Un art de vivre par temps de catastrophe

Le 21 octobre 2019

Dany LAFERRIÈRE

 

Un art de vivre par temps de catastrophe

par

M. Dany Laferrière
délégué de l’Académie française

Séance de rentrée des cinq Académies

le lundi 21 octobre 2019

 

 

Voltaire, dans s’on long poème sur le tremblement de terre de Lisbonne, lance ce défi pour fustiger ces philosophes qui nous demandent de tout prendre avec sérénité, en écartant toute sensibilité qui pourrait dévoiler notre humanité : « Et vous composerez dans ce chaos fatal ? » ironise-t-il. Une façon de leur dire qu’on ressent les choses différemment quand on se retrouve au cœur d’une catastrophe que lorsqu’on philosophe à bonne distance. Mais Voltaire n’avait pas terminé sa démonstration, il entendait, par une « simulation », leur faire apprécier, un bref instant, les ravages d’un séisme. Comme toujours il est si rapide dans ses images qu’on l’imagine en train de filmer plutôt que d’écrire. Pour réaliser ce court métrage, il se sert d’une caméra assez rudimentaire, qui lui permet tout de même de donner au spectateur (le mot est de lui) l’impression d’être sur place. D’abord il fixe l’image sur un très large plan, le temps que l’on s’acclimate avec l’évènement : « Accourez, dit-il sur le même ton sarcastique, contemplez ces ruines affreuses. » Puis il entame un lent panoramique afin de bien montrer « ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses ». La caméra glisse pour s’arrêter sur une image qui nous attrape à la gorge. Zoom sur « ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés ». Les images défilent sans bruit, et l’effet est plus saisissant. Puis il monte légèrement le son pendant que des corps se tordent de douleur « aux cris demi-formés de leurs voix expirantes ». La morale arrive en voix off, comme toujours, quand il s’agit d’une catastrophe de cette ampleur : « Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris. » Mais Voltaire n’est pas plus proche du séisme que ces philosophes qu’il cherche à ridiculiser. Les images, si terribles qu’elles puissent être, ne sont pas l’objet principal du poème. Si le titre est long (« Poème sur le désastre de Lisbonne ou Examen de cet axiome : Tout va bien »), c’est parce que son auteur cherche à dire d’entrée de jeu ses intentions. On est prévenu : le tremblement de terre de Lisbonne n’est qu’un prétexte à sa démonstration philosophique. En fait il fait comme ceux qu’ils fustigent. Je le dis, sans me hausser du col, car on ne peut trouver là matière à fierté, j’ai vécu le tremblement de Port-au-Prince. Je constate, avec une légère tristesse, qu’une expérience, si douloureuse soit-elle, n’a aucune incidence sur notre talent. J’étais donc à Port-au-Prince lors d’un tremblement de terre de la même puissance que celui de Lisbonne. Ayant été sur place ce jour-là, je peux vous assurer que Voltaire ne s’est pas trompé dans certaines descriptions. Par contre quand on est à l’intérieur on vit les choses différemment. Bien que conscient du concentré d’ironie et de sarcasme qui irrigue cette injonction de Voltaire « Et vous composerez dans ce chaos fatal ? », je peux vous dire que c’est exactement ce que j’ai fait. J’avais mon carnet, et j’ai pu noter tout ce qui traversait mon esprit ou mon champ de vision. J’étais logé dans l’œil de la catastrophe. 

 

