Centenaire de François Coppée à l'Académie des Jeux Floraux de Toulouse

Le 15 février 1942

Henry BORDEAUX

CENTENAIRE DE FRANÇOIS COPPÉE

A L’ACADÉMIE DES JEUX FLORAUX

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. HENRY BORDEAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le dimanche 15 février 1942

 

Messieurs et chers Confrères des Jeux Floraux,

En l’année 1896 votre Compagnie recevait au Capitole François Coppée qui, selon l’usage, prononça l’éloge de Clémence Isaure, votre fondatrice légendaire. Poète il emprunta le langage des dieux pour célébrer le charme de Toulouse, la ville rose.

L’Académie des Jeux Floraux a toujours réservé aux Poètes un traitement de faveur. Elle a distribué tour à tour l’Amarante, la Violette ou l’Eglantine d’or ou d’argent à Ronsard, à Maynard, à Marmontel, à Victor Hugo. Marmontel en témoigna même tant d’orgueil qu’il se vanta d’avoir été embrassé à profusion par les Toulousaines à cette occasion, ce qui excita la réprobation de l’un de vos secrétaires perpétuels : « On ne concevra jamais, déclara celui-ci, que des femmes appartenant aux premières classes de la société toulousaine se soient jetées au cou d’un jeune homme de vingt-deux ans pour le féliciter de ses succès littéraires ». Quel âge attendraient-elles donc ? Marmontel avait été couronné trois fois : un jésuite, le Père Lombart, le fut quatre et ne fut pas embrassé. Peut-être n’avait-il plus vingt-deux ans. Pour ma part, je ne crois pas à la vantardise de Marmontel, car il ne revint jamais à Toulouse. S’il y avait reçu des dames un tel accueil, nul doute qu’il n’y fût revenu.

François Coppée qui a écrit tant de vers d’amour, n’eût pas manqué d’envier Marmontel. Mais voici que Toulouse, devançant Paris sa ville natale, a voulu célébrer la première le centenaire de sa naissance. De là, ce matin, à la Chapelle des Carmes cette cérémonie musicale avec toute l’ampleur des Chants grégoriens exécutés en deux chœurs par la Schola des RR. P. Dominicains et par la Cantoria Jhésus-Nostre-Dame et avec l’émouvant sermon du R. P. Nicolas sur la Bonne Souffrance ; de là cette assemblée, ce soir, des Jeux Floraux dont vous avez réservé la présidence à l’Académie française qui m’a fait l’honneur de me déléguer.

 

I

On ne parlait plus guère de François Coppée. Son théâtre avait disparu des affiches, sauf, de loin en loin, une reprise du Passant. Le lisait-on ? Dans les cabinets de lecture, timidement quelque bureaucrate chevronné, quelque chétive modiste de banlieue, quelque chaisière réclamaient la Grève des Forgerons, les Intimités ou La Bonne souffrance. Voici que le rappel de son centième anniversaire de naissance (26 janvier 1842) vient opportunément rajeunir sa mémoire que l’oubli semblait déjà recouvrir comme un linceul. Et cependant il fut le poète de Paris. Il fut le poète des humbles, petits employés, commerçants de quartiers, tapissiers, ébénistes, tourlourous, servantes. Il fut même le poète des amoureux qui n’ont pas à leur disposition des rentes pour approfondir les complications sentimentales et qui se rejoignent dans la rue ou dans ce simulacre de campagne offert par le Jardin des Plantes, les Buttes-Chaumont ou le bois de Vincennes. Et, pour finir, il fut le consolateur de tous ces affligés à qui la poursuite du pain cher, de la santé défaillante ou de la paix intérieure perdue apporte de grandes tribulations quotidiennes, car il leur apprit l’acceptation qui est mieux que la résignation parce qu’elle implique une adhésion presque joyeuse soutenue par la foi.

Or il m’a été donné de voir l’assemblée unique de tous ces clients disparates, inconnus les uns des autres pour la plupart et réunis dans la même amitié et le même regret, et ce fut à ses obsèques à la fin du mois de mai 1908, dans ce lumineux printemps de Paris où flottait une vague odeur de lilas et de muguet, jamais honneurs rendus à un poète ne surpassèrent les funérailles de Victor Hugo qui furent imposantes, massives, romantiques, formidables, boursoufflées, en un mot double héroï-comiques. Celles de François Coppée revêtirent un caractère inattendu et merveilleux de popularité spontanée. Des quatre coins de Paris et de toutes les banlieues, — par quelles antennes avertis ? — une foule de braves gens, de petites gens, de pauvres gens était venue accompagner leur poète. Personne ne manquait au rendez-vous : je pouvais dénombrer le petit épicier de Montrouge — vous savez bien, celui qui casse son sucre avec mélancolie — le vieux garçon du cinquième qui ne s’est pas marié pour assister sa maman et qui fait partie d’un orchestre de petit théâtre après sa journée passée au bureau, le modeste croque-notes qui donne des leçons mal payées mais comprend Mozart et Gluck, le tailleur-concierge de Montrouge, lui aussi, la famille du menuisier qui vit des corbillards, et parmi les enfants des écoles amenés par les sœurs les deux petites filles dont l’aînée mouche la cadette enrhumée. Ils y étaient tous — le livreur, l’expéditionnaire, la lingère, la laitière, la piqueuse de bottines, le liquoriste — l’un d’eux ne devait-il pas, au boulevard Montparnasse, appeler son échoppe : Café François Coppée et le nom est resté. Par surcroît il y avait encore l’Académie, la troupe chevelue des poètes, la Ligue des Patriotes. Il y avait Bourget et Barrès, très attristés tous les deux. Seul, le monde politique manquait. L’ancien président de la Patrie française était regardé comme un conspirateur.

Cette innombrable assistance qui voulut suivre le cercueil de la maison mortuaire rue Oudinot à l’église Saint- François-Xavier toute proche, et de là jusqu’au cimetière du Montparnasse, connaissait trop les soucis quotidiens pour ne pas profiter aussi de cette belle journée printanière qui autorisait le chômage. Les uns, prévoyants, avaient emporté un pieu de nourriture, les autres se répandirent dans les cafés d’alentour. Comme dans les temps antiques, des libations furent offertes au Seigneur en l’honneur du défunt. Un orgue de Barbarie, tenu par un aveugle indifférent, tourna la Valse des roses. Et j’entendis ce dialogue de deux commères qui se régalaient, au bord des tombes, d’un morceau de fromage :

— Il nous voulait du bien, cet homme-là.

