VINGT-CINQUIÈME ANNIVERSAIRE DE
LA SOCIÉTÉ DU PARLER FRANÇAIS AU CANADA
DISCOURS
prononcé à Québec, le 28 avril 1927
PAR
M. ALFRED BAUDRILLART
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Messieurs,
Lorsque vous avez résolu de célébrer avec solennité le vingt-cinquième anniversaire de la Société du parler français au Canada, comme des fils à l’égard d’une mère ou d’une aïeule vénérée, vous avez tourné vos regards vers l’Académie française. En une lettre très digne, très belle, très émouvante, signée de votre éminent président, le juge Adjutor Bivard, et de votre savant secrétaire général, vous lui avez rappelé l’objet de votre Société, identique à celui de l’Académie ; vous avez exposé sobrement l’œuvre accomplie par vous depuis un quart de siècle ; vous avez déclaré votre intention de « raffermir les Canadiens français dans l’attachement au patrimoine intellectuel et moral qu’ils ont hérité de leurs ancêtres ». Vous avez déclaré hautement qu’à vos yeux « la souveraineté intellectuelle de la France s’étend sur les bords du Saint-Laurent » et exprimé l’espoir que l’Académie française, « gardienne officielle de notre commun parler », se ferait représenter aux fêtes de 1927 comme à celles de 1912, lui donnant l’assurance « qu’elle contribuerait ainsi à retremper les Canadiens français dans leurs origines, à les confirmer davantage dans leur détermination de maintenir et de prolonger sur le sol d’Amérique l’œuvre éminemment civilisatrice de la France ».
Nulles paroles ne pouvaient nous honorer, nous toucher davantage ; d’un vote, comme d’un cœur unanime, l’Académie française vous a répondu oui. Me voici parmi vous pour la représenter, ainsi qu’y vint, il y a quinze ans, l’illustre et toujours regretté Étienne Lamy.
Que mon premier mot soit un hommage de gratitude. En 1912, vous traciez un programme et vous preniez des engagements.
Un programme : « Le Congrès, disiez-vous, est convoqué pour l’étude, la défense et l’illustration de la langue et des lettres françaises au Canada.
« Que notre langue s’épure, se corrige et soit toujours saine et de bon aloi ; que notre parler national se développe suivant les exigences des conditions nouvelles et les besoins particuliers des pays où nous vivons ; qu’il s’étende et qu’il revendique ce qui lui appartient, mais sans heurter les ambitions légitimes, et dans le libre exercice de ses droits ; que notre littérature se perfectionne et se nationalise, mais dans le respect des traditions françaises : tels sont les vœux légitimes de tous les nôtres, tel est aussi l’idéal très élevé pour lequel l’on travaille et l’on peine.
« Notre mission, dans le Nouveau Monde, est de faire survivre, malgré les forces contraires et les allégeances nouvelles, le génie de notre race, et de garder pur de tout alliage l’esprit français qui est le nôtre. Or, l’usage et le développement de notre langue maternelle sont nécessaires à l’accomplissement de notre destinée ; cette langue est la gardienne de notre foi, la conservatrice de nos traditions, l’expression même de notre conscience nationale. »
Des promesses, et formulées, avec quelle vigueur et quelle flamme ! par celui qui était alors le noble auxiliaire du vénéré cardinal Bégin, Mgr Eugène Roy, gloire, ainsi que de son très digne frère, Mgr Camille Roy, recteur de l’Université Laval, de notre parisienne Université catholique. Defunctus adhuc loquitur ; écoutez-le :
« Votre langue vivra si vous savez la défendre contre votre propre négligence, contre vos propres défaillances, contre vos propres trahisons... Si la langue doit mourir, elle mourra de trahison, sur des lèvres coupables qui ne sauront ni la parler, ni la respecter, ni la défendre. Mais elle ne mourra pas, parce que vos lèvres lui seront fidèles avec vos cœurs et que, pour son maintien et sa survivance, vous saurez faire tous les sacrifices et les efforts nécessaires.
« En 1760, ils n’étaient que soixante mille pour la défendre et la sauver. Ils l’ont défendue et sauvée. En 1912, nous sommes trois millions pour la parler, pour la propager, pour la venger, pour la glorifier. Ce serait une honte qui ternirait à jamais notre mémoire si nous allions seulement laisser s’amoindrir le prestige et l’influence d’un verbe que Dieu a envoyé ici pour continuer la conquête des âmes et étendre le règne du Christ.
« O verbe de France et verbe de Dieu, que ma langue s’attache à mon palais si jamais elle t’oublie, ou cesse seulement de te propager et de te défendre ! Messieurs, c’est le serment de mes lèvres et de mon cœur ; c’est le vôtre ; c’est celui du premier Congrès de la langue française au Canada. Le rocher de Québec en reçoit aujourd’hui la solennelle formule. Demain, les échos s’en répercuteront de province en province, d’État en État. »
Vous avez rempli votre programme et tenu vos engagements ; par ma bouche, la France vous dit merci !
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Lors de vos assises de 1912, Étienne Lamy prononça devant vous ce discours sur la langue française qui, après avoir frappé vos oreilles, fut porté par les hauts-parleurs de la renommée, — il n’y en avait pas encore d’autres, — jusqu’aux extrémités du monde. C’était une forte et magnifique synthèse.
Refaire un tel discours à quinze ans de distance Trop court délai, en dépit du mot célèbre de Tacite, et folle présomption de ma part, si je l’osais.
Ce n’est pas que nous aussi, nous Français de la vieille France, nous ne connaissions les dangers qui menacent le parler français et nous ne devions y parer. Nous vous envions des manifestations telles que ces Congrès, où la syntaxe française, maltraitée dans notre vie contemporaine, sous l’empire de multiples influences, se voit rendre des honneurs publics, où les intrus qui avaient envahi son domaine sont montrés au doigt et invités à repasser la frontière. Vous et nous, nous devons « restituer ce que notre langue a perdu, restaurer ses expressions déformées », nous tourner vers « l’en-deçà », c’est-à-dire vers nos origines, ainsi que l’ont fait votre secrétaire général, M. L.-P. Geoffrion dans ses Zigzags, érudits et charmants, À travers nos parlers, et votre président M. A. Rivard, dans ses originales et fortes Études sur les parlers de France au Canada. Nous devons tout ensemble épurer et développer, suivant la vieille devise appliquée à notre Académie : Addit dum detrahit ; elle ajoute à mesure qu’elle retranche. Nous devons faire en sorte que notre langue classique, que l’on qualifie parfois de langue morte, demeure une langue vivante ; tant bien que mal, nous y réussissons, comme vous-même à faire de votre vieux parler qui fut nôtre une langue littéraire, riche de ses traditions, forte de son originalité.
