Réponse de M. Cuvillier-Fleury
au discours de M. le duc d’Aumale
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 3 avril 1873
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Il y a bien des années, Monsieur, que je vous ai vu pour la première fois. Je vous fus présenté par le prince votre père, qui devait être, trois ans plus tard, roi des Français. Vous étiez un enfant. J’étais un jeune homme. Nous allions être, vous mon disciple, moi votre maître. Nous avons vécu ainsi douze ans, tout le cours d’une éducation classique, dans ces rapports où la subordination vous était facile, moins par mon fait que par le vôtre. J’avais accepté une tâche, celle d’élever un prince français, que les plus grands docteurs de l’Église chrétienne n’abordaient qu’en tremblant ; l’Université me prêtait la force qui m’eût manqué. Vous aviez une mère admirable qui a fait l’éducation de votre âme. Le roi Louis-Philippe vous apprenait la vie humaine dont il avait l’expérience déjà longue et la pratique toujours active. L’Université était la véritable institutrice de votre esprit.
Sorti de mes mains, vous avez bientôt repris là position que la charte de 1830, non moins que votre haute naissance, vous assurait auprès du monarque. Vous aviez connu l’égalité au collége ; vous l’aviez pratiquée, avec une simplicité naturelle, entre camarades. Ensuite vous aviez pris un rang, bientôt un nom ; plus tard, vous aviez conquis une célébrité sérieuse dans notre armée d’Afrique. Vous commandiez des provinces. Vous gouverniez l’Algérie. Vous étiez, sur un des degrés du trône de juillet, un de ses soutiens, une de ses espérances. Une telle élévation, que vous aviez voulu mériter avant d’en jouir, ne m’avait laissé aucune illusion sur la distance qui séparait désormais, non nos deux cœurs, laissez-moi le dire, mais nos positions respectives. C’est aujourd’hui seulement, Monsieur, qu’au nom de l’Académie, où le sort m’a désigné pour vous introduire, je reprends cette langue de l’égalité qui ne nous déplaît pas.
Ce n’est pas la première fois que l’Académie française ouvre ses rangs, pour y donner place à un prince de sang royal. On lui reprochait autrefois d’accueillir avec trop de facilité ceux qui n’avaient, disait Scudéry, de « plume qu’au chapeau », – « des sots de qualité », disait le comte de Bussy. Mais un prince du sang, ami des lettres, qui s’offrait aux suffrages académiques, avec l’agrément du roi, en 1754, ne pouvait pas être refusé. Le comte de Clermont se présenta. M. de Bougainville était son concurrent ; un singulier être dont il appuyait sa candidature, c’était, disait-il, sa mauvaise santé. Duclos répondait : « Ce n’est pas à nous à lui donner l’extrême-onction. » L’Académie aimait les Condés ; il s’en fallut de peu, après la mort de Richelieu, que le jeune vainqueur de Rocroi ne succédât au protecteur. Son frère, l’aimable prince de Conti, avait un jour frappé à la porte des quarante. Il serait entré, sans l’opposition de Louis XIV. Clermont fut élu ; il voulut assister à une des séances de la Compagnie ; il composa son discours et ne le prononça jamais. C’est un précédent que vous avez laissé dans son héritage (Histoire de l’Académie, par M. Mesnard. – Mémoires de Collé, passim).
L’Académie a ses affinités naturelles. Elle aime qui lui ressemble. Elle a reconnu en vous un disciple heureux de la grande éducation classique. Entre elle et l’Université, l’accord, depuis soixante ans, n’a jamais été rompu. Les lauréats du concours général deviennent facilement les nôtres ; nos médailles vont retrouver leurs couronnes ; nos Rapports annuels sont tout remplis de leurs ouvrages. Vos écrits avaient depuis longtemps attiré nos regards par ce genre de mérite sérieux et naturel dont vous venez de donner un nouveau témoignage. L’Académie vous désirait pour elle et pour vous. Elle vous reçoit avec une cordialité confiante, comme un hôte attendu : heureuse de voir si rapprochées de vous, dans un tel jour, par une sympathie qui remonte au règne de votre auguste père, les deux plus grandes illustrations de notre compagnie !
Le roi m’a dit plus d’une fois, parlant de vos frères et de vous, quand il songeait à vous armer d’avance pour la vie publique : « Il faut qu’ils restent princes ; le métier est rude aujourd’hui ; je ne veux pas, sous prétexte de renoncer à quelques avantages de leur état, qu’ils échappent à ses devoirs ou à ses dangers ; mais il faut élever les princes comme s’ils ne l’étaient pas. » Le duc de Chartres, votre frère aîné, fut mis au collége. Dix ans plus tard, I’Université rendait à son père ce fils bien-aimé qui était devenu, à une telle école, un des princes les plus accomplis de l’Europe. Le roi voulut appliquer à tous ses fils le plan d’éducation qui lui avait une première fois, et pour son libéral dessein, si bien réussi.
Dans la vie de l’esprit tout se tient ; grâce à un goût de lecture très-prononcé, vous aviez, même avant l’épreuve du collége, beaucoup appris. Le roi voulait qu’on vous initiât non-seulement à la connaissance des langues modernes, mais à l’intelligence, discrètement graduée, de quelques-uns des génies qui les ont illustrées. Il disait de Shakspeare : « Défauts à part, c’est la grande école du cœur humain. » Et aussi, plus d’une fois, pendant le cours de votre exil en Angleterre, vous avez donné raison à ces prévoyances paternelles. Vous avez eu à présider chez vos voisins des fêtes littéraires et des réunions de savants. Un jour, vous leur disiez : « J’ai grandi en France avec une des premières générations qui ont commencé à étudier les littératures étrangères On commentait, on citait Shakspeare ; on l’imitait même, quand il se trouvait quelqu’un d’assez audacieux pour tenter l’épreuve Vos livres étaient dans toutes les mains, et je me souviens, ajoutiez-vous, que plus d’une fois, au collége, j’ai caché un des romans de Walter-Scott sous mon pupitre Tel est notre goût naturel pour ce que nous appelons, en France, le fruit défendu » (The royal literary fund ; report of anniversary, 1861) C’est en langue anglaise que vous entreteniez ainsi vos sérieux convives d’outre-Manche ; vous le dirai-je ? quelque peine que j’eusse parfois à comprendre les orateurs de la Grande-Bretagne, – quand c’était vous qui parliez leur langue, je comprenais toujours. Vous parliez en anglais, vous pensiez en français ; c’est un défaut dont vous n’avez jamais pu vous corriger.
Vous avez eu, dès votre plus tendre jeunesse, le goût de l’histoire. Le collége à lui seul y avait libéralement pourvu ; et que de fois, en montrant plus tard les rayons de votre riche bibliothèque de Twickenham, la reliure modeste dont vous aviez fait couvrir plusieurs volumes de vos rédactions : « C’est là, disiez-vous, que j’ai appris l’histoire une première fois ! » Vous aviez eu d’excellents maîtres (MM. Poulain de Bossay et Duruy étaient alors professeurs d’histoire au collége Henri IV ; M. Daveluy faisait la rhétorique). Simple écolier, vous aviez déjà une certaine faculté de saisir au vif dans les récits historiques les événements et les personnes, allant au relief non de la phrase, mais des caractères, peu sensible au bruit et peu touché du spectacle, mais cherchant dans les labyrinthes du passé les faits décisifs et les vrais hommes ; il y faut quelquefois une bonne lanterne.
