M. Henry BORDEAUX, avant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jules LEMAITRE, y est venu prendre séance le 27 mai 1920 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Au moment de prendre place parmi vous, permettez-moi d’évoquer un souvenir qui précisera ma gratitude. Il y a vingt-cinq ans, presque jour pour jour, j’entrais ici même pour la première fois. Mais je n’occupais qu’une de ces places de tribune qui ne s’acquièrent pas sans une rare patience et qui exigent à la porte un stage dont vous ne redoutez pas d’imposer quelquefois l’épreuve à vos solliciteurs. Celui qui fut une de mes premières admirations littéraires, M. Paul Bourget, prononçait alors l’éloge de son prédécesseur. Je n’ai pas oublié la péroraison de son discours. Il salua en Maxime du Camp un grand homme de lettres et conclut « Il est de plus pompeux éloges. Je n’en sais aucun que, pour ma part, je voulusse davantage obtenir et mériter. »
Vous imaginez le retentissement de telles paroles dans le cerveau d’un jeune homme qui s’est promis de vouer sa vie aux lettres. Ce n’était point tant de les voir célébrées avec cet éclat qui m’exaltait — mon culte était plus secret et n’avait que peu de goût pour les manifestations extérieures — mais bien de constater la ferveur de l’officiant et l’approbation de votre assemblée. L’exemple est un grand stimulant des vocations. Un quart de siècle a passé depuis cet après-midi de juin où, provincial de passage à Paris, inconnu de vous, j’étais entré chez vous pour entendre un de mes maîtres, et voici que je connais la rare fortune d’être à mon tour choisi pour accomplir les mêmes rites. Souffrez donc que je revendique mon titre dans le sentiment que je puis avoir de mon indignité il sera mon seul orgueil. Interprètes de la reconnaissance nationale, vous avez appelé et fêté les hommes d’État, les généraux, les ambassadeurs qui furent les artisans directs de la victoire, sauvegarde de notre durée. Aujourd’hui vous accueillez simplement un homme de lettres qui succède à un homme de lettres et que recevra un homme de lettres. La faveur de votre accueil dépasse trop mon humble mérite pour que je n’en fasse pas remonter l’hommage à cette littérature dans laquelle je suis entré pieusement, comme on entre dans un ordre, et comment ne serait-elle pas, en effet, pour ses fidèles, l’ordre sacré à qui est confiée la garde de cette forme et de cet esprit qui nous sont aussi nécessaires, pour être Français, que notre sol, notre air et notre ciel ?
En m’appelant à succéder à Jules Lemaître, vous ajoutez à ma confusion. À ce nom, toute la génération dont je suis retrouve le chemin de sa jeunesse. Le jour que je passai mon baccalauréat de philosophie, me croyant autorisé à toutes les hardiesses et à toutes les dépenses, j’entrai chez un libraire et d’une voix affermie commandai les dernières nouveautés. Il n’est d’auteurs, à seize ans, que les plus récents, et c’étaient le Bourget d’Un crime d’amour, le Pierre Loti de Pêcheur d’Islande et le Jules Lemaître du premier volume des Contemporains. Ma main qui emportait le précieux fardeau le tenait serré amoureusement, comme on presse, en tremblant un peu, les doigts d’une jeune fille. Lire, c’est vivre aussi, à cet âge heureux où l’action est rêve encore, où le rêve paraît action déjà. Les paysages de Loti élargissaient à mes yeux la terre palpitante, les analyses de Bourget m’entr’ouvraient les abîmes inconnus du cœur. Et qu’un ouvrage de critique eût sa place parmi ces livres qui découvrent la vie aux adolescents, n’est-ce pas déjà le signe d’un esprit qui ne séparait pas les œuvres des hommes et qui rayonnait de franchise humaine ? Ni le trop fameux et amusant portrait de Renan, dont le critique faisait avec irrévérence le compère d’une éternelle féerie, ni ces exécutions peut-être aussi excessives que les renommées qui les provoquaient, ne pouvaient retenir et charmer un débutant qui ne comprenait encore ni l’ironie ni les inimitiés littéraires. Mais je me trouvais subitement rapproché des poètes qui me tenaient auparavant à distance. Un Sully-Prudhomme, ainsi interprété, me dévoilait mes obscurs sentiments. Les Contemporains me devenaient amis. Ils étaient vêtus comme moi, enveloppés de la même atmosphère, et à peine plus âgés. C’était une délicieuse surprise.
Saurai-je de cette vie composer une histoire suivie et continue, telle qu’il les aimait, c’est-à-dire où nous retrouvions l’homme dans l’écrivain ? Jules Lemaître est né le 27 avril 1853 dans un village de l’Orléanais qui ne fut point son village, à Vennecy où son père et sa mère tenaient l’école primaire des garçons et des filles. Six mois après, ses parents étaient nommés à Tavers dans le voisinage et s’y fixaient. Ses ancêtres plus éloignés avaient été des paysans. La famille s’était développée sur place, avait donné cet instituteur qui, demeuré fidèle à la terre, dès qu’il en put acheter, fit l’acquisition du petit domaine de Guignes, à cinq cents mètres de son école. C’est une maison à un étage, couverte de tuiles, au toit ras, aux lignes pures. Elle est desservie par un chemin rural, mais un mur l’en sépare. Elle couronne un coteau qui descend en pente douce jusqu’à un ruisseau, le Ru, bordé d’une allée de peupliers. Ces peupliers sont très vieux, très vénérables, atteints de roulure, et menacés par les grands vents qui, par bonheur, sont rares, et qui les font trembler de la cime aux racines, j’allais dire de la tête aux pieds, tant l’inquiétude de leur sort les fait ressembler aux hommes. Une planchette, maniée par une poulie, permet de traverser la rivière pour gagner le bord de la Loire qui coule au delà d’une prairie et se caresse elle-même aux herbes de ses rives. Tel est le paysage que virent les yeux de Lemaître enfant. Là, il s’éveilla à la vie, et plus tard au douloureux amour. Là il accueillit honnêtement la mort. Là, il repose.
Son cœur profond, ce fut Tavers avec tout ce que peut contenir ce mot : une ancienne maison, un coteau modéré, des eaux fraîches et de vieux arbres, la paix, la douceur, la mesure et, dans le plus français des paysages, de braves gens de chez nous. Il n’a guère, dans toute son œuvre, prononcé le nom de Tavers, mais ses allusions sont des aveux. Il y pense quand il oppose à la nature sans ombres et indifférente de Leconte de Lisle notre nature à nous qui a « l’ondoiement et la grâce, quelque chose qui rit, qui flotte et se renouvelle » et « des coins intimes qui engagent, qui accueillent et qu’on dirait intelligents ». Peu soucieux des croisières d’un Loti avide de sentir, des voyages d’un Bourget avide de savoir, il se contente de l’un de ces coins intelligents : « Il y a quelque part, dit-il, un grand verger qui descend vers un ruisseau bordé de saules et de peupliers. C’est pour moi le plus beau paysage du monde, car je l’aime et il me connaît. »
Un jour, il trouva pour orner sa maison une guirlande littéraire. On l’appelait dans le pays la maison Charles parce qu’elle avait appartenu au physicien Charles. Nous abandonnons le physicien Charles à l’Académie des sciences. Sa femme nous intéresse davantage. Le physicien Charles fut le mari d’Elvire. Et Lemaître de rêver qu’Elvire avait dormi dans son alcôve. « Je ne fus pas éloigné de croire, ajoute-t-il, que la Providence avait des vues sur moi, et c’est alors que je fis mes premiers mauvais vers. » Mais Elvire n’était point venue : M. Charles n’avait habité le logis qu’avant son mariage. N’en déplaise à l’Académie des sciences, cette circonstance est insuffisante pour enflammer l’imagination.