« La constance de la langue, écrit un éminent Américain, fait un honneur infini à la nation française... Il faut être ferme et avoir de la constance, pour résister aux révolutions beaucoup ; la langue de sa fille aînée non plus. L’universalité mondiales. L’Église universelle ne change pas de l’une et de l’autre dépend de la constance du dogme et de la constance du caractère ([1]).
Et cette pensée, Messieurs, m’amène au sujet que j’ai résolu de traiter, puisque je n’entends pas reprendre, malgré la similitude des circonstances, celui qu’Étienne Lamy a pour longtemps épuisé.
Depuis 1912, quelque chose s’est passé, quelque chose qui, plus complètement que le génie même de notre langue et les œuvres écrites de notre pensée, a révélé l’âme du peuple français, quelque chose à quoi, vous, fils du Canada, avez été étroitement mêlés, et où nos deux peuples, unis sur le même sol et dans la même lutte, ont senti plus vivantes leurs origines communes : ce quelque chose, c’est la guerre universelle qui, de 1914 à 1918, a dressé l’une contre l’autre deux parts de l’humanité.
Alors, n’est-il pas vrai, l’âme de la France s’est révélée au monde surpris. Révélée, oui ! car le monde, dupe d’apparences dont elle était en partie responsable, ne la connaissait plus. Quand il vit notre résistance, il cria au prodigieux changement et ne sut d’abord comment l’expliquer.
La vérité était plus simple. Un de vous, M. Ferdinand Roy, osa l’affirmer dès 1916, et trouva pour le dire ces mots qui allèrent au cœur de nos compatriotes :
« On s’était trompé. Il n’y a pas de métamorphose. Si l’aspect extérieur du pays est bouleversé, rien d’autre n’est changé en France. Si la France reste vivante parmi ses morts et ses ruines, ce n’est pas qu’un principe nouveau anime cette vie, ni qu’elle ait découvert un nouvel idéal. L’attitude est changée ; c’est la même France, très reconnaissable à ceux qui, pour voir sa grande figure, ont su prendre un peu de champ dans l’histoire du monde. Cette sérénité éparse sur tant d’angoisses, ce stoïcisme ou cette résignation pieuse dans les pires détresses, ce ressort d’énergie quotidiennement remonté sous les plus lourds abattements, ces sursauts de vie quand on l’a crue morte, n’est-ce pas de quoi est faite la vie de la grande nation guerrière, la plus vieille dans le temps, la plus jeune dans l’âme, des nations d’Europe ? Tout le merveilleux de l’épopée contemporaine ne révèle qu’une chose : c’est le souple génie de ce peuple qui, riche des plus nobles traditions, s’est contenté de ne pas désapprendre le rôle ancestral. Il faut y voir tout simplement ce que M. Maurice Barrès vient d’appeler « les traits éternels de la France ».
Les traits éternels de la France, pour les connaître et pour découvrir le secret de son rôle dans le monde, c’est donc au fond même de l’être français qu’il faut descendre par un pénétrant coup de sonde.
Messieurs, dans votre lettre à l’Académie française, vous parlez de la souveraineté intellectuelle et de l’œuvre civilisatrice de notre pays. Croyez-vous que, pour rendre raison de cette souveraineté et de cette œuvre, il suffise de connaître nos penseurs et nos lettrés ?
Assurément non ! C’est toute la nation française qui crée son intellectualité et sa civilisation, et c’est toute la nation française qui contribue à les propager par des organes fort différents. L’action et l’exemple, autant que le discours, l’épée même autant que la plume, y collaborent.
De cette intellectualité, de cette civilisation, où donc chercher la source lointaine, cette source qui est la vôtre aussi bien que la nôtre ? Encore une fois, ne refusez pas de me suivre.
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Source lointaine ! Oh oui, et même combien lointaine ! Avez-vous lu, Messieurs, les pages évocatrices du livre exquis de Camille Jullian : De la Gaule à la France ? Avec quelle émotion vous contempleriez, courbés sur la glèbe, traçant les mêmes sillons qu’aujourd’hui, en un paysage souvent identique, nos ancêtres communs d’il y a deux ou trois mille ans ! Vous la verriez, cette Gaule ou cette France, déjà dessinée dans tous ses traits essentiels, ceux d’abord que, depuis les dernières grandes révolutions du globe, la nature lui impose : les hautes et neigeuses montagnes auxquelles elle s’accote, les îlots rocheux et majestueux de son Plateau central et de sa Bretagne, puissante ossature ; puis l’éventail de ses fleuves qui furent des bras de mer et qui, jusqu’aux extrémités, portent la vie, circulant au pied de coteaux modérés et gracieux, à travers des plaines doucement dénivelées, où se mirent les arbres des forêts et ceux des vergers, arbres qui, plongeant leurs racines dans la terre féconde, font admirer leur puissante, mais non pas excessive frondaison, sans autre différence bien sensible que la végétation du Nord et celle du Midi, les deux pôles de notre vieux pays, où se marient les climats tempérés de l’ancien monde.
Et puis, sur ce sol, voici l’homme, l’homme. « La France est une personne », a dit Michelet, et Michelet ne s’est pas trompé ; mais une personne faite de combien d’hérédités ! Mélange de ce qu’on a appelé, d’un terme plus ou moins exact, les antiques u stratifications autochtones et les alluvions étrangères n. Ne remontons pas au delà de l’époque historique : les Gaulois, nos pères, les Romains, nos maîtres, les Barbares qui nous infusèrent un sang nouveau, Barbares de race germanique, sans doute, mais influencée de combien d’éléments slaves et même asiatiques ; Germains, entre lesquels se distinguent, comme les plus proches des Gaulois et des Romains, les Francs qui refirent l’unité de la Gaule, lui donnèrent son nom nouveau et achevèrent de caractériser son être physique et moral.
Variété d’origine, grâce à laquelle, Messieurs, le Français s’apparente à toutes les grandes familles européennes ; mais variété qui n’a pas fait obstacle à l’unité, que dis-je, à une si intime fusion de tous les éléments qu’à deux mille ans de distance le portrait que traça César du peuple gaulois nous apparaît encore ressemblant et vrai. Preuve que le sang le plus ancien a prédominé, mais aussi que le sol a conquis l’homme et le conquiert tous les jours, en lui communiquant des éléments qui contribuent à l’intime stabilité de notre race, tout ensemble hétérogène et homogène. Peu de peuples ont autant que le nôtre le sens aigu de la nationalité et poussent aussi loin l’habitude de tout envisager sous cet angle. Source de force, mais aussi de malentendus avec quiconque oublie ce trait de notre physionomie.