Votre entrée dans la vie libre interrompit tout à coup, et presque sans transition, votre vie d’étudiant. On vous vit quelque temps suivre, à la Faculté des lettres de Paris, un célèbre cours de poésie française qui était en même temps, par l’ingénieuse finesse des rapprochements, un cours de morale ; vous retrouverez ici le professeur et l’ami dans le confrère. Beaucoup d’autres travaux complétèrent, après votre sortie de l’Université, cette première culture de votre esprit. Mais le temps marche vite à notre époque. Les années comptaient double dans la vie d’un prince. Le roi n’eut pas accepté pour ses fils cette réclusion volontaire dans l’étude, ce culte exclusif des arts et de la sainteté dont un de vos plus proches ancêtres avait donné l’édifiant exemple. Il n’y avait pas en vous, Monsieur, laissez-moi le dire, l’étoffe d’un génovéfain. Un grade vous était donné, une épée vous était confiée, un camp vous appelait. L’épée, pour un temps, remplaçait la plume. Pendant dix ans, depuis votre sortie de rhétorique jusqu’à votre injuste exil, votre vie devait appartenir à l’activité militaire, et vous l’avez menée de façon qu’elle est noblement entrée dans l’histoire de notre conquête africaine. L’Université avait fait de vous un lettré. L’exil vous donna le goût d’écrire des livres.
Aussi loin que mes souvenirs remontent dans le passé, je vous vois préparant en quelque sorte l’ouvrage qui devait être, vingt ans plus tard, votre début dans la carrière des lettres. Ce livre, les Zouaves et les Chasseurs à pied, avant de l’écrire, on dirait que vous l’aviez déjà dans le cœur. Vous étiez fantassin dans l’âme. In pedite robur. Tacite disait cela des Bretons de son temps. Avant de l’avoir lu, vous aviez le goût de ces fantassins français, si alertes, si patients, si intrépides, qui, appuyés sur nos grandes armes savantes et assistés de nos brillants cavaliers, avaient fait si longtemps la force de nos armées. Vous aimiez cette infanterie, que celle du vieux Fuentès, si vantée par Bossuet, n’avait pu battre en 1643, et qui comptait deux siècles de gloire non interrompue depuis Rocroi. Vous l’aimiez dès le collége. Aux revues où vous invitait souvent le roi votre père, c’est elle que vous admiriez, que vous vantiez, pour laquelle vous marquiez votre préférence. Chacun de vos frères avait la sienne, et chacun l’a justifiée plus tard avec éclat, ici, à la tête de nos escadrons, là, dans l’artillerie, ailleurs, dans la marine. Quant à vous, après avoir porté trois ans les épaulettes de simple soldat, nommé capitaine au camp de Fontainebleau, puis colonel au 17e léger, jamais vous n’avez donné tort à ce premier et généreux instinct de votre enfance.
Un jour pourtant, bien plus tard, quand des hauteurs d’Aïn-Taguin, vous aperçûtes, tout près de vous, se développant à l’improviste sous vos yeux, cette immense smalah d’Abd-el-Kader que, dans un simple rapport adressé au général Changarnier, vous nommiez « une ville de tentes » ; quand, arrêté à cette vue, sur ce sommet menacé, n’ayant avec vous que quelques escadrons, vos officiers réunis en conseil de guerre furent d’avis d’attendre votre infanterie, séparée de vous par quelques heures de marche seulement, l’histoire a enregistré votre réponse. Cette réponse voulait dire : À cheval et en avant ! et vos cavaliers entraînés, « un ouragan de chevaux », disait Tite-Live, descendirent à toute bride dans la plaine. L’infanterie ne put arriver qu’au moment où, après le combat, entouré d’une foule de femmes, d’enfants et de vieillards qu’avait abandonnés l’ennemi, vous étendiez sur eux votre jeune épée, en signe de protection. La grande peinture, que vous aimez tant, vous devait bien la toile immortelle qu’elle a consacrée à ce souvenir.
Vos écrits sortaient de vos souvenirs. Aucun d’eux n’est isolé dans votre vie de lettré. Votre premier livre surtout semblait une page détachée de votre journal militaire, mais faite pour vivre dans l’histoire de notre armée d’Afrique. Que d’aventures sérieuses ou plaisantes ! le soldat parle toutes les langues.
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ;
Ce vers du maître semble fait pour lui. Que de scènes prises sur le fait, depuis l’assaut de Constantine jusqu’au refrain de la Casquette ! Que d’entrain ! que de souffrances ! que d’héroïsme ! que de gaieté ! Et quels hommes, soldats et généraux, ayant tous mérité ce nom glorieux d’Africain, que Rome, victorieuse de Carthage, ne donna qu’aux deux Scipions ! On les vit revenir en France, « passés au crible », disait le duc d’Orléans, et mettant leur épée au service de l’ordre public, de la propriété, de la famille, de la liberté sous la loi ! Et que de fois leur nom, si décisif dans de douloureuses luttes, en est sorti plus glorieux encore, – non pas triomphant, – les vainqueurs de la guerre civile ne triomphent pas, et le poëte l’a dit avec une tristesse immortelle :
Bella geri placuit nullos habitura triumphos !
« Nous avons fait des guerres qui ne conduisent pas au Capitole ! » Non, ne triomphons pas. Bugeaud, Lamoricière, Cavaignac, Négrier, Changarnier, Mac-Mahon, appelons-les des libérateurs, eux qui ont rendu tant de fois, depuis vingt-cinq ans, le repos à notre patrie ; – généreuse élite où la reconnaissance publique, toujours tardive mais certaine, voudra placer un jour le nom du grand citoyen qui, avec l’appui d’une patriotique assemblée, a refait l’armée de la France.
Ces deux premiers ouvrages, qui avaient continué pour vous, dans l’exil, votre vie de soldat, n’étaient pas votre seule occupation. L’exil n’en a jamais trop. C’est alors que vous prit cette passion qu’il n’est pas défendu d’estimer ici, très-vive et très-patiente, égoïste et prodigue, prompte aux bonnes rencontres et chercheuse infatigable, passion dont je fus vingt ans le confident très-occupé, celle des livres pour tout dire ; car je ne vous rendrais pas justice, si je disais simplement que vous en aviez le goût. Nous qui avons assisté à l’active et ardente création de cette bibliothèque où tant de trésors sont aujourd’hui classés dans un si bel ordre ; et qui, le soir, pendant que deux mains. chéries parcouraient en se jouant les touches d’un piano et vous redisaient les mélodies du pays natal, vous retrouvions toujours entouré de vos livres, interrogeant leur provenance, leur date, leur parenté, les savourant avant de les lire, nous savions que le bibliophile en vous était doublé d’un érudit sérieux. L’Académie le savait comme nous : un si grand luxe bibliographique n’accusait en vous ni l’orgueil du riche ni l’indigence de l’esprit.
À Londres, le bibliophile français était fort apprécié, et une société s’étant formée pour réunir, sous la présidence du prince Albert, un certain nombre d’amateurs de l’érudition curieuse et de l’archéologie originale, votre place y était marquée. Elle y fut remplie, presque chaque année, par un travail destiné au recueil de la savante compagnie, et dont l’ensemble compose ce que, dans la collection de vos œuvres, on peut appeler les Opuscules. J’en veux dire un mot pour la valeur propre à chacun de ces petits ouvrages, et aussi pour leur rareté : les Notes sur deux petites bibliothèques du XVe siècle, – les Notes sur la captivité du roi Jean, – Isabelle de Limeuil, – l’Inventaire des meubles du cardinal Mazarin, tous ces écrits ne sont connus du public que par la distribution qui en était faite en votre nom, ou par leur apparition dans les ventes après décès. Parmi vos électeurs académiciens, ils étaient fort appréciés et sont restés dans leur souvenir.