Elvire n’est donc pas venue à Tavers, mais Jeanne d’Arc a pris Beaugency qui est tout proche et porte encore une haute tour massive, reste de ses anciens remparts. Jules Lemaître a raconté qu’il dut sa première émotion d’art à l’honnête poème de Casimir Delavigne sur la mort de Jeanne. Il avait six ans. Jeanne était son amie. Il avait appris son histoire en même temps que l’Évangile, peut-être avant, et le premier éblouissement de ses yeux fut la procession du 8 mai à Orléans, en l’honneur de la libératrice, « une procession de huit kilomètres de longueur s’il vous plaît ! », la moitié du département défilant glorieusement devant l’autre moitié, à l’ombre des bannières et des oriflammes.
Quelques années plus tard, une autre procession, douloureuse celle-là et plus longue encore, laissera dans les yeux de Lemaître adolescent une vision inoubliable : la retraite de l’armée de la Loire vers la forêt de Marchenoir. J’ai pu tenir dans les mains ses premiers manuscrits. Ce n’est pas Elvire qui lui inspira ses premiers vers, mais la misère et la détresse de nos soldats. Il ne les a point publiés et sans doute ne le méritaient-ils pas. Mais un autre sentiment les eût encore écartés. Lemaître sera saisi d’une pudeur farouche toutes les fois qu’il sera fait devant lui la moindre allusion à la patrie. Elle est celle qui ne se discute pas et dont on ne doit prononcer le nom qu’avec respect et dans les circonstances graves. Au théâtre ou dans les livres, il souffre réellement s’il est maladroitement question d’elle. Et par manière de protestation contre les indélicatesses dont il la trouve atteinte, soit par l’impudence répugnante de ceux qui la nient, soit même par la générosité indiscrète de ceux qui la célèbrent avec trop d’éclat, comme on parle des absents ou des morts alors qu’elle doit toujours nous être présente, il parle à son tour d’elle, mais avec quel goût et quelle mesure ! « Quand dans un salon familier, écrit-il, je sens et reconnais la France à l’agrément de la conversation, à l’indulgence des mœurs, à je ne sais quelle générosité légère, à la grâce des visages féminins; quand je traverse au soleil couchant l’harmonieux et noble paysage des Champs-Élysées; quand je lis quelque livre subtil d’un de mes compatriotes, où je retrouve les plus récents raffinements de notre sensibilité et de notre pensée; quand je retourne en province au foyer de famille, et qu’après les élégances et l’ironie de Paris, je sens tout autour de moi les vertus héritées, la patience et la bonté de cette race dont je suis; quand j’embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d’osier bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle la vieille France, ce qu’elle a fait, et ce qu’elle a été dans le monde : alors je me sens pris d’une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j’ai partout des racines si délicates et si fortes; je songe que la patrie, c’est tout ce qui m’a fait ce que je suis ; ce sont mes parents, mes amis d’à présent et tous mes amis possibles ; c’est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause; ce sont les artistes que j’aime, les beaux livres que j’ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle ; la patrie, c’est moi-même au complet... »
« Il me semble, disait un de ses auteurs favoris, La Bruyère, que l’on dépend des lieux par l’esprit, l’humeur, la passion, le goût et les sentiments. » Cette dépendance que j’essaie de vous montrer chez Lemaître fut affinée par l’influence de ses parents. Lemaître eut deux mamans : sa mère et son père. Ceux-ci dirigeaient chacun une classe. Ils se mirent à deux pour cultiver leur unique enfant comme une plante de jardin, et peut-être dut-il à cet excès d’attentions une certaine faiblesse dans les directions d’une vie qui avait pris la douce habitude d’être protégée. Au Havre, où nous le retrouverons petit professeur qu’on ose à peine laisser livré à lui-même, il remerciera son père de ses recommandations maternelles. Son père, qui jouissait — privilège unique — de l’estime officielle et privée pour son enseignement et sa délicatesse d’esprit, ne put suivre son ascension jusqu’au sommet. Mais il ne perdit sa mère qu’en 1911 : elle mourut à quatre-vingt-six ans. Sans le confier à personne il ne manquait point de l’aller voir à Tavers tous les mois. Il s’en fut la chercher pour la répétition générale de sa première pièce, pour sa réception à l’Académie, pour son discours sur les prix de vertu qu’elle eût été digne d’inspirer. C’était une femme d’un grand sens et d’une ardente piété. Il en est tant, de ces humbles femmes-là, sur notre sol dont elles sont la parure et la force, et on l’a bien vu dans l’épreuve. Elle avait le goût sûr et le mot clair : il lui lisait ses manuscrits. Elle ne les approuvait pas toujours et critiquait les malices. Plus d’un auteur qui l’ignore lui doit quelque adoucissement dans le supplice qui lui était destiné.
À dix ans Jules Lemaître entre au petit séminaire de Sainte-Croix à Orléans. Sa mère avait conservé ses devoirs. Je les ai vus à Tavers : l’un célèbre la vertu de tolérance qui devait lui être si chère, l’autre le martyre et il est l’auteur de Serenus. Celui-ci frappe d’anathème les faux docteurs, et il en reste trace dans son premier Renan. Celui-là traite du jansénisme et de la grâce : il s’en souviendra dans son Racine et son Fénelon. Il est d’Église, dira-t-il un jour, mais il ajoutera : comme Renan.
Trop moqueur pour faire un prêtre, sans nulle vocation, d’une intelligence étonnamment précoce, il fut expédié à Paris, au petit Séminaire de Notre-Dame-des-Champs où l’on préparait au baccalauréat et à l’École normale. Dans un tiroir de Tavers sont aussi conservés pêle-mêle ses discours latins, ses versions grecques et ses dissertations françaises. Le plus curieux de ces devoirs est une composition sur cette pensée de Platon : « Le scepticisme qui détruit tout se détruit lui-même. » Le scepticisme, je vous prie de le croire, y passe un assez mauvais quart d’heure.