Le sol a conquis l’homme ; l’homme aussi a conquis le sol ; on peut dire qu’il l’a refait à force de le labourer ; chez nous, comme chez vous, labour et labeur parurent synonymes ; le fond du peuple français, c’est le fond paysan ; historiquement, nous sommes un peuple de cultivateurs. Regardez la Gaule au moment de la conquête romaine, ou dans les siècles qui la suivent. Votre œil y découvrira-t-il, comme en Italie, des cités altières accrochées aux nues, de hauts châteaux perchés au sommet de pentes abruptes et dominant la plaine ? Rarement. Presque partout, des agglomérations rurales, quelques grandes propriétés terriennes et beaucoup de petites tenures ; de loin en loin, des villes, centres du commerce et de la vie intellectuelle. Ce paysan naturellement aime la terre et il entend la défendre au besoin par la ruse, ou par la force, contre toute tentative d’agression et d’accaparement ; et cela même fait de lui le vrai et primordial défenseur du sol de la patrie. Il est tenace, il est âpre, je l’accorde, mais il est laborieux, mais il est brave, mais il est avisé ; le bon sens est la qualité maîtresse de son esprit ; il y ajoute une pointe d’ironie et quelque hardiesse dans la riposte ; il est indépendant et point servile, encore que respectueux à l’égard de qui mérite le respect ; il est fier aussi ; s’il accepte un menu cadeau, il trouve délicatement l’occasion de donner à son tour. Trop attaché peut-être à l’argent et aux biens de la terre, capable pourtant de sacrifices, même héroïques, à des causes sublimes. O paysan de France, n’est-ce pas toi surtout qui, pendant des siècles, as recruté la milice du Christ, notre Clergé séculier ou régulier ? O paysan de France, n’est-ce pas toi qui, aux heures tragiques où toute puissance publique et la royauté même semblaient faire défaut, conservais ta foi à la patrie et au roi ? Spectacle émouvant que celui de ces paysans qui, même dans la Normandie militairement occupée et soumise, trouvaient le moyen de braver les Anglais et de témoigner leur fidélité à Charles VII ! O paysan de France, n’est-ce pas toi qui nous as donné Jeanne d’Arc, la plus pure incarnation de tes meilleures qualités ? O paysan de France, n’est-ce pas toi qui as porté sans fléchir le poids le plus lourd de la dernière guerre ? La tradition des aïeux revivait en toi tout entière. Nous t’avons vu combattre, nous t’avons vu prier, nous t’avons vu souffrir, nous t’avons vu mourir. Petits gars de Vendée et de Bretagne qu’il me fut donné d’assister à l’hôpital, quels souvenirs vous m’avez laissés, vous qui, pieusement, entre deux opérations, égreniez votre chapelet, vous de qui les parents, atteints déjà dans plusieurs de leurs fils, ne me demandaient qu’un service, celui de vous préparer à paraître l’âme pure devant Dieu. Et vous, humble paysanne des environs de Lourdes, j’entends encore le son de votre voix, lorsque sortit de votre bouche cette parole, depuis souvent citée, parole qui dépasse les plus belles de l’antiquité. Vous arriviez ; votre mari venait d’expirer ; vous le montrant sur son lit, on ne put que vous dire « Madame, c’est pour la France ! » Et vous de répondre : « La France, c’était son droit. Elle était sa mère ; je ne suis que sa femme. »
Voilà, Messieurs, le niveau auquel peuvent s’élever les paysans de France ; encore une fois, voilà vos ancêtres, voilà les nôtres ; voilà la masse profonde dont tout le reste est sorti et continue de sortir ; voilà la sève vivifiante qui sans cesse répare les pertes subies, la réserve inépuisable de notre civilisation.
Le paysan, pourtant, n’est pas tout. Au-dessus de lui, dès les temps romains, j’aperçois, élément essentiel de notre civilisation, le seigneur de la terre, l’aristocrate, déjà presque le féodal, prototype de notre noblesse, cette noblesse française aux aspects infiniment variés, souvent si turbulente, si redoutée des rois, mais toujours si brave et si séduisante. Qui comptera les coups d’épée qu’elle a donnés, depuis les rudes compagnons de Charles Martel jusqu’aux chevaliers des croisades, jusqu’aux héros brillants et raffinés dont les noms se mêlent si étroitement à votre histoire avant le douloureux traité de 1763 ? Oui, qui comptera leurs coups d’épée sur le sol de France, d’Italie, d’Allemagne, de Syrie, de Palestine, d’Asie, d’Amérique et d’Afrique ? Mais qui dira aussi les recherches d’élégance, de grâce, d’honneur surtout, dont ils enrichirent l’esprit, que dis-je, le caractère français ?
Et voici le bourgeois de nos cités, le grand et le petit. Ce n’est pas lui sans doute, a dit un ingénieux écrivain ([2]), « qui a fabriqué la France, mais c’est lui qui, de très bonne heure, l’a comprise, entretenue et sauvée. C’est grâce à lui, par lui, que la France est bourgeoise entre tous les peuples, c’est-à-dire humaine, écartée des régions féroces de la stupidité populaire, de l’accaparement mercantiliste ou de la morgue des oligarques, réservée aux bienfaits de l’effort tranquille et moyen, promise aux destinées les plus enviables ».
Dans ces lignes, Messieurs, vous sentez la pointe du paradoxe ; moi aussi, je la sens et je la dénonce ; mais ne convient-il pas que Monsieur Prud’homme, de qui, comme nous et plus que nous peut-être, vous Français d’Amérique, vous vous gaudissez parfois, connaisse ses heures de légitime revanche ? M. Prudhomme s’élève à l’occasion très haut ; il lui suffit de demeurer fidèle à l’étymologie de son nom. Prudhomme, disent nos vieux dictionnaires, homme sage, d’honneur et de probité. En vérité, ce n’est pas rien ; et ce type de sagesse, d’honneur et de probité, combien l’ont réalisé ! J’aimerais vous faire goûter le portrait d’un bourgeois du seizième siècle finissant, Olivier d’Ormesson, peint par son fils, qui a séduit l’auteur de l’Éloge du bourgeois français, dont j’invoque le témoignage : « Comme il est beau ce portrait de grand bourgeois aux humbles débuts, mais à la superbe persévérance, dans lesquels les meilleurs d’entre nous aimeraient à se reconnaître ! Il est loué, avec juste raison, « d’avoir amassé les richesses sans avarice, d’être parvenu aux grandes charges sans ambition, d’avoir eu beaucoup de prospérité sans orgueil, d’avoir joui en repos des biens qu’il avait amassés, d’avoir reçu de l’honneur aux charges qu’il avait exercées, d’avoir reçu de ses enfants le contentement : qu’il en pouvait espérer. » Ajoutez ce trait bien caractéristique de notre race. On le félicite « d’avoir approché les rois sans médiateur, d’avoir bâti une bonne maison avec peu de matière, d’avoir habité les maisons qu’il avait construites de s’être promené à l’ombre des bois qu’il avait planté La joie de la fondation, plus que celle de l’héritage, respire encore à travers le vieux texte.