L’Académie y a surtout remarqué le sobre emploi de l’érudition, nullement aventureuse, appuyée à des textes certains, et plus appliquée à les faire connaître qu’à les amplifier. C’est le caractère de tous les essais que vous avez successivement donnés, pendant près de dix ans, de 1854 à 1863, au recueil des Philobiblon ; ce sont de simples cadres, mais d’un travail délicat, adaptés à vos tableaux, ils tempèrent parfois, témoin Isabelle de Limeuil, l’inévitable crudité. Le premier de tous, sur deux Bibliothèques du XVe siècle, est comme le premier élan de cette passion pour les livres et qui vous en a fait rechercher partout la trace. Les premiers bibliophiles, en France, sont des rois. Jean le Bon, le prisonnier des Anglais, laisse une vingtaine de volumes en héritage à son fils. Charles V a une bibliothèque régulièrement établie. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry, ses frères, ont les plus beaux manuscrits du monde, Denys de Collors n’est un lettré qu’à demi ; chantre et chanoine de Meaux, et secrétaire du roi Jean, il avait suivi ce prince vaillant, insouciant et étourdi pendant sa captivité de quatre ans (1356 à 1360) en Angleterre ; il tenait registre de sa dépense. C’est ce curieux manuscrit que vous avez ensuite publié, non sans donner, en passant, un souvenir à l’intrépide combattant de Poitiers, et c’était justice :
« À Poitiers, dites-vous, rien n’avait pu l’arracher au combat. À pied, presque seul, armé d’une hache qu’il maniait avec autant de vigueur que d’adresse, il se défendit jusqu’à ce que, épuisé, atteint de deux blessures à la tête, il se vit forcé de se rendre. C’est alors peut-être qu’il courut le plus grand danger ; une foule de chevaliers et d’écuyers l’entouraient, se disputant l’honneur lucratif de l’avoir pris, et faillirent l’étouffer dans leur lutte. Le prince de Galles dut intervenir pour le soustraire à cette brutale avidité. »
J’ai fait cet emprunt à vos notes sur le roi Jean, parce que j’y vois déjà comme un symptôme de ce style, naturellement entraîné aux récits de guerre, dont vous venez de donner un exemple assez rare ici, en commençant votre discours académique, comme on monte à l’assaut.
Le cardinal Mazarin, dont vous avez fait imprimer plus tard, pour le recueil des Bibliophiles de Londres, un Inventaire non moins inédit, nous rapproche du temps présent. Mazarin avait de nombreuses fantaisies, la politique à part : il était à la fois un curieux et un brocanteur ; il amassait et il spéculait ; le monde entier était son marché, soit qu’il voulût acheter ou vendre. Quant à ses meubles, confisqués plusieurs fois, volés ou brûlés pendant la Fronde, puis renaissant toujours de leurs cendres, ils forment, si j’en crois cet Inventaire qu’en a dressé le grand Colbert, alors petit commis du puissant ministre, un des plus éblouissants amas de richesses que l’imagination puisse se figurer. Aussi, après avoir parcouru ce vaste et minutieux travail, tel que vous nous l’avez rendu, avec des éclaircissements si curieux, et quand nous arrivons à la dernière page, un mot nous échappe, un mot de comédie, ajusté au personnage et résumant son inventaire : Le pauvre homme !
Votre Mazarin, qui est de 1861, avait été précédé de votre César (1858) qui suivit de près la publication de vos premiers essais d’histoire militaire. Vous aimiez César. C’était un goût de famille. Henri IV avait traduit les Commentaires. On a dit que Louis XIV ne s’y déplaisait pas. Montaigne était un de vos livres préférés. Tout le monde sait que le conquérant des Gaules était aussi une des plus vives admirations du philosophe des Essais, ce sage capable d’enthousiasme, ce sceptique qui, ayant l’air de douter de tout, éclaircissait tout. Aussi quel singulier bonheur vous mit un jour entre les mains un exemplaire du César qui avait été celui de Montaigne, et où il avait laissé sur toutes les pages des traces de son travail ! Étrange fortune des livres ! Ce vieux bouquin, qui datait de 1570, avait été trouvé sur un quai en 1801, et payé quatre-vingts centimes au marchand qui en ignorait la valeur. En 1856, dans une vente aux enchères, il vous fut adjugé au prix de quatre-vingts louis. C’était pour rien, car au dernier folio du livre le premier acheteur avait découvert une page autographe, entièrement inédite, et une des meilleures que Montaigne eut écrites.
Cette page vous donna-t-elle l’idée de suivre dans une de ses campagnes, pied à pied, et comme si vous eussiez porté le vexillum d’une de ses légions, cet enfant gâté de la victoire ? M. de Montalembert me disait un jour, apprenant que vous vous étiez mis à cette difficile étude : « Il ne réussira pas à bien juger César, il est trop Gaulois. » Et pourtant vous avez été juste pour le vainqueur des Gaules, même en marquant par des fruits qui resteront votre patriotique prédilection pour son infatigable adversaire.
La Septième Campagne des Gaules, celle que vous avez si bien faite, a eu pour objet, chacun le sait, le siége d’Alésia par César et pour terme la prise de cette ville, qui, vers la date de votre publication et pendant quelques années encore, a si curieusement occupé le public savant en France et à l’étranger. Votre goût n’était pas seulement de suivre César, son infaillible écrit à la main, mais de vous aventurer dans la controverse qui s’était élevée sur la position de la ville même que le général romain nous avait prise. Vous aviez précédé dans cette étude un redoutable érudit ; car il gouvernait un grand empire, et il avait à discrétion toutes les ressources que la science fournit si volontiers à la puissance. Il y apportait un goût d’archéologie estimable ; il allait, plus heureux que vous, droit aux faits, les étudiant sur place ; et c’est ainsi que le vainqueur de Solférino avait. après vous, rejoint le vainqueur d’Alésia à travers les âges. César vous avait rapprochés un instant sur le seul terrain où vous aviez pu vous rejoindre, l’érudition désintéressée.
Il faut bien qu’à ce propos je dise un mot d’une légende qui courut alors. Vous aviez si bien et si minutieusement décrit les contrées sur lesquelles portait votre enquête, qu’on ne pouvait croire à une simple étude dans les livres. Vous étiez venu, disait-on, en Franche-Comté, affrontant tous les risques d’une législation hostile, pour reconnaître le pays. Vous changiez de gîte chaque nuit. On vous voyait passer, on ne vous revoyait plus. De braves curés de campagne vous logeaient En fait, c’est aux excellentes cartes de France dressées par nos officiers d’état-major que vous deviez une si complète information. En Franche-Comté, en Bourgogne, chez les Séquanes ou les Éduens, ce sont ces belles cartes qui vous ont guidé jusqu’au terme de votre étude, le mont Auxois. Là s’élève aujourd’hui la statue gigantesque du grand citoyen gaulois, dominant toute la contrée témoin de sa résistance héroïque. Grâce à vous, Alésia est redevenue bourguignonne.
