UN ACADÉMICIEN DE L’AN XI : Jean DEVAINES
PAR
M. FRÉDÉRIC MASSON
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies
du jeudi 25 octobre 1906.
MESSIEURS,
C’est par un nom qui, s’il est immortel, n’est guère fameux, et qui même reste ignoré du plus grand nombre, que s’ouvre, en 1803, le nécrologe de l’Académie française renaissante. Tout a conspiré à jeter un voile d’obscurité sur M. Devaines, un des hommes qui, en son temps, furent le plus répandus, le plus connus et le plus appréciés. Sur lui, nombre de dictionnaires sont muets ; les mémorialistes qui rapportent quelque chose de sa vie s’ingénient à écrire son nom de tant de façons diverses qu’ils semblent en faire un sujet d’expériences. Grâce à ces variations, on le perd à tout moment. C’est un homme qu’on cherche, c’est Protée qu’on trouve. Sans orthographe, point d’histoire.
Il n’a guère écrit, et toutes ses œuvres tiennent en un volume de deux cent vingt pages. Cela suffirait pour qu’il fût célèbre, car beaucoup de ces morceaux sont excellents. Mais il tira seulement à quatorze exemplaires l’unique édition qu’il en fit — ce qui ne fut pas pour la rendre courante. Il tint un salon qui fut hanté par les hommes ayant le plus d’esprit, de monde et de talent, mais qui fut brillant surtout à un moment où la chronique n’enregistrait plus guère les jolis propos et les conversations courtoises, axant assez à faire de relater les bruits qui venaient de la rue. Enfin, il ne figura que durant quarante-sept jours sur les listes de la Compagnie où l’avaient appelé le vœu de ses confrères et le choix du Premier Consul. Il n’y parut et n’y siégea qu’une fois. C’est assez pour que son nom demeure inscrit sur le fauteuil où, après le regretté cardinal Perraud, va prendre place le cardinal Mathieu. Jadis Racan et La Bruyère, au dernier siècle Parny et Barbier s’y sont assis : M. Devaines ne déparait point celle illustre lignée et n’était point indigne de ces mémorables successeurs.
Jean Devaines était né en septembre 1733, à Paris : ce qui explique qu’il n’ait ni statue, ni buste, ni médaillon, ni fontaine. On a dit que son père avait été laquais, mais c’était un laquais de financiers et ses services domestiques lui valurent la place de receveur des gabelles à Bellesme ; il maria sa fille à un gentilhomme et mit son fils à Louis-le‑Grand. Le jeune homme eut-il à sa sortie de collège les aventures qu’on lui prête ? En tout cas, elles furent courtes : il entra, lui aussi, dans le Contrôle, où il fit son chemin, et s’y maria à une demoiselle Racine, belle-fille d’un Salverte qui y était devenu un homme d’importance.
Dès lors, très lié avec Diderot, d’Alembert et Suard, il se rangea parmi ces financiers qui, ayant le goût des lettres, l’amour des nouveautés et la passion de la réclame, ont exercé sur la société, à cette fin du siècle, une influence décisive. Il fut bientôt dans les plus connus : il avait fourni des articles à l’Encyclopédie ; il avait versifié le remerciement de Diderot à la grande Catherine ; il était l’intime ami de Morellet ; il pensionnait Mlle de Lespinasse ; cela était des titres, mais ce qui le mit tout à part, c’est que, directeur des Domaines à Limoges, il y fut pris en gré par Turgot, qui, nommé contrôleur général, le fit son premier commis. Dès lors, Voltaire s’établit avec lui en correspondance réglée et le prit pour son homme d’affaires ; Buffon lui présenta, avec ses requêtes, les plus beaux exemplaires de ses œuvres ; Guibert et d’Alembert n’eurent point de serviteur plus empressé, et du même coup tous les salons s’ouvrirent devant son argent.
Cela n’alla point sans des cris, des injures et des pamphlets dont Turgot et Malesherbes envoyèrent à la Bastille les auteurs et les colporteurs. Tout n’en était point faux, apparemment, mais Turgot, pour venger M. Devaines de ses détracteurs, le fit nommer lecteur de la Chambre et du Cabinet du Roi, lui adressa une épître qui, rendue publique, ne fut approuvée que par ses amis et lui obtint par surcroît des lettres de noblesse.