Juste remarque de M. René Johannet, si juste que j’y vois comme la note de la famille bourgeoise et française, cette famille en qui survit un esprit que l’on peut qualifier de dynastique et qui, malgré les atteintes d’une époque bouleversée comme la nôtre, demeure l’un des plus solides piliers de notre société. Nos amis du dehors le reconnaissent : quand ils réussissent à pénétrer dans notre vie intime, peut-être trop jalousement défendue. Un citoyen des États-Unis, M. Barren Wendel, qui séjourna longtemps dans notre pays, ne s’émerveille-t-il pas devant « ces petites sociétés si bien groupées, si courtoises dès qu’elles s’ouvrent » que sont les familles de France ? « L’Anglais et l’Américain, ajoute-t-il, ont le home, mais le Français a le foyer... Le foyer, c’est la cheminée, la pierre de l’âtre, le culte de la vie domestique, autour duquel la famille se groupe, formant un tout distinct de tout autre groupe dans un monde confus et brillant, complet en chacun, vous libérant, lorsqu’on y réside, de tout le reste de l’humanité..., foyer qui symbolise toute la vigoureuse, complexe, profonde puissance des émotions familiales qui constituent pour le peuple français les plus fortes des émotions individuelles et nationales. »
Pardonnez-moi si je m’attarde, mais je voudrais aussi vous citer ce témoignage d’un écrivain suédois ([3]), dont la fine psychologie a si bien pénétré ce que l’expérience nous apprend chaque jour, non plus seulement de la famille des grands bourgeois, si voisins de l’aristocratie, mais de celle des petits bourgeois, modestes fonctionnaires, employés, voire simples artisans : « J’y reconnus, dit-il, l’extrême sérieux dans la conduite de la vie, faite de travail, de ponctualité et de sobriété, sous des manières très gaies et aimablement sociales. Je vis des hommes qui luttaient, toutes forces tendues, pour la sécurité de la famille et pour sa montée sociale, associés à des femmes parfois d’apparence coquette, qui apportaient un admirable sens d’économie à l’administration de leur ménage, tout en les secondant au dehors par leur entente pratique des choses. »
Et c’est ici, Messieurs, le moment de rendre hommage au rôle de la femme dans la famille, dans la société, dans la civilisation, dans l’intellectualité françaises, dont je m’efforce de vous montrer les plus intimes ressorts.
La femme, a-t-on dit, élève l’enfant et achève l’homme ([4]) : pour quel peuple du monde est-ce plus vrai que pour le peuple français ?
À sa mère, l’homme doit ses plus pures tendances, sa délicatesse morale, sa foi religieuse ; à sa femme, il doit en général de les conserver ou de les retrouver. Ah ! je le sais, au Nouveau-Monde, on sourit parfois de ces mères françaises qui couvent leurs enfants, qui tremblent de les laisser partir et regardent volontiers comme des êtres dénaturés ceux qui rêvent à de lointains voyages, à d’audacieuses entreprises.
Oui, mais vienne la guerre, et combien de fois a-t-elle fondu sur notre pays si exposé, si convoité ! cette femme d’intérieur, cette femme si tendre, fait voir de quelle force d’âme elle est douée. Mère de Duguesclin, mère de Jeanne d’Arc, mère de Bayard, mères de nos soldats de 1914, avez-vous tenté de retenir vos fils, épouses d’arrêter l’élan de vos maris ? Qui de vous ne les a encouragés, soutenus, par les mots sublimes, par les raffinements d’un cœur aimant, et fort dont vos lettres étaient pleines et que n’affaiblissaient pas vos « au revoir » ou vos « adieu » trempés de larmes.
Dignes héritières des Clotilde, des Blanche de Castille, des Anne de Bretagne, vous n’avez pas craint d’assumer le travail de l’homme. Quand le désarroi général vous a montré le péril de la religion et de la société, vous avez osé sortir de votre foyer qui ne fut jamais un gynécée, vous montrer au dehors, vous liguer, parler, agir, sans cesser pour autant de prier.
Ainsi vous régnez sur les mœurs et, par les mœurs, sur les lettres elles-mêmes ; ceux qui tiennent une plume, — tels les chevaliers de jadis leur épée, — tournent vers vous leur regard intérieur : que ne vous doivent l’âme française et la littérature qui l’exprime ? Un écrivain qui a consacré tout un volume à l’Âme de la France ([5]) n’a pas hésité à donner ce titre à son premier chapitre : La France est féminine, Dès nations rivales lui accolent volontiers la même épithète : ironie discrète, blâme déguisé ? Acceptons-la comme un éloge, puisque j’ai montré que la femme communique à l’homme sa délicatesse et qu’elle-même emprunte à l’homme son courage.
Je m’en voudrais, Messieurs, dans ce raccourci de l’humanité française, de ne pas donner sa place à notre frère l’ouvrier. Place moins large assurément dans notre histoire que celle du paysan, du noble et du bourgeois ; la grande industrie est née d’hier, un siècle d’existence, et quel siècle ! combien hostile, non seulement à la persistance, mais à l’établissement même d’une tradition ! Beaux quartiers de noblesse pourtant ceux de l’ouvrier français, si je regarde le passé. Le voyez-vous, membre de l’antique corporation et de sa confrérie, soucieux de ne livrer qu’un travail achevé, où le tour de main décèle un génie naturel, où la perfection du détail proclame le scrupule de la conscience professionnelle. Que de chefs-d’œuvre sont sortis de ses doigts artistes et laborieux ! Ceux qui subsistent sont l’ornement toujours jeune de notre vieux pays ; le monde nous les envie. Cet esprit d’autrefois est-il mort ? Non, Messieurs, mais en ces heures de perfides surexcitations et de captieux sophismes, il sommeille trop souvent. Et cependant, quelle générosité, quelle charité, subsistent dans le cœur de l’ouvrier français ! Ne le jugeons pas encore ; il n’est pas complètement évolué. Qu’il échappe aux mauvais bergers ; qu’entre nous et lui s’échange le baiser que l’un d’eux, les yeux pleins de larmes, mit naguère sur la joue d’Albert de Mun, et la France nouvelle aura ajouté un élément de plus au trésor de forces, d’idées et de sentiments qu’elle a reçu de la vieille France, votre mère et la nôtre.
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M’exposerai-je, Messieurs, à je ne sais quelle accusation de militarisme, ou d’impérialisme, si maintenant je vous déclare que, sans le soldat français, l’âme française ne se serait jamais épanouie et donc ne se serait jamais répandue au dehors ? C’est pourtant une vérité d’expérience et de bon sens : complètement ouverte au nord et au nord-est, exposée par là même au flot toujours renom clé des plus dangereuses invasions, la France est et doit être une nation militaire, cela sous peine de mort. Si elle n’eût été militaire, depuis longtemps elle ne serait plus, et vous-mêmes vous ne seriez pas.
