 par Caumartin, celui-ci « osa songer à le railler en face ». Il se moqua de l’orgueil du récipiendaire, son aîné de quarante ans, et de son air de béatitude lorsqu’il se trouvait en présence du roi, ce qui conduisit Sainte-Beuve à ajouter cette note à la troisième édition des Causeries du lundi : « Rien ne m’empêche plus aujourd’hui de dire que la réception de M. de Vigny, par M. Molé, qui s’est passée sous nos yeux, a offert un parfait pendant à la réception de M. de Noyon, mais avec moins de gaieté et plus d’amertume[6]. »
Mesdames et Messieurs de l’Académie, considérez à quoi je m’expose : dans toutes les annales de cette maison, la réponse du comte Molé au discours de réception d’Alfred de Vigny, élu en 1845 après sept échecs, reste la plus désobligeante qui fût jamais prononcée. À l’époque de la rivalité entre classiques et romantiques, « M. le comte Molé, écrit Sainte-Beuve, a répondu au récipiendaire avec la même franchise que celui-ci avait mise dans l’exposé de ses doctrines. C’est un usage qui s’introduit à l’Académie, et que, dans cette mesure, nous ne saurions qu’approuver[7]. » La réception comme réprimande : voyez mon anxiété s’accroître.
Caumartin tourna Noyon en ridicule : « Que de puissants motifs à l’Académie pour vous choisir, & quel bonheur pour elle de pouvoir en vous associant, satisfaire en même temps à la justice, à son inclination, & à la volonté de son Auguste Protecteur ! Il sait mieux que personne ce que vous valez, il vous connaît à fond […]. Il a souhaité que vous fussiez de cette Compagnie, & nous avons répondu à ses désirs par un consentement unanime. » Le double entendre fut perçu de la plupart, sauf de M. de Noyon : « Fénelon, au sortir de la séance, dit à l’abbé de Caumartin, et en y mettant toute l’intention et le fin sourire : “Monsieur, je vous ai entendu et entendu[8] !” »
Selon Saint-Simon, qui glose l’incident dans ses Mémoires, « le Roi s’amusait de [la] vanité » de M. de Noyon et « [s’était voulu] divertir » en le faisant élire, mais il n’entendait pas que l’on se moquât du choix qu’il avait dicté, et la « satire continuelle de la vanité du prélat » à laquelle Caumartin se livra le fit tomber en disgrâce[9]. M. de Noyon lui pardonna son impertinence, mais non pas Louis XIV, dont l’abbé de Caumartin, pieux et assagi, dut attendre la mort pour devenir évêque.
Lors de ses campagnes, Vigny se montra aussi présomptueux que M. de Noyon. Célèbre est le mot de l’austère Royer-Collard lorsque le poète força sa porte un matin pour la visite rituelle. Proust, qui le tient de Sainte-Beuve, appréciait sa hauteur : « Vigny se présentant à l’Académie française, alla faire la visite obligée à Royer-Collard. Il fut reçu de la façon la plus hargneuse et finit par se fâcher et demander à Royer-Collard s’il avait jamais lu ses livres. “À mon âge, Monsieur, on ne lit plus, on relit”, fut la réponse qu’il put tirer de ce vieillard amer[10]. » Le janséniste doctrinaire n’était pas le seul membre de la Compagnie à lire peu. Sainte-Beuve cite un autre fin politique : « À propos des candidats à l’Académie (janvier 1844), [Adolphe] Thiers dit dans le déshabillé [c’est-à-dire en privé] : “Je suis bien désintéressé dans la question ; leurs ouvrages, je ne les lis pas ; leurs personnes me sont indifférentes[11].” » Mais ces mœurs appartiennent à un passé révolu et, comme on le lit en tête des romans de non-fiction, toute ressemblance avec des immortels vivants serait purement fortuite.
Le successeur du facétieux Caumartin au 35e fauteuil fut François-Augustin Paradis de Moncrif (1687-1770), auteur d’une Histoire des chats parue en 1727, imposant ouvrage dont nous ignorons à ce jour si l’intention de son auteur fut de produire une étude exhaustive de la gent féline ou une satire de l’érudition historienne. Le livre aurait été conçu comme une parodie, mais l’auteur se serait pris au jeu et mué en encyclopédiste maniaque. Quoi qu’il en fût, un grave incident perturba la séance de sa réception. Selon les Mémoires du comte de Maurepas, ministre de la Marine (mais ces Mémoires sont en partie apocryphes) : « Un plaisant s’avisa […], lorsque le récipiendaire prononçait avec gravité son discours, de laisser échapper un chat qu’on avait tenu fermé et comme endormi dans une poche. Cette pauvre bête, abandonnée à elle-même au milieu d’une salle toute pleine, prit de la frayeur, miaula ; et tandis que dans la salle on faisait l’apologie du poème des chats, des plaisants répondirent à la bête par des miaulements qui déconcertèrent la gravité de représentation de tous les académiciens et de tous les assistants[12]. » Ayant publié jadis un livre sur Montaigne intitulé Chat en poche, j’ai craint jusqu’à cet instant qu’un turlupin ne renouvelât aujourd’hui la farce qui ridiculisa Moncrif.