Lemaître se plut à l’École normale où il trouvait une demi-liberté. Elle était dirigée par un lettré Ernest Bersot, chez qui le culte de l’antiquité avait façonné un stoïcien, et qui, rongé par un mal implacable, donnait à ses élèves le spectacle fortifiant du travail quotidien en présence de la mort. Mais l’atmosphère d’une école où se rencontre une jeunesse ardente à penser n’est créée ni par le directeur ni par les professeurs. C’est un séminaire qui se fait sa psychologie à lui-même, et cette psychologie de la rue d’Ulm était si particulière qu’elle a été définie d’un mot : l’esprit normalien. Lemaître, plus tard, niera cet esprit normalien : il invoquera le recrutement divers des élèves et l’absence, à l’école même, d’unité d’enseignement et de doctrine. Peut-être n’est-ce pas sans danger qu’une éducation, d’autre part si supérieure, ne rattache pas directement l’adolescent, le jeune homme à ses origines ? Jeter en lui des idées sans racines, n’est-ce pas le prédisposer à traiter la culture de son intelligence comme un jardin de bouquets éblouissants et éphémères ? Jules Lemaître mettra plus de vingt ans à s’en apercevoir, et il confondra son dilettantisme avec la vanité de la littérature, quand la littérature ne saurait être vaine, expression spirituelle de notre sol, aussi nécessaire que le blé qu’on y moissonne et que les arbres qui y puisent leur sève pour notre ombre et pour notre paix.
À sa sortie de l’École, il est nommé professeur au Havre. Ainsi réalise-t-il l’ambition de ses parents. Un professeur est un instituteur arrivé. Il débarque au Havre le 8 octobre 1875. Il a vingt-deux ans. Il trouve une pension à 80 francs par mois. Son logement, composé d’un salon à deux fenêtres, avec tapis, canapé, fauteuils, chaises, pendule, etc., etc. — car il ne faut pas moins de deux etc. pour énumérer ce luxe princier —, et d’une chambre à coucher plus petite, lui coûte 45 francs par mois, service compris. « Il paraît, s’excuse-t-il, qu’il était impossible de rien trouver de propre au Havre à meilleur marché. Tout est fort cher ici. » Que diront nos jeunes professeurs de 1920 en quête du gîte et du couvert ? Sur un questionnaire minutieux que lui adresse son père dont il peut bien appeler maternelles les recommandations, je relève des détails comme ceux-ci : D. As-tu acheté un autre chapeau ? — R. J’irai tout à l’heure. — D. Tes habits d’hiver te vont-ils bien ? — R. Oui. — D. As-tu étrenné ta robe de chambre ? — R. Oui. — D. As-tu des ennuis ? — R. Lesquels ? Je connais l’ennui, mais je n’ai pas d’ennuis.
De Tavers sa mère lui envoie un pardessus qu’il reçoit le mieux du monde. « Ce noble vêtement, déclare-t-il, me va très bien ; vous le direz à l’artiste en lui portant mes capitaux. H. (un de ses collègues), avec un sourire jaune, a jeté sur l’aristocratique houppelande un regard venimeux. » Et quand, plus fortuné, il complètera plus tard sa garde-robe, il refusera de quitter l’artiste de son village qui est un brave homme. Tout Lemaître est déjà là. Cette intervention de ses deux mamans dans sa vie pratique lui convenait d’ailleurs à merveille. Les soucis matériels lui ont toujours répugné. Les vacances, par exemple, seraient pour lui toute joie sans l’obligation préliminaire de faire ses malles : « épouvantable besogne ! » Et il doit promettre à sa mère de ne pas monter sur le linge pour le fouler.
Cette intimité familiale ne se limite pas aux choses matérielles. L’esprit et le cœur y ont part. Il tient ses chers vieux au courant de son travail et de ses idées, voire de ses peines sentimentales. Le professorat, explique-t-il aux deux instituteurs retraités qui ont voué leur vie à l’enseignement, n’est pas sans intérêt, ni surtout sans utilité ; en effet il apprend à parler et les idées s’éclaircissent. Il a renoncé au genre solennel et didactique, il cause familièrement. Fera-t-il jamais autre chose ? Il fut un professeur original. Expédiant en hâte les classiques, il courait aux modernes et les commentait avec chaleur. Le professeur de vingt-deux ans essayait ses préférences : c’étaient alors Hugo, Flaubert, les Parnassiens. Il ne leur fut point fidèle, et les classiques eurent leur tour.
Outre ses fonctions au lycée, Lemaître professait les lettres dans une pension de jeunes filles. Ses élèves étaient par surcroît ses inspiratrices. Car il rimait alors force poèmes sur un cahier qui porte cette épigraphe attribuée délibérément à Victor Hugo : « Cela vaut mieux que d’arrêter les diligences. » La partie des Médaillons intitulée Puellae contient les portraits de quelques-unes d’entre elles. Vous pensez bien qu’elles se reconnurent quand le livre parut, et surtout elles reconnurent les compagnes qui n’étaient point flattées. Comme il arrive, il fut pris au jeu. Après avoir aimé toutes les jeunes filles, celles de son cours et celles qu’il rencontrait dans la rue, comme il devait aimer toutes les idées après avoir regretté leur futur mariage à toutes, ce mariage qui va fixer la charmante imprécision de leur cœur et de leur regard, il s’éprit d’une brunette de dix-huit ans, dont il apprit un beau matin le mariage avec un riche industriel. Or ses parents dramatisèrent ce premier chagrin ; ils prirent au sérieux les vers où il se prétendait, comme tous les poètes, le plus malheureux des hommes et se plaignirent à lui de la cruelle. Il dut les rassurer : « Mes rimes ne sont que des rimes, leur écrit-il, un arrangement artificiel de mots et de sentiments... Je vous l’ai dit, je m’ennuyais, j’ai voulu occuper ma pensée et faire une expérience sur moi-même. » Il ne garde, assure-t-il de cette aventure de son imagination qu’un souvenir agréable et léger. Il s’en est tenu sans danger au rôle de très discret demi-amoureux qui se regarde vivre ».
Le Jules Lemaître railleur naîtra de ce Jules Lemaître sentimental. Comme Henri Heine, il mettra ses douleurs de cœur en petites chansons qui sentent un peu la verveine de Sully-Prudhomme ou le muguet de François Coppée ou qui célèbrent son pays et son fleuve sur des rythmes de Rémy Belleau et des pensées de Joachim du Bellay. Lui-même aura trop de finesse, dans son recueil des Médaillons, pour ne pas reconnaître ce qu’il doit à autrui. Il prendra les devants et ce ne seront plus ses amours, mais ses maîtres, Pascal, La Bruyère, Racine, Bossuet, Boileau, qu’il célèbre en sonnets où se devine déjà le plus sensible ensemble et le plus judicieux des critiques.