— Vous l’avez lu, Madame ?

— Non, Madame, mais je le sais. Ma fille qui va à l’école m’a récité ses vers. J’en ai pleuré, Madame.

— Moi aussi, Madame. C’étaient des petites marchandes de violettes qui mouraient de froid en offrant leurs fleurs aux passants.

J’ai rétabli le texte sans peine :

... Et c’était monstrueux, cette enfant de sept ans
Qui mourait de l’hiver en offrant le printemps.

Le poète disparu eût aimé ces larmes simples et sincères...

 

II

François Coppée ne fut-il pas le poète de Paris, non du Paris du Bois de Boulogne et de l’Étoile, des Champs-Elysées et des grandes avenues, de la vie cosmopolite et fardée, mais du Paris de la rive gauche, Montparnasse et Quartier latin, Invalides et Luxembourg, du Paris des petits cafés, des boutiques et des comptoirs, des commerçants, des étudiants, des ouvriers. Il fallait remonter loin dans sa généalogie pour y rencontrer des origines flamandes oubliées. Rien n’est plus rare, la plupart des Parisiens étant des provinciaux et comme ils ont su le découvrir pour se réfugier chez d’incertains parents au temps de l’exode et même aujourd’hui pour se faire expédier des colis de denrées périssables ! Ce Parisien de Paris avait donc toutes les raisons du monde pour célébrer son pays natal. Dans l’un de ses meilleurs recueils Promenades et intérieurs composé de dizains dont chacun est un petit tableau de vie familière, il confesse gentiment son amour pareil à celui du paysan pour ce clocher de son village qu’il aperçoit du champ où il travaille :

C’est vrai, j’aime Paris d’une amitié malsaine ;
J’ai partout le regret des vieux bords de la Seine,

Devant la vaste mer, devant les pics neigeux,
Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma Muse s’applique

A noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre, avec quelques champs oubliés,
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’île de Grenelle.

 

Dans son meilleur ouvrage en prose qui est presque une autobiographie, Toute une jeunesse, François Coppée s’est peint lui-même sous le nom, presque le sobriquet, d’Amédée Violette. Il y donne, sans le chercher, l’explication de son talent et du choix de ses thèmes. Un intérieur de pau­vres bourgeois où les meubles sans style luttent contre le temps qui ne leur distribue que la vétusté : c’est là que le petit Amédée vit le jour. Un jour sans beaucoup de soleil. Enfant, il a, comme espace, la disposition d’un tapis et jouit d’une moitié de balcon d’où il regarde le spectacle de la rue tandis qu’une voisine joue la valse d’Indiana. Plus tard, quand il entendra ce vieil air joué par un orgue de Barbarie, le poète retrouvera ses impressions premières, son initiation à la musique.

La mère d’Amédée est pâle et délicate, déjà minée par le mal qui l’emportera. Elle entoure d’une tendresse trop susceptible son fils et son mari. Celui-ci, un timide, un raseur de murailles, est un bureaucrate au lent avancement qui, chaque soir, en rentrant, échange sa redingote usée contre une autre encore plus usée afin de ménager la première. Il n’a jamais aimé que sa femme et, la voyant dépérir malgré ses soins maladroits, il prend sa main dans les siennes durant les soirs d’été où, de leur moitié de balcon, ils regardent les rares étoiles entre les toits des maisons. Le silence les unit mieux que les paroles.

Cependant, malgré les soucis quotidiens pour joindre les deux bouts de l’année et cette menace de la mort, le trio est presque heureux. Amédée a pour amies Laure et Marie, les deux filles du graveur Gérard, un vieux républicain soupçonneux qui, pour vivre, grave en grommelant le prince-président Louis-Napoléon, car ces événements se passent aux alentours de 1850. Les trois enfants se livrent à de folles équipées à travers l’atelier du graveur indulgent. Le bonnet à poil d’un grenadier du premier Empire, blotti sous les chaises, représente un ours qu’ils délogent de sa position à coups de canne et de parapluie en poussant des cris stridents. Car il importe de faire beaucoup de bruit si l’on veut avoir l’impression d’un grand amusement.

La mort de la mère d’Amédée vient assombrir cette enfance pauvre et joyeuse. Les jours qui suivent, la douleur de son père tombe sur le petit comme l’obscurité ou comme le froid : « Le pauvre veuf, qui vient encore de s’essuyer les yeux avec sa serviette, a mis dans son assiette un peu de viande pour Amédée et la lui coupe en petits morceaux, et tout pâle sur sa chaise haute l’enfant se demande s’il doit reconnaître un jour le regard de sa mère dans une de ces étoiles qu’elle aimait à contempler sur le balcon, par les fraîches nuits de septembre, en serrant les mains de son mari dans l’obscurité. »

L’expéditionnaire, astreint à la présence quotidienne au bureau, est contraint à placer l’enfant dans la pension de M. Batifol, rue de la Grande-Chaumière. Amédée n’a guère d’autre plaisir que de contempler comme une image de la solitude, l’unique platane de la cour, qui symbolise pour lui la campagne et la liberté. Le dimanche il fait avec son père, triste et vieilli, de longues promenades monotones aux boulevards extérieurs : ils atteignent « ces parages ignorés qui faisaient alors à un habitant de la rue Montmartre l’effet produit sur un savant du moyen âge par les coins de la vieille mappemonde marquée de ces mots effrayants : mare ignotum ». Tels sont ses souvenirs de campagne et de liberté.

Le petit écolier suit paresseusement sa classe, tandis que son père, brisé par le malheur et incapable de réagir, s’absorbe dans son chagrin. Le pauvre Amédée Violette ne sera jamais un homme pratique. Déjà sa vocation apparaît : il sera livré au rêve, il sera un poète. Il sera le poète des foyers obscurs où l’on se serre les uns contre les autres dans le pressant besoin de s’entr’aider contre la destinée.

Cependant il a introduit volontairement dans Toute une jeunesse un changement en substituant la mort de sa mère à celle de son père qu’il perdit de bonne heure, comme s’il s’était refusé à raconter son existence intime auprès de la veuve tendrement assistée par sa présence. Mais dans ces Promenades et intérieurs qui contiennent la quintessence de son talent au court lyrisme, il n’a pas résisté à évoquer les soirées passées près d’elle :

J’écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge,
Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là ;
Elle songe sans doute au mal qui m’exila
Loin d’elle, l’autre hiver, mais sans trop d’épouvante,
Car je suis sage et reste au logis, quand il vente.
Et puis se souvenant qu’en octobre la nuit
Peut fraîchir, vivement et sans faire de bruit,
Elle met une bûche au foyer plein de flammes,
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !...