Turgot tombé, M. Devaines passa à son successeur, ce qui ne plut guère à Condorcet, puis au successeur du successeur, et enfin à un troisième directeur des finances, qui fut Necker. Necker tombant, il s’était préparé un lit fort douillet, la recette générale de Caen, qui rapportait plus de cent mille livres par année. Il eut son hôtel rue Royale, sa maison des champs à Neuilly, un cuisinier du premier ordre et, pour amis, tous les survivants de la secte, tous les grands seigneurs qui s’y étaient frottés, toutes les grandes dames qui avaient plus ou moins goûté de l’Économie. Il avait recueilli la succession de tous les salons fermés par la mort, et il en tint un qui ne mériterait pas moins que les autres de trouver un historien : mais, moins heureuse que le Royaume de la rue Saint-Honoré, la république de la rue Royale n’a point laissé d’archives. Au moins, a-t-on les morceaux de prose que M. Devaines se plaisait à glisser dans les journaux de son ami Suard, comme des parallèles entre les mots, où il s’efforçait à dégager les nuances qui caractérisent les synonymes : cela, mis en écrit, semble parfois un peu mince, et tel que le badinage usité dans un salon d’où le pédantisme ne serait point banni, mais cela a la justesse d’expression, la précision de détails, la finesse d’observation qui révèlent une étude recherchée de la langue et une connaissance profonde du monde.
À la rentrée de M. Necker aux affaires, il eut l’esprit de se défendre des grandes places. Lors de la convocation des États, il publia des brochures, mais anonymes : à la Révolution, il collabora au Journal de Paris, mais point dans ces suppléments signés qui coûtèrent la tête à André Chénier, aux Trudaine et à Roucher. Il avait perdu sa charge de receveur général, mais l’amitié de Condorcet lui avait valu d’être élu l’un des commissaires à la Trésorerie nationale. Il pouvait s’y croire abrité des orages, étant à même par là de connaître bien des secrets, de rendre bien des services et de collectionner bien des signatures. Il n’en fut pas moins, avec les fermiers généraux, enfermé à Port-Libre, ci-devant Port-Royal, « pour rendre ses comptes à la nation ». Comme ces comptes étaient apurés depuis quatre ans, il n’en était pas inquiet, — les fermiers généraux non plus. On constata bien qu’il était en règle, mais au lieu d’être détenu pour ses comptes, il le fut « par mesure de sûreté générale », et on arrêta sa femme pour qu’elle lui tînt compagnie.
Pourtant, alors que tous les fermiers généraux étaient condamnés et exécutés, et que seize receveurs généraux avaient le même sort, il échappa — preuve qu’il avait su garder des amis, des obligés ou de l’argent ; vingt jours après le 9 thermidor, le couple Devaines fut mis en liberté.
Presque tout de suite, avec son ami Suard, M. Devaines reprend sa collaboration aux journaux : mais au milieu des articles, des extraits comme on dit qu’il publie sur les livres nouveaux de ses anciens amis, Necker et Saint- Lambert, La Rochefoucauld et Voltaire, Morellet et Diderot, Mme de Flahaut et Mme Ducos, il en glisse sur les matières politiques dont, le ton est à part. Il porte dans la polémique cette forme d’ironie pinçante qui se retrouvera soixante ans plus tard dans des articles de Prévost-Paradol et de Weiss. Voltaire, le grand maître du journalisme contemporain, eût, souventes fois, donné des bons points à son ancien correspondant.
En l’an VII à la suite de l’Évasion d’Augustin Monneron, fondateur de la Caisse des Comptes courants, il a été, par les actionnaires, élu administrateur de cet établissement. C’est là que vient le chercher le Premier Consul pour faire de lui un conseiller d’État. Certes, M. Devaines avait, dans l’entourage de Bonaparte, des amis très chauds : Lebrun, Roederer, Dufresnes ; ses talents financiers étaient haut prisés, on n’en s’aurait douter ; ses opinions royalistes n’étaient point pour lui nuire, le Premier Consul, comme il disait à Berlier, ayant besoin, dans son système de fusion, près de constitutionnels modérés ou feuillants et de jacobins comme Brune, Réal et Berlier, de royalistes ou monarchiens tels que Dufresnes et Devaines ; mais quelque circonstance particulière n’avait-elle pas signalé à Bonaparte cet homme qui allait atteindre soixante-dix ans et qui, dans un gouvernement composé presque uniquement d’hommes de trente à quarante ans, ne se signalait ni par un mon fameux ni par des services éminents ?