Vos livres étaient destinés aux aventures. Et voilà qu’ils m’entraînent, un peu malgré moi, dans une série de faits absolument inséparables de cette analyse. Très-peu d’années avant l’impression de votre Histoire des Condés, votre innocent Mazarin était l’objet d’une circulaire préventive et armait contre vous l’inquiète vigilance des autorités du temps (Lettre-circulaire du comte de Persigny, 13 mai 1861). Mais déjà vous résistiez, non par ressentiment d’exilé, mais au nom du droit. Vous aviez, pour défendre le vôtre, trois soutiens admirables des bonnes causes (MM. Dufaure, Hébert et Renouard, conseils et avocats de M. Ie duc d’Aumale dans tous ses procès de presse. Ce n’est que justice d’associer à ces noms celui de l’honorable M. Édouard Bocher) :
« Laisser substituer sans protestation le régime de la circulaire à celui de la loi, même sous le régime actuel, m’écriviez-vous : (janvier 1862), c’est déserter la cause du droit, c’est manquer au premier devoir du citoyen ; si exilé, si dépouillé, si opprimé qu’on soit, on a des devoirs à remplir vis-à-vis de la société à laquelle on appartient par la naissance et par le cœur. Je ne puis ni ne veux m’y soustraire » Mazarin pourtant franchit la frontière, distribué à quelques amis, non publié.
Une plus sérieuse publication l’avait précédé. Je n’en dirais rien, si votre Lettre sur l’histoire de France, qui touchait à des questions aujourd’hui éteintes, n’avait révélé en vous un des disciples de cette ardente Ménippée, qui avait tant servi votre aïeul contre les ligueurs, français ou espagnols. Dans cet écrit, qui n’a vécu qu’un jour, votre phrase avait la force et l’éclat d’une lame d’épée dont vous auriez présenté la pointe. Les adversaires du gouvernement impérial ne pouvaient prévoir eux-mêmes, à cette époque, à quel point votre plume avait été prophétique
Le destin de votre Lettre sur l’histoire me préparait une transition trop facile à cette Histoire en deux volumes qui s’imprimait alors à Paris, et dont les feuilles, accumulées pendant deux ans dans les ateliers de votre imprimeur, furent arrêtées tout à coup, au moment où elles en sortaient, les dernières encore tout humides d’un récent tirage. Les Condés furent mis sous clef et y restèrent trois ans Le chef de la branche, l’héroïque vaincu de Jarnac, n’avait pas souffert une aussi longue prison pendant sa vie. Il avait bien passé quelques mois sous les verroux de François II ; condamné à mort, il attendait dans le plus grand calme l’arrivée du bourreau. Ce fut un de ses plus gais compagnons qui entra et qui lui dit à l’oreille : « Notre homme est croqué ! » L’homme, c’était le roi ; le roi était mort ! Condé était sauvé. Plus tard, il lui fallut, après la bataille de Dreux, rendre son épée à Damville et subir une captivité quelque temps menaçante. Mais, prisonnier à la préfecture de police de Paris, en 1864, dans le volume même qui racontait sa vie glorieuse, Louis de Condé, premier du nom, n’avait pas prévu cela !
Dans l’intervalle, un livre digne de toute l’attention des érudits, l’Histoire de César, avait paru. Sainte-Beuve me disait : « Voilà le livre de l’empereur en vente ; c’est le moment de se montrer généreux. César doit ouvrir la porte à Condé. » Les clefs de la serrure ne se retrouvaient pas. Jusqu’en 1869, Condé attendit Quand il sortit de prison, on s’aperçut qu’en dépit de sa bravoure impétueuse, de sa langue bien pendue et de son esprit libre jusqu’à la licence, il ne voulait aucun mal au temps présent, et qu’il ne s’occupait en rien des affaires du second empire.
C’est en effet le caractère éminent de votre livre, écrit sous le poids des douleurs du prince français exilé. Il est plein de vos sentiments ; on n’écrit pas une telle histoire, détachée de la période centenaire de nos guerres de religion, sans y mettre son cœur et sans trahir à chaque instant, admiration, pitié ou colère, le fond vrai de sa pensée. Le cœur humain ne change pas ; l’histoire des hommes elle-même ne change guère, et il n’est pas difficile, quand on les cherche, d’y trouver à chaque pas des allusions ou des rapprochements. Vous aviez compris que, plus qu’à personne, ils vous étaient interdits, et vous avez écrit votre livre comme si vous l’eussiez médité sous les antiques ombrages de Bushy-Park ou dans la solitude sacrée de Subiaco.
Comment racontez-vous l’histoire ? En homme qui a fait la guerre, qui a été mélé, quelquefois malgré lui, à la vie politique. Vous y mettez l’expérience, non la passion. Vous ne vous défendez jamais de juger les hommes, si grands qu’ils soient, par faiblesse de consanguinité ou par complaisance de Bourbon. Mais quel accent, même dans la netteté parfois trop technique de vos récits ! Quelle admiration pour ces grands coups d’épée qui causaient tant de joie à Mme de Sévigné ! « Ai-je assez dit », écrivait un jour l’éminent critique que vous avez aujourd’hui pour collègue à l’Assemblée nationale, « ai-je assez dit combien ces volumes m’ont charmé ; combien j’y ai trouvé de raison et d’agrément ? Mon Dieu ! qu’il est Français celui-là, esprit clair, caractère chevaleresque, vif et touchant patriotisme ! » (Article de M. Scherer dans le Temps, n° du 27 mai 1869)
Le sujet de votre Histoire des princes de Condé, vous l’aviez trouvé, pour ainsi dire, dans la riche succession qui vous avait fourni déjà les éléments de vos publications précédentes. Il semblait faire partie de vos domaines. Ce grand nom lui-même, par la volonté du testateur, était entré dans votre famille, où il devait être porté dignement par l’aîné de vos fils qui le reçut en naissant ; à peine sorti de l’adolescence, il voulut l’honorer par un voyage lointain et périlleux pour son âge Vous ne l’avez pas revu ! Ce n’était pas, hélas ! le dernier coup qui devait vous atteindre au cœur. Ah ! qu’ils manquent, en ce jour, Monsieur, à votre légitime satisfaction, ces chers et intelligents témoins de vos années d’exil ! Notre compagnie vous sait gré de lui avoir fait, avec une simplicité si touchante, la confidence de vos douleurs.
L’Histoire des princes de Condé vous sollicitait à plus d’un titre. Avant tout, si j’ai bien compris votre pensée, vous éprouviez un irrésistible désir de vous trouver face à face, le pinceau à la main, devant cette grande figure au nez d’aigle, au calme et intrépide regard, qui avait inspiré à Bossuet lui-même une forme d’éloquence inconnue avant lui. Pressé d’arriver à l’objet principal de votre étude, vous aviez cru qu’il vous suffirait d’une introduction pour résumer, en quelques pages, l’histoire relativement secondaire des trois Condés, prédécesseurs du grand. Mais le premier de tous en date ne vous laissa pas longtemps dans cette illusion. C’était un rude jouteur ; il fallait compter avec lui et vous n’étiez pas homme à reculer. Aussi l’avez-vous pris tout entier, ce héros, qui vous a malgré vous retenu si longtemps, avec ses qualités et ses défauts, sa prodigieuse vaillance et son caractère léger, ses sérieuses vertus militaires et ses amours de passage. Il fut fidèle cependant, comme il pouvait l’être, à cette Isabelle de Limeuil qui vous a paru digne un moment d’attirer, dans un de vos plus piquants opuscules, l’attention de vos austères lecteurs d’outre-Manche. Isabelle de Limeuil était une des filles d’honneur de Catherine de Médicis, une des plus fières amazones de son escadron volant ; et il lui arriva un jour, comme à la trop simple fille d’Euclion, dans la célèbre comédie de Plaute (Aulularia, acte IV, scène VII), une mésaventure qui, ayant eu la cour pour témoin, fit grand bruit. Isabelle, malgré la protection que Condé devait à son malheur, fut jetée en prison, en butte à une accusation capitale qui n’avait rien de commun avec sa faute. Elle y passa quelques mois. Les interrogatoires qu’elle eut à y subir, ses réponses d’une ironie altière, les lettres du prince d’une vivacité entraînante, tout cela compose une sorte de drame dont votre sérieux récit n’a pas songé à diminuer l’agrément. Isabelle de Limeuil, il est vrai, ne demande pas à l’amour une réhabilitation que nos Laïs parisiennes s’accordent si facilement dans les drames du jour. Esprit ou génie, tout concourt aujourd’hui à cette étrange fantaisie de se refaire une innocence en changeant d’amour. Isabelle savait bien qu’il y faut le repentir, non la continuation de la faute sous un autre nom. Elle se maria pourtant ; était-ce faire pénitence ? L’histoire ni l’historien n’en disent mot.
