RÉPONSE
DE
M. JACQUES CHASTENET
AU DISCOURS
DE
M. le Duc de CASTRIES
Monsieur,
Quand on parcourt les fastes de votre famille — une famille qui partage avec peu d’autres la distinction d’avoir un nom qui se prononce autrement qu’il ne s’écrit — quand donc on parcourt ces fastes, on rencontre de vaillants guerriers, des présidents de Cours souveraines, des lieutenants du roi en Languedoc, un archevêque, des chevaliers du Saint-Esprit, un maréchal de France qui fut aussi ministre de la Marine et membre de l’Académie des Sciences, un pair de France, deux amiraux, plusieurs généraux, voire une présidente de la IIIe République. On n’y trouvait pas jusqu’ici de membre de l’Académie française ; cette lacune vient, fort heureusement, d’être comblée.
Vous m’avez confié qu’avant vous, aucun Castries, si distingué fut-il par ailleurs, ne semblait avoir eu de goût particulier pour les Lettres. Chez vous ce goût s’est éveillé fort tôt puisqu’à seize ans vous écriviez des pastiches de La Bruyère et à dix-sept un drame shakespearien consacré à la bataille de Morat. Au cours des années suivantes vous lûtes une quantité prodigieuse de livres en même temps que vous vous imposiez d’apprendre chaque jour par cœur une dizaine de vers.
Déjà vous n’étiez pas insensible au prestige de cet habit, qualifié abusivement de vert, que vous portez si bien aujourd’hui.
Très jeune ne manœuvrâtes-vous vous pas pour vous faire présenter à un académicien, votre voisin de campagne, l’excellent historien Pierre de la Gorce ? Vous n’étiez point — et je ne saurais que vous en féliciter — un adolescent contestant.
Si attiré que vous fussiez par les lettres, vous tardâtes un peu à « entrer en littérature ». Vos études supérieures achevées et votre service militaire accompli les circonstances vous permirent de racheter le château de Castries qu’un mariage avait fait passer de votre famille à celle des Harcourt. Admirablement secondé par la charmante duchesse de Castries vous consacrez beaucoup de temps et de soins à restituer à ce château son ancienne splendeur, à rétablir aussi dans toute sa dignité première le parc qu’avait dessiné Le Nôtre et qui était depuis tombé en abandon.
À la même époque un nouvel et plus considérable domaine viticole s’ajoute à celui que vous possédez déjà dans l’Hérault.
Je sais, par expérience, combien les vignes exigent d’attention et peuvent causer de soucis. La matière n’en est pas moins noble et c’est avec quelque orgueil que vous et moi pouvons nous proclamer « propriétaires viticulteurs », ce qui, avant même votre élection à l’Académie, faisait de nous des confrères. Assurément mon vignoble n’est qu’un nain à côté des vôtres mais vous offenserai-je en rappelant qu’au dire de beaucoup les vins de l’Hérault sont moins caressants au palais que ceux du Bordelais ?
Le certain est, dans les deux régions, la splendeur de l’après vendange. Les grappes coupées, les feuilles se teintent pendant quelque temps de couleurs allant de l’or au pourpre en passant par toutes les variétés de jaunes, de verts, d’incarnats et d’écarlates. Vous, comme moi, Monsieur, avons le privilège de contempler une fois l’an ces prodigieux tapis d’Orient qui se déploient jusqu’aux confins de l’horizon.
Vos occupations, tant architecturales qu’agricoles, vous conduisent aux jours sombres de la seconde guerre mondiale. Mobilisé en 1939, démobilisé en 1940, vous voici, pendant plusieurs années obligé de mener à Castries une existence austère. La zone dite « libre », où vous résidez, connaît une véritable disette. Pour vous employer à alléger les souffrances de la population voisine, vous acceptez la présidence de la Délégation spéciale chargée d’administrer la commune. Vous remplissez ces fonctions avec tant de dévouement, de courage et de générosité que, lorsque viendra la Libération, vos compatriotes vous maintiendront, par acclamation, à la tête de la municipalité.
