Une promenade de Fénelon, anecdote mise en vers

Le 21 décembre 1808

François ANDRIEUX

UNE PROMENADE DE FÉNELON,

ANECDOTE MISE EN VERS,
LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 21 DÉCEMBRE 1808

PAR M. ANDRIEUX.

 

 

Parler de Fénelon, c’est un titre pour plaire.
Trop heureux si mes vers emportent ce salaire !
Si, de ce nom chéri, le puissant intérêt
Me fait obtenir grâce et vaincre mon sujet !

Ce sujet, je l’avoue, est un rien, peu de chose,
Un fait que j’aurais peine à bien conter en prose,
Tant l’histoire en est simple ! et je l’essaie en vers !
Hélas ! par ce récit, un ami des plus chers
Me fit, il m’en souvient, verser de douces larmes ;
Aura-t-il, dans nia bouche, aujourd’hui mêmes charmes ?
Il n’y faut pas compter ; mais encore une fois,
Sur tous les tendres cœurs Fénelon a des droits.

Une main plus savante a produit, sur la scène,
Du prélat de Cambrai l’âme sensible, humaine ;
Elle a fait reconnaître, aux traits dont il est peint,
L’ange, le philosophe, et l’apôtre et le saint ;
Ce digne monument suffirait à sa gloire :
J’offre encore une fleur à sa douce mémoire ;
Et par un trait vulgaire, et sans art raconté,
Je ne veux, cette fois, louer que sa bonté.

Victime de l’intrigue et de la calomnie,
Et par un noble exil expiant son génie,
Fénelon, dans Cambrai, regrettant peu la cour,
Répandait les bienfaits et recueillait l’amour,
Instruisait, consolait, donnait à tous l’exemple ;
Son peuple pour l’entendre accourait dans le temple :
Il parlait, et les cœurs s’ouvraient tous à sa voix.
Quand du saint ministère ayant porté le poids,
Il cherchait, vers le soir, le repos, la retraite,
Alors aux champs aimés du sage et du poète,
Solitaire et rêveur il allait s’égarer ;
De quel charme à leur vue il se sent pénétrer !
Il médite, il compose, et son âme l’inspire !
Jamais un vain orgueil ne le presse d’écrire ;
Sa gloire est d’être utile ; heureux quand il a pu
Montrer la vérité, faire aimer la vertu !

Ses regards, animés d’une flamme céleste,
Relèvent de ses traits la majesté modeste.
Sa taille est haute et noble ; un bâton à la main,
Seul, sans faste et sans crainte il poursuit son chemin,
Contemple la nature et jouit de Dieu même.

Il visite souvent les villageois qu’il aime,
Et chez ces bonnes gens, de le voir tout joyeux,
Vient sans être attendu, s’assied au milieu d’eux,
Écoute le récit de peines qu’il soulage,
Joue avec les enfants, et goûte le laitage.

Un jour, loin de la ville, ayant longtemps erré,
Il arrive aux confins d’un hameau retiré ;
Et sous un toit de chaume, indigente demeure,
La pitié le conduit ; une famille y pleure.
Il entre, et sur-le-champ, faisant place au respect,
La douleur un moment se tait à son aspect.
O ciel ! c’est Monseigneur !... On se lève, on s’empresse ;
Il voit avec plaisir éclater leur tendresse :
« Qu’avez-vous, mes enfants ? D’où naît votre chagrin ?
« Ne puis-je le calmer ? Versez-le dans mon sein ;
« Je n’abuserai point de votre confiance. »