Louis de Condé, dans ses jours sérieux, a mérité l’estime que vous lui témoignez. Il est un des ancêtres du libre examen, moins protestant qu’esprit libre, moins emporté dans la réforme religieuse que fidèle à ses liaisons politiques ; ami des plus grands et des plus célèbres, Coligny, d’Andelot ; estimé des plus sages, l’Hôpital, Pasquier. Les hommes du XVIe siècle ont volontiers ce caractère qui distinguait Condé, une force d’âme qui s’adapte à leur personne comme une armure de combat et des vices aussi dont ils aiment l’éclat et le bruit. Henri IV lui-même, dont a physionomie rayonne si imposante et si charmante dans le dernier chapitre de votre ouvrage, ce héros si vraiment simple et si naturellement supérieur dans ses grandes actions, est resté, jusqu’à la fin de sa vie, Gascon dans ses amours. Étrange époque ! Bassompierre nous fait le récit d’un grand conseil d’État, réuni par le roi, pour savoir comment sera ramenée à la cour la belle Charlotte de Montmorency dont lui, le roi, est amoureux, et que son mari a emmenée à Bruxelles. Pour vous, vous avez instruit l’affaire avec la gravité d’un juge et la discrétion d’un petit-fils ; mais, arrivés là, nous sommes toujours loin du héros, encore à naître, qui semblait le but principal de votre écrit ; et vous avez, dit-on, pour peindre le père du grand Condé, des documents qui vous ont fait prendre un certain goût à ce personnage, politique avisé dans l’atmosphère absorbante d’un ministre de génie, mais qui fonda la grandeur ou tout au moins la richesse de sa maison.
Le grand travail qu’avait exigé de vous la mise en œuvre de matériaux si importants n’avait pas suffi à l’activité de votre esprit. Vous étiez en train de continuer votre ouvrage, quand la nouvelle de la trop fameuse victoire de Sadowa vint surexciter en vous la flamme d’un patriotisme toujours ardent, même dans son inaction momentanée. Votre écrit sur les Institutions militaires de la France est le produit de cette généreuse excitation. Il précéda de très-peu nos désastres. Peut-être eût-il contribué, pour sa part, à les prévenir. Tous les hommes du métier voulurent le lire (Voir le numéro de la Revue des Deux-Mondes du 1er mars 1867). Le ministre de la guerre, l’habile et savant maréchal Niel, désira en connaître l’auteur. Il sut bientôt la distance que l’exil avait mise entre l’écrivain et le ministre. Plus haut que lui encore, votre travail fut loyalement approuvé et recommandé. Aucun succès ne lui manqua, si ce n’est celui d’être appliqué, ainsi que tant d’autres conseils, venus trop tôt ou trop tard. Le maréchal mourut ; la route s’ouvrit qui conduisait aux abîmes.
La conclusion de votre livre, précédée de considérations d’un intérêt tout historique, est de celles qui auront toujours de l’écho en France. « La liberté double la puissance des institutions militaires, disiez-vous en 1867. Elle en règle et en modère l’usage. Elle n’a rien à en redouter tant que les peuples n’abdiquent pas leurs droits. Sa garantie est dans la force de l’opinion, non dans la faiblesse de la milice » La force au service de l’opinion, la liberté créant de patriotiques armées, la discipline relevant les âmes par le sacrifice, tel était le sens de cette conclusion qui méritait d’être la bienvenue dans un camp de soldats français comme dans une assemblée d’hommes libres.
Votre dernier écrit se rattachait ainsi, par une communauté d’inspiration et par le culte de notre immuable drapeau, au discours que vous avez prononcé, il y a un an, à la tribune de l’Assemblée nationale, sur le projet de loi militaire, promulguée quelques jours plus tard. Dans l’intervalle, entre 1867 et 1872, avant que le sol de la patrie vous fût rendu par la généreuse équité des députés de la France, devenus vos collègues, un incident, tout rempli d’émotion, avait signalé cette invincible persévérance du sentiment patriotique dans votre famille. Au premier bruit de notre plus grand désastre, et quand le gouvernement de la défense nationale venait de s’établir à Paris, vous étiez accouru, rompant votre ban d’exil, pour demander votre part du danger public. Le prince de Joinville et le duc (Robert) de Chartres vous accompagnaient. On sait le résultat de votre démarche. Il vous fallut repasser tristement la Manche, plus accablés du malheur de votre pays sans doute que de votre propre mécompte ; et pourtant vous n’aviez jamais éprouvé un revers qui eût plus écrasé votre âme, dans cette sorte d’humiliation irritée que cause le sentiment d’une grande injustice.
« J’aurais voulu, » m’écriviez-vous de Calais, le 7 septembre, au moment de quitter de nouveau la France, « j’aurais voulu que le sang de notre vieille race coulât encore une fois dans cette calamité sans nom, et je comptais bien que le mien ne serait pas épargné. C’est tout ce que je pouvais espérer. C’était aussi le désir de mon frère et de mon neveu. On ne l’a pas voulu »
Je puis m’arrêter à ce souvenir ; l’Académie me demandait bien plus de rechercher et de suivre dans la série de vos ouvrages, l’inspiration qui les a dictés que d’en faire une sèche analyse. Elle savait bien que j’y trouverais partout, à côté d’un solide esprit, votre cœur de Français et de citoyen. Je l’ai montré.
Avec de tels sentiments, Monsieur, vous auriez été sûr d’aller droit à l’âme du généreux comte de Montalembert ; et aussi bien, vous venez de donner à son portrait une ressemblance si frappante, vous l’avez fait si vivant et si parlant, qu’il nous a semblé le voir encore au milieu de nous, comme si, pour vous céder la place, il vous avait attendu. Pour M. de Montalembert, l’Académie n’était qu’un port de refuge où il avait besoin de mettre à l’abri, par instants, dans le calme de nos entretiens littéraires, son âme ardente à braver les orages de la vie politique. On se disputait dans les chambres ; on s’aimait à l’Académie. Le plus illustre de ses adversaires me disait de lui, le jour même de sa mort : « Il ne m’a jamais épargné ; je l’ai toujours combattu et toujours aimé. » Il nous revenait sans cesse, souvent fatigué de la lutte, jamais vaincu ; car il appliquait volontiers aux inévitables revers de sa vie militante le mot de Montaigne : il avait de « triomphantes défaites ». Ici, il oubliait tout. Très-attentif aux questions de lexicologie pure, la connaissance profonde qu’il avait des principales langues de l’Europe lui donnait une sorte d’autorité dans l’étude et l’éclaircissement de la nôtre. Ce souci de la langue le suivait partout même dans sa famille. Un jour, une ses filles, religieuse au couvent du Sacré-Cœur, lui adressa une phrase tirée de Bossuet : « Pour la définition du mot âme, disait-elle, à la prochaine séance de l’Académie. »
La réception du comte de Montalembert, en 1852, avait eu un double et incomparable éclat ; il avait été reçu par M. Guizot. L’Académie n’était alors, pas plus qu’elle ne l’est devenue depuis, une citadelle d’impiété. On n’y entrait pas, comme dans une place de sûreté pendant les guerres de religion, mèche allumée contre les incrédules ou les dévots. On y venait, on y vient encore, pour y tenir sa place dans cette représentation, deux fois séculaire, de l’esprit français. On consulte l’Académie, on accepte ses définitions ; on se pare de ses couronnes : on recherche ses suffrages ; mais c’est tout, et si on lui attribue dans le relèvement ou la défaillance de la foi religieuse, selon les temps, une action qui ne lui appartient pas, vous verrez bientôt par vous-même qu’elle n’a mérité
Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.