La mort collective

On comprend bien que je n’aie pas les moyens intellectuels pour une aussi vaste entreprise : décrire un tremblement de terre. Voir s’envoler dans un épais nuage de poussières, en trente-cinq secondes, une ville, sa ville natale, peut vous laisser sans voix. J’étais en train de manger dans le petit restaurant de l’hôtel où je séjournais quand j’ai entendu un bruit de train accompagné de trépidations sous la table, comme si des milliers de marteaux-piqueurs entreprenaient de saccager les fondations de la ville. De quoi s’agit-il puisque Port-au-Prince n’a pas de métro ? J’ai compris plus tard que durant un pareil évènement tout va aussi vite que le style de Voltaire et qu’on ne dispose que de huit secondes à peine pour savoir où on se trouve, ce qui se passe et ce qu’on doit faire sans tarder. Mais tout le monde ne réagit pas de la même manière. L’ami avec qui je discutais voulait finir sa bière. On s’est précipités vers le centre de la cour pour se mettre à plat ventre sous les grands arbres. Il s’était déjà écoulé une quinzaine de secondes. J’entendais un sifflement de serpent et je voyais des immeubles se fendre en deux. Couché à plat ventre, je regardais passer un avion. Il venait de décoller quelques secondes avant la catastrophe. Un passager racontera plus tard que, jetant un regard par le hublot, il a vu disparaître, cachée par un épais nuage de poussières, la ville qu’il venait à peine de quitter. Je m’attendais à tout moment à voir la terre s’ouvrir pour nous engloutir. Une panique verte qui remonte à une adolescence fiévreuse alors que je passais mes journées au cinéma à me gaver de films d’épouvante. Puis, rien. Pas un craquement d’arbre sec, ni même un cri dans cette ville si bavarde et émotive. On se relève doucement, sans imaginer que des milliers de personnes étaient restées au sol. J’ai vu le visage de mon voisin, celui d’un homme qui venait d’échapper à une mort certaine. J’imagine qu’il a vu dans mes yeux le même effarement et la même incrédulité. Et en même temps, tout au fond, cette petite lueur. Puis vint cette seconde secousse qui enlève tout espoir de sortir vivant d’une telle situation. J’avais perdu depuis un moment toute notion du temps, mais il m’a semblé qu’on avait eu dix secondes entre les deux secousses, comme une parenthèse de bonheur, pour savourer la vie. Toutes nos espérances s’étaient glissées dans ces dix précieuses secondes. Mais curieusement cette certitude de mourir, et de mourir en même temps que tout le monde, a effacé toute peur. L’impression, pour une première fois, de faire partie du cosmos. On ne peut mourir que si on est seul dans sa mort. La mort fait peur parce qu’on en a fait un acte si intime qu’on ne meurt que dans le silence. Mais là les sensations du train qui continue sa route sous notre ventre et les trépidations des milliers de marteaux-piqueurs nous ont divertis de notre mort. Le sentiment presque libérateur qu’il n’y aura pas de témoin. Une volée d’oiseaux passe au-dessus de nos têtes, en ordre régulier, comme pour nous rappeler que cette histoire ne concerne que ceux qui ne savent pas voler. Durant cette nuit on a ressenti plus de quarante répliques, certaines à peine perceptibles, mais provoquant tout de même un tressaillement chez tous ceux qui dormaient à même le sol.

 

La fleur

En arrivant à l’hôtel, la veille, je suis allé saluer ces fleurs à très longue tige, élégantes et fragiles, qu’on trouve au pied de l’escalier qui mène au terrain de tennis. Les deux grandes secousses passées, je me suis dirigé à nouveau vers le petit jardin. C’était de ma part un geste étrange vu les circonstances, mais je crois que c’est une intuition poétique qui m’y a conduit. Les fleurs, toujours pimpantes, quand les immeubles n’étaient plus que des monticules de gravats. La fleur a résisté quand le béton est tombé. Mais d’où me vient cette idée d’aller voir comment se portent les fleurs au milieu des décombres ? L’explication n’est pas uniquement philosophique. Mon grand-père pensait nous mettre, mes cousins et moi, en contact avec la nature. On avait chacun un petit lopin de terre qu’il fallait faire fructifier en y plantant du pois et du maïs. Et chaque matin mon premier geste était d’aller voir si les graines avaient germé. Le miracle d’une minuscule graine qui parvient à trouer la terre pour voir la lumière, m’a ébloui.

 

Le style

Je comprends que le chaos produit toujours un nouvel ordre. De nouvelles structures se mettent immédiatement en place. Cela finit par influencer ma manière d’écrire, aujourd’hui si éclatée. Mais pour écrire il m’a fallu d’abord reconquérir l’alphabet. Le choc du séisme fut si violent que j’ai eu peur de ne plus savoir raconter une histoire. En fait je ne parvenais tout simplement pas à me concentrer. Écrire c’est ordonner le chaos. En même temps je rêvais que mes phrases et mes intuitions épousent plutôt les formes de ce chaos. J’écrivais des lettres, puis des mots, ensuite des phrases sans suite. Ce n’est qu’une heure plus tard que je commençai à décrire ce qui se déroulait autour de moi. J’écrivais en me disant pour me calmer que le narrateur ne meurt jamais. Je serai vivant tant que je pourrai écrire, même au cœur de la tempête.