Toutefois, ni vos besognes administratives, ni la gestion de votre domaine, ne suffisent à calmer les soubresauts du démon littéraire qui sommeille en vous. Encouragé par la duchesse de Castries, dont les conseils vous furent toujours précieux, vous entreprenez, comme antidote aux tristesses de l’heure d’écrire un roman.
Écrire : appliqué à vous le mot est quelque peu détourné de son sens habituel. Jamais, en effet, vous n’employez de plume, de stylographe ni de pointe : à l’exemple de la quasi-totalité des auteurs anglo-saxons et de beaucoup de jeunes écrivains français vous dactylographiez.
Le procédé présente l’avantage de gagner du temps et de ne guère permettre les nonchaloirs. Il n’est en revanche pas favorable aux repentirs ni à ce que Boileau eut appelé les polissages et repolissages. Mais, sans doute, tenez-vous de vos ancêtres d’être plus homme d’attaque que de temporisation.
Entre 1945, année de la publication en librairie de votre premier livre et aujourd’hui, vous n’allez pas faire paraître moins de vingt-trois ouvrages sans compter d’innombrables préfaces et articles. Tels ces hommes tard mariés qui se révèlent, quand ils le sont, de généreux procréateurs.
Votre roman initial, Mont-Paon, vous vous étiez assigné un an pour le rédiger. Au bout de trois mois le voici terminé. Il ne sera pas publié mais le seront trois autres que vous donnerez ensuite et dont l’un, Mademoiselle de Méthamie sera honoré du Prix Balzac.
Très rapides, pleins de verve, fort amusants, ces romans préfigurent par quelques côtés votre carrière d’historien. Ils se présentent un peu comme des chroniques contemporaines inspirées par vos observations personnelles. Sinon de l’Histoire, au moins de la petite Histoire.
Votre véritable vocation se voit décidée par la possession où vous êtes des archives Castries, fonds considérable constitué par les apports de générations successives. Vous y avez mis de l’ordre et en avez accru la richesse par plusieurs acquisitions.
C’est grâce à ces archives et à la masse de documents inédits qu’elles renferment que vous pouvez donner en 1956 une biographie du Maréchal de Castries extrêmement originale et rendant toute sa taille à un homme un peu oublié niais qui joua à la fin du XVIIIe siècle un rôle politique de premier plan. La qualité de cette biographie lui valut d’être couronnée par l’Académie française.
Le maréchal de Castries, après avoir été ministre de Louis XVI régnant, fut un moment premier ministre de Louis XVIII exilé. Les recherches que vous poursuivez pour relater sa carrière et les aperçus qu’elles vous découvrent font naître en vous un vaste projet : celui d’étudier d’un point de vue jusqu’ici négligé — le point de vue des légitimistes — l’Histoire de France depuis les prodromes de la Grande Révolution jusqu’à la mort du comte de Chambord en 1883.
De cette pensée naît l’ample monument que vous intitulez Le Testament de la Monarchie et qui se compose de cinq volumes : l’Indépendance américaine, l’Agonie de la Royauté, Les Emigrés, De Louis XVIII à Louis-Philippe et le Grand refus du Comte de Chambord. Le tout paru entre 1958 et 1970.
Autant que sur des recherches d’inédits et sur d’immenses lectures le Testament de la Monarchie est fondé sur des réflexions personnelles. Puisque c’était le point de vue des Légitimistes qui vous intéressait vous avez, Monsieur, longuement pourpensé la notion de légitimité en tant que distincte de celle de légalité. Il ne semble pas qu’on puisse arriver à en donner une définition bien certaine car cette notion est en partie subjective. Pour les émigrés, pour les ultras de la Restauration et ensuite pour les féaux du comte de Chambord, la Légitimité se confondait avec le Droit divin, lui-même résultant d’une longue possession d’état et de la continuelle bénédiction de l’Église. Mais à partir de la Révolution on connaît une autre sorte de légitimité, celle résultant du Consensus populaire s’exprimant soit à travers des Assemblées élues, soit par voie de plébiscite ou de référendum.