Richelieu, le premier, avait donné l’exemple de ne demander aux membres de notre compagnie, alors naissante, que des services littéraires. L’Académie était sa fille ; il s’y confiait, non sans quelques accès de colère paternelle, quand il la trouvait trop rétive dans l’admiration de ses œuvres. Un jour qu’il avait ainsi déchiré avec humeur une page de critique trop peu complaisante, la nuit venue et ne dormant pas, il se ravisa. Puis, dit le conteur de cette anecdote, « il fit une chose sans comparaison plus estimable que la plus belle pièce de vers qu’il eut pu faire », il commanda de ramasser et de coller ensemble les morceaux de ce papier qu’il avait dispersés, et, après l’avoir lu d’un bout à l’autre, il envoya éveiller Boiscobert pour lui dire « qu’il voyait bien que Messieurs de l’Académie s’entendaient mieux que lui à ces matières, et qu’il n’en fallait plus parler ».
M. de Montalembert se rassurait et s’appuyait volontiers sur cette supériorité de l’Académie dans les questions de goût ; il s’y laissait aller doucement ; mérite facile, parmi tant d’autres qualités brillantes et puissantes, d’avoir été un confrère affectueux et fidèle ; vous ne m’avez laissé à célébrer que celui-là. Cherchons pourtant. Vous n’avez peut-être pas eu le temps, Monsieur, de tout dire ; et l’Académie, par l’organe du plus humble de ses critiques, se demande sans doute si dans ce manteau de pourpre magnifique dont s’enveloppait l’orateur (j’emprunte cette image à Fénelon), il y avait l’étoffe d’un écrivain ?
M. de Montalembert disait, un jour, au meilleur et au plus ancien de ses amis : « Si j’avais vécu au moyen âge, j’aurais été ou un moine tranquille et savant, ou un chevalier enthousiaste, énergique, attaché à quelque souverain, – ou peut-être j’aurais été moi-même chef de parti. » (Lettres du comte de Montalembert à un ami de collége, publiées dans le Contemporain, Juin 1872 à mars 1873) – Moine, il n’est pas prouvé qu’avant de prononcer ses vœux, l’auteur d’Élisabeth de Hongrie n’aurait pas sauté pardessus les murs du couvent. Homme de cour, je lui appliquerais volontiers le mot qui s’était dit d’un de ses ancêtres, gentilhomme de la chambre de François Ier « Plus propre à donner une camisade à l’ennemi qu’une chemise au roi ! » Chef de parti, passe ! Et encore, vous savez, Monsieur, vous qui le connaissiez si bien, pourquoi ce rôle, qu’il n’a jamais eu, ne lui convenait pas. « Dieu merci, écrit-il, après la révolution de juillet, avec une naïveté triomphante, désormais il faudra être de l’opposition pour être religieux ! » Le mot dit tout. Il aimait mieux prier, parler, écrire, combattre, que gouverner.
Avait-il du moins, en dehors de ces rôles que son souvenir rêvait au moyen âge, une véritable vocation d’écrivain ? Je le crois. Pour trouver l’écrivain dans « ce dernier né de l’hérédité parlementaire » comme l’appelait Sainte-Beuve, il faut à la vérité écarter autour de lui toute occasion de discours public, boucher toutes les issues par où peut passer l’éloquence ; il faut qu’il n’y ait à sa portée, ni une chaire, ni une tribune, ni un pupitre derrière lequel il puisse parler à vingt personnes assemblées, il faut cela ; mais c’est justement une privation de ce genre qu’il a subie pendant les premières années de sa jeunesse, quand il écrivait sa rude légende : Sainte Élisabeth, et pendant les quinze dernières de sa vie, quand il élevait cet austère monument où devaient s’abriter, sous sa vivifiante inspiration, les Moines d’Occident. C’est ainsi que nous avons vu, peu à peu, l’écrivain se substituer au grand orateur, forcément retraité, que l’Académie avait choisi pour représenter ici, avec quelques élus de la parole publique, le génie même de l’éloquence.
Écrivain, il l’était à sa manière : ni concision affectée, ni recherche ingénieuse, ni industrie de rhéteur, ni savante ciselure, ni laborieuse singularité ; mais le souffle, ce mot dit tout, le souffle d’une âme toujours émue, l’accent d’un cœur épris de belle passion pour toutes les bonnes causes, menacées ou perdues ; et par-dessus tout, ce qui est la marque distinctive de son esprit, la qualité maîtresse de son talent, une sincérité supérieure, presque irrésistible dans son généreux excès, une sincérité, dirai-je, à tout risque et à outrance. C’était, si naturelle qu’elle fût, sa manière.
Une telle qualité ne saurait, non, Monsieur, tourner en défaut littéraire, quand elle est dirigée par un goût pur et une plume honnête. Dans le gouvernement des hommes, les grands politiques vous diront si cette sincérité à brûle-pourpoint est une qualité qu’un défaut. Quant à lui, pendant toute sa vie et à tout propos, il a dit la vérité sans ménagement, sans prudence d’esprit, non sans grandeur d’âme, à ses adversaires, à ses amis, à ses ennemis d’un jour ou d’une année (il ne les gardait pas longtemps), à ses frères d’armes en politique, à ses coreligionnaires devant le Christ.
Était-ce un rôle commode ? Il n’y songeait pas. M. de Montalembert n’avait pas seulement le goût de la lutte, il éprouvait une sorte d’héroïque jalousie devant les persécutés et les martyrs : « André Chénier a toujours été un de mes favoris, écrit-il à son digne ami ; je suis étonné que tu ne m’aies pas nommé la Jeune Captive parmi celles de ses poésies qui t’ont le plus enchanté. Comme toi, je trouve sa destinée sublime ; c’est une destinée comme il nous en faudrait une ! Il fut traîné à l’échafaud avec un marquis de Montalembert, proche parent de notre branche. » Il écrivait ces lignes à dix-neuf ans ; il les eût signées toute sa vie.