Quel beau soldat que le soldat français ! En lui, on s’est plu ([6]) à retrouver quelque chose des trois principaux ancêtres de notre race, le Gaulois, le Romain, le Franc.
Le Gaulois, être de premier élan, qui veut combattre à découvert et ne craint rien, sinon que le ciel lui tombe sur la tête, brave, mais imprudent et téméraire, le soldat de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, de Morhange et de Virton.
Le Romain, brave aussi, mais discipliné, solide, encadré, tenace, expert dans l’art des tranchées et des réduits fortifiés, le soldat de notre Turenne et de notre Pétain.
Le Franc, brave comme le Gaulois et comme le Romain, fidèle à ses chefs et les aimant, mais murmurant et grognant volontiers, le soldat du vase de Soissons, en face de Clovis. Il lui plaît de combattre pour une belle cause, pour une idée noble. C’est le même Clovis qui, au récit de la Passion, s’écriera : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! »
Que ces trois types de soldats se fondent en un seul, ne sera-ce pas le soldat idéal ? Le soldat de la croisade, heureux de combattre pour le tombeau du Christ ; de Godefroy de Bouillon à saint Louis, presque tous les chefs et les deux tiers des combattants seront nés sur le vieux sol gaulois. Le soldat de Jeanne d’Arc, fidèle à la cause nationale, qui tutoie Jeanne, fille du peuple comme lui, et la respecte infiniment, soldat d’offensive qui la suit à la charge et à l’assaut, soldat capable de patience : « Nous les aurons, quand ils seraient pendus aux nues », avait dit Jeanne, et on les eut ; soldat humain, autant que la guerre peut être humaine, qui pardonne à l’ennemi vaincu et le soigne au besoin.
Paraissez, soldats des guerres d’Italie, avec Bayard et Monluc ; soldats de Henri IV, ralliés autour de son blanc panache ; soldats de Louis XIII et de Louis XIV qui firent la France si grande ; soldats de Louis XV et de Louis XVI, les Lafleur, les La Tulipe, les La Liberté, et les autres qui prirent racine sur votre terre arrosée de leur sang, ces sous-officiers, ces sergents, qui furent les cadres solides de l’armée nouvelle, de l’amalgame fait des volontaires de 92 et de la vieille armée royale. Ils s’éprirent de la liberté, de la nation, de la révolution, comme leurs pères s’étaient épris de la croisade, et c’est à leurs idées qu’ils prétendirent annexer l’Europe. Ainsi que les soldats de Roncevaux mouraient joyeux pour l’empereur à la barbe fleurie, les grognards de Napoléon reculèrent les bornes de la fidélité au chef, devenu pour eux comme un être quasi divin. Et ce fut la grande armée, l’armée des soldats invincibles, un peu trop pillards, un peu trop galants, mais si durs à eux-mêmes et si humains encore
Si haut étaient-ils montés qu’après eux, pensaient-ils, quand l’aigle eut brisé ses ailes, il n’y aurait plus de soldats ; et l’on vit les soldats de nos guerres d’Afrique, les soldats de Crimée, les soldats d’Italie, les soldats de Reichshoffen, les soldats du Sénégal et du Soudan, de l’Indochine et de Madagascar, porteurs de civilisation.
Le monde croyait la France épuisée, décadente, prête à plier les genoux devant celle qui l’avait vaincue en 1870 ; l’Allemagne l’attaque ; tous ses fils valides se levèrent à l’appel du tocsin et voici que, dans nos « poilus » reparurent, plus unies, plus fondues que jamais, les vertus militaires du Gaulois, du Romain et du Franc, braves jusqu’à la témérité, tenaces dans la tranchée, fidèles à des chefs aimés, les Joffre, les Pétain, les Foch, aiguillonnés, non seulement par l’amour de la patrie et l’impérieuse nécessité de la défendre, mais par la pensée que leur cause était celle de la justice et de la paix future.
Écoutez le plus récent éditeur du procès de Jeanne d’Arc, un vaillant de la dernière guerre : pour lui, la comparaison s’impose entre les soldats de Jeanne et ceux de 1914 : « Qui nous a soutenus, s’écrie-t-il, alors qu’enterrés vivants, nous ne voyions plus des arbres que les racines, et du ciel qu’un ruban au-dessus de nos têtes ; quand nous luttions contre l’eau et le froid, autant et plus que contre un ennemi invisible ; qui nous a fait supporter la veille, l’immobilité, la terreur de la nuit et de la mitraille ; qui a réalisé la fraternité des pauvres et des riches, inspiré la patience au paysan supputant le temps des récoltes qu’il n’a pas vu lever ; qui a fait des révoltés des gens soumis, des intellectuels des hommes rudes ; si ce n’est ce même esprit de la race, le sentiment de la juste cause, l’espérance de fonder la paix du monde entre les hommes de bonne volonté([7]) ? »
J’aurais tort d’insister davantage ; ces soldats, vous les avez vus ; vous avez combattu à leurs côtés ; vous leur étiez semblables ; le même sang coulait de vos veines, le même esprit de la race animait votre courage. Ypres, Saint-Julien, Bazentin, Courcelette, Contalmaison, Vimy, redites les prodiges de valeur dont vous fûtes témoins ! Pour vous rendre l’hommage que la France vous doit, nous reprendrons l’éloquente parole d’un de vos évêques ([8]) : « Les Canadiens ont fait grand le nom de leur patrie et grand le nom qu’ils portaient. Ils se sont immortalisés dans l’histoire, et le Canada a été immortalisé avec eux. »
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Gardée par de tels hommes, la France peut penser et communiquer sa pensée. Son génie se forma, grandit et s’imposa par d’immortels écrits.
Quel est donc ce génie ? Vous souvient-il de certaine remarque de Marmontel, assez grise, je le sens, presque négative, et qui donne un peu l’impression d’un vase vide ? Ce vase pourtant est susceptible de se remplir, mais non pas jusqu’à déborder ; il contient de belles et bonnes choses ; il les accueille toutes, oserai-je dire, à hauteur égale, sans permettre à aucune de grandir démesurément aux dépens des autres.