La question n’est pas close et, de notre temps, il est plusieurs fois arrivé en France que l’on se demandât où était la Légitimité.
Dans le premier volume de votre grande série vous insistez avec raison sur le coup porté à la religion légitimiste par la rébellion des colonies américaines contre leur souverain anglais. Les aristocrates français qui, La Fayette en tête, volèrent au secours de cette rébellion, le gouvernement de Versailles qui assura sa victoire, ébranlèrent sans y prendre garde, le traditionnel ordre de choses.
Dans le second volume vous soutenez, de convaincante manière, qu’une des causes les plus certaines de la Révolution fut l’impatience avec laquelle la haute noblesse et les parlementaires, ses alliés, supportaient les lisières que, depuis l’échec de la Fronde, leur imposait le pouvoir royal. Ces gens exigeaient une plus grande participation à la gestion des affaires publiques tout en se refusant à abandonner aucun des privilèges, tant honorifiques que fiscaux, dont ils étaient gorgés.
Conscient du danger Louis XV, à la fin de son règne, fit contre les Parlements un coup d’État applaudi par Voltaire. S’il eut plus longtemps vécu, sans doute eut été inauguré en France un « despotisme éclairé » ressemblant, odeur de caserne en moins, à celui que devait, quelque trente ans plus tard, instituer Napoléon Bonaparte. La masse de la nation, qui était alors toute royaliste mais avait déjà le goût de l’égalité, eut vraisemblablement été satisfaite.
Malheureusement pour la monarchie. Louis XV mourut et les vertus privées de son successeur Louis XVI ne sauraient faire oublier l’absence chez lui de vertus publiques. C’était un faible, un indécis et un velléitaire. Son premier geste fut pour rappeler les Parlements revivifiant ainsi toutes les prétentions des privilégiés.
Contre ces prétentions se dresse désormais une bourgeoisie de plus en plus nombreuse, cultivée, riche et avide d’honneurs comme de places. Le Mariage de Figaro, joué en 1784, manifeste, sous une forme plaisante, la colère qui monte contre les privilèges et les privilégiés. Ces derniers, incurablement frivoles, applaudissent à tout rompre et l’actrice Guimard peut ironiser :
« Je n’aurais jamais cru qu’il fut aussi amusant de se voir pendre en effigie. »
La situation déplorable des finances publiques entraîne, après bien des tergiversations, la convocation des Etats Généraux. La faiblesse de Louis XVI permet à ceux-ci de se transformer en une Assemblée nationale où le Tiers État — c’est-à-dire la bourgeoisie — est prépondérant. Vous avez rappelé, Monsieur, la phrase prononcée par le souverain, quand il apprend que les députés refusent d’obéir à l’ordre de dispersion qui leur a été signifié :
« Ah ! ils ne veulent pas s’en aller, eh bien, foutre, qu’ils restent ! »
Dès lors la partie est jouée et le vieil ordre condamné. Louis XVI pourrait encore, en tirant les conséquences du fait accompli, se mettre à la tête du Tiers État et instituer une monarchie constitutionnelle avec un Exécutif fort. Il ne se résout à rien. Quant aux principaux privilégiés ils commencent à émigrer, le comte d’Artois, second frère du roi, donnant l’exemple.
Vous soulignez, Monsieur, l’importance de cette première émigration que Louis XVI va tenter en vain de rejoindre. Elle attire l’attention des gouvernements étrangers sur la situation intérieure de la France et, du même coup, elle suscite chez les Français des réflexes patriotiques, le culte de la patrie se substituant, dans la masse, au culte monarchiste.