La réception du successeur de l’homme aux chats, Jean-Armand de Roquelaure (1721-1818), ne se passa pas mieux. Sainte-Beuve la compare à celles de M. de Noyon par Caumartin et de Vigny par Molé : « La réception de M. de Roquelaure, évêque de Senlis […] prêtait […] à la raillerie (4 mars 1771). La réponse de l’abbé de Voisenon fut un persiflage continuel : le public éclatait de rire à chaque phrase[13]. » Roquelaure s’en remit. Évêque réfractaire, il survécut à la Terreur à la différence de plusieurs de ses confrères, ainsi qu’Yves Pouliquen nous le rappelle dans son dernier ouvrage, Les Immortels et la Révolution.
Vous le constatez, Mesdames et Messieurs de l’Académie, le 35e fauteuil n’a rien d’une sinécure. Laissez-moi citer encore André Dupin, dit Dupin aîné, qui vota pour Hugo en 1841, mais que le poète maltraita à jamais dans ses Châtiments :
Si par hasard, la nuit, dans les carrefours mornes,
Fouillant du croc l’ordure où dort plus d’un secret,
Un chiffonnier trouvait cette âme au coin des bornes,
Il la dédaignerait[14] !
L’âme abandonnée aux chiens, c’est celle de Dupin, président de l’Assemblée législative en 1851, qui se retira à l’arrivée de la troupe dans la salle des délibérations lors du coup d’État.
Son successeur, Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury — avec ce trait d’union que Proust, après Anatole France, qualifiait de « particule des démocraties[15] » —, ancien précepteur du duc d’Aumale, critique littéraire des Débats, fidèle à la maison d’Orléans, éreinta les « Regrets », l’article de ralliement de Sainte-Beuve au régime dictatorial en 1852, et devint son ennemi juré : « Cuvillier-Fleury, lit-on dans Le Cahier brun, — une certaine ignobilité de visage et d’esprit. — “Il a le visage et peut-être l’esprit d’un laquais,” ou du moins d’un cuistre : il ne peut marcher sans une citation[16]. »
Voilà comment on se traitait entre confrères — en ce temps-là. Toutefois, parmi les titulaires du 35e fauteuil qui se tinrent au-dessus de la mêlée, n’omettons pas l’éminent naturaliste Georges Cuvier, professeur au Collège de France comme Leprince-Ringuet, ou le premier titulaire, Habert de Montmor, érudit cartésien, ami de Mersenne et de Gassendi, élu en 1634 avec l’approbation du cardinal de Richelieu, qui l’estimait, et, Mesdames et Messieurs des sciences, précurseur de votre Académie, fondée en 1666 sur le modèle de la société que Montmor avait réunie en son hôtel.
* * *
Yves Pouliquen fut de cette espèce-là, savante et raisonnable. Les immortels ne font plus de « personnalités », comme on disait alors, ils ne s’en prennent plus à la personne de leurs confrères, tels Caumartin à Noyon, Royer-Collard à Hugo, Molé à Vigny, ou Sainte-Beuve à Cuvillier-Fleury, mais l’étiquette seule n’explique pas que tous, vous m’ayez vanté de bon cœur les mérites de mon prédécesseur. Nos mœurs se sont certes adoucies, mais cet homme-là faisait l’unanimité. Je rendrai hommage au médecin des yeux, à l’auteur d’ouvrages historiques, à l’amateur des arts, à l’académicien exemplaire, enfin à l’homme affairé et attachant.
Mais un mot encore de la Fondation Singer-Polignac. En 2006, quand il en assuma la présidence, cette maison était une belle endormie. Elle abritait un rare colloque, mais ses salons restaient le plus souvent déserts. Yves Pouliquen métamorphosa l’hôtel de Winnaretta en une ruche musicale. Il en fit un espace de répétition pour de jeunes interprètes. Comme dans un centre d’entraînement sportif, les salles se spécialisèrent, l’accès fut ouvert tous les jours de l’année, et la demande explosa. Franchir le seuil, c’était pénétrer dans un brouhaha de pianos, un bourdonnement de quatuors, une Babel de vocalises qui débordaient dans les jardins et effarouchaient parfois les voisins. Yves Pouliquen régnait sur cette petite principauté, faisait sa tournée, rendait visite à ses musiciens qu’il se plaisait à voir s’épanouir au cours de leur séjour. Nombre d’entre eux sont aujourd’hui des artistes renommés qui savent ce qu’ils lui doivent.
Le concert auquel il assista en janvier 2020, une dizaine de jours avant sa disparition brutale, fut émouvant. Le programme se composait d’œuvres contemporaines pour piano, voix et violoncelle, désormais associées pour nous à la perte d’un ami. Yves Pouliquen entra, mince, souriant, tendant la jambe à la manière d’un danseur ou d’un cavalier : « Notre jeune homme », pensais-je tandis qu’il s’asseyait. Suivant son mot coutumier, « Nous avons de la chance », murmura-t-il à l’oreille de sa voisine entre deux mouvements. Nous le vîmes une dernière fois ce soir-là.
Du médecin qui soigna certains d’entre vous, il m’est plus malaisé de vous entretenir. J’exciperai du fait que votre confrère Michel Mohrt, lorsqu’il reçut Yves Pouliquen ici même en 2003, présenta l’ophtalmologue avec d’autant plus de virtuosité qu’une commune origine bretonne attisait leur connivence. Ayant rencontré nombre de patients du docteur Pouliquen, je reste frappé par la vénération dont tous l’entouraient, aussi affectueuse que celle des jeunes musiciens de la fondation et plus reconnaissante encore chez ceux à qui il rendit la vue.