Sa correspondance de famille nous donne l’exacte version de ses débuts littéraires. Il avait rencontré au Havre chez les Siegfried un ancien normalien devenu journaliste au XIXe Siècle, Charles Bigot. À tout hasard, il lui envoie un article sur un recueil d’études et de discours publiés par Bersot. Trois jours après, l’article paraît, signé Jules Lemaire. Les fautes d’impression n’avaient pas épargné la signature. Bigot ne se contente pas d’avoir publié l’article : il remercie l’auteur et lui transmet une lettre d’Eugène Yung, directeur de la Revue bleue, qui s’informe de ce Lemaire et le réclame pour sa revue : « Je cours après les écrivains de talent, » écrit Yung. Lemaître, cependant, répond à Bigot qu’il préférerait écrire au XIXe Siècle parce que c’est plus court. Cependant l’offre de la Revue bleue le fait rêver. C’est, explique-t-il à ses parents, « une revue très sérieuse et très estimée, et qui paie ses rédacteurs ». Il a vingt-six ans et il touche d’assez près à la réalisation de son rêve le plus cher. Il fait donc le voyage de Paris. Bigot le présente à cet étonnant Yung qui court après les écrivains de talent au lieu de les attendre dans son bureau et qui les attrape à la course : on lui commande une étude sur la versification française qui deviendra Le mouvement poétique en France, car, lorsqu’il choisit un sujet, volontiers il en traite un autre et sa thèse sur Marivaux deviendra une thèse sur Dancourt. L’article paraît à la Revue bleue le 9 août 1879. Bigot, en outre, lui fait entrevoir son entrée à la Nouvelle Revue de Mme Adam, où les auteurs touchent des prix de nabab, 12 fr. 50 la page, et ces pages-là, explique-t-il à ses parents, sont beaucoup moins grandes que les colonnes de la Revue bleue. Il est heureux : il l’est un peu moins deux mois plus tard, car Eugène Yung lui réclame un Flaubert quand il n’a pas encore acquitté le Mouvement poétique, et le XIXe Siècle a deux de ses articles sur le marbre. « Ah ! si j’étais à Paris ! » murmure-t-il.
Il quitte bien le Havre en 1880, mais pour s’en aller à Alger où il est nommé professeur. « Je ne regretterai, déclare-t-il en partant, que M. Metzé (un professeur d’anglais qui lui apprenait l’italien), la brasserie et les bouillis de la mère Morin. » Telle est l’oraison funèbre de ces cinq années d’apprentissage. Le séjour de deux ans qu’il fit à Alger sera sa seule infidélité au ciel de France. La trop belle nature uniforme de l’Orient, dans les Petites Orientales qu’il compose alors, lui donne par contraste la nostalgie du pays natal. Cependant je n’affirmerai pas que Lemaître ne prit pas du plaisir aux rues ensoleillées d’Alger, aux cafés turcs, à la demi-indépendance d’une civilisation qui confine au désert. Il y en a des traces dans les Petites Orientales, mais il y a surtout la trace d’une détresse de cœur qui lui a inspiré les poèmes d’Une méprise, ses meilleurs vers. Une méprise, c’est une erreur d’amour. Se tromper n’empêche pas d’aimer : cela rend l’amour plus douloureux chez ce clairvoyant qui s’analyse comme au Havre, mais qui n’est plus « le discret demi-amoureux qui se regarde vivre ». Ah ! si nous ne devions à Sully-Prudhomme, sur la distance qui sépare les cœurs rapprochés, des strophes plus achevées, comme ces fines chansons attristées, nées sous la lumière crue d’Alger, fussent demeurées dans les mémoires !
En mars 1882, Lemaître s’embarquait pour rentrer en France. Il était nommé à la Faculté de Besançon, puis docteur ès lettres, à celle de Grenoble. En 1884, il quittait Grenoble où il laissait deux tombes qui n’ont jamais cessé, sa vie durant, d’être fleuries et seul, affreusement seul, séparé même de ses chers parents par tout un monde sentimental et intellectuel où ces esprits simples n’avaient pas accès tandis qu’il continuait de les comprendre et même de les envier, il se faisait mettre en congé, abandonnait le professorat, et s’installait à Paris.
Quelques mois plus tard, les lettrés s’abordaient : — Avez-vous lu dans la Revue bleue, le Renan de Jules Lemaître ? Qui est ce Lemaître ? — L’article avait paru le 10 janvier 1885. Il a été recueilli dans les Contemporains. À la vérité, ce tapage nous étonne aujourd’hui. Cependant, il n’est pas malaisé d’en découvrir les raisons. Lemaître avait porté la main sur une idole. La renommée de Renan avait alors ses rayons et ses ombres. Pour les uns, il représentait l’affranchissement de l’esprit par la science, une sorte d’avenir libéré, placé au-dessus des lois de la pesanteur rien que par l’effort intellectuel; il était pour les autres l’adversaire diabolique qui pensait mettre la foi au tombeau, quitte à l’embaumer. Mais nul ne se serait avisé de le trouver comique. Or, ce nouveau venu, ce provincial, étant allé l’entendre au Collège de France, le plaçait au rang des curiosités de Paris, en faisait un portrait bedonnant et satisfait et dénonçait, comme un crime, sa jovialité. Il y avait eu le hideux sourire de Voltaire. Il y avait maintenant le rire gras et confortable de Renan. Celui-ci se crut obligé de répondre dans un toast à Quimper où il revendiqua son droit contesté à la gaîté. Lemaître eut quelque remords. Car enfin Renan n’était point ce qu’il avait dit. Ni en politique, ni en morale, il ne consentait à passer pour un destructeur. Dans la Réforme intellectuelle il affirme les principes politiques les plus fermes, et si la foi dogmatique se dissout dans son œuvre comme le sucre dans l’eau, il se défend de diminuer la part du divin. Le positiviste Littré avait reconnu : «Je me suis trop rendu compte des souffrances et des difficultés de la vie humaine pour vouloir ôter à qui que ce soit des convictions qui le soutiennent dans les diverses épreuves. » Mais selon Pasteur qui avait arraché tant de secrets à la nature et s’inclinait devant le mystère, le positivisme ne tenait pas compte de la plus puissante des notions positives, celle de l’infini. Renan, an contraire, la reconnaissait et il en faisait la catégorie de l’Idéal. Loin de tirer le ciel à terre, il faisait allumer les étoiles par les hommes. La fin de l’humanité devenait la fabrication du divin, l’organisation de Dieu dont l’humanité, par ses directeurs intellectuels, prenait une notion de plus en plus nette. Dieu serait l’éternel devenir, mais parmi les pauvres hommes nés trop tôt, puisque nés avant cette création suprême toujours promise et toujours reculée, il est des millions d’âmes à qui le Dieu créateur qui n’a pas rompu les liens avec sa créature et qui s’est penché sur elle au point de naître comme la plus misérable, la plus calomniée, la plus douloureuse d’entre elles, apparaîtra toujours comme le Dieu consolateur, le Dieu unique, le Dieu vivant.
L’article léger de Lemaître ne devait satisfaire personne : il amusa tout le monde. Et voilà brusquement l’auteur devenu le critique à la mode. Je crois cependant que le tailleur de Tavers continue de l’habiller.