 

Plus tard encore, dans la Bonne Souffrance il la rappellera. Elle avait près de quarante ans quand elle le mit au monde. Elle en avait soixante-et-onze quand il la perdit.

« Ceux qui ont connu leur mère jeune et belle, écrit-il, éprouvent-ils une douceur particulière à se la rappeler ainsi ? Je ne sais. Pourtant, selon moi, ceux-là sont privilégiés dont les premiers regards virent, penché sur leur berceau, un front marqué par la fatigue de vivre, et à qui leur mère sembla toujours une vieille mère. Le souvenir qu’ils gardent d’elle est, sinon plus cher, du moins plus sacré, et ce que la vieillesse a de vénérable s’y ajoute à ce que la maternité a d’auguste. »

Ce langage nous change de celui de tant d’écrivains qui traitent sans pudeur leurs parents, quand ils ne les ridiculisent ou ne les diffament pas. Il se rapproche de celui de Michelet dans Ma Jeunesse où celui-ci glorifie le courage de son père, imprimeur souvent sans place, jamais abattu et relevant les siens par une gaîté extérieure qui dissimulait ses inquiétudes : « Souvent mon père et ma mère, raconte l’historien, me prenaient le matin dans leur lit et me plaçaient entre eux. Mon père s’amusait à me chanter des chansons qu’il faisait pour moi, paroles et musique. Quand venait ce refrain : Mon fils sera mon consolateur, l’effet de ces paroles, et même l’air seul, était infaillible, je fondais en larmes... » A vingt ou trente ans de distance ces foyers de Paris se ressemblent.

 

III

L’influence des souvenirs d’enfance est telle que la sensibilité de François Coppée est déjà formée. Le succès, la fortune, la célébrité vont pleuvoir sur lui comme une de ces averses qui fécondent hâtivement les vergers au printemps. Il n’a pas vingt-sept ans quand une petite pièce en un acte, Le Passant, jouée à l’Odéon, lança aux nues, en une soirée, poète et une comédienne. La comédienne est toute jeune et toute blonde : inconnue la veille, elle a pour amoureux toute la salle, ou plutôt une série de salles toujours pleines : elle s’appelle Sarah Bernhardt. N’y avait- il pas là de quoi tourner la tête de ce jeune homme pauvre qui avait pris la suite de son père dans un bureau du ministère de la guerre et qui rimait sur le papier administratif dès que son chef avait le dos tourné ? Il notait en rimes riches, car il avait appris de Théodore de Banville tous les secrets de la versification, ses petites impressions de promenade :

Prisonnier d’un bureau, je connais le plaisir
De goûter, tous les soirs, un moment de loisir.
Je rentre lentement chez moi, je me délasse
Aux cris des écoliers qui sortent de la classe ;
Je traverse un jardin, où j’écoute, en marchant,
Les adieux que les nids font au soleil couchant,
Bruit pareil à celui d’une immense friture.
Content comme un enfant qu’on promène en voiture,
Je regarde, j’admire, et sens avec bonheur
Que j’ai toujours la foi naïve du flâneur.

 

Que va-t-il devenir, maintenant que les invitations le harcellent, que les belles dames cherchent à l’attirer, que les actrices lui font la cour pour obtenir un rôle ? Il ne changera à peu près rien à son existence. Ce rez-de-chaussée de la rue Oudinot où il s’est installé, il le gardera jusqu’à sa mort. Ou plutôt il troquera le côté rue contre le côté jardin et bâtira pour ses livres un petit pavillon. Là il continuera à vivre, après le décès maternel, avec sa sœur Annette, de quinze ans son aînée, Mlle Annette qui tiendra sa maison et y maintiendra une dignité bourgeoise qu’il subira non sans quelque ironie, car il devra rencontrer ailleurs ses amours. Mais lui-même est bourgeois dans l’âme. Il a le sens de la respectabilité, le respect du foyer, la soumission à ces disciplines si nécessaires dans une société policée.

Au théâtre, il connaîtra pourtant des soirées heureuses, tantôt avec de jolies pièces en un acte comme Le Luthier de Crémone ou Le Trésor, tantôt avec de grands drames romantiques, mais d’un romantisme mitigé, comme Severo Torelli qui, à l’Odéon, lança Mme Segond-Weber à son tour, comme Pour la Couronne, joué à la Comédie-Française, comme Les Jacobites sur le dernier Stuart que je préfère, pour ma part, aux deux autres. On y peut relever des artifices, tout un côté conventionnel, une sentimentalité surannée, mais la flexibilité du vers dramatique est étonnante de souplesse et de grâce. Elle avait fait le charme principal du Passant par le choix des mots délicats, des images subtiles, des rythmes savants. Il serait à souhaiter que notre Conservatoire littéraire, le Théâtre-Français, célébrât ce pieux anniversaire en jouant les Jacobites ou en reprenant Pour la Couronne. Mais quelle serait la réaction du public ? Il a reconnu sans erreur les ficelles de Victorien Sardou, l’emphase et l’esprit frelaté de Dumas fils, le prosaïsme d’Emile Augier. N’est-il pas plus conciliant pour le drame en vers ? Les absurdes pièces de Victor Hugo ont toujours ses faveurs à cause de leur forme lyrique. La reprise de Cyrano fut applaudie. Et l’on joue toujours le Flibustier, de Jean Richepin. Néanmoins, le meilleur Coppée n’est pas là.