Dans un repli de son imperturbable mémoire, Bonaparte avait sans doute enregistré un morceau paru, le 14 ventôse an V, dans les Nouvelles politiques, qui, par la forme et le fond, différait tellement de ce qu’il était habitué à lire dans les journaux de la réaction. Cet article était intitulé : De Buonaparte, et débutait ainsi : « Tandis que Buonaparte, occupe les cent voix de la Renommée à publier les prodiges de son génie et de son courage, il se présente encore à l’histoire comme un homme de grand sens, dont une suite de triomphes n’a pu troubler la tête, et comme un homme sensible dont le spectacle continuel des champs de bataille n’a pu endurcir le cœur.
« Il se distingue aussi par le sentiment des convenances que la doctrine absurde de l’Église a éteint parmi nous.
« Sa correspondance militaire rappelle l’éclat de sa valeur ; celle qui a pour objet des dispositions administratives ou pacifiques est remarquable par la sagesse des principes. S’il traite avec les cardinaux, c’est avec bienveillance pour eux, décence pour leur chef et respect pour la religion. Ce n’est pas un vainqueur qui dicte des lois, c’est un conciliateur qui engage la faiblesse à ne pas essayer une résistance que n’a pu soutenir la force... » Et l’ami de Diderot, de d’Alembert et de Voltaire louait en termes magnifiques « l’humanité de ce jeune héros que les chants de la victoire n’ont pas empêché d’entendre les soupirs du malheur » et qui assurait aux prêtres français, proscrits en Italie, une sécurité et une aisance qu’ils eussent vainement cherchées dans leur patrie.
En nommant M. Devaines au Conseil d’État, le Premier Consul payait la dette du général d’Italie : le signataire de la paix de Tolentino annonçait la négociation du Concordat.
M. Devaines tint une place au Conseil d’État. « Il ne me représente qu’un fauteuil de velours rouge », disait Bonaparte. Un nouvel ordre de choses était né où il était dépaysé. Aussi se tournait-il de préférence vers son ancien monde avec lequel il se sentait bien mieux en communion de pensée ; et, de ce monde, les survivants de l’Académie française faisaient le noyau : c’étaient, avec les Suard et l’abbé Morellet, Saint-Lambert, Daguesseau et Ducis. Bien plutôt que sa réputation en finances, ou ses articles, recueillis en l’an VII et tirés à quatorze exemplaires, ce furent ces amitiés fidèles qui le conduisirent aussi à un fauteuil dans l’Académie ressuscitée.
Dès prairial an VIII, Lucien Bonaparte, ministre de l’intérieur, soufflé par les familiers de sa sœur Élisa, Fontanes, Suard et Morellet, avait profité de l’absence du Premier Consul, parti avec l’Armée de réserve en Italie, pour demander aux membres survivants de l’Académie française de lui soumettre un projet en vue de reconstituer la Compagnie. C’était une arme de guerre qu’il entendait forger contre l’institut, dont l’esprit était opposé au système de réaction qu’il préconisait. Morellet et. Suard, ainsi encouragés, lui remirent une pétition où ils sollicitaient l’autorisation de se réunir avec leurs confrères. À la première séance, le 7 thermidor, ils ne se trouvèrent que cinq, mais ils calculèrent que, en France et, à l’étranger, dix-sept académiciens existaient encore. À la deuxième séance, le 12, où ils se trouvèrent sept, — Morellet, Suard, Ducis, Target, Boufflers, Daguesseau et Saint-Lambert, — ils formèrent une liste de quinze, puis de vingt noms, où ils ne manquèrent pas d’inscrire en bonne place « Devaines, ami de Turgot et plein de l’esprit de ce grand ministre », mais où ils refusèrent de porter les écrivains, quel que fût leur talent, dont les opinions politiques leur déplaisaient ou dont la conduite pendant la Révolution n’avait pas obtenu leur suffrage : ainsi, Marie-Joseph Chénier, Garat, Roederer, Andrieux, Écouchard-Lebrun. Devant ce parti pris d’exclusivisme réactionnaire par quoi des Académies convaincues de royalisme eussent été substituées à l’Institut suspect d’idéologie républicaine, le Premier Consul, revenu le 15 de Marengo et de Milan, arrêta net ces tentatives et força Lucien à retirer ces quasi-engagements.