Dans son livre La Transparence de l’œil (1992, 2011)[17], à la fois histoire de l’évolution de cet organe et tableau des maux qui peuvent l’affecter, j’ai tout appris d’une physiologie qui m’était étrangère et je sais désormais que l’œil des oiseaux est le plus performant du monde animal, mais le chapitre que j’ai lu avec le plus d’attention — vous comprenez pourquoi — porte sur le vieillissement de l’œil humain, sur les limites naturelles d’un organe inadapté à notre longévité moderne et qui commence très tôt à se détériorer. Yves Pouliquen se demande si notre œil peut évoluer, vieillir moins vite, durer davantage, mais, en matérialiste fervent, il fait avant tout confiance aux progrès de la science médicale.
En ouverture de cet ouvrage, il esquisse une poétique du regard de Shakespeare à Stendhal, Baudelaire, Proust, Apollinaire et Aragon, jusqu’à Georges Bataille, qui attacha l’érotisme à l’organe dont Yves Pouliquen avait fait son métier. « L’œil nous mène, écrivait Diderot. Nous sommes l’aveugle, l’œil est le chien qui nous conduit, et si l’œil n’était pas réellement un animal se prêtant à la diversité des sensations, comment nous conduirait-il ? […] L’œil voit ; l’œil vit ; l’œil sent […]. C’est que l’œil est un animal dans un animal, exerçant très bien ses fonctions tout seul[18]. » Comment ne pas se souvenir ici du Timée, le dialogue où Platon décrit le sexe comme un animal doué de mouvement et de sensibilité, non seulement chez la femme, comme le retiendront longtemps les médecins misogynes, d’Hippocrate à Rondibilis, mais aussi chez l’homme ?
À l’âge moderne, l’œil s’émancipe. Il exerce les fonctions dévolues à l’âme par la tradition. L’ophtalmologue a la science de l’œil, il parle à l’œil — et l’œil écoute. L’œil n’est plus allégorie de la conscience, tel que « dans la tombe » il « regardait Caïn », mais organe ou même matière, comme celui du poème de Baudelaire : « Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ? »
Pourquoi, comment devient-on ophtalmologue ? Yves Pouliquen naquit en Normandie, à Mortain, en 1931. Il grandit à Avranches, où son père, instituteur, était l’un de ces maîtres d’école qui firent monter l’ascenseur social sous la IIIe République. Mais il le connut peu[19] : mobilisé en 1939, prisonnier durant toute la guerre, Jean Pouliquen revint en France pour y mourir dès novembre 1944. Son fils l’aperçut pour la dernière fois en août 1940 à Alençon, de loin, avant son départ pour un camp de la Prusse orientale. Pupille de la nation comme ses deux frères, le jeune Yves fut élevé par sa mère[20]. Il servit d’exemple à ses cadets, Jacques, polytechnicien, ingénieur des télécommunications[21], et Jean-Claude, chirurgien lui aussi, chef du service d’orthopédie pédiatrique de l’hôpital Necker-Enfants malades[22], qui laissa un récit de leur enfance :
« Je suis issu d’une très pauvre famille, d’un milieu social très humble et j’ai malheureusement perdu mon père en 1944. Il était instituteur. Ma mère n’avait pas de métier et elle avait trois fils ; elle a été obligée de travailler pour nous permettre de faire nos études. […] je suis à la fois un fils de “hussard noir”, c’est-à-dire un fils d’instituteur radical-socialiste, et un fils de la République, puisque c’est celle-ci qui nous a payé nos études à tous les trois en tant que pupilles de la nation[23]. »
Après la Libération, dans une Normandie anéantie par les bombardements, la jeunesse des trois Pouliquen fut sévère. Yves tira ses cadets « vers le haut », suivant la formule de Jean-Claude : « À Paris, notre frère aîné Yves nous avait précédés et souhaitait que nous étudiions à côté de lui. »
À son arrivée dans la capitale, après quelques semaines de mathématiques supérieures, Yves Pouliquen prit ses inscriptions à la faculté de médecine. Interne des hôpitaux à vingt-cinq ans, docteur en ophtalmologie à trente ans, professeur agrégé à trente-sept ans, il gravit en homme pressé les échelons de la carrière, succéda à son patron, le professeur Guy Offret (1911-2001), à la tête du service d’ophtalmologie de l’Hôtel-Dieu (1980-1996) et dirigea vingt ans durant l’unité de recherche en ophtalmologie de l’Inserm (1979-1998). Dans l’éloge qu’il fit du professeur Offret à l’Académie nationale de médecine en 2011, il insista sur « le rôle de père [que son maître] eut dans [sa] vie d’orphelin[24] ».
Yves Pouliquen devint le spécialiste des opérations de la cataracte et de la greffe de la cornée, interventions qui connurent des développements spectaculaires grâce au microscope électronique. Il fut à la pointe de l’innovation médicale et chirurgicale relative à la cornée et au cristallin, et il présida la Banque française des yeux de 1985 à 1999. Sa dernière opération à l’Hôtel-Dieu, en 1996, fut filmée par Alain Cavalier, l’ancien assistant de Louis Malle, le réalisateur de Martin et Léa (1978), qui, tournant seul avec une caméra légère, enregistrait alors des Vies (2000).