 

IV

Le meilleur François Coppée, il est dans Les Humbles, dans Promenades et intérieurs, dans Intimités. Il n’est ni dans les pièces de théâtre, ni dans les récits en vers où il compose une Légende des Siècles en miniature et qui n’échappent pas au prosaïsme, ni dans ces essais d’épopée familière comme Angelus ou comme Olivier où il suivait le sillage du Jocelyn de Lamartine et de la Marie de Brizeux, sans le génie du premier ni l’émotion contenue du poète breton. Il est dans les petits tableaux de Paris, dans la peinture réaliste, d’une sympathie amusée, d’une raillerie presque tendre, des petites gens. Certes, François Coppée n’est pas le premier qu’ait tenté cette analyse de la vie obscure et laborieuse, comme aussi du mouvement de Paris dont une satire brillante de Boileau dénombrait jadis les embarras en un temps moins encombré que le nôtre. L’exemple de Sainte-Beuve dans les Pensées d’Août et les Poésies de Joseph Delorme, s’impose à la mémoire. Mais Sainte-Beuve peine tristement sur ses poèmes. Le vers sort mal de sa gangue, comme un tubercule plein de terre. Tandis que François Coppée a le défaut contraire. Il est trop habile et, chose imprévue, son habileté le conduit parfois au même résultat. Par là il a trop aisément prêté le flanc à la parodie. Jules Lemaître, dans les Contemporains, s’est amusé à lui jouer le mauvais tour d’un Sonnet Coppée.

Mais les meilleures parodies de Coppée, il les a faites lui-même par un abus involontaire de sa facilité. Elles sont même parfois si comiques que l’on se demande s’il ne les a pas faites exprès pour s’amuser lui-même et mystifier le lecteur. Je n’en citerai qu’un exemple, tiré d’une Famille de Soldats qu’il publia dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1905. Dans cette race militaire, l’aïeul fut lieutenant de l’Empereur, le fils général en Afrique et dans la défaite de 1870. En mourant, celui-ci murmure à son descendant : Sois soldat. Suivent alors ces vers stupéfiants :

Se rappelant toujours cet ordre laconique,
Le fils du général entre à Polytechnique.
Il en sort en bon rang, bourré d’algèbre et d’x ;
Et — l’annuaire est là — Morel (Victor-Félix),
Depuis plus de vingt ans, sert dans l’artillerie.

Que d’excellents soldats il nous a préparés,
Ce bon Français, dans la « réserve » et dans « l’active ! »

 

Serait-il possible que le malin François Coppée — car il avait l’esprit parisien, gamin et gouailleur — n’eût pas senti le premier la drôlerie de ces vers mirlitonesques Il y avait peut-être chez lui un sentimentalisme de café-concert, un patriotisme d’image d’Epinal. Heureusement, il y avait autre chose.

Lui-même a trouvé son titre : Les Humbles. Victor Hugo avait écrit Les Pauvres gens, mais il avait donné pour orchestration à ce petit drame d’humanité généreuse la grande voix de l’Océan. Rappelez-vous plutôt ces petits tableaux d’Antoine Le Nain à l’Exposition d’art français : au temps des Philippe de Champaigne, des Poussin et des Claude Gellée, il peignait des scènes de la rue ou des scènes d’intérieur, un repas de paysans et l’arrivée d’un mendiant qu’on ne manquera pas d’inviter, une leçon de danse dans une famille bourgeoise avec de graves petites filles qui s’appliquent, un groupe d’enfants jouant aux cartes et sur ces toiles il déposait une telle fraîcheur, une lumière si tendre que les personnages en paraissent mouvants et qu’on s’attend à les voir sourire, à les entendre parler. François Coppée fut ainsi l’artiste des vies modestes, des obscurs dévouements, des existences monotones qui semblent vides et contiennent toutes un secret, parfois un sacrifice quotidiennement renouvelé, des pauvres êtres dont les ambitions ou les amours ont été brisés impitoyablement par la médiocrité de leur étroite destinée. Ainsi nous a-t-il présenté l’épicier du coin, le garçon vieilli du cinquième que méprise son concierge et qui est la victime de son renoncement filial, le professeur de piano courant le cachet, les enfants de la rue d’avance pareils à de petits Poulbot, le riez en l’air et mal mouchés. Ainsi évoque-t-il les randonnées d’un vagabond rien qu’en s’arrêtant sur le chemin devant un vieux soulier abandonné. Est-ce là matière à poésie ? Tout est matière à poésie. Comme le soleil, la poésie fait resplendir et danser la poussière.

Car le procédé du poète ne varie guère. Il s’incarne dans ses créatures. Balzac, dans une nouvelle Facino Cane, raconte qu’il suit un jour des ouvriers et le voici qui nous révèle le mystère de son imagination créatrice : « En entendant ces gens, explique-t-il, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés. Leurs désirs, leurs besoins passaient dans mon âme, et mon âme passait dans les leurs. C’était le rêve d’un homme éveillé. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse de ses facultés morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction... » On n’est pas romancier si l’on n’a pas le pouvoir de s’incorporer dans ses personnages, mais Balzac joue ce jeu à volonté. Là est son génie constructeur. Alphonse Daudet raconte pareillement qu’il suivait les gens dans la rue pour recomposer leur existence. Ainsi François Coppée, tout en paraissant flâner dans Paris, se mêlait à la foule et participait à ses joies et à ses peines. Il aurait même désiré de troquer sa jaquette contre un sarrau d’ouvrier. Voyez-le s’arrêtant un dimanche dans une guinguette de banlieue :

N’êtes-vous pas jaloux en voyant attablés,
Dans un gai cabaret entre deux champs de blé,
Les soirs d’été, les gens du peuple sous la treille ?
Moi, devant ces amants se parlant à l’oreille
Et que ne gêne pas le père, tout entier
A l’offre d’un lapin que fait le gargotier,
Devant tous ces dîneurs, gais de la nappe mise,
Ces joueurs de bouchon en manches de chemise,
Cœurs satisfaits pour qui les dimanches sont courts,
J’ai regret de porter du drap noir tous les jours.

 

Comme le mendiant de Le Nain, il quête une invitation.

Mais s’il se sent réellement du peuple, il n’est point démocrate pour autant. Il connaît trop bien ses emballements, ses erreurs venues de sa crédulité plus même que de son ignorance. Ainsi est-t-il partisan d’une autorité qui libère les « citoyens » de la conduite des affaires publiques. Tout ce qui tend à diminuer les forces du pays rencontre en François Coppée un adversaire résolu. Quand l’Armée ou l’Église sont attaquées, il se met à la tête de la Patrie Française. Il n’est pas de ces écrivains qui dans les malheurs publics gagnent aussitôt leur tour d’ivoire. Ces malheurs publics, il les éprouve lui-même jusqu’à l’angoisse. N’est-ce pas l’honneur de notre littérature d’avoir ressenti si profondément le désastre de 1870 ? On en suit la trace chez les philosophes et les historiens, Renan, Taine, Fustel de Coulanges, et pareillement chez les romanciers et les poètes, Alphonse Daudet, Sully Prudhomme, François Coppée. La fin du Second Empire avait développé les appétits de luxe et de jouissance, ce qui est assez habituel aux ères de prospérité, mais elle avait répandu aussi bien des idées fausses sur le pouvoir de la science destinée à remplacer la morale et sur l’amour de l’humanité destiné à supprimer les frontières et unir les peuples. Depuis lors, nous avons vu se propager des doctrines similaires durement atteintes par de nouveaux désastres. Sully Prudhomme, en des vers célèbres, a exprimé le repentir intellectuel de sa génération.

