Dire, ne pas dire

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​L’orthographe : Histoire d’une longue querelle

Le 1 septembre 2016

Bloc-notes

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1. Du Moyen Âge à la première édition du Dictionnaire de l’Académie

 

La querelle de l’orthographe, qui occupe régulièrement l’actualité, redonne vie à des arguments qui ne datent pas d’aujourd’hui. Elle est de fait aussi ancienne que les premières tentatives pour instaurer une graphie commune d’une langue dont l’usage ne s’imposera que par une décision politique, le français.

Pour nous, depuis la Renaissance, l’« orthographe » ou « droite graphie », ce n’est pas seulement la façon d’écrire les mots ; c’est l’ensemble des règles et des usages considérés comme une norme pour transcrire les mots d’une langue parlée. Mais auparavant, au Moyen Âge, aux xiie-xiiie siècles, l’écriture n’est qu’une sorte d’aide-mémoire, plus ou moins instable, dans une civilisation essentiellement orale. Et ses bases sont essentiellement phonologiques, avec des insuffisances et des contradictions.

Tout change d’abord avec l’invention de l’imprimerie ; un mouvement de simplification est lancé par les imprimeurs au xvie siècle et appuyé par des auteurs comme Ronsard : il échoue en grande partie parce que les plus novateurs sont soupçonnés de protestantisme, et forcés de s’expatrier, notamment en Hollande. Mais sur quoi repose l’idée d’une « simplification » ? Sur celle d’une fidélité à la prononciation des mots. Or l’idée même qu’il faut écrire les mots « comme ils se prononcent » est extrêmement ambiguë, l’écriture étant une convention qui suppose des codes pour la transcription des sons de la voix en signes graphiques. Elle introduit donc nécessairement un arbitraire.

Les membres de la Pléiade vont s’affronter vivement sur ce sujet. Guillaume Des Autels qui fait partie de la première Brigade, mouvement dont la Pléiade tire ses origines, s’oppose vigoureusement aux propositions de Louis Meigret qui, dans Traite touchant le commun usage de l’escriture françoise (1542), s’inscrivait dans le courant de fidélité à la prononciation. En fait, le premier à avoir soutenu qu’on devait « écrire comme on parle » fut Jacques Peletier du Mans, suivi donc par Louis Meigret, qui attaque vivement les partisans d’une orthographe étymologique : il les nomme les « Latins » et leur oppose ceux dont il fait partie, qu’il nomme les « Modernes » et qui défendent une orthographe phonologique. Cette querelle révèle des arrière-plans politiques et sociaux : Marot, Meigret et les réformés se préoccupent des difficultés que peut rencontrer un peuple qui n’a pas accès au latin ni au grec, et sont donc favorables à une modernisation de l’orthographe. Quant à Rabelais, il crée son propre système graphique, intitulé, en 1552, censure antique. « La graphie doit rendre compte de l’origine du mot (ecclise, medicin, dipner) et être à même de noter les corruptions phonétiques qu’il a subies », souligne Mireille Huchon.

Au fond, le tableau est déjà posé et il ne variera guère : la manière d’écrire les mots doit ou bien tenir compte de leur origine ou bien tenter de les transcrire phonétiquement.

D’où, aux extrêmes, d’un côté le phonétisme absolu (chez Louis Meigret), de l’autre, la latinisation et parfois même l’hellénisation chez Robert Estienne. C’est à cette deuxième tendance qu’on doit d’avoir écrit « sçavoir » avec un ç, parce qu’on rattachait le verbe au latin scire et non à sapere. Et c’est à la sagesse de l’Académie qu’on doit la graphie actuelle, enregistrée en 1740, dans la 3e édition de son Dictionnaire.