La seconde émigration, plus nombreuse que la première, n’aura lieu que lorsque les membres des moyenne et petite noblesses ainsi que nombre d’ecclésiastiques et de bourgeois se sentiront menacés, non seulement dans leurs intérêts, mais dans leurs vies.
Les émigrés, vous le soulignez, ne sauraient avoir mauvaise conscience. La légitimité est pour eux article de foi, et ils considèrent que, depuis que le roi a cessé d’être libre, tous les gouvernements qui se succèdent en France sont illégitimes.
Curieux aussi bien d’histoire contemporaine que d’histoire du passé, vous écrivez, non sans raison :
« À notre époque, l’émigration, dont le principe a paru longtemps condamnable, est redevenue une des méthodes d’accès au pouvoir. Le Droit international a implicitement admis que, si un gouvernement se trouve empêché de remplir ses fonctions, un organisme suppléant peut se créer à l’étranger et même représenter les véritables intérêts d’un pays. »
Plus loin vous ajoutez :
« Un émigré qui réussit est un héros ; s’il échoue c’est un traître. »
L’étude de l’émigration française pendant la Révolution et l’Empire constitue le principal objet du troisième volume de votre grande série.
Fort réduite numériquement à la suite des amnisties accordées par Bonaparte, cette émigration a pourtant subsisté sous la direction un peu nonchalante du frère cadet de Louis XVI, le comte de Provence qui, après la mort au moins présumée du petit Dauphin, s’est proclamé roi sous le nom de Louis XVIII. Un roi démuni d’argent autant que de sujets, cahoté de refuge en refuge, vivant d’aumônes, mais conservant toute sa fierté et portant haut le flambeau de la légitimité.
C’est cette légitimité, vous le laissez entendre, qui constitue le mystérieux tourment de Napoléon, tourment qui le pousse à ce mariage autrichien qui, avant de lui être funeste, lui permet de soupirer « Mon pauvre oncle Louis XVI... »
Dirai-je que, dans ce troisième volume vous vous montrez quelquefois un peu bien noir comme, par exemple, lorsque vous écrivez :
« En politique, le sang finit toujours par purifier, car il se trouve toujours des flatteurs pour exalter les vertus civiques de ceux qui l’ont répandu. C’est dans ce domaine que les assassins deviennent le plus aisément des héros. »
Peut-être est-ce vrai ; mais il ne le faut pas trop dire de peur de susciter des vocations.
Oserai-je vous faire une amicale observation au sujet de Royer-Collard, un moment représentant du prétendant à Paris ? Maurice Barrès disait de lui : « Cet honnête homme redoutable qui fit un jour pleurer Jouffroy et qui n’en fut pas désolé. » Vous laissez entendre que l’on ne se souvient que de l’un de ses mots, celui adressé à Alfred de Vigny qui, candidat à l’Académie française, lui demandait s’il avait lu ses vers : « Monsieur, depuis dix ans, je ne lis plus : je relis. »
En réalité, beaucoup d’autres mots du sévère doctrinaire méritent mémoire. Celui, par exemple, asséné à un solliciteur qui, à bout d’arguments, suppliait : « Mais, Monsieur Royer-Collard, il faut bien que tout le monde vive » — « Je n’en vois pas la nécessité, Monsieur. » Et aussi la réponse faite, dit-on, à M. de Martignac qui, de la part de Charles X lui proposait un titre de comte : « Comte ; comte vous-même, insolent ! » Enfin cette phrase qualifiant deux fameux hommes d’État dont les bustes jouxtent la porte du lieu ordinaire de nos séances :
« M. Thiers est un polisson, mais M. Guizot est un drôle. »
Cette atrabile ne devait pas empêcher Verlaine d’écrire :
Des Messieurs bien mis
Sans nul doute amis
Des Royer-Collards
Vont vers le château.
J’estimerais beau
D’être ces vieillards.