« Mon compatriote, c’est l’homme. »
Naguère ainsi je dispersais

Sur l’univers ce cœur français :
J’en suis maintenant économe.

J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce que j’aime,
Mon pain et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j’ai goûté, dès l’enfance,
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux mêmes qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France...

 

Dans le même temps, François Coppée, après La Lettre d’un mobile breton et Ecrit pendant le siège, déplorait dans les strophes angoissées de Plus de sang la guerre civile de la Commune et appelait l’apaisement des discordes aggravant le poids de la défaite. A travers les âges, il se relie à ces bonnes gens de province, à ces bourgeois de Paris qui, pendant les guerres ou les calamités, se pressaient autour du roi, lui apportant leur dévouement et se confiant à lui au lieu de raisonner, critiquer et prétendre donner par soi-même une solution à des conflits dépassant l’entendement commun. C’est l’école du bon sens. Il y a longtemps qu’elle n’est plus en faveur.

 

V

François Coppée est encore le poète des amours sans perversité, tendres et légères, sensuelles et sentimentales ensembles, et précisément son originalité est peut-être de ne pas séparer le cœur et les sens. Il n’associe pas comme Lamartine ou Victor Hugo la nature et même Dieu à ses effusions. Ou la nature n’est chez lui qu’un paysage de banlieue pelé que pare néanmoins la lumière du couchant, et il ne songe nullement à faire intervenir l’éternité dans ses désirs éphémères. Le grand lyrisme romantique, les éclats passionnés de Musset, la douloureuse descente de Baudelaire dans les bas-fonds de la passion lui sont étrangers. Mais il a gardé cette jeunesse qui se contente de l’heure présente quand elle est favorable. La série des poèmes qui composent le recueil des Intimités est d’un charme câlin où le bonheur se teinte de mélancolie parce qu’il se sait passager et qu’il se plie d’avance au caprice du destin. II y note la douceur de l’attente, à la condition qu’elle ne se prolonge pas trop, la tristesse des rendez-vous manqués, mais, lorsque sa maîtresse lui revient, il en est si content qu’il garde pour lui les reproches préparés, le plaisir de rester encore ensemble après les caresses, le moment en vain repoussé du départ et de la séparation.

L’amour n’a pas toujours chez Coppée cette grâce exquise. Il se contente parfois d’intimités moins délicates. Dans Arrière-saison il juge sa compagne avec indulgence, mais sans illusion :

Tu n’as pas toujours été sage,
Toi dont le cœur bat sur mon bras.
Pour plus d’un amant de passage
Tu souris et tu soupiras...

 

De ce trouble passé il ne se montre point jaloux et c’est peut-être que dans son scepticisme, il s’en accommode.

Il s’en accommode avec plaisir :

Au fond je suis resté naïf, et mon passé,
Bien que sombre n’a pas tout à fait effacé
De mon cœur la première et candide chimère...

Cette chimère, c’est le rêve d’un foyer à lui, d’une femme et d’un enfant :

L’autre soir, en parlant à cette jeune fille
D’un rien, d’un chiffon blanc que brodait son aiguille,
Du ruban que parmi ses nattes elle avait,
Vain prétexte pour mieux admirer le duvet
Des petits cheveux blonds frisant près de l’oreille,
Et cette ombre, au reflet d’une rose pareille,
Du menton mollement replié sur le cou,
Tout en causant, je fis, dis-je, ce rêve fou :
Que rien n’était charmant comme une demi-teinte,
Que cette enfant avait la timidité sainte
Des longs cils d’or voilant les chastes regards bleus
Et des gestes d’hermine effrayés et frileux ;
Et déjà ma pensée absorbante et jalouse,

Se la représentait comme une blanche épouse,
Pure et douce, au milieu d’un frais intérieur
Egayé par les jeux d’un bel enfant rieur...

 

Ne tenait-il pas qu’à lui de réaliser ce rêve ? Il le souhaita tout au moins une fois et c’est l’histoire de l’Exilée que j’eus la bonne fortune d’entendre confirmer par lui-même, mais il me faut auparavant expliquer dans quelles circonstances.

 

VI

Quand je vins de ma province à Paris pour y achever mes études de droit, j’emportais un cahier de poèmes calligraphiés par les soins d’une sœur dévouée. Un écrivain savoyard, qui avait eu son heure de célébrité avec la représentation d’un drame, Le Prêtre, à la Porte Saint-Martin, Charles Buet m’avait donné des lettres d’introduction auprès d’Alphonse, Daudet et de François Coppée qu’il connaissait. J’avais, en outre, résolu de voir mes poètes préférés, Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé. A cette liste j’eusse volontiers ajouté un prosateur à qui je trouvais du génie, Villiers de l’Isle-Adam, mais il venait de mourir. Je me serais contenté de rendre visite à sa veuve, si je n’avais appris qu’il avait épousé in-extremis sa cuisinière. Un intermédiaire féminin, d’une qualité plus que modeste, communiqua à Verlaine qu’elle fréquentait dans les cafés de la rive gauche, non pas le fameux cahier — et bien me prit de cette précaution — mais des copies et m’engagea à les réclamer moi-même au François-Ieroù l’auteur de Sagesse tenait ses assises. Le François-Ierétait, avec la Source et le Vachette, le rendez-vous littéraire du quartier latin. Oserais-je me présenter ainsi ? Ma discrétion occasionna à cette jeune femme un accès d’hilarité. L’entrevue eut donc lieu au François Ier. Elle fut brève et décevante. Le poète avait naturellement égaré mes papiers et il me montrait avec insistance la pile de ses soucoupes. Je finis par comprendre l’allusion qui greva sensiblement mon maigre budget d’étudiant.