Une fois quitté l’Hôtel-Dieu, Yves Pouliquen poursuivit ses activités de consultation auprès de sa femme et de sa fille, toutes deux ophtalmologues elles aussi, les docteurs Jacqueline Pouliquen et Muriel Pouliquen-Arnaud. Je salue Muriel, ici présente. Je lui suis redevable de m’avoir reçu et parlé de son père et de sa mère.
Jacqueline Pouliquen, « Jacquotte », comme l’appelait son mari, nous a quittés le 31 décembre dernier (2022). Ils s’étaient connus très jeunes, dans la file d’attente pour s’inscrire à la faculté de médecine, et ils ne se séparèrent plus. Yves fut bientôt adopté par les parents de sa femme. Charles Brevet (1901-1978), le père de Jacqueline, lui-même ophtalmologue, le prit sous sa coupe, l’orienta vers sa spécialité, le forma avant que le professeur Offret ne prît le relais. Yves Pouliquen changea de monde. Il fut initié à la vie bourgeoise, découvrit les beaux quartiers, s’éloigna de ses racines et commença de conquérir Paris. Il devint un « transclasse », comme on dit en 2023, mais sans que le traumatisme incurable et le ressentiment vengeur que l’on attache aujourd’hui à ce mot paraissent l’avoir affecté.
Les Pouliquen ne quittèrent jamais le domicile des Brevet, où Yves avait été accueilli tel un fils. Dans le vaste appartement familial, les pièces nobles restèrent intouchées, quasi inhabitées, avec leur fragile mobilier Napoléon III. Les vacances d’été, ils les passaient dans la villa de La Baule que le docteur Brevet s’était fait construire, si bien qu’Yves Pouliquen n’eut pour ainsi dire jamais de « chez soi ». Cet ascète à qui la fortune avait souri aurait pu vivre de rien, « dans un placard » — expression de sa fille —, comme tout orphelin qui, enfant, connut le pensionnat. La volonté d’en sortir, une énergie conquérante l’animèrent jusqu’au dernier jour, comblé d’honneurs, mais insensible aux « grandeurs d’établissement » face à la vérité du pulvis, cinis et nihil.
Par respect, par fidélité, la maison que Jacqueline avait héritée de sa mère, à Chalonnes-sur-Loire, non loin d’Angers, fut conservée telle quelle, immobilisée dans le temps, érigée en sanctuaire. Elle y avait passé ses vacances d’enfant et une partie de la guerre. Rien n’avait bougé. Ils y faisaient halte une fois l’an sur la route de La Baule, ouvraient les fenêtres pour un après-midi. De même que la dernière opération d’Yves Pouliquen, la maison fantôme de Chalonnes fut filmée par Alain Cavalier dans Six Portraits XL (2018), les deux films formant les pendants d’une vie. Alain Cavalier, familier des Pouliquen, dont vient de sortir en salles L’Amitié, film où paraît notre consœur Florence Delay, n’a pu nous rejoindre aujourd’hui.
L’ombre paternelle pourchassa Yves Pouliquen durant toute sa vie : le père mobilisé, prisonnier, trop tôt décédé ; le père substitué auquel il dut jouer en face de sa mère et de ses jeunes frères ; le père adoptif qu’il rencontra en Charles Brevet, son beau-père ; le père spirituel ou mandarinal, le patron, dont le professeur Offret tint le rôle auprès de lui et qu’il incarna par la suite auprès de plusieurs générations d’élèves qui se le remémorent avec émotion ; enfin le père prodigue, débonnaire, qui parcourait les cellules de l’avenue Georges-Mandel, encourageait ses jeunes musiciens, s’oubliait à converser avec eux.
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L’admiration d’Yves Pouliquen pour l’œuvre de Proust nous liait. Il ne cessait de relire la Recherche du temps perdu, dont plusieurs images ayant trait au regard sont citées dans La Transparence de l’œil. Selon Proust, la vue était pourtant le moins poétique des sens. Aucun épisode de la mémoire involontaire ne lui est associé : la madeleine, l’escalier humide de Mme de Montmorency, le pavé mal équarri de la cour des Guermantes, la cuiller et la serviette du Temps retrouvé reposent sur des sensations liées au goût, à l’odorat, à l’ouïe, au toucher. L’œil est en effet pour l’écrivain l’organe de l’intelligence, non de l’épiphanie qui retrouve l’essence du passé dans une sensation fugitive.
L’œil est aussi l’instrument du voyeurisme, omniprésent dans le roman. Swann espionne Odette ; le héros reconnaît Sodome et soupçonne Gomorrhe ; il guette la rencontre du baron de Charlus et de Jupien ; il surveille Albertine valsant de trop près avec Andrée ; il observe par un œil-de-bœuf M. de Charlus se faisant fouetter par un jeune homme dans l’hôtel de Jupien. Proust se méfie de l’œil, parce que, comme Diderot, comme Baudelaire, il était lui-même un œil et considérait son livre comme une prothèse optique, lunette, loupe ou miroir, « mon livre, lit-on dans Le Temps retrouvé, n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray[25] ».