La critique a sa grande part dans la littérature du XIXe siècle. Ses voies y furent nombreuses et diverses. Villemain, dans son cours, avait mêlé aux belles-lettres l’histoire, ce qui autorisait l’orateur aux portraits, aux anecdotes, aux ensembles. Faguet le compare à une grande coquette du vieux répertoire, tandis que Saint-Marc Girardin qui moralise ne serait qu’une coquette de Marivaux. À ce compte, Nisard qui juge selon les règles et la tradition serait le père noble ; Sainte-Beuve, qui dans l’histoire des esprits encadre la biographie morale des auteurs, le confident ; Taine qui les soumet aux influences du temps, du milieu, du climat et en fait les représentants d’une époque, le décorateur, le costumier et le souffleur ; Schérer qui philosophe et qu’on n’écoute guère, la duègne ; Émile Montégut qui classe, d’ailleurs en artiste, et qui sert de guide, le bibliothécaire, et Sarcey enfin qui parle gras et avec bon sens, la servante de Molière, Martine ou Dorine. Quand Lemaître apparaît, la critique va se renouveler. Nisard a son héritier en la personne de Brunetière qui tranche de haut et selon une doctrine. Le Vogüé du Roman russe fait le raisonneur à la manière élégante d’un Olivier de Jalin. Faguet s’installe en maître dans les cerveaux les plus différents pour en extraire toutes les idées. M. Paul Bourget dans ses Essais de psychologie — dont sa merveilleuse maturité nous permet d’attendre la suite — entreprend le récit de sa propre formation intellectuelle et morale et du même coup fait « l’histoire des sentiments les plus originaux de sa génération ». Tandis que Jules Lemaître et M. Anatole France tirent de la critique « l’art de jouir des livres et d’enrichir et d’affiner par eux ses impressions ».
Critique impressionniste, diront de Lemaitre, pour le déprécier, ses adversaires. Mais est-on bien sûr que toute critique ne soit pas impressionniste; et que d’autre part une critique impressionniste ne tire pas sa valeur d’un goût, d’une culture et d’habitudes d’esprit venus de plus loin que l’auteur, et donc prenant force de lois ? Le dogme tout nu est, en art, de peu d’empire : il y faut le desservant et, quand Brunetière dogmatise, il déploie son tempérament. De même, dans les impressions de Lemaître, il y a l’empreinte de son pays de Loire aux coteaux tempérés, d’une ancienne race judicieuse et affinée, d’un enseignement classique transmis de génération en génération, d’une philosophie de la vie héritée des maîtres français, il y a toute une vieille terre qui chante, et il y a le goût de chez nous. Son moi ne marche pas tout seul : il est escorté des ombres de Ronsard, de Rabelais, de Montaigne, de Racine, de Boileau, de La Fontaine et de tant d’autres, sur la bonne route de France bien tracée où il chemine d’un pas sûr, d’où, s’il se retourne, il aperçoit, au bout de l’horizon, son clocher, ses peupliers dont tremble la cime, d’où il distingue dans les prés la Loire « étalée et bleue comme un lac. »
On peut donc rouvrir les Contemporains : on y trouvera la vie littéraire des trente dernières années du XIXe siècle. Il n’y aurait guère à retrancher. Mais quelques noms, quelques œuvres à ajouter. Voici les poètes. tous ou presque tous Parnassiens : Banville qui fait passer la procession des dieux- antique par l’atelier du Titien et par le vestiaire de Rubens ; Sully-Prudhomme, psychologue subtil et tendre, doublé d’un positiviste pieux; Coppée qui découvre aux mesquins détails les drames secrets de la vie ; Leconte de Lisle qui dans une lumière aveuglante, avec une indifférence magnifique, et voulue, nous dévoile le mensonge de l’éternelle Maïa ; José-Maria de Hérédia qui nous offre en exemple la joie héroïque de vivre par l’imagination à travers la nature et l’histoire magnifiées ; Richepin qui s’ébroue dans les images comme un étalon dans les prés. Mais Lemaître s’en est tenu aux Parnassiens. Cependant il s’est rendu compte de la nécessité d’aérer le Parnasse et d’y faire entendre un peu de musique. Il a goûté les vers de Sagesse pour leur humilité et leur sincérité et il a écouté, étonné et ravi, ces cadences de Verlaine. Mais il n’a fait qu’entrevoir, ébranlé par Baudelaire, le retour de la poésie à ses mystérieuses origines, à sa fraîcheur, à sa nouveauté premières, par un contact plus direct avec la nature comme avec l’obscur fond humain mêlé aux influences universelles. Il s’amusa de Mallarmé qu’il faut avoir rencontré, ne fût-ce qu’une fois, pour deviner l’autorité secrète de ce petit magicien. Du symbolisme qui recouvrait la poésie d’une brume légère, comme ces vapeurs violettes qui le soir envahissent les bois devaient sortir, par des voies différentes, et l’élégance somptueuse raffinée et discrète d’un Henri de Régnier qui enveloppe de plis savants la douleur du temps qui fuit, et le Moréas des Stances, poète classique, disciple de Malherbe et de Ronsard ensemble, qui impose une forme concise et grave à son témoignage sur la dignité d’aimer, de souffrir, de vivre. Ainsi la poésie renaissait-elle, et nous donnait un Albert Samain, un Charles Guérin, une comtesse de Noailles et cette petite fille qui faisait des proses pendant que jouaient ses compagnes, à qui Lemaître dédiait une chanson et qui devait s’appeler Gérard d’Houville.
Le roman de la dernière partie du XIXe siècle est pareillement dans les Contemporains. C’était alors le temps du naturalisme. Lemaître n’en accepta ni le pessimisme voulu, ni la bestialité systématique, ni la suprématie accordée à la matière sur la tête et le cœur. Il a néanmoins rendu justice à Zola quand il a vu dans son œuvre la puissante épopée de l’animalité humaine. Il a reconnu la passion littéraire des Goncourt, souligné, exactement les artifices d’un Huysmans, montré la force et la limite d’un Maupassant presque inhumain dans son nihilisme, mais d’une facture classique. Comme il préfère à ceux-ci les écrivains qu’il sent plus près de lui dans leur vision de la vie : pour son humanité et son charme ensoleillé un Alphonse Daudet, pour leur curiosité intellectuelle un France, un Bourget, un Barrès, pour son amour élargi de la nature un Loti, pour leur peinture de la modeste réalité bourgeoise un Ferdinand Fabre ou un Theuriet auxquels il eût ajouté plus tard ses voisins d’Anjou et de Touraine, un René Bazin, un René Boylesve ! Il se cherchait dans les autres, a-t-on dit. Nous nous cherchons en lui, et c’est l’éternelle poursuite. Nous ne lisons pas les poètes, les romanciers, les philosophes mêmes pour nous instruire, mais pour notre plaisir, pour la clarté dont ils illuminent nos sentiments et nos idées, pour la chaleur qu’ils répandent dans notre sang ; ils nous connaissent de loin, et de loin nous leur confions notre vie. Car notre fond humain est la matière même de toute littérature. Les cadences du rythme, la composition, l’analyse et le style ne sont là que pour révéler ce fond d’humanité. Et la littérature, c’est cela. Tout le reste... n’est pas littérature, car il faut rendre à ce grand mot trop souvent profané son plein sens. On a osé la confondre avec le verbiage, avec la rhétorique, avec les poudres et les fards, et tous les ornements inutiles de la déclamation et du faux lyrisme, comme avec la bassesse des lieux communs et des banalités, quand elle est appropriation, justesse des pensées, probité de la langue, raison, grâce, lumière et porte en elle cet élément de sincérité complète et profonde, seul capable de donner aux livres, pour reprendre une phrase d’Alfred de Vigny : « le caractère sacré que doit donner la présence du vrai ».