L’opposition reviendra régulièrement, jusqu’à nos jours, et on revendique périodiquement de simplifier l’orthographe pour en fixer les règles selon la façon dont les mot sont prononcés, tâche impossible disait au xixe siècle le linguiste Darmesteter : les « fonétistes » sont des ingrats et des barbares. Mais n’anticipons pas : revenons au moment où la question de l’orthographe prend un tour décisif. C’est au milieu du xvie siècle, avec les progrès de la centralisation politique, et l’arrivée au pouvoir de François ler. Car, à ce moment-là, la France en réalité est bilingue : la grande masse de la population parle un français vernaculaire, tandis que les actes administratifs sont rédigés en latin. L’extension de l’usage du français est indispensable à l’établissement et au progrès de l’administration et de la justice royales dans le pays. Une ordonnance promulguée déjà sous le règne de Charles VII, en 1454 au château de Montils-lès-Tours, puis surtout l’ordonnance de Villers-Cotterêts, signée par François Ier en août 1539, lui donnent une assise juridique. La reconnaissance du français langue du roi et langue du droit, comme langue officielle, se trouve appuyée, sur le plan littéraire, par la Défense et illustration de la langue française, que Joachim du Bellay publie dix ans plus tard, en 1549.

La langue cependant n’est pas encore considérée comme fixée : d’où, en 1635, la volonté manifestée par le cardinal de Richelieu de donner un caractère officiel à une assemblée de lettrés qui se voit confier une mission d’intérêt national : « Après que l’Académie Françoise eut esté establie par les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui par les mesmes Lettres avoit esté nommé Protecteur & Chef de cette Compagnie, luy proposa de travailler premierement à un Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhetorique & à une Poëtique. Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la composition du Dictionnaire qu’elle donne presentement au Public, en attendant qu’elle s’acquitte des autres. »

Cette mission est donc inscrite dans les statuts mêmes de l’Académie : « Fixer la langue française, lui donner des règles, la rendre pure et compréhensible par tous. » La première édition du Dictionnaire date de 1694. Les choix des Académiciens sont clairs, leur souci est de préserver l’information étymologique dans leur Dictionnaire. Préface : « L’Académie s’est attachée à l’ancienne Orthographe receuë parmi tous les gens de lettres, parce qu’elle ayde à faire connoistre l’Origine des mots. C’est pourquoy elle a creu ne devoir pas authoriser le retranchement que des Particuliers, & principalement les Imprimeurs ont fait de quelques lettres, à la place desquelles ils ont introduit certaines figures qu’ils ont inventées, parce que ce retranchement oste tous les vestiges de l’Analogie & des rapports qui sont entre les mots qui viennent du Latin ou de quelque autre Langue. Ainsi elle a écrit les mots Corps, Temps, avec un P, & les mots Teste, Honneste avec une S, pour faire voir qu’ils viennent du Latin Tempus, Corpus, Testa, Honestus. »

Dans les années qui précèdent, l’Académie française s’était déjà vu soumettre diverses propositions ou tentatives pour ce que Ménage, en 1639, nomme « la reformation de la langue françoise ». Car ces questions agitent la ville et la cour : vers 1660 est de nouveau apparue, comme à la Renaissance, l’idée d’une « ortographe simplifiée », soutenue par les Précieuses. On leur doit ainsi le remplacement d’« autheur » par « auteur », de « respondre » par « répondre » : le Dictionnaire de l’Académie française du reste les a suivies sur ce point.

En 1673, l’Académie française demande donc à l’un de ses membres, François Eudes de Mézeray, d’établir des règles pour l’orthographe française. Eudes de Mézeray était entré à l’Académie en 1643, succédant à Voiture. C’était un original qui travaillait à la chandelle en plein midi et laissa une Histoire de France dont Saint-Beuve loue les qualités. Pour Mézeray, l’Académie doit préférer « l’ancienne orthographe, qui distingue les gens de Lettres d’avec les Ignorants et les simples femmes ». Avec cette formule de Mézeray, l’Académie définit alors une position qui sera le point de départ d’une durable accusation de « conservatisme ».

Mais, pour certains, la publication du Dictionnaire est marquée par d’intolérables retards : en 1680, Richelet, qui ne considère d’ailleurs nullement Mézeray comme un « historien fort estimable », publie son Dictionnaire françois avec un système complet d’orthographe simplifiée.

Richelet s’était occupé personnellement de rédiger les définitions. Le travail fut rapidement terminé, au bout d’un peu plus d’un an, et Richelet se rend à Genève pour y faire imprimer son Dictionnaire chez Jean Herman Widerhold. L’ouvrage ne peut entrer en France que clandestinement. Le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses connaît un succès rapide et Richelet ne fut pas autrement inquiété par les autorités, sans doute grâce à la protection que lui procurait son amitié avec Patru. Premier dictionnaire entièrement écrit en français, le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de Richelet met en relief les entrées par différentes techniques typographiques, ce qui en fait le premier dictionnaire à distinguer clairement les divers sens d’un mot. Il reprend la tradition des imprimeurs hollandais en inscrivant les trois premières lettres de chaque mot en haut des pages en suivant l’ordre alphabétique.