Yves Pouliquen aimait Proust, mais la méthode du médecin, artiste du microscope, différait en tout de celle de l’écrivain : « Pour ma part, répondait Proust à une enquête en 1922, mon instrument préféré de travail est plutôt le télescope que le microscope[26] », propos développé dans Le Temps retrouvé.
Autre désaccord, l’œil est moins récepteur de lumière qu’émetteur de rayons, voire de projectiles, dans le roman de Proust. Le regard d’Albertine, attirée par une jeune fille, « se fixait, se collait sur la passante, si adhérent, si corrosif qu’il semblait qu’en se retirant il aurait dû emporter la peau[27] ». L’œil n’avait pour l’écrivain rien de la lumineuse transparence dont Yves Pouliquen le gratifie. Peu conforme à la science moderne, l’œil de Proust voyait mieux dans l’obscurité, était inquisiteur, pénétrant, noir.
Et je regrette de n’avoir point consulté le professeur Pouliquen sur ces yeux qui sortent un peu partout de la tête dans le roman de Proust. J’aurais voulu qu’il m’expliquât cette étrange description de Gilberte : « Si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs […] je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus[28]. » Car Yves Pouliquen, fidèle des Lumières, demeura convaincu de la transparence de l’œil en entamant sa Vita Nova d’académicien dans un habit de lumières.
En 2001, il rejoignit sous la Coupole une lignée merveilleuse de médecins humanistes, Henri Mondor, Jean Bernard, Jean Hamburger, Jean Delay, François Jacob, pour le seul second xxe siècle. À leur instar, une fois assis dans ce fauteuil il ne cessa plus d’écrire. Non qu’il ait publié peu jusque-là, mais ses ouvrages relevaient de sa science médicale, portaient sur la cataracte et la cornée, encore qu’il se fût risqué au roman dans Les Yeux de l’autre (1995)[29], dont le héros aveugle retrouve la vue grâce à une greffe. Il venait de consacrer une biographie, Un oculiste au temps des Lumières (1999) — toujours les Lumières —, à Jacques Daviel, l’inventeur de l’opération moderne de la cataracte. Celui-ci connut la grâce du savant, ce que nous nommons aujourd’hui « sérendipité », l’art de tirer profit d’un hasard ou d’une bévue. En 1741, incapable de réparer un cristallin, il se décida à l’enlever, et son patient retrouva la vue.
Dans la veine de son livre sur Daviel, Yves Pouliquen donna deux vies de médecins qui l’avaient précédé ici au tournant des xviiie et xixe siècles, Félix Vicq d’Azyr[30] et Pierre Jean Georges Cabanis[31]. Il avait rencontré Vicq d’Azyr en préparant son discours de réception. Destin tragique que celui de ce Normand monté à Paris, excellent anatomiste comparé, fondateur de la Société royale de médecine, successeur de Buffon au 1er fauteuil et, pour son malheur, médecin de Marie-Antoinette au crépuscule de l’Ancien Régime. Inquiété sous la Terreur, consumé par la peur, il embrassa avec zèle, pour tenter de se racheter, la tâche de commissaire surveillant d’une petite troupe de dégustateurs des terres et matières salpêtrées dans les caves parisiennes[32], avant de mourir misérablement, d’angoisse et de phtisie, dans son logis du palais du Louvre en juin 1794, à la veille de Thermidor.
Cabanis, lui, survécut à la Révolution. Fidèle du salon de Mme Helvétius, franc-maçon, membre de la loge des Neuf Sœurs, médecin et philosophe matérialiste, idéologue, ami et beau-frère de Condorcet, la Terreur l’épargna parce qu’il soignait les pauvres, puis il soutint le coup d’État du 18 Brumaire, se vit attribuer le 40e fauteuil en 1803 et se cantonna ensuite dans une opposition discrète à l’Empire. En lui, le professeur Pouliquen admirait le réformateur de la médecine, le planificateur de l’hôpital moderne et le serviteur de l’hygiène publique.
Yves Pouliquen se sentait en sympathie avec ces disciples des encyclopédistes, agnostiques, rationalistes, libéraux, modérés durant des temps extrêmes. S’il fut lui-même, à ce que l’on dit, un rebelle dans sa jeunesse, la maturité l’avait rangé. Vicq d’Azyr et Cabanis, provinciaux surdoués et ambitieux nantis, triomphèrent de Paris comme il le fit à son tour. Je lui emprunte ce portrait de Vicq d’Azyr, « bel homme et d’aimable commerce, qui savait qui il était, ce qu’il voulait et ce qu’il se croyait capable d’accomplir[33] », et je l’applique à sa personne. Il s’extasiait devant la puissance de travail de ces deux médecins éclairés, fleurs d’une époque où les savants inspiraient les politiques, mais ne fut-ce pas aussi son cas, à lui qui construisit et dirigea un lourd service hospitalier, s’activa longtemps entre l’Hôtel-Dieu, l’Inserm, la Banque des yeux et l’Académie de médecine ? Yves Pouliquen était un travailleur forcené, un entrepreneur tenace, un ascète abstème qui se levait avant l’aube afin de lire, de méditer et de rédiger le journal qu’il tint à partir de l’âge de vingt-cinq ans. Ce mondain monacal y évoque le Tout-Paris qui fréquenta son cabinet et qu’il côtoyait dans les salons, tels Suzy Mante-Proust ou Paul Morand, qui lui légua ses bottes d’équitation. Il chercha la réussite et l’obtint, non par vanité mais par obligation à ses origines, par fidélité à sa vocation, par dévouement à ses patients.