On s’enhardit alors, et la mère commence :
« Pardonnez, Monseigneur, mais vous n’y pouvez rien ;
« Ce que nous regrettons, c’était tout notre bien !
« Nous n’avions qu’une vache ! ... Hélas ! elle est perdue ;
« Depuis trois jours entiers nous ne l’avons point vue.
« Notre pauvre Brunon ! Nous l’attendons en vain !...
« Les loups l’auront mangée, et nous mourrons de faim.
« Peut-il être un malheur au nôtre comparable ?
« — Ce malheur, mes amis, est-il irréparable ?
« Dit le prélat ; et moi, ne puis-je vous offrir,
« Touché de vos regrets, de quoi les adoucir ?
« En place de Brunon, si j’en trouvais une autre ! ...
« — L’aimerions-nous autant que nous aimions la nôtre ?
« Pour oublier Brunon, il faudra bien du temps !
« Eh ! comment l’oublier ?  Ni nous, ni nos enfants,
Nous ne serons ingrats ! ... C’était notre nourrice !
« Nous l’avions achetée, étant encor génisse !
« Accoutumée à nous, elle nous entendait
« Et même à sa manière elle nous répondait ;
« Son poil était si beau, d’une couleur si noire !
« Trois marques seulement, plus blanches que l’ivoire,
« Ornaient son large front et ses pieds de devant ;
« Avec mon petit Claude elle jouait souvent ;
« Il montait sur son dos, elle le laissait faire ;
« Je riais... À présent, nous pleurons au contraire !
« Non, Monseigneur, jamais, il n’y faut pas penser,
« Une autre ne pourra chez nous la remplacer. »

Fénelon écoutait cette plainte naïve ;
Mais pendant l’entretien bientôt le soir arrive.
Quand on est occupé de sujets importants,
On ne s’aperçoit pas de la fuite du temps.
Il promet, en partant, de revoir la famille…
Ali ! Monseigneur, lui dit la plus petite fille,
« Si vous vouliez pour nous la demander à Dieu,
« Nous la retrouverions. — Ne pleurez plus ; adieu. »
Il reprend son chemin, il reprend ses pensées,
Achève en son esprit des pages commencées ;
Il marche ; mais déjà l’ombre croit, le jour fuit.
Ce reste de clarté qui devance la nuit,
Guide encore ses pas à travers les prairies,
Et le calme du soir nourrit ses rêveries.
Tout à coup à ses yeux un objet s’est montré ;
Il regarde... il croit voir... il distingue... en un pré,
Seule, errante et sans guide, une vache... c’est celle
Dont on lui fit tantôt un portrait si fidèle ;
Il ne Peut s’y tromper !... et soudain empressé,
Il court dans l’herbe humide, il franchit un fossé,
Arrive haletant ; et Brunon complaisante,
Loin de le fuir, vers lui s’avance et se présente.
Lui-même, satisfait, la flatte de la main.

Mais que faire ? Va-t-il poursuivre son chemin,
Retourner sur ses pas, ou regagner la ville ?
Déjà pour revenir il a fait plus d’un mille.

« Ils l’auront dès ce soir, dit-il, et par mes soins
« Elle leur coûtera quelques larmes de moins. »

Il saisit à ces mots la corde qu’elle traîne,
Et marchant lentement derrière lui l’emmène.

Venez, mortels si fiers d’un vain et mince éclat ;
Voyez en ce moment ce digne et saint prélat,
Que son nom, son génie et son titre décore,
Mais que tant de bonté relève plus encore !
Ce qui fait votre orgueil vaut-il un trait si beau ?

Le voilà fatigué, de retour au hameau.
Hélas ! à la clarté d’une faible lumière,
On veille, on pleure encor dans la triste chaumière.
Il arrive à la porte : « Ouvrez-moi, mes enfants,
« Ouvrez-moi ; c’est Brunon, Brunon que je vous rends. »
On accourt ; ô surprise, ô joie, ô doux spectacle !
La fille croit que Dieu fait pour eux un miracle :
« Ce n’est point Monseigneur, c’est un ange des cieux
« Qui, sous ses traits chéris, se présente à nos yeux,
« Pour nous faire plaisir il a pris sa figure :
« Aussi je n’ai pas peur... Oh ! non, je vous assure,
« Bon ange… » En ce moment, de leurs larmes noyés,
Père, mère, enfants, tous sont tombés à ses pieds.
« Levez-vous, mes amis ; mais quelle erreur étrange !
« Je suis votre archevêque et ne suis point un ange ;
« J’ai retrouvé Brunon, et pour vous consoler,
« Je revenais vers vous ; que n’ai-je pu voler !
« Reprenez-la ; je suis heureux de vous la rendre.