Mais je m’égare... Aussi, sautant par-dessus quelques années j’arrive au quatrième volume de votre Testament de la Monarchie.
Vous y montrez les événements finissant par donner raison aux émigrés et la légitimité triomphant. Vous y montrez aussi la sagesse de Louis XVIII restauré. « Tout en restant, écrivez-vous, convaincu du bien-fondé de la prérogative royale il la traita avec l’aimable scepticisme qu’il apportait aux idées métaphysiques », et vous citez ce passage d’une lettre adressée par le souverain à son frère Artois :
« Le système que j’ai adopté et que mes ministres suivent avec persévérance, est fondé sur cette maxime qu’il ne faut pas être le roi de deux peuples ; tous les efforts de mon gouvernement tendent à faire que ces deux peuples, qui n’existent que trop, finissent par n’en former qu’un seul. »
Phrases qui sonnaient mal aux oreilles des ultras mais qui, selon moi, justifient le mot de Gambetta :
« Après Henri IV le plus grand roi de France fut Louis XVIII. »
Hélas pour la légitimité, le comte d’Artois, qui succéda à Louis XVIII sous le nom de Charles X, était un sot de bonne compagnie. Son aveuglement provoqua la révolution de 1830 qui, purement bourgeoise à son origine, ne l’emporta que grâce au concours du peuple parisien. La victoire acquise, la bourgeoisie la confisqua en mettant sur le trône le duc d’Orléans qui devint Louis-Philippe Ier, non plus roi de France mais roi des Français.
Ce prince, fort intelligent et physiquement très courageux, souffrit des malentendus qui avaient été à la base de son avènement. Vous suggérez — et il me semble avec raison — qu’il finit par être renversé victime moins de l’esprit conservateur qu’il manifesta dans la dernière partie de son règne, que de son anti-bellicisme. La majorité de la nation, qui avait oublié les horreurs des guerres napoléoniennes pour ne se souvenir que de leurs gloires, ne lui pardonnait pas de n’avoir point voulu faire la guerre à l’Europe pour prendre la revanche de Waterloo.
Un homme politique de la IIIe République qui, à mon sens, eut dû faire partie de l’Académie, Anatole de Monzie, a dit :
« Les Français adorent la paix et méprisent les hommes d’État qui s’efforcent de la conserver. »
En 1830 Charles X et son fils aîné, le duc d’Angoulême, avaient abdiqué en faveur de l’enfant posthume du cadet, le duc de Berry. Cet enfant, d’abord titré duc de Bordeaux, sera plus connu sous le nom de comte de Chambord, mais pour les fidèles de la légitimité, il sera Henri V.
Dans le dernier volume du Testament de la Monarchie, volume intitulé Le Grand refus du Comte de Chambord vous vous êtes attaché, avec beaucoup de pénétration, à montrer quel était l’homme et quelles furent les raisons, les unes fort respectables, les autres quasi absurdes, qui l’amenèrent à ne vouloir accepter la couronne qu’à des conditions telles qu’elles ruinaient par avance toute chance de succès.
Prétendre, en plein XIXe siècle, imposer à la France l’abandon du drapeau tricolore en faveur du drapeau blanc — un drapeau qui, soit dit en passant, ne fut jamais celui de l’ancienne monarchie — était purement chimérique. Aussi bien peut-être n’était-ce là que le signe extérieur d’une idée plus profonde : Chambord ne voulait pas être un roi régnant sans gouverner. Mais cela aussi, à l’époque, était chimérique. Sans doute le prétendant n’avait-il pas lu ce qu’avait écrit, dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand, pourtant sentimentalement et décorativement fidèle à la légitimité :
« Les principes les plus hardis sont proclamés à la face des monarques qui se prétendent rassurés derrière la triple haie d’une garde suspecte. La Démocratie les gagne ; ils montent d’étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais d’où ils se jetteront à la nage par les lucarnes. »
Néanmoins les héritiers de Louis-Philippe lui ayant fait leur soumission, Chambord put croire, à plusieurs reprises, le trône à portée de sa main. Ceci surtout en 1873 quand il existait à l’Assemblée nationale, qui se proclamait constituante, une majorité de monarchistes. Mais cette majorité se cabra quand « Henri V » signifia explicitement sa volonté définitive de ne revenir que sous les plis du drapeau blanc.
