Souvent on a répété, après Heidegger, qu’on ne peut pas philosopher dans toutes les langues, en particulier que le français ne disposait pas des ressources par exemple de l’allemand. Donc qu’il fallait en passer par le décalque, voire la simple importation de termes pour une fois pas anglais, mais toujours venus d’ailleurs, et la génération de Sartre l’a pratiqué jusqu’à la caricature. Pourtant la langue française dispose de ressources que l’ignorance seule nous interdit d’utiliser. Quelques exemples devraient suffire à le montrer.
Soit la différence ontologique, entre Sein et Seiendes, supposée intraduisible (et qui le reste en anglais où l’on doit recourir à des subterfuges, comme Being/being ou Being/beings), à moins d’un inélégant néologisme moderne, étant. Or cette distinction entre être, entendu dans sa verbalité, et l’étant, ... c’est-à-dire « toutes choses », en tant qu’elle est substantivement à partir de la mise en œuvre du verbe par son participe présent, remonte au moins à Scipion Dupleix, historiographe d’Henri IV, dans sa Logique de 1603, elle-même partie d’un cours complet de philosophie, qui comprenait, en français, tout l’édifice technique de la scolastique, avec une Métaphysique précisément (1610), une Physique (1603) et une Éthique (1610). Descartes n’a donc pas tout commencé avec le Discours de la Méthode (1637), comme l’on dit en oubliant, entre autres, Montaigne, Charron, Silhon. Voilà pour l’antiquité du français philosophique.
Mais il y a aussi des privilèges du français contemporain en philosophie. Pour la différence justement, nous pouvons distinguer (faire la différence donc) aujourd’hui entre la différence, qui se borne à constater l’écart d’un terme à l’autre, et la différance qui, participe présent du verbe différer, indique le mouvement actif de se séparer ou de retarder temporellement (différer en un autre sens, à l’oreille indiscernable du premier), marquant ainsi non seulement le différend (le conflit possible entre termes non identiques parce que incompatibles), mais aussi la temporalité et le retard de la présence. Or les philosophes savent bien que la question de l’être (et donc la différence ontologique)relève intrinsèquement de la question du temps : ainsi le français peut dire la différence comme différant, dans sa temporalité intime – mieux que l’allemand ou l’anglais. De la même façon le français peut, et c’est de très bonne langue, rétablir dans l’essence, que l’entente commune borne à un substantif, la verbalité d’être en l’écrivant à partir du participe, sous la graphie d’essance, le procès actif d’entrer dans l’état de ce qui est (au-delà de la distinction entre essence et existence, qui oppose et juxtapose ce qui s’entr’appartient).
Et d’ailleurs, comment penser la temporalité de ce qui est, l’étant ? Car enfin l’étant, « toutes les choses », n’est présent qu’en ne restant pas toujours présent, mais sortant du futur et passant au passé indissolublement. Pour nous le présent présente justement la caractéristique de ne pas rester présent, mais de surgir et disparaître. Or cela, le français le dit parfaitement avec l’ambivalence de présent, qui indique d’un coup ce qui demeure dans la présence et ce qui n’y entre que comme un don venu d’ailleurs (le futur) et destiné à ailleurs (le passé). N’y aurait-il de présent que donné ? Mais alors il faudrait prêter attention à tout le lexique du don – le don, qui renvoie certes au donné sans s’y identifier, à l’adonné qui le reçoit en s’y redonnant (d’où la redondance), tous appartenant à la donation, qu’on ne confondra pas avec la dation qui s’en affranchit par un paiement libératoire.
Seule l’inattention à la langue explique qu’on ait des difficultés à penser philosophiquement en français.
Jean-Luc Marion
de l’Académie française