Dans le même temps, et lui aussi agacé par les lenteurs de l’Académie, à laquelle il reproche également de ne pas suffisamment prendre en compte les termes scientifiques, techniques et artistiques, Furetière obtient du roi de publier son Dictionnaire, commencé dès le début des années 1650 : le Discours préliminaire de la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie françoise reprochera à Furetière, mort en 1688, d’avoir profité du travail de ses confrères. Cette affaire fait grand bruit : Furetière est exclu mais non remplacé. Furetière demeure cependant très proche des académiciens dans le choix d’une orthographe « étymologisante », avec toutes les faiblesses d’une science encore très imprécise.

Sur cette question de l’étymologisme, on pourra se reporter, entre autres, à un article de la Revue contemporaine (juillet et août 1852), dont l’auteur, un certain Francis Wey, partisan, en pleine période romantique, des choix de Furetière, note que celui-ci n’est connu que par « ce qu’en disent ses ennemis ». Francis Wey, que Charles Bruneau n’aimait guère, n’était pas lui-même un étymologiste bien fiable, puisqu’il pensait que « donjon » venait de « domus junctae » et « ma moitié » de « mea mulier ».

(à suivre)

Danièle Sallenave
de l’Académie française

Excessivement au sens de Très

Le 1 septembre 2016

Emplois fautifs

L’adverbe excessivement est un synonyme de « trop » et s’emploie pour signaler ce qui est fait sans modération, en dépassant la mesure moyenne ou permise. On dira ainsi Il boit excessivement ou Il roule excessivement vite. On l’emploiera donc toujours dans un contexte négatif puisqu’il signale un excès, un défaut : Il est excessivement susceptible, elle est excessivement maniérée. Mais on se gardera bien de l’employer en lieu et place d’adverbes comme très ou tout à fait avec un adjectif de sens positif, évoquant une qualité, sauf si l'on veut faire de cette qualité poussée à l’extrême un défaut. On évitera de même l’emploi de l’adjectif excessif quand c’est extrême ou très grand qui conviendraient.

on dit et on écrit

on ne dit pas, on n’écrit pas

Elle est extrêmement gracieuse

Il m’est tout à fait sympathique

Il a répondu avec une très grande politesse

Elle est excessivement gracieuse

Il m’est excessivement sympathique

Il a répondu avec une excessive politesse

 

Feeler au sens de « Se sentir »

Le 1 septembre 2016

Anglicismes, Néologismes & Mots voyageurs

On commence à entendre ici ou là un nouveau verbe, feeler. Il s’agit d’une francisation de l’anglais to feel, « toucher, sentir », et surtout « se sentir ». On le voit, le français dispose lui aussi de verbes rendant compte de ces actions et de ces états, et il n’est donc pas nécessaire de recourir à un anglicisme pour les exprimer. On ajoutera pour conclure que, si le verbe feeler est un barbarisme en français, c’est un nom parfaitement correct en anglais, où il sert à nommer les organes tactiles de certains animaux, comme les antennes des insectes et les cornes ou, mieux, les tentacules oculaires des escargots.

on dit

on ne dit pas

Je me sens bien aujourd’hui

Pour aller mieux…

Je feele bien aujourd’hui

Pour feeler mieux…

 

Expliciter au sens d’Expliquer

Le 1 septembre 2016

Extensions de sens abusives

Le verbe expliciter signifie « rédiger ou énoncer de façon claire et précise ce qui était implicite » ; il s’emploie surtout dans le domaine du droit pour préciser qu’un document est rédigé sans laisser d’ambiguïtés. C’est donc une erreur que de donner à ce verbe le sens d’expliquer, ce dernier signifiant « faire comprendre, exposer avec clarté » et « faire connaître la cause, les motifs de tel ou tel fait ».

on dit

on ne dit pas

Expliquer une théorie

Expliquer le fonctionnement d’une machine

Expliquer le développement d’une épidémie

Expliciter une théorie

Expliciter le fonctionnement d’une machine

Expliciter le développement d’une épidémie

 

Roland C. (France)

Le 1 septembre 2016

Courrier des internautes

Est-il correct d’écrire ou de dire « aux fins » à la place de la préposition « afin » lorsqu’il y a plusieurs objets.