Sa trilogie sur Daviel, Vicq d’Azyr et Cabanis trouva son achèvement quelques mois avant sa disparition dans Les Immortels et la Révolution[34], vaste enquête sur la destinée de l’Académie française entre 1789 et 1815. Ses membres furent décimés : trois d’entre eux furent guillotinés, plusieurs connurent une mort violente. La comparaison avec la maison d’où je viens s’est imposée à moi. Aucun lecteur royal ne monta sur l’échafaud. Seul le suppléant de Jacques Delille, professeur de poésie latine au Collège de France et prédécesseur ici de Pierre Rosenberg au 23e fauteuil, un certain Pierre-Louis Paris, périt au 11 Thermidor, jour où les exécutions, au nombre de soixante-dix, furent les plus copieuses de la Révolution. Si le Collège, une fois vidé de ses abbés et professeurs réfractaires en 1791, traversa sans trop de dommage des années qui furent fatales à l’Académie, il le dut à l’astronome Joseph de Lalande, le fondateur de la fameuse loge des Neuf Sœurs, doyen et administrateur, qui manœuvra habilement.
Mon lointain prédécesseur au Collège, l’abbé Antoine de Cournand, partisan du mariage des prêtres dès juillet 1789, fut premier ecclésiastique qui épousa. Dès septembre 1791, il installa sa femme, ses enfants, deux ou trois selon les sources, et sa belle-mère dans son logement du Collège. On l’accusa par la suite d’avoir fait arrêter son collègue Delille sous la Terreur, mais Lalande prit sa défense : « Le fait est absolument faux, Delille, ainsi que moi, ne fûmes en arrestation que quelques heures, et Cournand qui avait un grand crédit à la section ne l’employa que pour nous rendre service[35]. »
Notre prédécesseur ici, à Yves Pouliquen et à moi-même, se conduisit plus dignement : Roquelaure, aumônier de Louis XV et de Louis XVI, « homme du monde et prélat éclairé », selon Yves Pouliquen qui, en laïque résolu, l’appréciait peu[36], refusa de prêter serment à la Constitution civile du clergé, dut quitter son diocèse, fut emprisonné par le comité de sûreté d’Arras, mais libéré après Thermidor. Nommé archevêque de Malines en 1802, il retrouva son fauteuil, avec les trois autres survivants de 1789, lorsque l’Académie fut recréée en 1816, sous la Seconde Restauration. Il avait alors quatre-vingt-quinze ans et, selon les Mémoires de Claude-François de Méneval, le secrétaire de Napoléon : « Sa vue s’était affaiblie, mais les jambes étaient restées bonnes. Il se tenait constamment debout. » Cependant sa mémoire « s’était arrêtée au temps où il était évêque de Senlis, premier aumônier du roi Louis XV. […] Il n’avait aucun souvenir des événements de la Révolution[37]. » Voilà ce qu’il pouvait lui arriver de mieux.
Ainsi, Yves Pouliquen s’était fait le biographe des médecins des Lumières. Curieux de ses devanciers qui vécurent la Révolution, ou moururent sous elle, le docteur des immortels s’était doublé d’un historiographe de l’Académie. Cela ne lui suffisant pas, ce boulimique d’activités (pour ne pas dire workaholique) fut aussi, d’après vos témoignages uniformes, un modèle d’académicien. Assidu, entreprenant, séducteur, il réconciliait les parties et inspirait la sérénité.
Son concours aux travaux du Dictionnaire fut décisif. Impatient de dérider la vieille dame (de lui faire, comme on dit en français, un lifting, le mot n’ayant pas ce sens en anglais, et remodelage, que vous recommandiez, n’ayant pas pris), il la précipita dans le monde numérique, embellit son site sur la toile et rendit son Dictionnaire accessible en ligne, depuis la première édition de 1694. Il lança en 2011 le feuilleton « Dire, ne pas dire » — un blogue, que j’écris b l o g u e comme l’enveloppe de la châtaigne, ainsi qu’on le fait au Québec. Les premières livraisons abordaient le subjonctif suivant après que, l’ubiquitaire préposition sur, les anglicismes de la S.N.C.F., ou l’emploi d’amener pour apporter un objet. Après plus de dix ans, Dire, ne pas dire reste un outil très consulté, dont les entrées ont été recueillies dans cinq opuscules et dont une seconde édition augmentée de L’Intégrale vient de sortir en librairie[38]. Escortée d’une préface de notre Secrétaire perpétuel, Hélène Carrère d’Encausse, et d’une postface où Dominique Fernandez exalte son confrère Pouliquen, cette somme est le plus bel hommage qui pouvait être rendu à mon prédécesseur pour sa contribution aux devoirs essentiels de notre Compagnie. Qui déduirait de l’intitulé Dire, ne pas dire que celle-ci se cantonne à sa mission prescriptive de gardien de la langue, méconnaîtrait l’humour de cette chronique de nos usages et de ses rappels à la norme. Yves Pouliquen s’y consacrait pour la beauté du geste, et peu de livres de chevet — je vous le promets — se révèlent aussi distrayants durant les nuits blanches qui préludent à une réception sous la Coupole.