« Le génie français, dit Marmontel, n’a exclusivement aucun caractère et de là aussi vient qu’il n’en a aucun éminemment ; mais au besoin il les prend tous et à un assez haut degré. » Marmontel ajoute, en constatant, lui aussi, l’étroit rapport du génie et de la langue : « Il en est de même de la langue française. »
« Il n’a exclusivement aucun caractère », c’est-à-dire qu’aucune qualité en lui ne s’élève à ces hautes températures qui rendent auprès d’elles la vie impossible à la plupart des êtres, aucune qualité si dominante, si fulgurante, qu’elle éloigne des qualités d’un ordre plus doux, plus tempéré, plus humain. « Mais, au besoin, il les prend tous et à un assez haut degré. » Considérez d’un regard d’ensemble les formes littéraires et artistiques par lesquelles s’est exprimé, dans tous les ordres, le génie français, philosophie, éloquence, poésie, peinture, sculpture, architecture, musique, vous reconnaîtrez qu’au fond cette affirmation se justifie. Qu’est-ce à dire, sinon que tous les caractères que l’on admire chez d’autres peuples lui appartiennent aussi, mais à l’état modéré, sociabilisé, humanisé. Toutes ses entreprises, il les marque de ces deux notes : sagesse et mesure. Partout, il imprime à la nature, et très fortement, l’empreinte de l’homme, de l’homme animal raisonnable. Aux forces aveugles et indisciplinées qui ailleurs surgissent avec une irrésistible spontanéité, il ajoute l’élément d’intelligence, de retenue, de modération et, je le répète, de raison, réalisant avec exactitude la définition que Bacon a donnée de l’art : Homo additus naturae.
Par cet ensemble de qualités, le génie français nous apparaît comme l’héritier le plus complet du génie grec et latin, de l’antiquité classique. Au surplus, nos racines plongent dans la latinité ; jusqu’au seizième siècle, le fond latin de notre littérature persiste à côté du fond national qui a commencé de poindre dès le IXe siècle. Et ce fond national lui-même se revigore périodiquement à la source dont il est originairement sorti. L’âge classique par excellence de la pensée et de la langue françaises, le siècle de Louis XIV, en est le plus éclatant et le plus décisif exemple, ce siècle dont Voltaire a pu dire après l’avoir décrit : « Il sera difficile qu’il soit surpassé ; et, s’il l’est en quelques genres, il restera le modèle des âges encore plus fortunés qu’il aura fait naître. »
Mais par cet esprit de mesure, par cette sorte d’exclusivisme, par cette prépondérance du bon sens et de la raison, le génie français ne sera-t-il pas appauvri ? Non, Messieurs. En vertu d’un rare privilège, il gardera la richesse du nombre et celle de l’invention. Quel autre peuple que le nôtre compte quatre grands siècles littéraires consécutifs ? De combien de découvertes la science française eut-elle la première idée, même quand elle ne sut ou ne voulut pas en exploiter jusqu’au bout les conséquences ? Les plus beaux systèmes imaginés ailleurs ne sont guère devenus populaires qu’en passant par la lucide intelligence de nos savants qui ont eu l’art, non seulement de les exposer avec clarté, mais de les rattacher aux principes.
Ainsi, quand même le cœur du Français ne se fût point senti échauffé par l’ardeur du prosélytisme, son cerveau eût été à lui seul un admirable organe de propagande intellectuelle.
C’est par lui principalement, surtout aux époques douloureuses où l’Italie était foulée aux pieds par les invasions ou les dominations étrangères, que le monde occidental a reçu la culture antique. Vérité qu’énonce en ces termes singulièrement pittoresques M. Gabriel Hanotaux : « Vingt-cinq générations de Français ont travaillé à verser la Méditerranée dans les mers du Nord. » La civilisation, fille d’Athènes et de Rome, Charlemagne la donna à la Germanie ; Guillaume le Conquérant la rendit à la Grande-Bretagne ; Champlain, Cavelier de la Salle et leurs émules l’offrirent en don à l’Amérique du Nord. Mieux que d’autres, vous avez su la conserver. Ai-je tout dit, Messieurs, de ce génie et de cette civilisation, honneur de la vieille et de la nouvelle France ? Non certes, et vous le savez bien. Il est une autre Rome que celle des Césars, la Rome de Pierre et de ses successeurs. La civilisation que nous avons reçue et transmise, c’est la civilisation antique trempée de christianisme, transformée par l’Evangile ; le génie français est un génie chrétien, la civilisation française est une civilisation chrétienne.
N’est-ce pas trop s’avancer ? Le Français est-il religieux, et s’il ne l’est pas, comment son génie serait-il chrétien ? Émile Faguet qui s’est posé la question l’a résolue par la négative ; plus d’un Allemand a émis la même opinion. Quelques traits de la vie contemporaine, quelques railleries sceptiques cueillies dans nos vieux auteurs, les excès furieux de l’époque révolutionnaire, sont au surplus les seuls éléments de preuve qu’ils puissent invoquer.
Eh bien ! moi, je réponds simplement en retournant l’argument et je dis : Si le génie français est chrétien, comment le Français ne serait-il pas religieux ?
Or, le génie français est chrétien.
Parcourez nos cités et nos villages. Leur plus somptueuse parure, ce sont leurs églises et ces églises sont l’expression de la foi collective du peuple. C’est dans nos cathédrales que l’art français a trouvé la plénitude de son épanouissement. Leur style même n’est-il pas celui qui, aujourd’hui encore, inspire à l’âme catholique de la France la forme particulière de ses envolées et de ses enthousiasmes ?
Remontez vers nos origines littéraires. Pendant des siècles, toute notre littérature est chrétienne ; notre théâtre lui-même sort de la liturgie ; quelle autre forme de l’éloquence égale chez nous l’éloquence sacrée ? Suivant la sage remarque de Brunetière, Bossuet dépasse Démosthène de toute la splendeur universelle et divine des idées qu’il traite. Que d’hommes et quels hommes, que de livres et quels livres, la France a donnés à l’Église du Christ, interprète de vérité, ouvrière de beauté ! Imagine-t-on une telle culture sortie d’un fond non religieux ?
Voulez-vous, Messieurs, vous faire une opinion juste de ce que le christianisme est en France et de ce que la France est dans le christianisme, lisez, dans l’Histoire de la nation française de M. Gabriel Hanotaux, le très beau volume de M. Georges Goyau : Histoire religieuse. Vous demeurerez, j’en ai fait l’expérience, émus et pénétrés, comme si, pour la première fois, vous vous trouviez en présence d’un temple imposant et superbe ; grâce aux puissants raccourcis de l’ouvrage, vous découvrez le monument tout entier, d’un seul coup. Vous y verrez alors, dans cette histoire religieuse, une des manifestations les plus authentiques de l’âme française, de la façon dont elle a réagi sous l’influence de la doctrine révélée et de l’action qu’elle a elle-même exercée, non sur le fond divin de cette doctrine, mais sur la manière de la comprendre, de l’appliquer et de la répandre.
Car, je n’aurai garde de le nier, il y a toujours chez le Français, même dans sa façon de concevoir la religion, quelque chose d’indépendant et, pour tout dire, de national. Mais en même temps, et plus peut-être qu’aucun autre peuple, il a le sens de l’universel; il sait que la vérité et le bien doivent être l’apanage, non pas de quelques êtres privilégiés, mais de tous les hommes, et il veut que cela soit. Il tient pour connexes les deux propositions de la Jeanne d’Arc de Péguy : « Il faut que France, il faut que Chrétienté continue. » Aussi, en dépit de toutes les tourmentes, ne se détache-t-il pas du centre de l’unité, par quoi la chrétienté se tient cohérente, et demeure-t-il à travers les âges, catholique et romain. Bon gré, mal gré, il collabore avec la papauté.