On trouve souvent cette formulation dans les décisions de justice, mais pas dans les dictionnaires.

Roland C. (France)

L’Académie répond :

Aux fins se trouve plusieurs fois dans notre Dictionnaire. On lit ainsi, à l’article Essai : « Prise d’essai, prélèvement opéré sur une substance, un corps, aux fins d’analyse ».

Présenter un examen au sens de Se présenter à un examen

Le 4 août 2016

Extensions de sens abusives

Le verbe présenter s’emploie fréquemment dans les domaines scolaires et universitaires. On peut ainsi très bien dire présenter une thèse parce que l’on expose cette thèse à un jury, mais présenter un examen est incorrect : le candidat, en effet, n’« expose » pas un examen, mais s’y soumet. On doit donc dire se présenter à un examen ou passer un examen. On rappellera que cette dernière expression ne signifie pas qu’on le passe avec succès, comme pourrait le laisser croire le faux ami anglais to pass an exam, « être reçu à un examen ».

on dit

on ne dit pas

Il s’est présenté à l’examen du barreau

Il a passé les épreuves d’admission à Polytechnique

Il a présenté l’examen du barreau

Il a présenté Polytechnique

 

Que dire en 1872 ?

Le 12 juillet 2016

Bloc-notes

Michael Edwards
Que dire en 1872 ?

Feuilleter de vieilles grammaires apporte un plaisir teinté d’inquiétude et de nostalgie. Mon épouse a trouvé parmi les livres accumulés dans sa famille une Nouvelle Grammaire française de 1872, de M. Noël, inspecteur général de l’université et M. Chapsal, professeur de grammaire générale. Cet ouvrage « mis au rang des livres classiques, adopté pour les Écoles primaires supérieures et les Écoles militaires » présente, sur les trois pages du dernier chapitre : « Locutions vicieuses », deux colonnes de mots et d’expressions intitulées à gauche : Ne dites pas et à droite : Dites. Mais oui, c’est le précurseur modeste de notre Dire, ne pas dire ! La formule « Ne dites pas, dites » revient souvent dans le corps de l’ouvrage, avant tout dans un chapitre d’« Observations particulières » sur de nombreux autres mots comportant des difficultés (« ne dites donc pas : J’ai gagné mieux de cent francs [...] ; mais dites : plus de cent francs »).

Dans les deux colonnes du vice et de la vertu, l’on rencontre des confusions comiques : apparution et disparution, par exemple, ou voix de centaure pour voix de stentor ; certains mots allongés non dénués de charme : généranium, rébarbaratif ; des formations exubérantes ou illogiques ayant le goût piquant de l’anarchie : dépersuader, il ne décesse de parler. Quelques mots sembleraient venir de la campagne : un mésentendu, ajamber un ruisseau, et beaucoup d’altérations sont dues vraisemblablement au fait que des gens peu lettrés étaient obligés de se fier à leur oreille : franchipane, linceuil, palfermier, trésauriser.

