INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE FRANÇAISE
SECOND CENTENAIRE DE LA MORT DE RACINE
ALLOCUTION DE
M. HENRY HOUSSAYE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
AU BANQUET DE LA FERTÉ-MILON
Le 23 avril 1899
MONSIEUR LE MAIRE,
Au nom de l’Académie française, je vous félicite et je vous remercie pour la part que la ville de la Ferté-Milon a prise à la commémoration du deuxième centenaire de Racine.
Ce deuxième centenaire est célébré avec l’éclat qui convenait. En l’église de Saint-Étienne-du-Mont, Monseigneur l’évêque d’Orléans a prononcé le panégyrique du grand poète chrétien d’Esther et d’Athalie. La Comédie-Française a représenté Bérénice et les Plaideurs, ces deux chefs-d’œuvre de l’auteur tragique et de l’auteur comique par miracle réunis en un seul homme. Après-demain, on inaugurera sur les ruines de Port-Royal un buste de Racine, et nous entendrons un de nos plus chers confrères dire, avec sa grâce simple, pénétrante et puissante, — la grâce des forts, — comment la Muse grecque prit le jeune Racine dans cette austère Maison pour le mener au Panthéon des grands tragiques.
Il fallait aussi que le glorieux souvenir de Racine fût célébré dans cette ville de la Ferté-Milon, où il est né d’une très vieille famille milanaise, où il a passé ses dix premières années, où il est maintes fois revenu et que, aux heures fortunées comme aux heures sombres, il n’a jamais oubliée.
Vous avez ici le culte de Racine. Nous nous sommes arrêtés, dans la ville, devant sa statue et devant deux de ses bustes. À la mairie, vous avez créé un petit musée Racine. Au milieu de gravures, de livres, de pièces de toute sorte, vous y conservez précieusement le registre paroissial où vous nous avez fait déchiffrer tantôt l’acte de naissance de l’immortel poète. Vous vous disputez, Monsieur le Maire, avec quatre ou cinq de vos concitoyens, l’honneur de posséder la maison où naquit Racine, ou, pour parler plus exactement, de la maison qui s’élève maintenant sur l’emplacement de sa maison natale. Après ce pèlerinage, nous avons entendu à l’église, en présence de Monseigneur l’évêque de Soissons, les chœurs d’Esther, par les chanteurs de Saint-Gervais et le panégyrique de Racine, par M. l’abbé Vignot. Dans la salle de spectacle improvisée au pied du vieux château, les comédiens du Théâtre-Français ont joué les Plaideurs et Bérénice. Pour toile de fond, un rideau de toile d’Andrinople ; comme accessoires, trois chaises et, un guéridon de style Empire. Mais Racine et sa principale interprète d’aujourd’hui, Mlle Bartet, qui est la plus touchante, la plus exquise, la plus racinienne des Bérénices, se passent aisément de décors.
Six mille personnes du département de l’Aisne sont venues à cette solennité. Leur foule, ces arcs de triomphe de verdure, ces maisons où flottent les drapeaux, ces illuminations, ces poteaux, enguirlandés de fleurs et de rubans, qui supportent les écussons de la vieille cité du Valois : de gueules à la salamandre d’or, et de la famille Racine : d’azur au cygne d’argent, font penser à une fête nationale. Fête nationale, je dis bien. La fête de Racine est une fête nationale. En célébrant Racine, vous rendez hommage aux lettres, vous honorez votre cité. Mais vous célébrez aussi la Patrie. La Patrie, ce n’est pas seulement le sol et ses richesses, ce n’est pas seulement la grande famille de millions d’individus, ce n’est pas seulement la communauté de langue, d’origine, de croyances, d’idées et de travaux, ce n’est pas seulement le drapeau. C’est aussi le culte du passé, les souvenirs glorieux, les belles actions et les grands hommes. Un Pascal, un Racine, un Victor Hugo, compte à l’égal d’une province. Que Molière ou Corneille, ou votre voisin de Château-Thierry, l’incomparable Jean de La Fontaine, n’eût pas existé, ce serait une diminution du patrimoine national, un amoindrissement de la patrie française.