« Le clergé français, a-t-on dit, fut, dans le sein de l’Église, l’arbitre de la mesure ([9]). »
Mesuré, j’y consens; mais non pas dans le don de soi-même. Le peuple français est un peuple apôtre, « l’évangéliste mondial », suivant la magnifique expression du P. Matteo Crawley. Et vous l’ignorez moins que personne, vous Canadiens français, vous les fils spirituels de Jacques Cartier qui savait se faire prédicateur ; de Champlain l’explorateur, épris du salut des âmes ; des Franciscains et des Jésuites venus de notre pays, des PP. Lejeune et Brébeuf, de Marie de l’Incarnation ; de M. de Maisonneuve, de Mlle Mance, de Marguerite Bourgeoys, du P. Jogues, martyr ; des Sulpiciens ; des Hospitalières de Saint-Joseph, des religieuses de Notre-Dame et de Montigny-Laval, votre premier évêque ([10]). Que votre témoignage monte vers le ciel et qu’il réduise au silence ceux qui osent affirmer que le Français n’est pas religieux.
Dressez-vous aussi pour répondre, vous tous saints et saintes de France, saint Denis, saint Martin, sainte Geneviève, saint Remi, saint Bernard, saint Louis, sainte Colette, sainte Jeanne d’Arc, saint François de Sales, sainte Jeanne de Chantal, saint Vincent de Paul, sainte Marguerite-Marie, saint Jean-Baptiste de la Salle, saint Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, l’enfant chérie du monde, et vous, bienheureuse Bernadette qui avez déchaîné les foules de Lourdes. « Si le surnaturel vit partout dans le monde, il vit surtout en France. » Ainsi parle le saint Pape Pie X, et Benoît XV lui fit écho en proclamant la France « Mère des Saints ».
Il me semble, Messieurs, que je vous ai présenté dans ses traits essentiels le génie de la France, cette France qui aime tant à se reconnaître dans ses enfants d’outre-mer. Laissez-moi, pour achever ce tableau, vous dire un dernier mot de la langue par laquelle s’exprime ce génie et dont vous vous êtes constitués les habiles et courageux défenseurs.
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Génie humain, langue humaine. Dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène, le bon Père Bouhours fait état de l’aphorisme fameux de Charles-Quint qui se plaisait à dire : pour parler à Dieu, l’espagnol ; aux hommes, le français ; aux chevaux, l’allemand.
Sachons nous contenter de cet estimable second rang, encore que cent ans avant Charles-Quint, notre Jeanne d’Arc, très ambitieuse, ait revendiqué pour le français l’honneur d’être la langue des Anges et de Dieu lui-même.
Rivarol reprend au fond la pensée exprimée, sous forme de boutade, par le grand empereur, lorsqu’il s’efforce à démontrer que, sûre, sociale, raisonnable, faite pour la conversation, lien des hommes, charme de tous les âges, notre langue est, par excellence, la langue humaine. Il vante « la probité attachée à son génie », et il explique ainsi ce caractère de probité : « Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que nos passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. »
Génie chrétien, langue chrétienne ; Ozanam l’a vu, avec le juste coup d’œil d’un esprit vraiment catholique, dans son fameux discours « sur les devoirs littéraires des chrétiens ». « Quant à nous, gens de lettres, la forme dont nous disposons, c’est la langue française, langue souverainement chrétienne et qui tient de la religion par ces trois grands caractères de majesté, de précision, de clarté. C’est par là qu’elle est devenue la langue de la civilisation. Elle tient sa force du principe organisateur des temps modernes. La langue fut faite par le christianisme comme fut fait l’État. »
Humaine et chrétienne, c’en était assez pour que la langue française se classât langue universelle, admirable outil de propagande au service de l’instinct de prosélytisme qui caractérise notre race.
Avez-vous gardé dans vos mémoires ce passage du sixième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg ? « L’étincelle électrique parcourant, comme la foudre dont elle dérive, une masse d’hommes en communication, représente faiblement l’invasion instantanée, j’ai presque dit fulminante, d’un goût, d’un système, d’une passion parmi les Français... Au moins, si vous n’agissiez que sur vous-mêmes, on vous laisserait faire ; mais le penchant, le besoin, la fureur, d’agir sur les autres, est le trait de plus dominant de votre caractère. On pourrait dire que ce trait est vous-même. Chaque peuple a sa mission : telle est la vôtre. La moindre opinion que vous lancez sur l’Europe est un bélier poussé par trente millions d’hommes... Et, comme une nation ne peut avoir reçu une destination séparée du moyen de l’accomplir, vous avez reçu ce moyen dans votre langue, par laquelle vous régnez bien plus que par vos armes, quoiqu’elles aient ébranlé l’univers... Déjà, dans le treizième siècle, un Italien écrivait en français l’histoire de sa patrie, parce que la langue française courait parmi le monde et était la plus dillettable à lire et à oïr que nulle autre. »
Irai-je jusqu’au bout de ce discours de Joseph de Maistre ? Oui la sincérité m’en fait un devoir « Puisse cette forme mystérieuse, mal expliquée jusqu’ici, et non moins puissante pour le bien que pour le mal, devenir bientôt l’organe d’un prosélytisme salutaire, capable de consoler l’humanité de tous les maux que vous lui avez faits ! »
Les maux que la France a faits à l’humanité : parole amère, qu’il faut, malgré tout, avoir le courage de prononcer. Vous aimez la France et pourtant, j’en suis sûr, vous attendiez de moi cet aveu.
Ce n’est que trop vrai, Messieurs ; il y a des ombres au tableau que je vous ai tracé. J’ai prétendu vous peindre les traits de la France éternelle, mais je sais bien qu’aux traits de la France éternelle, se mêlent certains traits de la France nouvelle qui, peu à peu, dégradent le visage ancien de notre pays. Bien des traditions s’obscurcissent jour par jour. L’action néfaste de l’école laïque déchristianise lentement mais sûrement les classes populaires. La guerre a réveillé nos antiques vertus parce qu’elles existaient encore. Vivront-elles toujours et mon discours d’aujourd’hui n’apparaîtra-t-il pas comme une évocation du cri de l’héroïque soldat : Debout les morts ? La France, gagnée aux idées révolutionnaires, n’usera-t-elle pas de son apostolique génie pour les répandre à travers le monde, comme elle fit aux dernières heures du siècle de Voltaire et de Rousseau ? Je ne nie pas le danger.