Ces listes de proscriptions et de prescriptions invitent néanmoins à réfléchir. Si quelques-unes des fautes signalées persistent encore et sont toujours à corriger : la clef est après la porte, et qu’au moins deux d’entre elles figurent dans Dire, ne pas dire : la maison à mon père, une affaire conséquente pour importante, le temps a très souvent désavoué MM. Noël et Chapsal, en convertissant un abus en un bon usage. Ils enjoignent d’éviter chipoteur et d’employer chipotier ; c’est chipoteur qui a prévalu. Ils dédaignent embrouillamini en faveur de brouillamini ; le premier, selon le Dictionnaire de l’Académie française, est la forme plus usitée, le deuxième, pour le Petit Robert, est « vieilli ». Ils rejettent il brouillasse et préconisent il bruine ; nous les utilisons tous les deux. Ils combattent cet homme est fortuné, au motif sans doute qu’il est simple et de bonne langue de dire : cet homme est riche ; l’Académie reconnaît pourtant cette nouvelle acception de l’adjectif (une .famille fortunée). Nos auteurs n’ont pas plus de bonheur avec des expressions développées. « Ne dites pas, ordonnent-ils : Changez-vous, vous êtes tout trempé, mais dites : Changez de vêtements, vous êtes tout trempé. » Nous pouvons comprendre leur objection : ce n’est pas elle-même que la personne changera. Cependant, le Grand Robert non seulement affirme que se changer peut signifier changer de vêtements depuis 1787, mais offre en exemple : vous êtes bien mouillé, changez-vous. Ils interdisent comme de juste, au profit de comme de raison ou comme il est juste ; nous l’autorisons. Ils n’aiment pas faire une chose à la perfection, préférant faire une chose en perfection ; à la perfection s’est imposé, et si l’Académie reconnaît que l’on dit également en perfection, le Grand Robert le trouve « vieux ». Ils ne veulent pas que l’on dise acheter, vendre bon marché, mais à bon marché ; l’Académie leur donne raison dans la mesure où elle mentionne seulement la forme à bon marché, mais le Petit Robert, en reprenant précisément la locution « vicieuse » acheter, vendre bon marché, signale une forme encore courante.

Il ne s’agit pas de critiquer des grammairiens qui avaient à cœur d’apprendre aux élèves mieux que le bon usage – le meilleur usage possible du français. Une de leurs objections : fortuné ne devrait pas signifier riche, paraît d’autant plus judicieuse qu’elle écarterait un grave dérapage mental. La réussite de la nouvelle acception du mot, qui date elle aussi de 1787, en dit long, bien évidemment, sur notre système de valeurs, et plus particulièrement sur nos admirations, nos émerveillements. Il nous semble naturel de supposer qu’un homme fortuné, c’est-à-dire « favorisé par la fortune, par le sort », a nécessairement beaucoup d’argent, de possessions. Remy de Gourmont, né en 1858, se résignait ainsi à ce glissement du mot : « Fortuné prend le sens de riche : il suit l’évolution de fortune et les grammairiens n’y peuvent rien. » Les conseils que l’Histoire n’a pas suivis devraient nous faire hésiter. D’autres se trouvent parmi les « observations particulières » : disputer n’étant pas pronominal, « dites donc : Ils ont longtemps disputé, et non : Ils se sont longtemps disputés » ; « il ne faut pas dire : Je vous éviterai cette peine ; dites : Je vous épargnerai cette peine ».

Nous disons, là aussi, ce que naguère il ne fallait pas dire. Lesquelles de nos recommandations d’aujourd’hui paraîtront désuètes demain ?

L’intérêt de cet ouvrage ne se limite pas à la rubrique Ne dites pas / Dites. Il constitue d’abord une grammaire bien-pensante. Les exemples choisis orientent insidieusement les élèves dans une direction voulue : L’enfer, comme le ciel, prouve un Dieu juste et bon (pour indiquer que le verbe s’accorde seulement avec le premier sujet) ; Honorons Dieu, de qui nous tenons tout (pour montrer une phrase avec deux propositions) ; Dieu nous a donné la raison, afin que nous discernions le bien d’avec le mal (emploi du présent du subjonctif après un passé composé). Des leçons de morale se faufilent partout. Quand utilise-t-on le pluriel après un des ? L’intempérance est un des vices qui détruisent la santé. Quel est le rôle de et ? Cet enfant est instruit et modeste. Et ainsi de suite. Cette moralisation de la grammaire, dont les auteurs se félicitent dans leur préface, devient inquiétante au moment où, ayant défini le cas où amour, masculin, devient féminin au pluriel : « quand il signifie l’attachement d’un sexe pour l’autre », ils offrent coup sur coup, en se pinçant le nez, les exemples suivants : un amour insensé, un violent amour, de folles amours ! Quelles idéologies nos grammaires actuelles véhiculent-elles ?