 

Écrire ou filmer

Cette question m’obsède jusqu’à aujourd’hui : combien d’années et de vies pourraient contenir trente-cinq secondes ? Et me voilà dedans. J’ai l’air de garder une distance avec le côté tragique de la situation. Sachez que nous ne pouvons qu’imaginer l’ampleur des dégâts. Pendant quelques heures on vivait le tremblement suivant l’impact qu’il a eu dans notre quartier, que dire dans l’espace étroit où nous nous trouvions. S’il y a beaucoup de morts dans votre coin, vous avez l’impression que la ville est un amas de cadavres, et s’il y en a peu on remercie Dieu d’avoir épargné notre ville. C’est là que le regard de Voltaire se différencie du mien. Le sien est global, le mien local. On ne pourra prendre le pouls de la situation que quand les premiers journalistes arriveront. Quand la caméra posera son gros œil sur la ville dévastée et montrera au monde l’immense tas de gravats qu’est devenu Port-au-Prince. On se souvient de la caméra plutôt froide de Voltaire. Il ne connaissait pas les gens dont il se servait comme argument pour sa démonstration. Ce qui n’est pas le cas de Villon filmant les gibets de Montfaucon. Villon ne se départait jamais de sa tendresse pour ses frères d’infortune. Il ouvre son poème-reportage par un magnifique plan large qui déborde le cadre de son siècle et nous atteint aujourd’hui encore :

« Frères humains qui, après nous, vivez »

Gros plan ensuite sur le petit groupe de pendus.

« Vous nous voyez ci attachés cinq, six »

Admirez ce « nous ». Il s’approche plus près encore jusqu’à filmer l’œil, pas le regard qui est une notion subjective. Est-ce la première fois que la caméra s’est approchée aussi près d’un visage humain dans la poésie française ?

« Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés / Et arraché la barbe et les sourcils »

Tous les photographes de guerre savent que pour avoir la meilleure image il faut s’approcher le plus près possible de la zone d’action, jusqu’à en faire partie. D’où le « nous » de Villon.

 

L’échelle

On entend subitement des hurlements. Deux petites filles prises au piège sur un balcon. Elles ne peuvent descendre que par l’avant, là où il n’y a pas d’escalier. La maison, déjà fortement secouée, tombera à la prochaine secousse. Les petites filles hurlaient sans répit et, sans une échelle, on n’arrivera pas à les atteindre. Un jeune homme, long et mince qui passait par là, a tout de suite compris la situation. Il trouve rapidement une échelle. La plus jeune des deux sœurs refuse de descendre sans sa mère piégée dans une pièce à l’intérieur, qui finit par casser une vitre pour rejoindre ses filles. Malgré tout la cadette refuse de descendre si sa mère et sa sœur ne descendent pas d’abord. C’est une petite fille de neuf ans qui a pris la direction des opérations sous le regard médusé de la foule debout au pied de l’échelle. Le jeune homme n’a pas attendu les félicitations. On s’est retourné il n’était plus là. Un homme a lancé, sur un ton admiratif, que seul un voleur peut trouver si rapidement une échelle. Mais il n’y a plus de voleur puisque tout est à ciel ouvert. Rien n’appartient à personne.

 

Le Caribbean Market

Juste à l’entrée de Pétionville je vois les premiers corps par terre. Bien rangés les uns à côté des autres – huit cadavres. Je ne sais pas dans quelles conditions ils sont morts, ni qui les a rangés ainsi. Ma raison d’écrire devient simple : ce sera pour jeter un drap blanc sur ces corps anonymes. Le Caribbean Super Market, le plus grand marché couvert de la ville s’est effondré en gardant prisonniers dans son sein de nombreux clients. Certains sont morts immédiatement mais ceux qui se retrouvent simplement coincés peuvent tenir un long siège. Les gens craignent qu’en pénétrant dans les magasins pour s’approvisionner gratuitement une nouvelle secousse, même légère, ne fasse tomber une poutre sur eux. Pendant plus de vingt-quatre heures on a vécu sans aucune transaction monétaire. Parmi tous les dommages collatéraux provoqués par le tremblement de terre c’est la disparition de l’argent qui m’a le plus surpris. Je n’avais jamais pensé que c’était possible. Les gens avaient encore de l’argent en poche mais aucun achat ne se faisait. Le papier-monnaie était redevenu papier.