L’idée ne fut reprise que quatre années plus tard, lorsque, pour rompre l’opposition, qu’avaient rencontrée, aussi bien dans l’institut que dans le Tribunat et le Corps législatif, ses lois de reconstitution sociale, le Premier Consul recourut à des mesures d’autorité, fit appel, comme en Brumaire, à la coopération de Lucien, élimina, avec le concours du Sénat, les tribuns et les députés hostiles et réorganisa l’Institut. Sans jouer le même rôle qu’en l’an VIII, Suard et Morellet furent pourtant consultés.
Dans la deuxième classe, celle de la Langue et de la Littérature française à laquelle il ne manquait que le nom, refusé au dernier moment, d’Académie française pour être entièrement semblable à l’Académie de Richelieu, prirent place, avec douze survivants, — ceux qui étaient en France, — vingt-trois membres de l’Institut, et cinq personnages entièrement nouveaux : Lucien Bonaparte, puis Ségur, Portalis, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély et Devaines, tous quatre conseillers d’État.
Devaines se trouvait donc appelé en la société de ses plus anciens amis à siéger dans la Compagnie à laquelle il avait sans doute aspiré le plus à être agrégé et vers qui le portaient, depuis un demi-siècle, ses goûts et ses ambitions. N’était-ce pas un peu pour cela qu’il avait fait 3 000 livres de rente à Mlle de Lespinasse, laquelle passa un temps pour tenir les clefs de la salle du Louvre ? N’y avait-il pas été incité par Voltaire qui, à la vérité, n’était point chiche de pareilles désignations, et comment n’eût-il point gardé entre les plus précieux de ses brevets cette lettre du 16 Auguste 1776, où le patriarche de Ferney lui écrivait : « On dit, Monsieur, que vous êtes l’un des soixante (les fermiers généraux). Je vous crois plus fait pour être l’un des quarante. Je crois que je viendrais exprès pour vous donner mon suffrage. » Devaines avait mieux fait de ne point s’y lier et d’attendre Bonaparte.
Il ne prit séance qu’une fois et mourut quarante-sept jours après avoir été nommé. Faut-il croire que sa mort fut volontaire et que cet homme, qui avait tout pour être heureux, hormis la jeunesse, trouva que, sans elle, la vie ne valait pas d’être vécue ? Sainte-Beuve, qui avait connu bien des contemporains de Devaines, l’a dit formellement : « Rien n’égale, a-t-il écrit, le succès qu’eurent en leur temps les romans de Mme Cottin. Elle-même a excité de grandes passions, M. Devaines, si spirituel, s’est tué pour elle. Il avait soixante-seize ans environ : amoureux et apparemment aimé, il s’aperçut qu’il n’était plus capable d’être heureux. Il prit le poison de Cabanis et mourut... » Sainte-Beuve était-il mal informé ? Voici la princesse de Beauvau « qui aimait M. Devaines depuis plus de vingt ans » : « M. Devaines, écrit-elle, semblait réunir tout ce qui peut encore composer le bonheur dans les circonstances où nous achevons notre vie ; et, cependant, par une fatalité singulière, sa vie a été abrégée par ces mêmes sentiments qui, à d’autres époques, en avaient fait le bonheur. » N’est-ce pas, sous une forme délicate, imprécise et charmante, l’enregistrement discret de la mort la mieux faite pour attendrir une femme qui avait tiré d’un unique amour le bonheur et le désespoir de sa vie ?
