DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. ÉTIENNE GILSON
Directeur de l’Académie
à l’occasion du
150e ANNIVERSAIRE DE L’ACADÉMIE DE SAVOIE
CHAMBÉRY
Séance solennelle publique du vendredi 8 mai 1970
Lorsque l’Académie française m’offrit le grand honneur de la représenter aujourd’hui et de l’associer ainsi personnellement à cette solennité, j’acceptai bien volontiers, mais dans une pensée particulière que je demande la permission de dire. Je pensai aussitôt que celui qui devrait représenter l’Académie française à cette fête, se nommait Daniel Rops. Avec quelle joie il vous adresserait aujourd’hui la parole, s’il était encore des nôtres ! Je ne saurais le remplacer, mais j’ai désiré lui faire, là où nous croyons que tous les cœurs sont ensemble, ce signe d’amitié.
Lorsqu’on me demanda ensuite de votre part de quoi je me proposais de vous parler, je répondis, un peu à l’étourdie : de la Philosophie savoyarde. Me voici au pied du mur, car parler de la philosophie savoyarde suppose qu’il y en ait une. Je le pensais depuis longtemps quand je fis cette imprudente réponse. On dit que trois chanoines font un chapitre, si deux philosophes suffisent à faire une philosophie, pourvu, assurément, qu’ils offrent des traits communs caractéristiques d’un esprit suffisamment défini, je crois pouvoir dire sans paradoxe qu’il existe au moins deux philosophes savoyards et, pour autant, une philosophie savoyarde. Il y en a un que tout le monde connaît, et un autre que, je crains bien, nous avons à peu près tous oublié. Je commencerai donc par ce dernier, qui est d’ailleurs l’aîné des deux.
Il se nomme Gerdil. Et d’abord il est bien de chez vous. Hiacynthe Sigismond Gerdil est né à Samoëns le 23 juin 1718. Son père, qui était notaire, lui fit commencer ses études chez les Barnabites de Bonneville, alors capitale du Faucigny. Il ne devait plus jamais quitter cet Ordre enseignant, car après avoir étudié dans les collèges barnabites de Thonon, puis d’Annecy, il joignit les rangs de ses maîtres. Pour faire court, je dirai seulement qu’après avoir enseigné la philosophie et la morale à l’Université Royale de Turin, être devenu le précepteur du prince de Piémont et futur roi de Sardaigne Charles Emmanuel IV, Gerdil fut appelé à Rome et, le 15 décembre 1777, créé cardinal du titre de Sainte Cécile par le pape Pie VI à qui, n’eût été son grand âge, il eût probablement succédé. Gerdil suivit le pape Pie VII à Rome, où il mourut en 1802, âgé de 84 ans.
Voilà, trop brièvement résumée, la carrière d’un petit faucigneran qui manqua de peu être pape. Mais il fut aussi l’auteur de 20 volumes in-4° d’œuvres diverses, dont il importe à notre propos de connaître quelques titres. Un ample traité sur L’immortalité de l’âme démontrée contre M. Locke, Turin, 1747 ; deux écrits contre Rousseau : Anti-Émile, ou Réflexion sur la Théorie et la Pratique de l’Education, contre les principes de M. Rousseau, 1763, suivi d’un Anti-Contrat Social, 1764. Voilà qui est assez clair : Gerdil hissait ses couleurs et nous savons ce que nous pouvons attendre de cet anti-Locke et de cet anti-Rousseau. À défaut de pouvoir vous introduire dans sa pensée, j’aimerais du moins vous faire entendre sa voix.
Celui de ses écrits que je préfère a pour titre : Principes métaphysiques de la morale chrétienne. Je ne l’ai jamais ouvert sans y admirer la noblesse de pensée autant que d’écriture, une sorte de majesté héritée du Grand Siècle, et qui me semble trahir une assidue fréquentation de Bossuet. Le Livre I a pour titre ces simples mots : De l’ordre en général. C’est en effet une philosophie de l’ordre, héritière, par Bossuet, de celle de Thomas d’Aquin. On peut savoir ce qu’il entendait par ce mot en lisant un petit mémoire de dix pages : De l’ordre, par le P. Gerdil, Barnabite, publié dans les Mélanges de philosophie et de mathématiques de la Société Royale de Turin, pour les années 1770-1773.
Je m’incline avec respect devant la section mathématique, mais non sans noter au passage, qu’elle est éminemment digne d’attention : quatre mémoires de Condorcet ; deux de Monge, et deux de Lagrange, voilà des noms à faire envie à n’importe quelle Académie des Sciences. À ce propos, d’ailleurs, j’ai cherché dans mon dictionnaire les dates de l’illustre astronome, comte Joseph Louis de la Grange, et j’ai lu : « Mathématicien français, né à Turin (1736-1813) ». La situation diplomatique devenant un peu compliquée, je reviens à notre Gerdil ; écoutons-le :
La raison a pour ainsi dire une double fonction dans l’homme, elle nous a été donnée pour développer les progrès de l’intelligence, et appliquer l’intelligence à l’action, et c’est toujours l’ordre qui la dirige sous ce double rapport, en sorte qu’on pourrait dire en un certain sens, que comme le vrai est l’objet de l’intelligence, ainsi l’ordre est proprement l’objet ‘de la raison. Ratio est facultas ordinatrix.