Quel contraste avec l’accueil de Stéphane Mallarmé rue de Rome, dans un appartement bourgeois, banal et ordonné ! Ce petit homme, qui professait l’anglais, était le comble de la distinction et tenait des propos d’une mystérieuse clarté. Alphonse Daudet, penché sur une page à cause de sa myope, leva sur moi ses beaux yeux interrogateurs et s’intéressa à mes études. « Oui, me dit-il, il y a les lois. Mais surtout il y a les hommes... » François Coppée recevait le dimanche matin dans son rez-de-chaussée de la rue Oudinot et, quand il faisait beau, dans le jardin. Il y avait là une troupe de jeunes poètes hirsutes et bruyants. Il se promenait parmi eux et leur tenait des propos pleins de verve sur la richesse des rimes et sur les poèmes à forme fixe. Tous les arcanes de la versification lui étaient connus. Il recommandait cette étude de la technique, comme un professeur fait un cours familier à des élèves prêts aux examens. Plus tard, j’ai compris qu’il s’abritait derrière cette technique pour se débarrasser d’importuns, la plupart mal préparés à la littérature et qu’il ne désirait pas froisser ou peiner directement. Je demeurais dans mon coin, timide et muet. Il m’en délogea pour me demander le sujet de mon premier poème :

— La fin du monde, murmurai-je.

— Ah ! çà, dit-il en riant, c’est une idée.

Et c’était vrai que j’avais imaginé à quatorze ou quinze ans de donner un pendant à l’aventure d’Adam et Ève au paradis terrestre en faisant ramener à Dieu le dernier homme par la dernière femme sur la terre congelée par le froid et transformée en banquise. Consterné par cette ironie, je m’enfuis dès qu’il se fût tourné vers un autre client.

Quinze ou seize ans plus tard, Paul Bourget me proposa un jour de me conduire chez François Coppée. Je lui racontai ma première entrevue, la seule, dont il s’amusa à son tour. Cependant sa proposition ne rencontrait plus de ma part le même élan. Les poètes du Parnasse étaient déjà remplacés par d’autres. Jean Moréas, né en Grèce comme un héros de Racine, achevait de se perfectionner pour aboutir aux Stances où vibre l’écho de Malherbe et de Ronsard ensemble. Henri de Régnier, avec les Jeux rustiques et divins nous invitait à méditer sur la fuite des jours insaisissables en des strophes d’un art consommé qui, de la draperie flottante du vers libre, composait à sa Muse une robe aux plis savants où, marchant plus à l’aise, elle livrait davantage la grâce de ses jambes. Celle de Francis Jammes sortait sans chapeau et les cheveux défaits. Elle ne s’apercevait pas que sa robe était humide et déchirée parce qu’elle avait passé à travers les buissons mouillés par la rosée du matin, mais elle portait la fraîcheur de l’aurore sur ses joues et dans ses yeux. Charles Guérin, qui devait mourir prématurément, chantait avec mélancolie l’insuffisance de l’amour à combler le rêve humain. Paul Claudel préludait à son ascension catholique en des strophes lourdes et chargées, aux lueurs d’éclairs, tout inspirées des psaumes mais qu’une robustesse paysanne rattachait à la terre, à la bonne terre labourée et féconde. Paul Valéry se préparait dans l’ombre à illuminer la chapelle clandestine de Mallarmé avec les flambeaux de l’intelligence. Francis Viélé-Griffin, dans la Chevauchée d’Yeldis semblait apporter la traduction de ces légendes qui poussent en Écosse avec les bruyères roses. Anna de Noailles, enfin, était entrée dans cette poésie, à vingt ans, avec une grâce orientale et la certitude d’absorber le monde.

Tels étaient, pour n’en citer que quelques-uns, les poètes qui avoisinaient dans les lettres françaises ma génération et reléguaient dans l’ombre leurs prédécesseurs immédiats.

Paul. Bourget m’emmena donc à pied de la rue Barbet‑de-Jouy où il habitait à la rue Oudinot qui est presque voisine. Chemin faisant, il me donna quelques détails sur la vie de son ami :

« Il a été très malade et il l’est encore. Vous ne pouvez imaginer comme il fut gai et brillant, quand il recevait à sa table présidée par Mlle Annette, sa sœur, Barbey d’Aurevilly que ses gamineries de gavroche désarçonnaient, Gobineau, l’auteur de l’Inégalité des races humaines, Francis Magnard, le directeur du Figaro, le marquis d’Ivry qui composa les Amants de Vérone, un opéra méconnu, Amédée Pigeon qui fabriquait des vers d’un pied ou de trois. Longtemps il fut un homme heureux et, quand vint la douleur, il fa supporta avec courage. Ce n’est pas assez dire qu’il la supporta, il l’aima avec toute sa foi religieuse retrouvée.

J’allais entendre un dernier écho de cet esprit de grâce et de malice qui portait la marque de Paris. Quand nous entrâmes, François Coppée était assis à sa table de travail avec une couverture sur les genoux et un châle sur les épaules. A tant d’années de distance je ne l’eusse pas reconnu. Ses traits de médaille s’étaient amincis et le teint était décoloré. Il portait les stigmates de la maladie et de l’âge bien qu’il n’eût guère dépassé la soixantaine. La conversation tomba sur le Fantôme qu’avait publié Paul Bourget ou sur l’Autre Danger, une pièce de Maurice Donnay qu’avait représenté peu auparavant la Comédie-Française. Après tant d’années les souvenirs s’embuent. Mais le sujet est presque pareil : dans le roman comme dans le drame l’homme qui a aimé la mère épouse la fille. C’est un sujet délicat et cruel.

Oh ! dit à peu près François Coppée et je ne puis garantir exactement que le sens de ses paroles, j’ai failli le vivre. Mais le dénouement fut comique. Vous rappelez- vous, Bourget, les vers de l’Exilée ?

Et Bourget, dont la mémoire est infaillible, de réciter le début :

Enfant blonde aux doux yeux, ô rose de Norvège,
Qu’un jour j’ai rencontré au bord du bleu Léman,
Cygne pur émigré de ton climat de neige...

 

Coppée qui avait paru prendre plaisir à cette citation reprit :

— Elle s’appelait Ondine. J’avais été appelé à Genève et à Lausanne pour y donner des auditions de mes poèmes. Au premier rang de mes auditeurs et de mes auditrices, il y avait une jeune fille ravissante, une étrangère, l’exilée. Elle me suivait de ville en ville et je lisais pour elle. Je m’enquis de ses origines, car j’avais oublié pour elle toutes mes amours passées. Elle était norvégienne, elle avait dix-sept ans, elle voyageait avec sa mère. Malgré la différence d’âge, car je devais avoir alors trente-cinq ans, peut-être même un peu plus...