Ses amis payèrent à M. Devaines mieux que la monnaie courante des regrets mondains. Le Journal des Débats trouva pour le louer des mots qui sortaient de la banalité. « Mme de Laval fut toute une semaine séquestrée par la mort de M. Devaines. » « Que ne puis-je encore parler de ce pauvre M. Devaines ! » écrit Mme de Staël à Suard, et Necker à la princesse de Beauvau : « C’était presque un dernier débris de votre société et vous aviez distingué M. Devaines dans un temps où il avait beaucoup de rivaux. Ah ! qu’il y a de peines dans la vie, les connues et les inconnues ! M. Devaines n’eût pas été remplacé autrefois. Il le sera bien moins aujourd’hui. »
On lui fit de belles funérailles. Suard, secrétaire perpétuel de l’Académie, parla sur sa tombe avec l’émotion attendrie d’un ami de quarante ans, un obligé de toujours, et il reconnut tout ce qu’il lui devait — ce qui lui fit honneur. Parny, qui lui succéda, le loua avec convenance, et Garat, qui répondit à Parny, peignit fidèlement l’homme du monde et l’homme d’affaires, oubliant seulement de rappeler qu’il eût écrit. Certains amis de Garat eussent pu lui dire pourtant que M. Devaines maniait supérieurement la plume et qu’il n’était point un adversaire à dédaigner.
Le Premier Consul prit aussi la parole, et à sa façon, Par un arrêt du le vendémiaire an XII, il accorda une pension de 6 000 francs à sa veuve, « en considération des longs et utiles services rendus à l’État par le citoyen Jean Devaines, mort dans l’exercice de ses fonctions de conseiller d’État ». Il montra toujours infiniment d’estime à Mme Devaines, s’intéressa aux œuvres charitables qu’elle patronnait, l’accueillit avec distinction dans sa cour, mais ne se soucia point de la nommer dame du Palais. Outre qu’elle avait passé cinquante ans et qu’elle n’était plus, comme au temps de Diderot, « une des femmes ou plutôt des enfants les plus aimables qu’il fût possible de voir », elle paraissait avoir perdu de vue cette page frappante que son mari avait écrite en 1789 et qui, elle, n’a point vieilli : « Je vous dirais, ce qui pourra vous surprendre, mais qui n’en est pas moins vrai, que les femmes ne doivent pas se mêler aux grands intérêts qu’on discute aujourd’hui. Ni la nature ni l’éducation ne les y ont préparées. Elles ont en général de la bonté et point de justice, une extrême sagacité et point de réflexion. Elles sentent plus qu’elles ne jugent. Elles ne voient dans les choses que les personnes et c’est de leurs affections qu’elles tirent leurs principes. L’opinion qu’elles adoptent, elles la commandent. De leur société elles font une secte, et elles ne vont même au bien que par l’intrigue. Ainsi leurs qualités sont nuisibles aux affaires publiques, leurs défauts y sont funestes et leur influence dangereuse. »
Mme Devaines n’avait point assez médité ce passage. Il arrivait qu’elle lançât de ces mots qui, dans l’atmosphère tiède d’un salon de bonne compagnie, claquent comme la batterie d’un pistolet qu’on arme. Une fois, conte-t-on, qu’elle jouait à l’écarté, avec, derrière sa chaise, Richard, conventionnel ayant voté la mort, alors préfet de la Haute-Garonne : « Madame, lui dit-il, accusez le roi. — Monsieur, je le nomme, je ne l’accuse pas. » Elle l’eût dit tout aussi bien à Cambacérès ou à Fouché.
Rien ne manqua aux oraisons funèbres, pas même l’habituelle épigramme : on faisait dire à un candidat :
Je suis accablé par les ans.
La vieillesse a glacé ma veine...
Mais faut-il donc tant de talent
Pour remplacer monsieur Devaine ?
Cela était assez sot, et pourtant cela seul est resté : L’essor du financier, les réceptions du philosophe, les services du premier commis, le courage du journaliste, la science du conseiller d’État, on a tout oublié, hormis ce médiocre quatrain qui n’avait ni la gentillesse d’être piquant, ni, comme on voit, le mérite d’être vrai. Depuis trois siècles tantôt qu’on menuise contre elle des épigrammes, l’Académie a appris à s’y connaitre et elle a le droit d’être plus difficile.