ALLOCUTION
PRONONCÉE LE 9 MAI 1966
AU THÉATRE MONTANSIER DE VERSAILLES
à l’occasion du
TRICENTENAIRE DU « MISANTHROPE »
PAR
M. JULES ROMAINS
de l’Académie française
délégué de l’Académie
On ne peut certes pas dire que Molière ait jamais été un méconnu. Même au début de sa carrière. Sa longue tournée en province ne lui apporte pas de succès éclatants. Mais dès qu’il s’installe à Paris, avec sa troupe, il obtient la faveur du roi, de la famille royale, de la cour, et l’approbation admirative des plus illustres parmi ses contemporains, ou de ceux qui sont restés les plus illustres, et composent aux yeux de la postérité cette école de 1660, qui apparaît comme le sommet de notre classicisme.
Depuis sa mort, il n’a cessé de grandir. On ne lui a pas disputé longtemps le rang de premier de nos auteurs comiques. Mais dès le XVIIIe siècle sa réputation s’élargit ; et beaucoup de bons juges, en France et ailleurs, sont prêts à reconnaître qu’il reste la figure la plus complète, la plus vivante du théâtre français en général. Il y a en lui une simplicité, une franchise, une verdeur, même un accent populaire, que la tragédie n’atteint pas; sans parler d’un arrière-fond philosophique que l’on chercherait en vain chez un Corneille ou un Racine.
Au total Molière devient peu à peu, au cours des générations, non seulement l’un des quatre ou cinq représentants les plus caractérisés du génie français, mais le plus caractérisé, le plus incomparable.
C’est là un point de vue que nous aurions tort de dédaigner. La civilisation européenne est faite d’un faisceau de cinq ou six littératures nationales. Chacune d’elles tend à se réclamer d’une ou deux figures suprêmes, qui sont censées dominer et résumer toutes les autres. Dante pour l’Italie, Goethe et Schiller pour l’Allemagne, Shakespeare pour l’Angleterre, Cervantes pour l’Espagne. Or il se trouve qu’à travers les frontières Molière est unique dans son genre. Il n’a pas de rivaux qui soient à sa taille. Les critiques étrangers en conviennent volontiers. Ce qui ne peut qu’augmenter son importance relative dans l’histoire de notre littérature française.
Bien entendu, ce n’était pas Molière qui pouvait s’en rendre compte, si conscient fût-il de ses moyens. Mais nous aurions tort d’imaginer qu’il a produit toute une série d’œuvres, dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre, par une libre poussée de l’instinct ou de l’inspiration. En fait il a su très bien et de très bonne heure quelle cime de son art il rêvait d’atteindre.
Dès sa jeunesse, il éprouva un goût marqué pour le théâtre, côté auteur, côté acteur, et spécialement pour le genre comique. Sans attacher une importance excessive aux notions traditionnelles, il ne fait pas fi de la différence de niveau, de ton, disons de dignité, qui s’est établie entre trois étages de la comédie : la comédie d’intrigue, celle de mœurs, celle de caractère. Il discerne que le genre dans son ensemble est menacé de deux périls : d’une part la pure bouffonnerie, à l’autre extrémité ce qu’on appelle la comédie de collège. La première a pour terroir d’élection l’Italie ; la seconde l’Angleterre. La bouffonnerie, si réussie soit-elle, risque de dégénérer en une pure gesticulation plus ou moins grotesque, ponctuée par un rire de basse qualité, incapable de faire réfléchir l’honnête homme sur les travers de la nature humaine et ceux de l’ordre social, qui sont les objets propres du genre comique. La comédie de collège, à l’opposé, se nourrit d’érudition, abonde en citations pédantes, et vous invite à rire, en gens bien élevés, pour des mots ou des situations qui en ont fait rire ou sourire d’autres avant vous, en lisant des livres.
Molière découvre vite qu’il faut à la comédie un minimum d’intrigue. Le spectateur doit se demander : « Que va-t-il arriver ? » Le mouvement de la pièce dépend d’un ressort, qui doit être à la fois simple et vigoureux. Ce ressort peut être un jeu arbitraire d’événements, une combinaison de hasards. Mais le spectateur est habile à en découvrir l’artifice. De plus ces combinaisons ne sont pas innombrables ; et la comédie d’intrigue donne vite l’impression de vivre sur des poncifs.