L’ordre ajoute donc quelque chose au vrai. Le vrai, c’est ce qui est ; l’ordre, c’est ce qui est comme il doit être, mais l’ordre n’est tel que parce qu’un rapport amène un autre rapport. L’ordre et le vrai sont donc fondés dans la nature des choses « et la connaissance de l’ordre n’est, pour ainsi dire, ... qu’une extension de l’intelligence du vrai ». Nous ne sommes plus accoutumés à la société d’un tel esprit, qui voit clairement ce qu’il dit, perçoit avec justesse les liens entre ses idées et cherche dans l’expression de leurs rapports le secret de son style. L’ordre y règne en effet partout, jusque dans la proportion des développements qui s’équilibrent et se répondent :
Ces correspondances de symétrie, en liant les parties par des rapports plus marqués, en forment un tout plus régulier, j’oserais presque dire, plus identique, et dont l’esprit saisit l’ensemble avec plus de facilité. Peut-être est-ce là le fondement du rythme poétique et de la cadence oratoire. La pensée la mieux conçue est celle qui présente avec plus de force et de clarté l’ensemble des idées qui la composent. Il faut donc qu’il y ait le plus parfait accord possible entre ces idées ; et cet accord, marqué par les expressions qui doivent frapper l’oreille, formera un nombre, un rythme, une consonance, d’où résultera l’harmonie.
Vous avez certainement noté au passage l’expression frappante, parce que profonde : « un tout plus régulier, j’oserais presque dire, plus identique ». En effet, la symétrie est une forme de l’unité. Gerdil a de ces bonheurs d’expression, les seuls qui conviennent au style philosophique, parce qu’ils jaillissent sous la pression de l’idée.
Tant que Rome ne l’eut pas enlevé à la Savoie, pour son honneur plus que pour son bonheur, Gerdil travailla pour elle. On a même de lui le projet d’une Académie des Sciences dont certains articles méritent réflexion. L’un au moins me semble admirable ; c’est l’article XXIII : « Aussitôt que le Directeur parlera, tous les Académiciens devront se taire ». Il entrait donc un peu d’utopie dans ce projet, comme aussi dans l’article XXXI : « S’il arrive que deux ou plusieurs Académiciens ouvrent la bouche en même temps pour proposer quelque chose, ce sera un point d’honneur établi dans l’Académie, que chacun se fasse un devoir de céder à son confrère et le directeur tranchera cette dispute de politesse... ». Voilà bien de l’optimisme ! Mais je note aussi dans ce projet un autre article que je désire vous lire :
XXXIV. — Le choix du Secrétaire Perpétuel est de la plus grande importance. C’est lui, qui dans la plupart des occasions représente le corps même de l’Académie. Le secrétaire devant être perpétuel, et toutes les affaires devant passer par ses mains, sa charge le constitue comme le dépositaire de l’esprit, des mœurs et des usages de l’Académie.
On ne saurait mieux dire, ni plus vrai. Que ces lignes aillent consoler nos Secrétaires Perpétuels des difficultés sans malice que leur crée notre indiscipline. J’aimerais enfin commenter quelques remarques de Gerdil sur le choix des académies, mais ce serait patiner sur une glace plutôt mince. Je lui laisserai donc la parole :
XV. — Il est très à propos qu’il n’y ait pas d’académiciens nés. La qualité de professeur ne doit pas donner par là même le droit d’y être agrégé. Ce n’est pas qu’il y ait aucune véritable opposition entre l’esprit des Académies et celui des Universités ; ce sont seulement des vues différentes.
En somme, selon lui, les Universités sont faites pour l’enseignement, les Académies le sont pour la recherche. On comprend ainsi la présence des noms de Condorcet, de Monge et de Lagrange au sommaire des comptes rendus de l’Académie de Turin. J’entends encore le philosophe A. N. Whitehead me parler avec émotion de « la divine beauté des équations astronomiques de Lagrange ». Elles ont été publiées dans ces comptes rendus, quelle Académie pourrait faire mieux ? Mais j’ai parlé de deux philosophes savoyards et je n’ai encore rien dit du plus grand. C’est qu’à l’inverse de Gerdil, tout le monde le connaît. Il est né à Chambéry en 1753 et se nomme Joseph de Maistre. Je passe avec regret sous silence le très charmant frère cadet, Xavier, que je ne puis vraiment promouvoir philosophe, mais dont je me souviens d’avoir lu jadis avec délices, étant enfant, le Voyage autour de ma chambre. On pouvait l’acheter dans une collection populaire au prix de dix centimes. Il est vrai qu’en ces temps lointains, deux sous étaient deux sous et qu’avec assez de deux sous on pouvait faire une pièce d’or. Mais ne nous attardons pas aux détours du chemin.