Difficile devant les hommes, un tel rôle n’était pas sans péril devant Dieu. « L’imagination, disait M. de Montalembert, a absorbé presque toutes mes facultés, et si j’étais réduit à mes propres ressources, et dépouillé de tous les avantages factices qui résultent de l’état de la société, je serais un bien pauvre homme » Il se jugeait mal, mais il disait vrai ; tout jeune, l’imagination le dominait ; elle l’a accompagné dans un merveilleux rayonnement d’esprit, d’érudition, d’ardente activité, de relations multiples, de correspondances infatigables, jusqu’au tombeau. Partout cette brillante maîtresse de sa vie lui a fait obstacle, le servant sans l’asservir, l’entraînant sans le dérouter, mêlée à ses actes et dominée par ses principes. Il avait, s’il m’est permis de parler ainsi, un esprit souvent flottant sur un caractère toujours solide. Il était sûr de se retrouver toujours ; et aussi avançait-il, ne se reposant guère qu’à son corps défendant. C’est ainsi qu’il allait avec une sorte d’intrépidité sereine à de certaines entreprises qui, au sens du vulgaire, ressemblaient à des aventures ; qu’il écrivait malgré le Pape dans l’Avenir, étant très-papiste ; qu’il faisait de l’opposition au roi votre père, étant très-royaliste ; qu’il attaquait l’Université, étant très-classique ; qu’il s’était rallié un moment à la dictature de 1852, étant très-libéral ; et enfin qu’il est mort contradicteur véhément d’une doctrine, devenue un dogme, dont l’auguste promoteur avait toute sa tendresse. Le comte de Montalembert pouvait s’agiter ainsi à la surface ou sur les confins de sa foi, politique ou religieuse, sans se compromettre. Le fond résistait, vous l’avez très-bien dit. Il eût porté bien d’autres épreuves. L’agitation superficielle de son orageuse vie, comme le flot qui vient battre la falaise inébranlable, venait se calmer et se perdre au pied de la croix.
Parmi ceux qu’il honorait de sa confiance, même en dehors d’une rigoureuse orthodoxie, qui n’a souvenir de quelques entretiens confidentiels, qui ne possède quelque lettre intime où s’épanchait ce grand cœur, tout palpitant des alarmes que lui causait la dangereuse exaltation des plus saintes vertus ! mais son vrai confident, parmi ces angoisses de sa foi, ce n’était pas l’amitié seulement, c’était le public. « Tant qu’une chose ne soutient pas la publicité, disait le père Lacordaire, elle n’est pas à sa plus haute puissance » Là était le péril. La sincérité du comte de Montalembert, honneur et tourment de sa vie, flamme qui éclairait et qui brûlait, ne lui laissa donc, pendant ses dernières années, aucun repos ; elle l’épuisa presque plus que la maladie qui le rongeait.
Mais nous, spectateurs de cette lutte douloureuse, comment n’en aurions-nous pas ressenti l’angoisse et recueilli la leçon ? Croyait-il, lui, le premier catholique du monde parmi les laïques, et croyaient-ils aussi, eux, les princes ou les docteurs de l’Église qui avaient écrit, disserté, parlé si haut, que leur voix n’aurait aucun écho sur la terre, même si elle n’arrivait pas jusqu’au ciel ? que leur véhémence ne laisserait aucune trace ? qu’ils supprimeraient, le jour de leur contrition, les yeux qui avaient vu, les oreilles qui avaient entendu ? J’ai vu des esprits hésitants jusqu’alors devant le sublime mystère d’une religion révélée, attirés vers elle par le sincère effort de ses plus fidèles défenseurs pour marquer, devant le premier et le plus auguste des pouvoirs de l’Église, la limite de l’obéissance. Pour d’autres, sans doute, l’attrait est plus grand encore de l’humilité après la lutte, de la résignation après la défaite ! C’est bien ce spectacle qu’eût donné notre pieux confrère.
Un de ses plus habiles biographes, une Anglaise protestante, raconte que, dans un des derniers entretiens du comte de Montalembert sur ces terribles problèmes, quelqu’un lui dit : « Si l’infaillibilité est proclamée, que ferez-vous ? – Je lutterai jusqu’au dernier moment, dit-il. – Mais au dernier moment, que ferez-vous ? » Le malade se souleva vivement sur sa chaise d’agonie, et avec cet accent animé que sa voix avait retrouvé, se tournant vers l’interrogateur : « Ce que je ferai ? J’ai toujours dit que le pape est un père. Eh bien, il y a des pères qui nous demandent parfois des choses contraires à nos idées. On y résiste tant qu’on peut ; mais quand on est à bout de raisonnement, quand le père insiste, l’enfant se soumet. Je ferai comme l’enfant. » (Memoir of count de Montalembert, by Mrs Oliphant, tome II, p. 397)
Vous avez sagement fait, Monsieur, de ne pas mettre le pied sur ce terrain brûlant de la controverse religieuse, où je ne saurais non plus ¹ne hasarder davantage. Madame de Sévigné disait un jour au comte de Bussi : « Sauvons-nous avec notre bon parent saint François de Sales. Il conduit les gens en paradis par de beaux chemins » Le comte de Montalembert avait choisi la voie douloureuse « Homme de guerre dans la vie civile », comme on l’a si bien nommé, il n’était pas entré trop désarmé dans la vie religieuse ; son arme, offensive et défensive, c’était cette grande-puissance de la sincérité qui s’est communiquée, avec un si incomparable relief, à son talent d’écrivain.
En lui, l’écrivain, si spontané qu’il pût paraître, s’appuyait à un sérieux érudit. On ne saurait dire par exemple ce qu’il a réuni de documents, compulsé de vieux manuscrits, fouillé de bibliothèques, visité d’églises et de monastères pour en tirer ses livres, qui semblent écrits dans la cellule d’un bénédictin, avec une fenêtre ouverte sur le monde ; car c’est un des caractères de son talent : son inspiration est religieuse ; sa plume est laïque ; elle semble toute trempée dans l’expérience mondaine ; elle a les frémissements sympathiques, les ressouvenirs, les passions de la vie active ; souvent véhémente, incisive, cruelle jusqu’à l’outrage, jamais déclamatoire ni vulgaire. Avant de vous juger, l’auteur a instruit votre cause ; il l’a étudiée à fond, il vous a examiné, interrogé, avec le sang-froid d’un juge anglais. Pas une de ces vives brochures, dont quelques-unes étaient de vrais livres, et qui mettaient tour à tour sur la sellette d’angoisse le Russe implacable, le Virginien possesseur d’esclaves, l’Italien envahisseur des États de l’Église, la Grande-Bretagne pesant sur la faible Irlande, tous les persécuteurs confrontés avec leurs victimes, pas un de ces livres qui n’ait donné lieu de la part de l’écrivain à une vaste enquête dont ses cartons étaient remplis. Je n’oublierai jamais la visite que je fis, quelque temps après sa mort, dans cette bibliothèque où il avait passé, avec une résignation si clémente à la douleur, les derniers mois de sa vie. J’y fus introduit par cette noble et vaillante femme que l’irrésistible attrait de deux âmes créées l’une pour l’autre avait si doucement associée à sa destinée. Elle voulut bien m’initier au secret de cette information si rare que j’avais toujours admirée dans les œuvres de son mari, et dont le mérite était justement d’être associée à toutes les ardeurs d’une exécution rapide, véritable improvisation écrite. Je vis et je touchai de ma main ces nobles reliques d’un travail incessant, ces notes à tout propos, sur tout sujet, ces extraits sans nombre, ces fragments de tous les écrits du temps, tout un trésor de recherches, amassé avec un soin opiniâtre ; le tout classé dans ce bel ordre qui est presque toujours, dans les hommes vraiment supérieurs, le serviteur du génie. On ne sort pas, je l’assure, avec plus d’émotion d’un lieu consacré par quelque sainte commémoration que je ne sortis de ce sanctuaire de l’érudit laborieux, à qui Dieu semblait n’avoir donné la facilité de l’esprit que comme un piége dont il devait se défier toute sa vie.