Vous semblez incliné à penser, Monsieur, que si le prétendant s’était montré moins intransigeant, une monarchie à la mode britannique ou scandinave eut pu s’acclimater en France et introduire dans la vie politique française un bénéfique élément de stabilité. Je me permets de ne pas être tout à fait d’accord. Sans doute la couronne eut-elle été conférée à Chambord par une majorité de quelques voix, mais le règne, à mon avis n’eut pas duré longtemps. Les élections partielles auxquelles il était alors procédé se révélaient républicaines et la République — une République modérée — était presque certainement souhaitée par le gros du pays. Avec une Restauration on risquait de voir se rouvrir le cycle des émeutes, voire des révolutions et Flaubert, observateur intelligent, pouvait écrire à Mme des Genettes :
« Nous n’aurons pas de monarque, Dieu merci ! C’est-à-dire qu’on ne brûlera pas les églises et qu’on ne tuera pas les pauvres curés, conclusion infaillible de la légitimité remise en honneur. »
C’est au Grand refus du Comte de Chambord que la France a dû, selon toute apparence, la longue paix civile qu’en dépit de quelques secousses elle a connu jusqu’au terme de la IIIe République.
Parallèlement à votre œuvre maîtresse, le Testament de la Monarchie, vous avez publié plusieurs essais historiques de première valeur et huit remarquables biographies.
Parmi ces dernières, il en est une, me semble-t-il, que vous rédigeâtes avec un goût particulier, ainsi qu’en témoignent l’étendue de la documentation, l’originalité de la composition et l’alacrité du style. Je pense à votre Mirabeau.
C’est avec raison que vous vous êtes étendu sur la jeunesse du tribun et sur les refoulements suivis de défoulements que suscita chez lui la tyrannie d’un père peut-être génial mais assurément déséquilibré. Les tribulations de la jeunesse de votre personnage — il ne fut pas l’objet de moins de dix-sept lettres de cachet — donnent la clé de son caractère.
Comme la plupart des biographes de qualité vous finissez par avoir pour votre héros une sympathie marquée : avouerai-je que je ne la partage qu’à moitié ? Puissant orateur certes, incomparable polémiste et politique aux amples vues, Mirabeau n’en fut pas moins un aristocrate démagogue, un jouisseur effréné, un obsédé sexuel et un homme vénal. Ayant puissamment contribué à ébranler le trône de Louis XVI, mais resté royaliste dans le cœur, il se laissa, sans difficulté, acheter par le monarque aux abois et lui prodigua des conseils.
Si ces conseils avaient été suivis, ce qui ne fut pas le cas, eussent-ils suffi à sauver la monarchie ? J’en doute. La quarante-septième note rédigée par Mirabeau pour le roi, la plus longue et la plus complète, ne fait guère que préconiser une politique du pire. Louis XVI, à en croire son conseiller officieux, aurait dû favoriser l’anarchie montante ; des excès de celle-ci fut née une réaction favorable au pouvoir royal.
C’était, à mon sens, aller beaucoup trop vite et compter sans les hommes, sans le temps. Il faudra la Terreur, il faudra la corruption du Directoire, il faudra huit années avant que de l’anarchie surgisse un pouvoir fort. Mais ce ne sera pas celui de l’antique monarchie : ce sera celui de Bonaparte.
Je me suis un peu arrêté sur votre Mirabeau. Mais toutes vos biographies méritent l’éloge : elles sont toutes d’une scrupuleuse exactitude historique, toutes aussi solidement construites que vivantes.