Dès la fin de 1885, Lemaître rédigeait au Journal des Débats le feuilleton dramatique. Et, le dimanche soir, le tout-Paris qui sait lire ouvrait les Débats, le sourire sur les lèvres gourmandes, comme à la promesse d’une petite débauche spirituelle. Lemaître y succédait à Jean-Jacques Weiss qui succédait à Jules Janin qui succédait à Geoffroy : il y sera remplacé par Faguet qui passera la plume à M. Henri de Régnier de qui la tiendra M. Henry Bidou, car les journalistes des Débats se citent comme la suite d’une dynastie. Ln tableau de Jean Béraud représente la rédaction des Débats en 1889, année de son centenaire. Elle est groupée autour de Patinot, gendre du dernier Bertin : voit un Bourget qui écoute Taine avec recueillement, et un Lemaître souriant aux paradoxes de Weiss tandis que Renan, tassé, observe du coin de l’œil ce sourire et se demande, vaguement inquiet, s’il n’en serait point l’objet. Lemaître recevait donc un héritage considérable : dans ce feuilleton Geoffroy s’était montré classique, avec des œillères, Janin romantique débridé, Weiss informé de tout plutôt que de théâtre. Le nouveau venu allait s’y révéler incomparable. La trinité Augier Dumas-Sardou régnait encore, assistée du triomphant duo Meilhac et Halévy, d’Édouard Pailleron et de quelques autres satellites. Parmi les nouveaux venus Henry Becque, avec ses admirables et trop noirs Corbeaux, frayait les voies au Théâtre Libre. Hervieu reprenait avec une tragique pitié le procès de Dumas contre la société, M. de Porto-Riche parait et aggravait l’amour de toute la sensualité moderne, M. Lavedan mettait le monde en comédie, M. Donnay tempérait de sa grâce et de son ironie la douleur des conflits amoureux, M. Capus prenait par la main le jeune homme désargenté pour lui obtenir une situation sociale, M. Marcel Prévost analysait les perversions d’une classe que le luxe et la vie cosmopolite avaient corrompue, M. Brieux se penchait amoureusement sur le peuple, M. de Curel apportait le parfum de ses bois de Lorraine, cependant que Rostand renouvelait le théâtre en vers avec la Princesse lointaine et l’immortel Cyrano. Le jugement de Lemaître n’est en défaut ni sur le passé, ni sur l’avenir. On ne saurait même lui reprocher certaine préférence, très marquée pour les pièces de Meilhac et Halévy dont la sagesse amusée, faite de nonchalance et d’abandon indulgent à la vie qu’on ne contrarie pas impunément, le flatte dans le sentiment qu’il a de lui-même. Puis il y trouve le charme de Paris, ce qu’un romancier, M. Abel Hermant, a appelé le frisson de Paris. Enfin il est reconnaissant aux deux auteurs de l’avoir présenté à une très belle personne qu’il honora d’un culte jusqu’à sa mort. À la vérité, il la connaissait déjà, et fort bien, mais il n’avait pas osé l’aborder. Il se rappelait sa première apparition dans le troisième chant de l’Iliade. À cause d’Hélène, car c’est elle — deux peuples se massacrent, mais dès qu’on la voit, le cœur s’émeut et les vieillards eux-mêmes s’inclinent devant l’enchanteresse. Une force mystérieuse et divine la conduit. Ainsi est-elle un peu intimidante. Meilhac et Halévy ont changé la fille de Léda en « une belle petite du second Empire », mais cette familiarité ne va pas sans affection, et voici que, tenté, Lemaître lui parle, et bientôt, enhardi, lui pince l’oreille. Il lui fera marier Télémaque à qui il donnera pour témoins MM. Maurice Donnay et Claude Terrasse. Et le pli sera pris : il descendra de leur piédestal, sinon les déesses, du moins les grands hommes. Il les rapprochera de nous à tel point que, d’abord flattés, nous leur marcherons bientôt sur les pieds, trop prompts à nous persuader, sur la foi de notre critique, que tout comprendre c’est tout égaler.
Aux auteurs modernes, Lemaître, bientôt, préféra les anciens. Ses meilleurs feuilletons sont consacrés au théâtre classique, et aussi — honni soit qui mal y pense — aux cafés-concerts, aux féeries, aux ballets, aux théâtres d’ombres, de marionnettes, aux pantomimes. Il n’y a pas là contradiction. Ce qu’il aime chez les classiques, c’est tout ce que nous y pouvons retrouver ou mettre de nous- mêmes. Le commentaire des siècles a déposé un halo autour des grandes œuvres. Le prince Hamlet porte le poids de toutes les incertitudes qui, depuis l’apparition du fantôme sur la terrasse d’Elseneur, se sont abattues sur les hommes. Tous les rêves peuvent se nicher dans les féeries de Shakespeare, comme les oiseaux dans un vieil arbre. Et quant aux ballets, aux ombres, aux marionnettes, ils deviennent un canevas sur quoi broder nos variations. Celles de Lemaître sont une fine dentelle de réflexions humaines.
Cette période brillante de Lemaître fut pareille à un feu d’artifice. C’est ce Lemaître impertinent qui fait de Polyeucte, un anarchiste, de Corneille, un marguillier, de l’Académie, car vous y figurez, Messieurs, sans nulle vanité, une boîte, et du dieu enfin, de celui qui sonna les sept cordes de la lyre, un Homais à Pathmos. Il jongle avec son esprit. La littérature est bien pour lui un jardin de bouquets. L’Exposition de 1889 vient ajouter à ce Paris déjà si capiteux un charme bizarre de foire internationale. Cependant il ne faut point médire de cette Exposition. Les générations issues de la guerre — la guerre de 1870 — et qui n’avaient pas pris part à la guerre, avaient répandu un amer pessimisme. Les maîtres les plus applaudis étaient désenchantés de l’esprit ou de la chair. On eut alors l’impression que Paris redevenait le centre du monde, que la France tenait encore la tète de la civilisation dans les lettres, les arts, les sciences, les inventions, la production industrielle, et peut-être surtout dans l’organisation du plaisir. L’orgueil de la race, trop comprimé, jaillit comme, du sol contracté, les fontaines lumineuses. Elles brillaient un peu trop, mais l’eau qui coulait venait de nos réservoirs.