Il fallait en prendre son parti : quand M. de Montalembert n’eut plus ces grandes occasions d’éloquence que la vie publique lui avait prodiguées, il en retrouva l’inspiration plus contenue, sous forme de style, à son foyer ; et c’est ainsi qu’il peut être classé, dans une sorte de genre mixte, assez peu définissable, parmi les plus éminents écrivains de notre langue. Quel entrain ! quelle verve ! Et en même temps combien de mots gravés pour ainsi dire au ciseau et qui éclatent par le relief ! Il dira par exemple, parlant de Lacordaire, assiégé de visiteurs importuns : « Il les accueillait avec ce silence glacial dont personne n’a poussé l’audace aussi loin. » Il montrera la sainte Élisabeth « déracinant de sa vie et brisant dans son cœur tout ce qui avait pu s’y placer à côté de Dieu. » – « L’ambition, la science sont aujourd’hui, dira-t-il, poussées si loin qu’il est impossible qu’une foule d’âmes ardentes et généreuses ne retombent pas en gémissant sur elles-mêmes, après avoir vu briser leurs espérances » et ailleurs : « Le sublime est le son que rend une grande âme ! » – « Ce n’est plus aujourd’hui le mystère qu’on nie, disait-il devant l’Académie en 1852, c’est l’évidence ; la foi a disparu pour faire place au fanatisme de l’impossible »
Sa correspondance a une autre sorte d’originalité qui semble peu conciliable, au premier abord avec sa fière nature. Elle fourmille de meâ culpâ, de retours humiliés sur lui-même, de contradictions franchement avouées, de confessions tantôt sur la médiocrité de son talent, tantôt sur son impuissance philosophique.
Un des plus curieux exemples de cette résipiscence si facile à sa sincérité, et que son style de cristal reproduit si bien, c’est la lettre qu’il écrit un jour à M. Cornudet, cet ami de collége, un si digne écho de sa pensée, auquel il avait proposé un plan de vie commune. Quelque temps après cette ouverture, il a réfléchi, il s’est ravisé ; il n’aime pas moins son ami ; plus il l’aime, moins il veut vivre avec lui « J’ai pensé, dit-il, sérieusement à notre projet. Il m’a fallu bien de la peine pour percer ces apparences enchanteresses, afin d’en avoir le fond ; j’y ai enfin réussi Crois-tu que notre amitié, maintenant aussi parfaite qu’elle peut être, gagnera à ce rapprochement, non pas plus intime, mais seulement plus fréquent ? Tu sais combien je suis vif, impatient et difficile ; tu sais que tu n’es pas trop patient de ta nature : crois-tu qu’en nous voyant ainsi à chaque instant de la journée, nous ne nous exposerons pas à faire rejaillir l’un sur l’autre nos contrariétés et notre mauvaise humeur passagère ? Ne devrions-nous pas réserver notre commerce amical pour nos heures de récréation ou de travail, et en faire plutôt une jouissance qu’une habitude ? »
Vif, impatient, difficile, son style donne par moment raison sur ce point à cette confidence sur son caractère. La vivacité, puis le sarcasme, enfin la colère y éclatent, sans qu’il les retienne. S’il plaisante, la malveillance n’y est jamais, mais il ne sait pas se défendre de la raillerie. Son biographe anglais dit de lui que « son esprit d’observation était si rapide, et sa conception si prompte, qu’il lui arrivait parfois d’arrêter une sottise sur les lèvres d’un étourdi, avant que la phrase qui la contenait fût terminée ; et même il ne se refusait pas la malice de l’achever pour la compagnie ».
Est-ce la Rochefoucauld qui a dit : « C’est une grande pauvreté de n’avoir qu’une sorte d’esprit ? » En France, un homme qui s’est distingué à la guerre, dans les luttes du barreau ou de la tribune, par des œuvres scientifiques ou des travaux d’érudition ; un homme qui aura illustré son pays par l’éloquence ou qui l’aura sauvé par son intrépide sagesse, trouve encore le moyen d’être un homme d’esprit, même en étant autre chose. C’est là ce qui cause, dit-on, la jalousie des autres nations : ne pouvant imiter l’esprit français, elles en médisent, et, bien qu’elles nous prennent souvent nos livres, nos comédies, nos romans, nos modes, sans parler de nos ridicules, cet esprit que tout le monde copie est décrié par tout le monde. M. de Montalembert avait bien de l’esprit, à ses dépens quelquefois, plus souvent aux dépens des autres. Il a eu des mots terribles, que tout le monde se rappelle. Il n’en a jamais fait. Il aimait la gloire, il ne courait pas après la vogue ; il a dit quelque part : « J’ai trop aimé la guerre », oubliant que Louis XIV l’avait dit avant lui. Il ne savait pas être ingénieux aux dépens de la saine morale. Il n’eût jamais prononcé ce mot trop fameux : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute. » Mais il a écrit cette phrase immortelle dans sa simplicité énergique : « Le pouvoir de tout faire n’en donne pas le droit. » Voilà comment parlait sa conscience. L’écrivain ne l’a jamais sacrifiée à sa rhétorique.
Si j’essayais de résumer, en finissant, l’action qu’il a exercée presque au sortir de l’adolescence jusqu’à sa mort, – il a été, dirais-je, un hardi défenseur de la vérité à la face du monde, envers et contre tous. Un critique a remarqué justement qu’il avait eu « de l’autorité dès sa jeunesse ». Tacite invoque, au début de l’Agricola, contre les crimes de la tyrannie, ce qu’il appelle « la conscience du genre humain » ; puissance redoutable en effet, si elle avait à son service des généraux et des légions. Elle n’a trop souvent pour sa défense que des philosophes et des écrivains. M. de Montalembert était un de ces champions résolus de la conscience humaine. Un tel rôle avait une vraie grandeur. Nous avons tous, dans la vie civile, un code qui protége et régit nos droits ; dans l’ordre politique des constitutions, plus ou moins, qui règlent nos rapports avec la cité et avec l’État ; dans l’ordre moral, le prêtre nous dirige, ou la philosophie nous éclaire. Pour le droit des gens, quelle règle, si ce n’est la force ? Cherchez, à la place des traités que vous avez détestés pendant un demi-siècle, ceux qui, depuis dix ans, les remplacent. Comptez depuis deux siècles les pays que la force a transportés d’une domination à une autre, ceux dont elle a détruit la nationalité, ceux dont elle a exigé une rançon monstrueuse en les mutilant. Cette grande conscience du genre humain, rien ne la protégerait dans l’histoire et ne la défendrait dans le présent, si ce n’était la voix isolée, calomniée, raillée, de quelques hommes généreux.
Ce rôle de justicier au nom du droit public, M. de Montalembert l’a rempli, sans autre mandat que sa foi, sans contraintes oppressives, sans orgueilleux appareil, par ses discours, plus souvent par ses écrits, avec une audacieuse sincérité. Regarder en face, les yeux dans les yeux, son auditeur ou son lecteur, pour lui c’est même chose. Orateur ou écrivain, c’est avec ce signe d’une confiance suprême qu’il nous apparaît, à distance déjà, comme un des grands témoins de Dieu sur la terre, dans la lutte éternelle du bien et du mal.
Le portrait que vous avez tracé d’un tel homme restera, j’en suis sûr, parce que vous êtes allé droit à ces grands traits de sa forte et originale nature.
J’aurais voulu me taire ; l’Académie, veuve d’un si grand confrère, ne le pouvait pas. Mais le souvenir qu’elle gardera de votre réception, Monsieur, c’est cette fortune, si imprévue au moment où le comte de Montalembert venait de mourir, qui a donné pour panégyriste public à ce fils des croisés, devenu un si persévérant organe de l’esprit nouveau, un prince catholique et libéral comme lui, digne héritier du grand roi qui a fait l’édit de Nantes, et qui est resté vivant dans la mémoire du peuple, en dépit de tout !