— Pardon, interrompit Bourget, trente-quatre. Coppée interloqué suspendit son récit pour demander :

— Comment le savez-vous ?

Et Bourget, imperturbable, de reprendre :

Et je ne me dis pas que c’est une folie,
Que j’avais dix-sept ans le jour où tu naquis...

Puis il fit l’addition :

— Dix-sept multiplié par deux font trente-quatre. Coppée se prit à rire :

— Vous croyez ? Si les femmes trichent, les hommes en font parfois autant. Mettons trente-quatre. Malgré la différence d’âge, j’ai failli commettre la sottise de l’épouser. Le ciel m’en a préservé, vous allez apprendre comment. Elle devait passer le printemps sur la Côte d’Azur. Je l’y rejoignis et multipliai les visites. Enfin je me décidai à demander sa main à sa mère. Alors ce fut bouffon. La mère qui était jeune encore et qui, surtout, le croyait avait pensé que je me déplaçais pour elle. Elle entra dans une colère flatteuse mais épouvantable et me jeta dehors incontinent. Comme je repassais la porte, partagé entre ma peine de cœur et le sentiment du ridicule, je reçus un bouquet de violettes sur la tête. Ondine me rappelait sa présence. Mais que pouvait-elle contre cette mère irritée ?

Et Paul Bourget, se rappelant l’Exilée murmura ces vers :

Voyageur, je devais partir le lendemain,
Mais tu m’as pris mon cœur sans pouvoir me le rendre...

 

VII

Voici que le poète des Humbles allait, sur la fin de sa vie, devenir leur consolateur. Il s’était installé dans la prose avec les chroniques hebdomadaires qu’il donnait au Journal de Fernand Xau et qui, dans leur rythme naturel, leur bon sens et leur sentiment populaire participaient de la même inspiration que ses poèmes. Une rencontre dans la rue, le prix du pain, une fenêtre éclairée dans la nuit à un sixième étage il n’en fallait pas plus pour lui fournir des sujets. Ou bien il lançait dans la renommée Pierre Louys comme il y avait lancé Sarah Bernhardt avec Le Passant. C’étaient des causeries familières avec un public immense et divers qui l’écoutait et l’aimait. Il les réunissait sous un titre commun : Mon franc-parler. Leur ton simple, sans prétention, leur honnêteté foncière, la droiture de leurs jugements, attiraient et plaisaient. Il ne manquait pas de consolider les colonnes sur lesquelles reposent la nation et, la société et que tant de ses confrères ébranlaient sciemment ou inconsciemment. Mais un jour leur caractère changea : elles devinrent plus graves, plus élevées, en un mot plus religieuses. Que s’était-il passé ? Le bruit en courut bientôt : François Coppée s’était converti. Lui-même a retracé les étapes de sa conversion dans la préface de la Bonne Souffrance, le recueil de ces nouveaux articles.

Au mois de juin 1897 — il avait alors cinquante-cinq ans — comme il était venu se reposer à Pau d’une fatigue générale qui commençait de l’inquiéter, il dut subir une dangereuse opération, puis une autre encore à Paris après quelques mois. Il fit venir l’abbé Bouquet, aumônier du Lycée Saint-Louis et il apprit de lui à renoncer au plaisir et à l’indifférence spirituelle, à accepter la vieillesse, la douleur et la mort par le moyen le plus efficace et à la portée de tous, la prière.

Conversion ? Le mot ne peut être pris que dans le sens qui lui était donné au XVIIe siècle. Il signifiait alors un changement de vie conforme à ses croyances. La Fontaine s’est ainsi converti à l’âge de soixante-dix ans. Ne souriez pas, car le démon de midi est aussi le démon du soir : aucun âge ne préserve l’homme de la tentation intellectuelle ou physique. Sur le corps de ce La Fontaine libertin et frivole on trouva, quand il mourut, un cilice. Le cilice de François Coppée, ce fut une vie de souffrances ininterrompues jusqu’à la fin.

Élevé religieusement, François Coppée, comme il arrive à tant de jeunes gens, avait abandonné toute pratique religieuse dès sa crise d’adolescence. Il suivait la pente naturelle et la pensée de Dieu ne le tourmentait guère. N’avait-il pas traversé, et même lentement, et pendant les années où il serait le plus agréable de s’épanouir au lieu de se resserrer, l’aride contrée de la pauvreté, de cette pauvreté qu’il avait subie gentiment, sans récriminations et sans révolte ? Il ignorait l’envie et la haine. Ses amours mêmes, si elles avaient été légères et vives, étaient exemptes de perversité. Somme toute, s’il s’imposait un examen de conscience, il était sûrement assez humble pour ne pas être satisfait de lui-même, mais en se comparant il pouvait s’estimer honnête homme. Sans doute Dieu se contenterait-il un jour de cette honnêteté relative : la misérable humanité Lui devait causer tant de déboires qu’Il était accoutumé à se contenter de peu.

Ainsi avait-il vécu honnêtement jusqu’à l’âge de cinquante-cinq ans. Or Dieu le guettait au tournant du chemin, sachant mieux que lui-même ce qu’Il pouvait attendre de lui et nullement disposé à se satisfaire d’une tiède bonne volonté ni d’une sympathique indifférence. Ainsi François Coppée fut-il amené, sous la menace de la mort, à revenir à cette foi qu’il n’avait pourtant jamais perdue.

Telle fut cette conversion, très différente de celle de Huysmans ou de celle même de Bourget, bien que Paul Bourget n’ait jamais livré le drame intellectuel de sa con­science, laissant à ses œuvres le soin de le révéler, car il avait horreur des confidences intimes et, les déplorant chez les autres, n’eût jamais commis l’indiscrétion ou la faiblesse de s’y abandonner. Huysmans s’était avancé en ronchonnant et grinçant vers Celui qui désaltérait sa soif de beauté et rassasierait sa faim de justice et Bourget, cherchant les causes du mal et du bien, ne les trouvait que dans la religion. Coppée, lui, s’était seulement détourné de pratiques gênantes et avait pris l’habitude, si aisément contractée, de vivre hors l’Église sans en éprouver de remords. Sur son lit de malade, il avait réfléchi. Il ne s’embarrassait point d’arguments théologiques. Il n’avait point souci, comme Huysmans, d’une mystique et d’une esthétique et il ne raisonnait pas comme Bourget sur les principes de causalité. L’Évangile lui suffit pour retrouver la foi des enfants.

