Réponse au discours de réception du duc de La Trémoille

Le 6 mars 1738

François-Joseph de BEAUPOIL de SAINTE-AULAIRE

Réponse de M. de Sainte-Aulaire,
directeur de l’Académie,

au discours de M. de La Trémoille

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
Le jeudi 6 mars 1738

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

Monsieur,

Ce n’étoit pas assez pour la gloire de M. le maréchal d’Estrées, que l’Académie lui choisît un successeur digne de lui ; il falloit encore que le nouvel académicien, puisque j’étois destiné à le recevoir, pût se charger seul du tribut d’éloges que nos usages consacrent à la mémoire de ceux qui nous sont enlevés.

Vous venez, Monsieur, de satisfaire à cette obligation avec la politesse que nous étions en droit d’attendre de vous, et en même-temps avec une élégance que nous n’avons pas l’injustice d’exiger.

Je ressens comme je le dois le service personnel que vous m’avez rendu, en prenant surtout la principale partie d’un fardeau qui m’auroit accablé.

Une voix affoiblie par les années étoit peu propre à célébrer tant de différens genres de mérite, dont l’heureux assemblage formoit à la fois, dans celui que nous pleurons, l’homme d’esprit, l’homme de lettres, l’homme de goût, l’homme d’état, l’homme de guerre.

Quelle foule d’images ce dernier mot retrace à mon souvenir ! Des courses rapides qui portent tout-à-tour, dans toutes les parties du monde, la terreur du pavillon françois ; des entreprises périlleuses, où le fer et le feu sont les ennemis les moins redoutables ; les mers purgées des pirates qui les infestoient ; des peuples séditieux châtiés dans leurs propres foyers ; des villes forcées, des victoires remportées ; par-tout des actions brillantes, dont la prudence et le courage se disputent l’honneur.

C’est beaucoup pour moi d’avoir conservé une idée confuse de ces grands événemens. Il appartient à des bouches plus éloquentes1 de les raconter ; et quand les orateurs seroient muets, la gloire de M. le maréchal d’Estrées n’en souffriroit pas. Elle est si étroitement liée à celle des Princes qu’il a servis, que les écrivains de leur histoire publieront nécessairement la sienne.

Oui, son nom mille fois répété dans les annales de deux puissantes Nations, passera, sans le secours des panégyristes, jusqu’à la postérité la plus reculée.

Foible consolation pour notre douleur !

Il s’éteint dans la nuit du tombeau, ce nom illustre, qu’une longue suite de personnages rares nous avoit accoutumés à ne trouver, dans les fastes de notre monarchie, que décorés des titres les plus éminens de l’État et de l’Église.

Je sens que je m’attendris à cette triste réflexion. Eh pourquoi le dissimulerois-je ! Il me convient d’arroser de larmes la respectable cendre que vous venez de couvrir de fleurs. La différence des hommages que nous lui rendons est assortie à celle de nos âges.

Le mien ne me permet pas de me flatter d’être long-temps témoin des progrès que vous allez faire dans la carrière où vous entrez. Hâtez-vous, Monsieur, de remplir vos grandes destinées ; tout concourt à vous préparer les plus éclatans succès.

Vous n’avez qu’un pas à faire pour atteindre aux emplois de confiance, aux commandemens importans, aux distinctions de toute espèce.

Le Souverain qui les dispense est éclairé par la justice et guidé par la sagesse.

Poursuivez, recueillez le fruit du zèle que vous aurez montré pour la patrie. Le célèbre Louis de la Trémoille vous a marqué la route qui conduit au faîte des honneurs.

Ce ne sont pas là, Monsieur, des vœux stériles que je forme pour vous ; ce sont des présages, j’ai pensé dire des oracles. Eh pourquoi ne les regarderions-nous pas comme tels ! Déjà le voile qui dérobe la connoissance de l’avenir, est prêt à se déchirer devant mes yeux2 !

L’Académie ne craint point qu’au milieu des titres dont vous allez être environné, vous perdiez jamais de vue ni le titre d’Académicien que vous n’avez pas jugé au-dessous de vos désirs, ni l’obligation qu’il vous impose d’aimer et d’honorer plus particulièrement les Muses.

Vous leur êtes cher, et ce que vous leur devez, Monsieur, nous répond de ce que vous ferez en leur faveur : elles vous reçurent des mains des Graces qui vous avoient doué de leurs plus beaux dons. Elles vous adoptèrent, et personne n’ignore de quels effets leurs soins ont été suivis.

Pouvoient-elles mieux s’acquitter de ce qu’elles devoient elles-mêmes à cette femme incomparable, dont le nom qui s’est perdu dans votre maison, fut encore moins fameux par les grands hommes qui l’ont porté, qu’elle ne l’a rendu célèbre par les deux chef-d’œuvres immortels, dont chacun seroit regardé comme inimitable, si l’autre n’existoit pas ? La princesse de Clèves et Zaïde, les délices de tout homme de goût, le charme de tout homme sensible, le modèle que doivent se proposer tous les écrivains du même genre, et le désespoir de ceux qui voudroient les égaler.

Sans y penser, je viens de vous rappeler les droits que l’Académie avoit sur vous, et le titre de l’engagement que vous avez contracté par votre naissance, de chérir les lettres.

Il sera bien digne de vous de partager entre le soin de les cultiver, et celui de les protéger, le loisir que vous laisseront des devoirs plus importans.

 

  1. Les secrétaires des Académies des Belles-Lettres et des Sciences.
  2. M. de la Trémoille mourut avant M. de Saint-Aulaire, à l’âge de 33 ans, victime de l’amour conjugal. Son épouse devenoit malade de la petite vérole ; pour lui persuader qu’elle n’étoit point attaquée d’une maladie qu’elle redoutoit beaucoup et qu’il devoit craindre pour lui-même, il ne voulut pas se séparer d’elle, et il lui rendit seul les soins que son état exigeoit : ce fléau l’atteignit et l’enleva au bout de quelques jours.