C’est quand le ressort en question est emprunté au développement d’un caractère que la comédie arrive à sa forme la plus élevée, et la moins suspecte d’artifice. L’observation des mœurs sert d’intermédiaire. C’est en peignant les mœurs, en faisant ressortir ce qu’elles ont de factice ou d’absurde, que l’auteur comique fournit à la peinture des caractères le minimum de mouvement, de changement, de péripéties imprévues dont elle a besoin pour rester vivante.
Ne croyez pas que j’attribue à Molière des préoccupations trop élaborées. Ses premières œuvres témoignent clairement de ce qu’étaient ses admirations et ses tendances. Par exemple, il a certainement tenu le plus grand compte du théâtre comique de Corneille, auquel nous ne pensons pas assez souvent. Il a médité sur l’exemple que lui offraient le Menteur, la Galerie du Palais; cette dernière pièce étant de celles qui alliaient le plus habilement la peinture des caractères, une particularité des mœurs, et le brillant du style.
Une lucidité spéciale de Molière consiste à s’être dit : « Les racines d’une comédie moderne ne sont pas seulement chez les grands auteurs : Aristophane, Ménandre, Plaute, Térence et d’autres. Elles sont aussi dans la farce italienne. Je n’aurai atteint mon but que lorsque j’aurai fait rire toute une salle aussi franchement qu’au spectacle d’une farce, mais avec un arrière-goût de réflexion morale ou philosophique. »
Dans son œuvre ultérieure Molière tantôt donne la préférence à l’un de ces deux éléments, tantôt les combine selon un savant dosage. Jamais, à vrai dire, il ne sacrifie entièrement l’un ou l’autre. Et quand il craint d’avoir faussé l’équilibre, il ne perd jamais de temps à se rattraper. Ses œuvres les plus célèbres tracent la courbe de cette vigilance. Les Précieuses ridicules, comédie de mœurs, sont de 1659. La première version de Tartuffe de 1664. Avec Tartuffe il s’est élevé très haut dans un complexe de comédie de caractère et de comédie de mœurs. Un an plus tard il se risque plus haut encore, avec Don Juan qui est une grande comédie philosophique, et nous fait penser déjà au Faust de Goethe. Puis, porté par son élan, il s’attaque l’année suivante à cet extraordinaire Misanthrope, qui est aussi une comédie philosophique et sociologique, mais où il réussit à introduire un rien de farce et quelques traits de peinture des mœurs. Là-dessus il s’inquiète, se demande s’il n’a pas dépassé les facultés d’attention du public, et deux mois après, en août 66, monte le Médecin malgré lui, où la farce prend une revanche.
En 71 il donne les Fourberies de Scapin, farce ou même guirlande de farces caractérisées, changement de conduite si vif qu’il fera dire à Boileau les deux vers fameux :
Dans le sac ridicule où Scapin s’enveloppe,µ
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.
Si nous le reconnaissons, nous n’y avons pas grand mérite.
Dès 72 les Femmes savantes indiquaient le retour de Molière à un mixte de comédie de mœurs et de comédie de caractère. Aussitôt après il donnait le Malade imaginaire, comme s’il voulait, sans plus attendre, se faire pardonner sa nouvelle excursion dans la haute comédie. Ce Malade imaginaire dont il tint à jouer le rôle principal, et à la quatrième représentation duquel il mourut.
Comme vous le voyez, en choisissant le Misanthrope, et l’anniversaire du Misanthrope (le trois centième), pour rendre hommage à Molière, le Théâtre Montausier n’a pas fait un choix arbitraire. En attachant à cette pièce une signification exceptionnelle, il a répondu aux vœux de l’auteur, et à ses suprêmes ambitions, que je me risquerais à formuler ainsi : réaliser le plus haut type de comédie sans perdre en chemin la vertu comique. Provoquer le rire par la vérité saisissante de l’observation. Obtenir une certaine dignité du style, sans sacrifier la simplicité et le naturel.
Ne vous étonnez pas non plus si certaines tirades vous semblent un peu longues, et d’un ton un rien pompeux. Ce qu’il leur reste de naturel, un naturel stylisé, les sauve elles aussi. N’oublions pas que Molière avait dans son génie de quoi faire, non seulement le plus grand des auteurs comiques, mais aussi, s’il l’avait voulu, un auteur tragique. Ce qui au fond lui eût le mieux convenu, c’est un genre mixte, tel que le réalisent souvent Shakespeare ou le drame moderne.