« — Quoi ! tant de peine ! ô ciel ! vous avez pu la prendre,
« Et vous-même ? » Il reçoit leurs respects, leur amour.
Mais il faut bien aussi que Brunon ait son tour.
On lui parle : « C’est donc ainsi que tu nous laisses ?
« Mais te voilà !... » Je donne à penser les caresses !
Brunon semble répondre à l’accueil qu’on lui fait.
Tel, au retour d’Ulysse, Argus le reconnaît.
« Il faut, dit Fénelon, que je reparte encore ;
« À peine dans Cambrai serai-je avant l’aurore ;
« Je crains d’inquiéter mes amis, ma maison...
« — Oui, dit le villageois ; oui, vous avez raison ;
« On pleurerait ailleurs quand vous séchez nos larmes !
« Vous êtes tant aimé. Prévenez leurs alarmes…
« Mais comment retourner ?... car vous êtes bien las !
« Monseigneur, permettez...Nous vous offrons nos bras...
« Oui, sans vous fatiguer, vous ferez le voyage. »
D’un peuplier voisin on abat le branchage.

Mais le bruit au hameau s’est déjà répandu :
Monseigneur est ici ! ... chacun est accouru ;
Chacun veut le servir. De bois et de ramée
Une civière agreste aussitôt est formée,
Qu’on tapisse partout de fleurs, d’herbages frais ;
Des branches au-dessus s’arrondissent en dais ;
Le bon prélat s’y place, et mille cris de joie
Volent au loin ; l’écho les double et les renvoie.
Il part ; tout le hameau l’environne, le suit ;
La clarté des flambeaux brille à travers la nuit ;
Le cortége bruyant, qu’égaie un chant rustique,
Marche. ... Honneurs innocents ! et gloire pacifique !
Ainsi, par leur amour, Fénelon escorté,
Jusque dans son palais en triomphe est porté !

O toi de qui j’appris cette touchante histoire !
Toi dont nous honorons aujourd’hui la mémoire,
Cher et bon Cabanis, je n’ai point l’heureux don
De ces traits éloquents, de ce noble abandon
Qui, partant de ton âme et si tendre et si sage,
Passionnaient toujours tes écrits, ton langage !
Dans tes yeux, dans tes traits souriait la bonté ;
Juste et fier sans orgueil, simple avec dignité,
Toujours compatissant -aux misères humaines,
Tu guérissais les maux, tu partageais les peines ;
Du divin Fénelon aimable imitateur,
Comme lui cher au pauvre et son consolateur,
Du vrai beau comme lui toujours ami sincère,
Nourri des anciens, plein de ton vieil Homère,
Ton savoir, ton génie, éternisent ton nom ;
Tu nous rendais ensemble Hippocrate et Platon ;
O ciel ! et tu n’es plus ! ta mort prématurée,
Par tout ce qui t’aimait sera toujours pleurée.
Hélas ! dans nos amis nous-mêmes nous mourrons ;
En leur donnant des pleurs, c’est nous que nous pleurons.

Ah ! du moins qu’un espoir adoucisse nos plaintes ;
Leurs âmes, après eux, ne seront pas éteintes ;
Croyons qu’il est un Dieu, qui, lorsqu’on a vécu,
Garde une peine au crime, un prix à la vertu ;
C’est là que la bonté sera récompensée ;
Un jour, j’aime à nourrir cette douce pensée,
Les mortels bienfaisants revivront réunis
Avec les Fénelon, avec les Cabanis.