Lemaître ne s’en est pas tenu à la critique, il a abordé le roman et le théâtre. Je ne saurais toutefois ranger parmi les contes la série des En marge des vieux livres qui sont de la plus vivante critique, et de la plus pénétrante. Son unique roman, les Rois, écrit d’un style qui a la transparence du cristal, se ressent de quelque artifice. On songe aux Rois en exil, car son prince Hermann y serait envoyé sans nul doute s’il n’était assassiné, Hamlet royal qui semble ignorer, comme l’autre, que la conscience, selon l’immortel diagnostic de Shakespeare, peut faire de l’homme un lâche en paralysant une action qu’exige le salut d’un peuple.
Lemaître avait dû se hausser pour atteindre un tel sujet, et il n’aimait pas la contrainte. Il est plus à l’aise dans ses comédies. La première, Révoltée, jouée à l’Odéon en 1889, c’est encore une méprise, cette douloureuse aventure d’amour qu’il avait contée en fragiles chansons. Il y a dans son héroïne de la romanesque et pitoyable Emma Bovary et dans son héros — horresco referens ! — du sympathique ingénieur du Maître de forges. Mais la douleur humaine a passé là. Il n’est pas de sujets, il n’est que des auteurs quand il s’agit de peinture de mœurs on, d’étude psychologique. Le Député Leveau que représenta peu après le Vaudeville est un type solidement campé d’homme politique, mais il y avait eu Rabagas et Numa Roumestan. Le vrai Lemaître auteur dramatique, il est dans l’Aînée où, sous les détails plaisants, se joue le drame d’un cœur sacrifié dont la détresse nous fait mieux comprendre le mérite de tous ces renoncements quotidiens qu’accomplissent dans l’ombre tant de femmes mal résignées. Il est encore dans l’Age difficile et dans la dont le sujet est presque pareil. L’âge difficile, c’est celui où il faut accepter de vieillir, c’est la soixantaine. Encore Lemaître nous fait-il bonne mesure, puisqu’au XVIIe siècle à quarante ans on était un barbon. Il est vrai qu’à vingt-cinq on était alors général ou ambassadeur. Vieillir : l’homme et la femme s’y résolvent difficilement. Une de celles qui avaient le moins renoncé, Mme de Staël, avait pourtant donné de la vie une recette qui ferait de la vieillesse une ascension : Le but de la vie, disait-elle, ce n’est pas le bonheur, mais le perfectionnement.
Toutes ces pièces de Lemaître s’effacent devant un chef-d’œuvre, le Pardon. Il faut, pour composer un chef-d’œuvre, outre le génie, un peu de chance, car le chef-d’œuvre est affaire de proportion exacte entre l’auteur, le sujet, le cadre et l’exécution. Le Pardon en a tous les signes : rien de trop et tout y est, un style d’une pureté de source, mais qui reflète un ciel nuageux, trois personnages, tous essentiels, un bouleversement des cœurs sans aucun ressort matériel, et notre douleur et notre faiblesse dévoilées. C’est la tragédie de la fragilité. Un disciple de Racine a donné des sœurs plus tremblantes à Bérénice plus courageuse, à Phèdre plus attentive à son péché. Il n’est pas indifférent qu’un grand critique se soit révélé poète, romancier, auteur dramatique. On l’a bien vu pour le poète de Joseph Delorme et le romancier de Volupté. Quelque reflet du plaisir de créer continue alors d’envelopper les ouvrages qui prennent pour base les créations des autres, comme la lumière du soir vient se mêler à la lumière des lampes dans un cabinet .de travail dont les fenêtres sont restées ouvertes.
Vous aviez appelé Jules Lemaître parmi vous en 1895, au fauteuil de Victor Duruy. La renommée littéraire ne l’éblouissait point. Au hasard presque de ses livres se retrouve la trace d’un scepticisme en voie de se détruire lui-même. Ainsi allait-il rechercher, sans la désirer, une autre gloire, celle d’un grand citoyen. Mais, tandis que les romantiques, un Lamartine, un Hugo, un Michelet, entrèrent dans la vie politique en se considérant comme investis, de par leur autorité littéraire, d’une mission sacrée, Lemaître n’y vint que par conviction intime et parce qu’il retrouvait en lui, sous l’homme de lettres dont il n’était pas assez fier, l’homme de son village, ou plutôt, pour employer la magnifique formule de M. Maurice Barrès, l’homme de sa terre et de ses morts. Il y avait toujours eu chez cet apparent sceptique le goût des humbles vertus cachées, des petites gens qui se débattent dans les difficultés matérielles, du menu peuple, celui de Villon et de Veuillot. Il se plaisait, dans ses pièces, à citer le terrible mot de Bourdaloue sur l’origine des fortunes. Et par avance il dénonçait ce bolchevisme d’en haut, plus dangereux encore que celui d’en bas, car il contribue par l’exhibition de son luxe et de son égoïsme à renverser la hiérarchie des valeurs et à énerver cette direction sans quoi aucune société humaine ne saurait durer. Il avait contre le monde d’anciens griefs : il lui reprochait d’avoir trahi Racine et avili Jean-Jacques. Ce ne sont donc point des influences mondaines, si chères lui fussent-elles, qui sollicitaient son intervention quand le pays fut déchiré en deux camps par une discorde trop célèbre dont nous risquâmes d’être grandement affaiblis et dont je ne veux pas évoquer plus longuement le souvenir, car nous sommes à l’heure de chercher ce qui rapproche tous les Français, et non ce qui les a séparés. Il avait reproché à Sully- Prudhomme de chanter l’action sans quitter sa chambre : il se mit d’accord avec ses pensées les plus profondes, car il voyait la nation désarmée. Un neutre qui nous aimait, frappé de nos divisions que suivait l’univers entier, put écrire un ouvrage intitulé : Les deux France. Mais l’univers entier vit bien, au jour périlleux, qu’il n’y en avait qu’une dressée unanimement pour la défense de son droit. Que cette unité survive à la guerre, n’y devons-nous point travailler tous, en face de l’incertain avenir ?
Comme ces compagnons dont Mme Sand a raconté l’aventure, Lemaître fit son tour de France au nom de la Patrie française, ne cherchant pour lui aucun mandat, aucun honneur, se contentant de semer les idées. Il devait, plus tard, par un scrupule auquel il convient de rendre hommage, reprendre ce même chemin quand ce sceptique, affamé de certitude, l’eut trouvée dans le groupement de l’Action française dont il célèbre dans ses Lettres à un ami le faisceau uni et l’admirable théoricien politique, ce Charles Maurras qui « exerce sur ses collaborateurs un ascendant comparable à celui de Lamennais sur ses compagnons de la Chesnaye ». Il avait vu, enfant, l’œuvre de construction de la monarchie aux lieux mêmes où elle a laissé le plus de traces. Et il aimait le bouillonnement de cette jeunesse qui l’entourait et qui devait montrer au jour de l’épreuve nationale tant d’ardeur et de générosité.