Le livre sert ensuite à montrer d’autres aspects du français en évolution. Aussi tard qu’en 1872, nos auteurs affirment que les substantifs et les adjectifs terminés par ant ou ent et pourvus d’au moins deux syllabes conservent ou perdent le t au pluriel : enfants ou enfans, prudents ou prudens. L’Académie, à laquelle, pourtant, ils se réfèrent constamment, avait déjà adopté l’orthographe moderne. Ils nous apprennent également que l’usage de l’époque permettait un pluriel en als ou en aux pour les adjectifs colossal, doctoral, ducal, frugal, alors que nous ne connaissons pour ces mots qu’un pluriel en aux. La différence la plus surprenante – pour moi, anglophone d’origine, glissant ainsi dans l’instabilité du français – concerne la prononciation. Quelques exemples : e est muet dans petiller, le premier g de gangrène se prononce comme un c, g ne s’entend pas dans legs, ni i dans poignard, ni p dans cep de vigne. On prononce Michel Montaigne (sic) Michel Montagne, le z de Suez sonne comme s...

Et voici de quoi s’étonner encore davantage. La phrase suivante est marquée fautive : Peut-être ils pourront réussir, mais pourquoi ? À cause du pléonasme vicieux peut-être -pourront. La phrase correcte serait : Peut-être ils réussiront ! Elle ne passe pour nous que sous la forme : Peut-être réussiront-ils (l’Académie tenant Peut-être qu’ils réussiront pour familier). On entend souvent à la radio des phrases du genre Peut-être le gouvernement cédera, Peut-être il ne fera rien ; ceux qui les perpètrent semblent reproduire, inconsciemment ou non, l’anglais : Perhaps the government will yield. Ils retrouvent, non seulement le français classique (« Peut-être il obtiendra la guérison commune », La Fontaine), mais le bon usage du xixe siècle.

Cette grammaire nous enseigne ce qu’apparemment nous savons déjà : le français change continuellement, ainsi que l’anglais et toutes les langues vivantes. Cependant, la leçon transforme en une connaissance pratique de la modification incessante d’une langue, un savoir purement théorique. Nous oublions facilement un tel savoir devant un néologisme ou devant toute autre nouveauté linguistique, que nous risquons de rejeter en raison même de son allure inhabituelle.

La grammaire en 1872 peut enfin nous rendre nostalgique d’un état antérieur du français, par endroits plus riche. Quelle diversité dans l’emploi du subjonctif ! Les élèves des écoles primaires supérieures et des écoles militaires apprenaient qu’en dehors de la « règle » de la séquence des temps, on pouvait, on devait écrire : Je ne présume pas que vous m’eussiez écrit, quand même vous l’auriez pu, Je ne crois pas qu’il réussît sans vous, Je ne suppose pas qu’il eût réussi sans votre protection, et même Je ne croirai pas que vous étudiassiez demain, si l’on ne vous y contraignait. Le dernier exemple paraît outré ? Fait sourire ? Oui, mais écoutons les nuances de pensée que ces temps du subjonctif rendent possibles. Et les sons perdus du français d’alors ! Nous reconnaissons la différence de longueur du a dans âme et amazone, de e dans bête et bétail, de o dans mot et mode, de eu dans jeûne et jeune, quoique ces variations harmoniques s’estompent toujours davantage. La jeunesse d’il y a moins d’un siècle et demi devait se rappeler en plus que i était long dans épître et bref dans petite, que u était long dans flûte et bref dans culbute, et que ou était long dans croûte et bref dans doute. Nous aimons à juste titre la musique du français ; voilà des notes que nous ne jouons plus.

 

Michael Edwards
de l’Académie française

Être entrain de

Le 12 juillet 2016

Emplois fautifs

Le nom entrain est une création de Stendhal. On ne sait pas s’il est tiré du verbe entraîner, au sens de « charmer, enthousiasmer », ou s’il s’agit d’une forme agglutinée de la locution adjectivale (être) en train, « (être) dans une bonne disposition ». Quoi qu’il en soit, on se gardera bien de confondre ce nom avec cette locution adjectivale ou avec la locution prépositive « en train de ».

 

on écrit

on n’écrit pas

Il est plein d’entrain

Elle se sent très en train

Ils sont en train de jouer

Il est plein d’en train

Elle se sent très entrain

Ils sont entrain de jouer

 

Philosophie au sens d’Opinion

Le 12 juillet 2016

Extensions de sens abusives

Le nom philosophie a des sens bien précis. Il convient de ne pas les affaiblir et de ne pas les étendre de manière inappropriée, comme on l’entend trop souvent, en faisant de ce mot un synonyme trop vague et quelque peu prétentieux d’idée, d’avis ou d’opinion, ou même, dans ce sens, religion.

on dit

on ne dit pas

Je n’arrive pas à cerner son opinion

A-t-il quelque avis sur la question ?