Dirai-je que c’est avec un plaisir particulier que j’ai lu votre Madame Récamier qui offre deux portraits à la fois charmants et criants de vérité ; celui de la toujours divine Juliette et celui de son vieil amoureux, l’éternel enchanteur, François-René, vicomte de Chateaubriand.
De ces biographies la dernière en date et l’une des plus amusantes est celle de cet étonnant aventurier, mécanicien inventif, musicien de talent, incisif pamphlétaire, diplomate aux vues d’avenir, peu scrupuleux affairiste et merveilleux auteur dramatique, qui avait nom Caron de Beaumarchais. De ce génial Protée vous avez brossé une image éblouissante.
J’en arrive, Monsieur, à l’un de vos plus récents ouvrages à celui auquel vous attachez, je crois, le plus de prix : l’Histoire de France des origines à 1970.
L’entreprise était hardie : elle a été couronnée de succès.
Débarrassé du souci de constituer une documentation (seul de vos livres historiques celui-ci ne comporte point de bibliographie), vous avez pu vous consacrer à penser votre sujet. Grâce à quoi vous nous avez donné une livre véritablement neuf. Assurément, il comporte quelques inévitables lacunes ou inadvertances : vous placez, par exemple la descente triomphale des Champs-Elysées par le général de Gaulle avant la visite de celui-ci à l’Hôtel de Ville. Mince détail : ce que vous vous êtes attaché à mettre en valeur ce sont moins les faits, déjà surabondamment connus, que les mobiles et les constantes.
Parmi ces dernières il en est une sur laquelle vous insistez : la tendance de la France à s’affirmer aux dépens de l’Europe.
À propos du couronnement de l’Allemand Othon comme premier empereur du Saint-Empire, vous écrivez :
« Le sort de la France se dessinait... Elle ne serait plus l’Empire, elle ne serait pas l’Europe. Il ne lui resterait que d’empêcher l’Europe d’être vaste, puissante et dominatrice. »
Et encore, à propos de la candidature manquée de François Ier à la couronne impériale :
« Puisque son roi n’avait pu être le maître de l’Europe, la France empêcherait l’Europe de se faire. »
Et enfin, évoquant les traités de Westphalie :
« La France avait eu pour vocation et pour condition d’existence d’empêcher la constitution d’une Europe qu’elle n’eût pas dirigée. »
Vous laissez entendre que, de nos jours, cette méfiance a continué d’inspirer la politique extérieure de la France.
Ceci a été trop souvent vrai, pas toujours néanmoins : rappelons qu’en 1929 ce fut le chef d’un gouvernement français, Aristide Briand, qui, du haut de la tribune de la Société des Nations, préconisa le premier la création d’un lien fédéral unissant les nations d’Europe.
Le projet n’eut malheureusement pas de suite mais, en 1950, deux Français, Jean Monnet et Robert Schuman, réussirent, avec la constitution de la Communauté charbon-acier, à poser la première pierre d’une construction européenne.
Je regrette avec vous que cette construction, qui cependant progresse, ne se fasse pas plus rapidement : à l’échelle du monde moderne, l’Europe, au moins l’Europe occidentale, est trop petite, trop divisée pour que les nations qui la composent n’aient pas un intérêt vital à s’unir. Bien des obstacles se dressent encore mais souvenons-nous de la phrase du Taciturne : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
Autre constante de l’Histoire de France sur laquelle vous insistez le souci qu’ont toujours eu les gouvernements français de s’affirmer légitimes. J’ai, à propos de votre Testament de la Monarchie, essayé de cerner cette notion de légitimité. Je n’y reviendrai point.
Abandonnant de temps à autre les idées générales il vous arrive de vous montrer quelque peu iconoclaste.
Ainsi jetez-vous un doute sur la sagesse de Charles V, sagesse qui fut, selon vous, mêlée à beaucoup d’illogisme. Ainsi également affirmez-vous que les louanges qu’on a accoutumée de décerner à Louis XII « Le Père du peuple » sont exagérées, la politique de ce monarque ayant souvent offert un spectacle d’incohérence.