A travers les articles qu’il a rassemblés dans ce recueil La Bonne Souffrance on peut mesurer les résultats de cette conversion de l’année 1897. Année qu’il appelle la meilleure année bien qu’il y souffrit atrocement et faillit y mourir. Un mercredi des Cendres, il pénètre le sens de cette cérémonie qui nous rappelle à l’humilité, vertu si rare, et spécialement chez les écrivains et les artistes. Comme il entre un dimanche dans une église de quartier où, seuls, quelques pauvres gens assistent à la grand’messe célébrée avec la pompe habituelle, il observe que l’Église demeure la grande école d’égalité. Ses offices sont les mêmes en présence d’une foule brillante et d’un groupe de deux ou trois personnes chétives et obscures. « Quand il vient un parent pauvre, écrit-il non sans ironie, ce féroce démocrate qui rêve de tout courber sous le même niveau, n’allume pourtant pas le lustre du salon et ne descend pas à la cave chercher un panier de vieilles bouteilles. Le prêtre chrétien, lui, accueille toujours les fidèles, si humbles qu’ils soient, avec tout le luxe dont il dispose, ainsi que des frères bien-aimés. »

Cependant il n’oublie pas qu’il doit sa renommée à la poésie. Comment ne la ferait-il pas servir à célébrer sa foi récupérée ? Un poème qu’il composa dans le même temps et qu’il publia dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1899, Dans une église de village, va nous révéler cette foi candide et populaire. Cette église de village est sur la côte normande. Il y entre un soir pour y prier, mais son cœur est aride et sec et sa prière s’en ressent. Elle reste au bord des lèvres. Peu à peu il se laisse imbiber de la douceur et de la fraîcheur du Lieu saint, il s’intéresse aux naïfs ex-votos suspendus à la voûte par les marins ou leurs familles sous la forme de petits bateaux, il respire l’atmosphère divine qui règne sous la nef. Et il envie la foi des humbles gens qui ne discutent pas et se contentent de croire, d’espérer, d’aimer :

Cette foi simple habite en ces voûtes sacrées ;
Elles en sont, depuis six siècles, pénétrées.
Dans cette vieille nef, tant de chrétiens pieux,
Et leurs pères, et les aïeux de leurs aïeux,
Perdus dans un passé dont plus rien ne surnage,
Ont tant prié, depuis le lointain moyen âge !
Ici, leur âme a pris tant de fois son essor !
Communion des Saints, je puise en ton trésor !
Je respire de la prière accumulée ;

Elle verse son baume en son âme troublée,
Et mon cœur qu’à grands coups irrités je frappais,
Se calme et se remplit d’espérance et de paix,
Comme un golfe orageux soudain se tranquillise.
Oui, bons paroissiens de cette pauvre église,
Robustes gens de mer vêtus d’un tricot brun,
Qui, baissant votre front boucané par l’embrun,
Portez, aux Fêtes-Dieu, le dais à plumes blanches,
Honnêtes marguilliers en blouse des dimanches,
Sachant par cœur l’office et chantant les répons,
Mamans avec un mioche ou deux près des jupons,
Aïeules dont les doigts ridés par la misère
Usent obstinément les grains durs d’un rosaire,
Jeunes femmes levant au ciel vos yeux songeurs,
Gamins du catéchisme et fillettes des Sœurs.
Vous qui priez ici Jésus, pendant les messes,
Pour devenir un jour digue de ses promesses,
Soyez bénis ! C’est grâce à vous que j’ai dompté
Mon vieux reste d’orgueil et d’incrédulité.

Vos ancêtres et vous avez mis dans ces pierres
Un don surnaturel par vos saintes prières.
Sous cette voûte, à tous les angles du granit,

Divins oiseaux de l’âme, elles ont fait leur nid.
J’entends chanter en moi leur voix suave et pure ;
Mon cœur s’émeut enfin, ma bouche les murmure,

Et, tout en pleurs, tendant mes deux mains vers la croix,
J’ose dire : « Mon Dieu, je vous aime et je crois ! »

 

Ces pierres sont restées imprégnées de prières et il mêle sa voix à la voix des morts et des vivants. Au recueillement intérieur il préfère l’élan collectif. Tout Coppée est dans ce besoin populaire. Il se relie aux âges anciens où l’on vivait davantage en commun, aux artistes et aux moines du moyen âge. Comme le Jongleur de Notre-Dame, il offre ses tours, c’est-à-dire ses vers dont il connaît tous les secrets de fabrique, à la Vierge qui tient dans ses bras l’enfant Jésus. Nul doute qu’elle n’ait souri au poète des Humbles...

Mais il devait offrir mieux encore que sa renommée de poète. Il mourut — lentement — d’un cancer à la langue qui lui infligea les pires tortures et ce supplice dura plusieurs années. « Je suis résigné, murmurait-il. Je finirai comme Huysmans en offrant ma souffrance à Dieu comme expiation de mes péchés. »

Quelques mois avant sa mort Jules Claretie alla lui rendre une visite dont il conte ainsi les détails dans son journal :

(13 décembre 1907). — Paul Bourget m’avait écrit : « Allez dire adieu à Coppée. » J’ai pris le chemin de la rue Oudinot, j’ai traversé la petite cour où, derrière un grillage de bois, poussent des lilas défleuris qu’il ne verra plus refleurir. J’ai sonné à la petite porte. Une vieille bonne est venue m’ouvrir. On m’a fait attendre dans le petit salon, puis on m’a introduit dans la chambre.

Tout à l’heure je regardais les portraits de Coppée jeune, semblable à un pianiste aux longs cheveux ou à un poétique jeune premier au temps des Latinités ou du Passant, les images du Coppée de ma jeunesse, et brusquement maintenant je me trouvais devant un vieillard méconnaissable, amaigri, édenté, me tendant une longue main effilée et creusée. Et il me semblait voir non plus un buste de marbre mais une statue de buis. Face jaune, couleur de bois, des yeux ardents, des gestes agrandis, la voix forte et brève.

Il était heureux, venant de recevoir, par le cardinal Merry del Val, la bénédiction du Pape. Et il disait :

— C’est une grosse chose ! Le Pape songeant à un simple homme de lettres !

Un simple homme de lettres avait abdiqué tout orgueil dans la douleur et sa foi était celle de ces humbles qu’il avait compris, aimés et chantés.