Des nombreuses facettes d’Yves Pouliquen — « être de nuances, de délicatesses, de noblesse, doué d’une curiosité universelle », observe Dominique Fernandez —, lesquelles ai-je laissées dans l’ombre ? L’assiette du cavalier, car l’équitation exerçait le chirurgien au contrôle de la main. Le tact de l’aquarelliste, car l’œil du peintre relayait celui de l’ophtalmologue devant les marines de La Baule et du Croisic. La passion de l’automobile, car le lettré abritait dans son garage un long bolide chromé dont il faisait parade le samedi devant la brasserie Lipp. L’aisance avec les têtes couronnées, car il raconte, dans Le Médecin et le Dictateur, une étrange visite à Tirana, afin de poser un diagnostic sur les yeux d’Enver Hodja[39]. Ou, sacerdoce moins épisodique, l’attachement à l’Afrique, car il s’y rendit plus souvent qu’à son tour afin de mener campagne pour la prévention des cécités évitables (dont l’onchocercose, cécité des rivières) ainsi que pour la détection des cécités opérables (tel le trachome). On le révérait pour les soins qu’il donnait aux grands comme aux humbles, en particulier au royaume du Maroc, dont l’Académie le reçut. Yves Pouliquen était polutropos, doué pour tout, savant et entreprenant, homme des Lumières, homme de métier, homme d’action, homme du monde.
Permettez-moi d’évoquer un dernier de ses violons d’Ingres. Quelques mois avant sa mort, dans une communication à l’Académie de médecine, il confessa sa passion pour Claude Monet[40], son bonheur à chaque occasion qu’il lui était donné de suspendre la course de la vie devant une œuvre de ce peintre. L’art — belles-lettres, musique et peinture — tenait lieu de mystère à cet esprit fort. Il admirait Monet en docteur de la vue et en amateur de beauté. Sa cataracte fut un drame pour l’artiste, le condamnant à des tonalités excessives dans les verts et les bruns. Il finit par se soumettre à la chirurgie, mais il martyrisa son médecin, le docteur Coutela. Au sortir de l’opération, lorsque Monet put discerner le visage de son sauveur, on dit qu’il s’écria : « Bon Dieu ! que tu es laid ! » Mais Les Nymphéas reprirent des couleurs vives.
Yves Pouliquen dut connaître parfois des patients aussi récalcitrants, mais aucun n’eût pu reproduire le cri de Monet. En Yves Pouliquen, la bonté de l’âme resplendissait sur le visage. Tout le monde l’aimait et pensait en être aimé, mais qui pourrait prétendre avoir connu cet homme très secret ? Il avait gardé de son enfance d’orphelin et de pensionnaire, de même que tant d’adultes grandis à la dure école de la République, une insaisissable réserve. L’allure affable dissimulait la prudence d’un être solitaire qui se retrouvait dans la compagnie d’un livre et qui chérissait le recueillement du petit matin. Seul dans la foule, nombreux dans la solitude, disait Baudelaire de Constantin Guys. Je le revois, lui qui ne mangeait ni ne buvait, attentif et appréhensif, soucieux que nous plût le menu qu’il avait arrêté pour nous après les conseils de l’hôtel Polignac. Sainte-Beuve disait de Vicq d’Azyr qu’il avait « l’art de connaître et de faire aimer les hommes », que lorsqu’il prononçait un éloge devant ses confrères, « une sorte de sympathie y respir[ait] et […] le coloris léger n’y dérob[ait] jamais le fonds humain[41] ». Yves Pouliquen était animé par la même amabilité. J’espère vous avoir rendu le « fonds humain » que j’ai perçu en lui, bienheureux que je suis de l’avoir pratiqué.
Mesdames et Messieurs de l’Académie, il est temps que j’achève[42]. Je le ferai avec l’abbé de Voisenon, recevant en 1771 M. de Senlis, à savoir Roquelaure, et citant son prédécesseur, Moncrif, l’homme aux chats : « Je me rappelle [une] lettre [de lui] sur la Prédication ; il y recommande […] de ne pas faire des sermons trop longs. Je crois que cet avis regarde tous ceux qui ont l’honneur de parler en public. Je me hâte d’en profiter, afin que ceux qui m’écoutent peut-être depuis trop longtemps, lui aient obligation, même après sa mort[43]. »
Obligation à Moncrif, puisqu’aucun chat n’a encore surgi d’une poche en miaulant, obligation à Georges Duhamel, qui me rendit curieux du travail académicien, obligation à Eugène Ionesco, qui m’accoutra jadis en académicienne, obligation à Marc Fumaroli, qui me mit la puce à l’oreille, obligation à Pierre Nora, qui veut bien me répondre (espérons qu’il ne me giflera point comme Caumartin, Clermont-Tonnerre ou Molé, Vigny), obligation à Michel Zink et à Dominique Bona, mes parrain et marraine en ce baptême du feu, obligation à tous ceux qui occupèrent ce fauteuil, obligation à Yves Pouliquen, le dernier, votre confrère irremplaçable, obligation à vous, confrères et sœurs qui me faites l’honneur difficile de siéger après lui parmi vous.
[1] Le Monde, 18 février 1965.