Pourtant, je vous l’affirme devant Dieu, s’il m’est arrivé d’évoquer ici, sinon des morts, du moins des mourants, ce sont surtout des vivants, ou des survivants prêts à revivre tout à fait que j’ai amenés sous votre regard.
Des vivants ! Chrétiens et catholiques aussi complètement que Français, qui ont triomphé de tous les assauts de la franc-maçonnerie et de l’internationalisme, et que la lutte a fortifiés bien loin de les abattre ! Admirable jeunesse de nos grandes écoles, espoir de notre avenir ! Ligues courageuses qui revendiquent nos justes libertés !
Des survivants prêts à revivre tout à fait ! Ah !comme il a su le dire, devant le jury d’Alsace, ce héros chrétien de la grande guerre, le général de Castelnau ! Le vieux tronc catholique de notre commune patrie est resté debout ; il n’a cessé de nourrir et de pousser des rameaux baptisés dans l’Église ; et ceux-là mêmes qui semblent à demi détachés puisent encore dans la même sève catholique et française, quelquefois inconsciemment, les vertus profondes et les ferveurs patriotiques qui nous ont sauvés naguère et nous sauveraient, encore à l’occasion.
Peut-être tout à l’heure, quand se dressait devant vos yeux l’image de nos cathédrales et de nos églises, avez-vous été tentés de murmurer tout bas : cathédrales désaffectées, ou du moins vidées de leur âme populaire, églises de la grande pitié proclamée par Barrès.
Et pourtant il y entre parfois, l’homme du peuple le plus travaillé par l’esprit de révolution, il y entre dans cette église et il se sent tout d’un coup plongé dans le mystère surnaturel qui l’arrache à ses misères présentes. Il se souvient du jour où, du tabernacle, l’hostie sortit pour lui, petit enfant. Aux fêtes solennelles, dans les nefs où la foule se presse, foule de vrais fidèles, il est là, incrédule peut-être, mais saisi par l’idée des fins consolantes où l’humanité dépouillera ses inégalités provisoires, ses infirmités, ses sujétions. Qu’un rayon du ciel à travers les vitraux multicolores ou que le feu des lustres illumine l’étonnante ossature de pierre, le paysan, l’ouvrier du XXe siècle, voit tout à coup s’exprimer, dans l’œuvre architecturale du XIIIe ou du XVe siècle, sa propre raison de vivre qui, dans son fond, n’est pas si différente de celle de ses pères. Ah ! l’homme de France, celui de nos campagnes ou celui de nos villes, — quelques pauvres êtres mis à part, — ne voudrait pas avoir couru son étape entre le berceau et la tombe sans avoir contribué à quelqu’une de ces entreprises qui rendent la famille plus saine, la patrie plus forte, l’humanité meilleure et plus heureuse. Et même on ne l’égare, au cours de cette étape, qu’en abusant de cet instinct, de ce besoin de bien faire et de se dévouer aux autres, qui est en lui. L’église où il est entré répond à la philosophie qu’il se fait, hardie, logique, généreuse, du bonheur de l’humanité dans le bien et du triomphe final du juste. Et c’est pourquoi il peut toujours redevenir chrétien. Gardons-nous de désespérer !
Vous, Canadiens français, plus sages et plus heureux que nous, vous avez su rester totalement fidèles aux meilleures traditions de la vieille France. Chez vous survivent intactes ces traditions religieuses, sociales, domestiques, qu’avec une filiale piété j’ai fait passer sous vos yeux, en vous entretenant de nos communs ancêtres. Quelle réserve de forces et d’inspirations lorsque les préoccupations de la lutte pour la vie, ainsi que pour la constitution définitive de votre pays, laisseront à beaucoup des vôtres les nobles loisirs nécessaires au développement d’une production intellectuelle intense et mûrie ! Quelle province magnifique vous ajouterez alors à l’empire des lettres françaises ! Avec quel enthousiasme vos arrière-neveux et les nôtres s’uniront pour chanter l’hymne à la langue française qui, clôturant le congrès de 1912, fit verser des larmes d’admiration et de gratitude ([11]) !
« O langue de la douce et glorieuse France, dont le sang généreux coule dans nos veines ; langue de nos découvreurs, de nos fondateurs, de nos héros et de nos martyrs ;... nous t’avons donné à maintes reprises des preuves de notre attachement fidèle... Tous les esprits cultivés saluent en toi l’une des éclosions les plus magnifiques du génie occidental. Tu es faite de souplesse et de force, de grâce et d’harmonie. Tu as la puissance et le charme, la sonorité et le rythme, l’ampleur et la précision. Tu possèdes la clarté qui illumine tout ce que tu touches... Mais par-dessus toute cette beauté et tous ces dons royaux qui sont en toi, tu as pour nous des titres encore plus intimes et plus chers. Tu as veillé sur notre berceau, tu as jeté dans notre sol vierge les germes féconds qui ont produit tant de moissons glorieuses. Verbe de France et messagère du Christ, c’est toi qui, la première de toutes les langues européennes, as fait vibrer les échos de nos vallées et de nos fleuves, de nos forêts et de nos lacs immenses. C’est toi qui, triomphant de l’espace et de la barbarie, as conquis à la civilisation presque tout notre continent septentrional et porté la parole chrétienne et française du golfe Saint-Laurent au golfe du Mexique et de l’Atlantique aux Montagnes Rocheuses. Partout on y retrouve ton empreinte et ton signe, car c’est toi qui partout as nominé les fleuves, les rivières et les monts. Ah ! tu peux bien laisser glapir l’envie, langue conquérante, apostolique et civilisatrice ! Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, on ne pourra jamais te ravir la gloire d’avoir été, dans cette partie du Nouveau-Monde, le héraut de la lumière et d’avoir baptisé l’Amérique. »
Frères du Canada, à votre tour, soyez pour nous le rayon du ciel à travers le vitrail, le lustre du sanctuaire resplendissant de lumière, aidez-nous à ramener le génie et le parler français à la source féconde de leur baptême. Ils y retrouveront la puissance créatrice qui leur permettra, dans les siècles futurs comme aux siècles passés, d’orner des traits de la plus pure beauté l’intégrale et bienfaisante vérité.
[1] JAMES BROWN SCOTT : Le français, langue diplomatique et moderne.
[2] M. René JOHANNET.
[3] M. Éric SJOESTEDT.
[4] M. Gabriel HANOTAUX.
[5] M. Edward MONTIER.
[6] Notamment M. Louis MADELIN.
[7] P. CHAMPION : Le Procès de Jeanne d’Arc ; Introduction.
[8] Mgr BRUCHESI, archevêque de Montréal.
[9] M. GABRIEL HANOTAUX.
[10] G. GOYAU. Les origines religieuses du Canada.
[11] La langue, gardienne de la foi, des traditions, de la nationalité. Discours prononcé par M. Thomas Chapais à la séance générale de la Société du Parler français, 30 juin 1912.