En revanche vous louez la sagesse d’hommes d’État injustement décriés par leurs contemporains.
J’ai signalé l’hommage rendu par vous à l’ami-bellicisme de Louis-Philippe. Vous décernez le même hommage à Joseph Caillaux, chef du Gouvernement français en 1911.
« Fils d’un ministre conservateur, écrivez-vous, passé à gauche par ambition, il a probablement été le plus grand homme politique de la IIIe République... Ce qui lui valut le plus de haine de la nation exaspérée par une poussée de chauvinisme, ce fut d’avoir compris avant tout le monde qu’une guerre générale marquerait la fin d’une civilisation et d’avoir mis tout son courage et son honneur à l’empêcher. »
Je partage, Monsieur, votre sentiment.
Vous ne parlez qu’épisodiquement de l’économie, des genres de vie et des problèmes sociaux. En autres termes, pour employer le jargon à la mode, votre œuvre historique est essentiellement « événementielle ».
Je ne vous le reproche point. Je nourris, en effet, quelque méfiance à l’égard de l’Histoire « non événementielle » que d’aucuns, parfois éminents, affirment la seule valable. Dirai-je qu’elle me paraît assez fréquemment ennuyeuse. Et puis comment est-elle faite ? à l’aide de témoignages et de statistiques. Mais les témoignages sont souvent intéressés, contradictoires et susceptibles d’interprétations différentes. Quant aux statistiques, il n’en est pas établies depuis très longtemps et il s’en faut quelque peu méfier. Le mot de Disraëli est bien connu :
« Il y a trois formes de mensonge : le mensonge simple, le sacré mensonge et la statistique. »
Boutade assurément exagérée ; mais pourtant...
Si « événementielle » soit-elle, l’Histoire telle que vous la concevez, n’en est pas moins fidèlement évocatrice du passé et riche d’enseignements. Sans doute est-ce d’une main légère que vous brossez la toile de fond devant laquelle vous faites défiler personnages et événements ; mais c’est avec minutie que vous décrivez ces personnages, rapportez ces événements et en démontez les ressorts les plus secrets. Les idées vous passionnent et je ne saurais trop souligner l’art avec lequel vous en montrez la naissance, le développement, l’épanouissement et la distorsion.
Votre œuvre historique est loin d’être achevée car vous êtes un grand laborieux. Telle qu’elle, elle impose un profond respect et je tiens pour assurée sa solidité.
Vous écrivez l’Histoire, votre prédécesseur la faisait quand il poursuivait, contre vents et marées, sa campagne en faveur de l’œcuménisme. Je n’aurai certes pas l’impertinence de rapprocher cet homme de bien, ce grand croyant aussi convaincu que généreux, du sceptique égoïste que fut le roi Louis XVIII. Mais j’ai rappelé, après vous, la lettre dans laquelle le souverain podagre exprimait le vœu que les deux peuples existant en France finissent par n’en faire qu’un seul. De même le pasteur Marc Boegner, dont vous venez de faire revivre la haute figure, ne souhaitait-il pas passionnément l’unité finale des différentes fractions du peuple chrétien ?
Vous avez tracé de lui et de son œuvre un tableau auquel on ne saurait ajouter que bien peu de touches. Qu’il me soit seulement permis de l’évoquer siégeant à l’Académie française, aux séances de laquelle il était, tant que sa santé le lui permit, fort assidu. N’intervenant qu’assez rarement, mais toujours avec pertinence, rayonnant de dignité souriante et de courtoisie raffinée, votre prédécesseur ne comptait parmi nous que des amis.
Il va, j’en suis certain, en aller de même pour vous et je crois être l’interprète de l’Académie tout entière en vous disant :
« Monsieur, soyez le bienvenu. »