On ne trouvait alors dans aucune livraison de bibliothèque populaire le livre Du Pape ni Les Soirées de Saint Pétersbourg. Aujourd’hui même on ne trouve pas si facilement, mis à la disposition du grand public, ces témoins d’une pensée altière, prophétique, dressée contre les mêmes adversaires qu’avait combattus Gerdil : Locke, Rousseau, et ajoutons Bacon, et soutenant les mêmes vérités que lui, mais avec une profondeur personnelle et un éclat tout nouveau. Voyez les grands problèmes se succéder sous sa plume, surtout ceux qui dépendent de la troublante énigme du mal : Pourquoi le mal ? Pourquoi la souffrance, particulièrement celle du juste ? Pourquoi le sacrifice ? Pourquoi la guerre ? Pourquoi le soldat ? Pourquoi le bourreau ? Toutes ces questions se relient dans sa pensée à la sanglante expérience que fut la Révolution française, tragique pour lui et pour tous ceux qui la vécurent avec lui. Longtemps, dit-il, nous ne l’avons pas comprise ; « nous l’avons prise pour un événement ; nous étions dans l’erreur : c’est une époque, et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! Heureux mille fois les hommes qui ne sont appelés à contempler que dans l’histoire les grandes révolutions, les guerres générales, les fièvres de l’opinion, les fureurs des partis, les chocs des empires et les funérailles des nations ! Heureux les hommes qui passent sur la terre dans un de ces moments de repos qui servent d’intervalle aux convulsions d’une nature condamnée et souffrante » !
De Maistre opposait deux remèdes à ces maux inévitables. D’abord, leur faire face pour apprendre à les souffrir avec une résignation réfléchie, et par là, selon l’un de ces beaux mots qu’il savait trouver, au lieu d’être de simples patients, devenir des victimes. Ceci achemine vers le grand thème du sacrifice, et voici le deuxième remède, qui conduit à l’autre grand thème maistrien, la Providence. Il faut comprendre que « tous les maux dont nous sommes les témoins ou les victimes, ne peuvent être que des actes de justice ou des moyens de régénération également nécessaires ». Bien de plus positif, en dernière analyse, que cette pensée, où tout a une utilité, tout a un sens et où la souffrance même prépare quelque bien. Bien, même les grandes ruines, ne découragera celui qui en connaît le sens. « Si la Providence efface, dit de Maistre, sans doute c’est pour écrire ». Lucidité et courage sont deux exemples que de Maistre est toujours prêt à donner.
Les quelques lignes que j’ai citées suffisent à situer l’écrivain. Son style, a dit Sainte-Beuve qui s’y connaissait, « est ferme, élevé, simple ; c’est un des grands styles du temps ». Mais la langue dont use ce style souverain jaillit de profondeurs plus grandes que celle d’où naît la forme ; je pense ici à ce genre d’imagination que Charles du Bos a si bien nommé, l’imagination des idées ; non pas celle qui sert à trouver les idées, mais celle qui les fait vivre et leur confère dans l’esprit quelque chose de la substantielle réalité que l’on a tant reproché à Platon de leur attribuer.
Voyez où ce philosophe savoyard nous conduit ! Il suffit de le suivre pour rencontrer quelque chose de grand, et puisque cette grandeur est celle de Platon, que nul art humain ne dépasse, permettez moi, en terminant, de vous adresser, de la part de Platon et de J. de Maistre, une instante requête. En lisant le Phèdre, de Maistre avait été frappé du passage où Platon met en contraste la parole parlée, vivante, toujours prête à s’expliquer et à se défendre, avec la malheureuse parole écrite du livre, orphelin laissé par son père sans secours, sans défense contre les critiques et commentaires du premier lecteur venu. De Maistre a plusieurs fois fait appel à cette belle notion pour se justifier de préférer une religion de la parole, aux religions de l’écrit.
Comme Platon avant lui, de Maistre pensait peut-être au sort futur de ses propres écrits devenus orphelins de leur père. Les problèmes qui hantaient son esprit, ses expériences personnelles, ne sont pas si différents des nôtres que nous ne puissions être tentés de rouvrir son chef-d’œuvre, du moins son œuvre préférée, Les Soirées de Saint Pétersbourg. En le faisant, souvenons-nous de son père, ce puissant lutteur qui n’est plus là pour le défendre. De Maistre n’était pas un de ces hommes « pour qui le monde extérieur existe ». Il le savait si bien que voulant commencer les Soirées par une description de la Néva, il chargea son frère Xavier de l’écrire à sa place. Mais il fut un homme pour qui le monde intérieur existait avec une intensité telle, qu’elle brouillait parfois un peu à ses yeux l’image de l’autre. Il a aujourd’hui besoin de nous pour l’y représenter.
De Maistre, Gerdil, l’un fidèle à son roi, l’autre fidèle à son Église, qui songerait à blâmer leurs fidélités ? Ces deux défenseurs de la raison et de l’ordre, ces deux nobles exemples du courage au service de l’esprit, ces deux témoins insignes de notre langue, il m’a semblé que votre académie nous offrait aujourd’hui l’occasion de les célébrer tous deux dans leur langue natale, dans leur Savoie natale, et, pour le plus grand des deux, dans sa ville natale même. De Maistre me permettrait peut-être de redire ici, avec lui et en son nom, que Dieu n’a jamais plus visiblement effacé que pour écrire.