Je n’arrive pas à cerner sa philosophie

A-t-il quelque philosophie sur la question ?

 

Du malheur d’être une petite négation atone et du bénéfice que tira de cette situation un nom commun devenu adverbe

Le 12 juillet 2016

Expressions, Bonheurs & surprises

La langue latine avait deux négations principales : non, prononcé « none », et ne, prononcé comme « nez ». En passant du latin au français, le e de ne s’est affaibli est devenu un e atone susceptible de s’élider. Ce e non accentué allait vite poser de graves problèmes à l’oral puisque, dans une langue parlée familière, cette négation ne, peu audible, fut rapidement supprimée : il n’était donc plus possible de distinguer une forme affirmative d’une forme négative. La langue adjoignit alors à ce ne bien mal en point, quand il n’était pas complètement amuï, des noms pittoresques suggérant l’idée d’une très faible valeur, comme un pois, un ail, une cive, une areste, un festu, un boton, un denier, une cincerele (une petite mouche), une eschalope (une coquille d’escargot), une mûre, une prune, un clou, un copeau, un brin de laine, etc. Mais surtout, et c’est là l’origine de nos négations, la langue ajouta à ce ne des substantifs correspondant sémantiquement à la plus petite unité pouvant compléter tel ou tel verbe : on associa ainsi le nom pas au verbe marcher, le nom mie (miette) au verbe manger, le nom gote (goutte) au verbe boire. Très vite ces compléments devinrent de simples adverbes interchangeables et longtemps, en ancien français, mie fut la négation la plus employée (on la trouve ainsi quarante-trois fois dans La Chanson de Roland, alors que pas n’y figure que quatre fois) : Que del roi mie ne conut, « Parce qu’il n’a pas reconnu le roi » (Le Conte du Graal, de Chrétien de Troyes) ; Ne te recroire mie, mais serf encor, « Ne te décourage pas, mais continue à servir » (Le Jeu de saint Nicolas, de Jean Bodel).

Après mie, pas et point étaient les négations les plus employées. Au xviie siècle, des grammairiens essayèrent de trouver des critères pour justifier l’emploi de la négation pas ou de la négation point. Le linguiste Antoine Oudin enseignait ainsi qu’elles ne devaient pas être confondues : « Point se rapporte aux choses qui portent quantité, et pas conclut une négation simple, ou de qualité : Je n’ai point d’argent et non Je n’ai pas d’argent. Je n’ai point vu de personnes, mais je ne l’ai pas vu. »

Le lien entre verbe et unité minimale pouvant le compléter se perdit assez rapidement. La proximité phonétique entre boire et voir, fit que n’y voir point fut remplacé par n’y voir goutte, une forme encore en usage aujourd’hui et pourtant très ancienne puisqu’on lit déjà chez Villehardouin, au tout début du xiiie siècle : Li dux de Venise, qui vialx hom ere et gote ne veoit…, « Le duc de Venise, qui était un vieil homme et n’y voyait goutte… »

Aujourd’hui, force est de constater que l’adverbe pas est devenu la négation universelle et qu’il a aussi écrasé le nom pas dont il est tiré. Il n’est pour s’en convaincre que de consulter la passionnante étude de Gunnel Engwall, de l’université de Göteborg, parue en 1984 et intitulée Vocabulaire du roman français (1962-1968). Ces travaux montrent que l’adverbe de négation pas est, dans la langue française, le 17e mot par ordre de fréquence, quand le nom pas n’occupe que la 341e place, six places devant le nom point, quand la négation homonyme est 1839e.

L’usage fait que cet adverbe pas se trouve souvent placé en fin de proposition et qu’il est donc accentué, ce qui contribue à mettre de nouveau la particule ne en grand péril : elle est en effet de moins en moins souvent prononcée à l’oral et n’est même parfois plus notée à l’écrit. Il n’est pour s’en convaincre que de songer à une chanson populaire, fort en vogue dans les années 1970, et dont le titre était, horresco referens, Tu veux ou tu veux pas ?

 

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