De la vie politique il était revenu, désabusé, à ses livres qui, des beaux dessins de leurs anciennes reliures, tapissaient les parois de son atelier de la rue d’Artois. Un homme vint l’y chercher, un homme à l’apparence douce et réservée, et qui, sous ces dehors courtois, cache une ténacité plus redoutable que les éclats d’un Brunetière, mais toute consacrée au culte des lettres françaises. Cet homme l’emmena d’autorité et lui donna une chaire de littérature, et c’est M. René Doumic qui préside aux destinées de la Société des Conférences. Cette Société des Conférences, quand Brunetière se vit refuser l’accès du Collège de France et de la Sorbonne, lui avait fourni l’occasion de professer un cours sur l’Encyclopédie. Quand la politique fit des loisirs à Jules Lemaître, elle lui proposa d’enseigner encore. Là il prononça — avec quel art de bien dire, et quelle voix persuasive ! — ses fameuses leçons sur Jean-Jacques Rousseau, Jean Racine, Fénelon et Chateaubriand. Un trait leur est commun, et c’est la passion de la vie humaine recherchée dans sa scrupuleuse vérité. De ses personnages, il compose des biographies morales où les œuvres sont étudiées dans le cerveau, le cœur, les nerfs d’où elles sortirent. Son analyse se joue, et spécialement quand il est question d’un malade comme Jean-Jacques, sur ces confins où l’âme et le corps se confondent.
De ces quatre biographies morales celle qui fut écrite avec le plus d’amour est celle de Racine. Il dit : Jean Racine. Il ne donne pas leur prénom familier à Mgr François de Salignac de Lamothe-Fénelon, ni au vicomte Francois-René de Chateaubriand, et quant à Jean-Jacques il ne fut que prénoms, comme s’il avait répudié la famille pour ses ascendants comme pour ses descendants. Mais il rapproche tendrement de nous l’auteur de Bérénice. Jamais ne fut mieux dégagé ce qu’il y a d’humain et d’éternel dans son génie, ni la part faite aux disciplines de Port-Royal comme à l’avidité d’un cœur passionné. Et comme on dépose des fleurs au pied des autels, le critique, vaincu par la perfection, après avoir rappelé cette scène de la Sylvie de Gérard de Nerval où l’on voit de petites filles danser sur une pelouse de Ile-de-France en chantant de vieux airs d’autrefois, convoque autour de lui, comme des femmes, les tragédies de Racine, en compose, lui aussi, une ronde, et dépose à leurs pieds cette strophe : « Elles dansent en rond sur la pelouse et dans le jardin du roi, en chantant des airs qui viennent de très loin dans le temps et dans l’espace, mais d’un français si naturellement pur que c’est en les écoutant qu’on se sent le mieux vivre en France, et avec le plus de fierté intime et d’attendrissement. » Qui n’a pas entendu Lemaître soupirer ces tendres paroles à la gloire de Racine ne sait point exactement ce que peut être ce français si naturellement pur quand la pureté de l’accent vient se joindre à la pureté du texte. Et pour ma part, je découvre dans cette strophe plus d’autorité que dans tous les discours politiques pour faire aimer et comprendre notre pays, tant il est vrai que les jongleurs ont toujours servi Notre-Dame avec leurs meilleurs tours.
La voix seule n’avait pas changé et gardait la jeunesse de son timbre et son émouvante persuasion. Mais l’âge difficile était venu. La vieillesse s’était abattue sur Lemaître, prématurément. Au mois de juillet 1914, il s’était retiré, très las, dans sa maison de Tavers. Son cher Lamartine lui revenait-il à la mémoire :
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort...
À pas lents, courbé, il se promenait encore dans son allée de peupliers, au bord du Ru, et souvent il tenait à la main un exemplaire de Racine qu’il ne pouvait plus lire. C’est là qu’il apprit, le 2 août, la mobilisation et la guerre. Cette nouvelle le secoua dans ses profondeurs. Le mal de la patrie envenima son mal. Revit-il l’invasion de 1870 qui avait déferlé jusqu’à Tavers ? Eut-il confiance dans ces jeunes gens qu’il avait connus si ardents ? Et pendant qu’il agonisait, les trains fleuris, le long du fleuve, emportaient les hommes de France qui chantaient. Il s’éteignit doucement le 5 août, ayant reçu les sacrements de l’Église qu’il n’avait jamais écartée de son cœur, sinon de son esprit. Dans son testament qui est daté du 1er septembre 1913, il est dit : « Je meurs dans la religion catholique. Pas de discours, pas de troupes, pas de cérémonie à Paris. Je désire être enterré à Tavers. »
J’ai rendu visite à sa tombe. C’est une simple dalle que surmonte une croix de pierre. Là, son père et sa mère l’attendaient. Et sa fin est d’accord avec ses origines, avec ce paysage harmonieux, paysage harmonieux, presque humain, qui l’entoure. L’auteur du Veuillot et du Lamartine est revenu à son peuple paysan et à sa terre.
Dans un de ses contes, qu’il voulait récrire à la fin de sa vie, Serenus, histoire d’un martyr, Serenus rédige lui-même son oraison funèbre : « J’ai cherché vainement la vérité, dit-il. Je me suis efforcé, dans mon adolescence, d’atteindre à la sainteté telle que je la concevais. Et si j’ai été paresseux, voluptueux et faible, si j’ai peu fait pour les autres hommes, j’ai toujours eu pour eux beaucoup d’indulgence et de pitié. » Et sur la tombe de Serenus qui eut la piété sans la foi s’accomplissent néanmoins des miracles.
Il est des miracles aussi dans l’ordre littéraire; ils attestent, par delà la mort, la survie bienfaisante des écrivains qui revêtirent d’une forme achevée leur recherche de la vérité, et dans un but d’amour des hommes. Et il me sembla que, dans ce petit cimetière de Tavers, j’apportais à Lemaître un témoignage auquel il eût été sensible parce que le miracle jailli de ses œuvres en révèle d’un coup la signification.
Ce témoignage est une parole que j’ai recueillie au cours de la guerre. Celui qui la prononça débarquait de l’un de ces convois de malheureux réfugiés que l’Allemagne nous renvoyait par la Suisse avant son offensive du 21 mars dont elle attendait en vain la victoire. Ancien maire de Roubaix, il avait occupé dans l’industrie du Nord une des premières places. Il me retraça la dure vie de l’occupation, les officiers allemands installés chez lui, leur insolence et leur sans-gêne. Comment avait-il résisté ? — Je lisais, me dit-il. Ma bibliothèque était mon pays. Ainsi ai-je relu tout Lemaître. Et mes hôtes forcés me trouvaient souriant. Ils me croyaient leur prisonnier, quand un Français m’avait délivré
Heureux l’écrivain dont l’œuvre reflète, comme une eau pure, nos coteaux et nos vignes, nos maisons et nos bois, et nous présente le visage de notre terre et l’image de notre ciel où flotte, tel un nuage sur l’Ile-de-France, notre éternel rêve...