[2] Le Monde, 15 mars 1966.
[3] Le Monde, 24 janvier 1970.
[4] À l’École polytechnique, ma promotion occupa le pavillon Foch, tandis que l’autre occupait le pavillon Joffre.
[5] Proust, Correspondance, éd. Ph Kolb, Plon, 1970-1993, 21 vol., t VI, p. 139-141.
[6] Sainte-Beuve, « Une réception académique en 1694 d’après Dangeau (tome V) » (18 août 1855), Causeries du lundi, t. XI, p. 333-350, ici p. 335-345 et p. 348, note 1.
[7] Id., « Réception de M. le comte Alfred de Vigny à l’Académie française » (1er février 1846), Portraits littéraires, t. III, p. 406-407.
[8] Id., « Une réception académique en 1694 d’après Dangeau (tome V) », op. cit., p. 344.
[9] Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 8 vol., 1983-1988, t. I, p. 192-193.
[10] Proust, Correspondance, op. cit., t II, p. 212-213. Royer-Collard aurait déjà proféré la même boutade en recevant Victor Hugo.
[11] Sainte-Beuve, Le Cahier vert, éd. Raphaël Molho, Gallimard, 1973, p. 262.
[12] Mémoires du comte de Maurepas, ministre de la Marine, Buisson, 1792, t. III, p. 31-32 (édition attribuée Jean-Louis Giraud-Soulavie). Voir Albert Rouxel, Chroniques des élections à l’Académie française (1634-1870), 1888. Moncrif, élu contre Marivaux, fut très chansonné : « Vous ne sauriez croire combien [l’Académie] perd depuis quelques années. On ne nous pardonne point […] Moncrif », rapporta d’Olivet (Histoire de l’Académie française par Pellisson et d’Olivet, avec une introduction, des éclaircissements et notes par Ch.-L. Livet, Didier, 1858, t. II, p. 429).
[13] Sainte-Beuve, « Une réception académique en 1694 d’après Dangeau (tome V) », op. cit., p. 348, note 1.
[14] Hugo, « Déjà nommé » (Jersey, décembre 1852), Châtiments, IV, viii.
[15] Proust, Correspondance, op. cit., t II, p. 212-213.
[16] Sainte-Beuve, Le Cahier brun, éd. Patrick Labarthe, Genève, Droz, 2017, p. 155 (cf. p. 157).
[17] Yves Pouliquen, La Transparence de l’œil, Odile Jacob, 1992 ; nouvelle éd., 2011.
[18] Diderot, Éléments de physiologie, Œuvres complètes, Garnier, 1875, t. IX, p. 344-345.
[19] Jean Raymond Yves Marie Pouliquen (1908-1944).
[20] Renée Blanche Mério (1907-1997).
[21] Jacques Georges Léon Pouliquen (1936-2022).
[22] Jean-Claude Pouliquen (1938-2004).
[25] Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, Gallimard, « Pléiade », 1987-1989, 4 vol., t. IV, p. 610.
[26] Id., Essais, Gallimard, « Pléiade », 2022, p. 1266. Voir Le Temps retrouvé, RTP, t. IV, p. 618.
[27] Id., La Prisonnière, RTP, t. III, p. 656.
[28] Id., Du côté de chez Swann, RTP, t. I, p. 139.
[29] Yves Pouliquen, Les Yeux de l’autre, Odile Jacob, 1995.
[30] Id., Félix Vicq d’Azyr. Les Lumières et la Révolution, Odile Jacob, 2009.
[31] Id., Cabanis, idéologue. De Mirabeau à Bonaparte, Odile Jacob, 2013.
[32] Id., Félix Vicq d’Azyr, op. cit., p. 251.
[33] Ibid., p. 19.
[34] Id., Les Immortels et la Révolution, Odile Jacob, 2019.
[35] Journal des débats et des décrets, 30 décembre 1800.
[36] Yves Pouliquen, Les Immortels et la Révolution, op. cit., p. 129.
[37] Claude François de Méneval, Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon Ier depuis 1802 jusqu’à 1815, Dentu, 1893-1894, 3 vol., t. I, p. 258 ; cité par Yves Pouliquen, Les Immortels et la Révolution, op. cit., p. 295.
[38] Académie française, Dire, ne pas dire. Du bon usage de la langue française, Philippe Rey, 2014-2019, 5 vol. (les t. I, IV et V sont préfacés par Yves Pouliquen) ; Dire, ne pas dire. L’Intégrale, Philippe Rey, 2020, 2023.
[39] Yves Pouliquen, Le Médecin et le Dictateur, Odile Jacob, 2008.
[40] Id., « Le regard et l’œil de Claude Monnet », introduction au Colloque « Art et Médecine : Le regard en art et en médecine », Académie nationale de médecine, 20 septembre 2019.
https://www.academie-medecine.fr/colloque-art-et-medecine-consacre-au-re...
[41] Sainte-Beuve, « Vicq d’Azyr » (3 juillet 1854), Causeries du lundi, t. X, p. 293 ; cité par Yves Pouliquen, Vicq d’Azyr, op. cit., p. 46.
[42] Pour écrire ce discours, après en avoir lu et écouté quelques-uns, dont le dernier, celui de Mario Vargas Llosa, je me suis donné une contrainte, à la manière de l’Oulipo. La devinerez-vous ?