 

La disparition de l’État

Les gens arrivent du bas de la ville, certains à pied. De plus en plus nombreux. Un couple de Français vient de laisser sa voiture, encore en marche, portières ouvertes, au milieu de la rue. Une nourrice leur apporte un bébé. Ils dansent avec le bébé. Une petite secousse interrompt la fête. Les nouvelles tombent comme si on était en guerre. On nous annonce la chute du Palais national, du palais de justice, du ministère des Finances, du ministère du Plan, de la Cour supérieure des comptes, de la grande cathédrale, de l’université d’État, de l’Hôpital général et d’un grand nombre de magasins du centre-ville. Le Corps de l’État par terre. Le chaos total. Quelqu’un a lancé que c’était la révolution, mais étonnamment personne n’a pensé à prendre le pouvoir. Quelqu’un a dit qu’on avait enfin touché le fond. Un rire fusa. Les corps semblaient tout à coup plus légers. Plus aucune responsabilité. La faillite étant si évidente. On avait perdu en trente-cinq secondes une incroyable somme d’expériences humaines. Un homme bien mis s’est assis au pied d’un arbre avant de défaire sa cravate.

 

Demain

La nuit arrive sans crier gare, comme toujours sous les tropiques. Les gens commencent à s’assoupir sur le terrain de tennis de l’hôtel où nous avions installé notre campement. On entend une petite fille demander à sa mère s’il y a classe demain. C’était la première fois que le mot demain était prononcé. On n’était pas à l’abri d’une nouvelle secousse importante. Et personne ne pouvait prévoir ce qui se passerait alors. On entend une rumeur au loin. Un gardien nous dit que c’est une grande foule qui chante et prie. Les gens allaient sans destination. Surtout ceux qui n’avaient plus de maison. Ils habitent le temps présent à défaut d’habiter un lieu.

Enfin, demain. Des amis sont passés me chercher dans une Jeep. Je vais voir ma mère. On descend la route de Delmas jusqu’à cette entrée qui mène dans le quartier de ma mère. Avant le tremblement de terre cette route était déjà difficile, maintenant c’est impraticable. Voici la maison du poète Frankétienne. Une petite foule se tient devant la grande barrière rouge. Soudain un cri « Le poète est vivant ! » On vient de le voir passer d’une pièce à l’autre. Rassuré je continue ma route jusqu’au carrefour. Debout au milieu de la rue, les bras en croix, une femme demande des comptes au ciel. On comprend vite qu’elle a perdu toute sa famille. Elle voit une cruauté dans le fait d’avoir été épargnée. Ils étaient tous à table. Elle est sortie chercher un plat qui cuisait dans la cour quand tout s’est mis à trembler. Elle a eu la présence d’esprit de sauver le repas. Quand elle s’est retournée la maison était un amas de pierres. Elle veut savoir pourquoi Dieu ne lui a pas permis de mourir avec les siens. On attend qu’elle termine pour continuer notre route. On tourne à gauche. La maison de ma mère est au bout de l’impasse. Mon cœur se serre car je vois la montagne au loin, ce qui veut dire que toutes les maisons, qui la cachaient auparavant, sont tombées. J’arrive. Ils sont tous là. Mes tantes, mon neveu, ma sœur, ma mère. Ma mère me saute dans les bras et me dit tout de go qu’elle a vu un magnifique ciel étoilé la nuit dernière. Elle n’avait pas dormi à la belle étoile depuis son enfance. La voilà tout excitée. J’avais oublié l’impact d’un tel évènement sur une femme de plus de quatre-vingts ans. C’est une énergie nouvelle. Une fin et un commencement du monde. Elle m’a dit : « J’ai tout vu dans ce pays, les coups d’État à répétition, les dictatures héréditaires, les inondations successives, les cyclones annuels, et maintenant un tremblement de terre. »

En rentrant à l’hôtel on a croisé une voiture bondée de jeunes gens qui nous ont lancé joyeusement : « On salue les vivants. »