Réponse de M. Roger
au discours de M. le comte de Sainte-Aulaire
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 8 juillet 1841
PARIS INSTITUT DE FRANCE
Monsieur,
Vous ramenez aujourd’hui sur la liste de l’Académie le nom d’un de ces hommes ingénieux qui, dans un siècle plein d’élégance et d’urbanité, se fit remarquer par les agréments de l’esprit, comme par l’aménité du caractère, et qui, sans avoir eu jamais rien à démêler avec l’envie, sans avoir jamais prétendu à la renommée des grands écrivains du siècle de Louis XIV, au milieu desquels s’écoulèrent ses longues années, eut pourtant le secret plutôt que l’art d’arriver, porté par eux-mêmes et presque sans le savoir, à la postérité.
Singulière et diverse destinée, Monsieur, que celle de votre cinquième aïeul le marquis de Sainte-Aulaire !
Soldat du grand roi, sa brillante valeur, plus encore que sa naissance, le fait monter au grade de lieutenant général. Ses trois fils, le maréchal de camp, le colonel, le capitaine, meurent au champ d’honneur : La génération en parle à peine, et l’histoire n’en parle point. Mais le général, mais le père de trois héros devient poëte à l’âge de plus de soixante ans ; si sa poésie est d’une étoffe légère, elle est remplie de naturel et de grâce ; il fait quatre vers charmants à la duchesse du Maine. Le voilà célèbre, le voilà de l’Académie, et Voltaire inscrit le nom de Sainte-Aulaire dans son Temple du goût.
Vous, Monsieur, vous venez vous asseoir parmi nous, au milieu d’un siècle bien différent. Les fortunes littéraires ne s’élèvent plus à l’aide des madrigaux, des sonnets ou des impromptus, quelque fins et délicats qu’ils puissent être, et nous vivons à une époque où le sérieux dans les choses dans les idées, dans le langage même, est devenu un besoin comme une habitude de l’esprit. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Y avons-nous perdu ou gagné ? En sommes-nous plus aimables ou plus heureux ? C’est une question que je n’agiterai point. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que la moitié de la littérature et de la poésie française qui a charmé nos pères n’a plus guère d’attraits pour la génération présente, et qu’elle nous trouverait aujourd’hui sinon moqueurs, au moins indifférents. Et Dieu veuille que l’autre moitié de notre gloire littéraire ne demeure pas aussi bientôt étouffée sous la main de plomb de la politique, triste passion, ennemie des lettres qui envahit nos conversations nos délassements, nos arts, nos pensées, nos affections, et qui sait ? peut-être nos académies !
Heureux, disait Denys le Jeune à Corinthe, ceux qui dans leur enfance ont fait l’apprentissage du malheur ! Vous avez eu, Monsieur, ce bonheur-là. Votre noble père avait quitté la France ; vous demeurâtes longtemps seul, sans fortune, avec une mère dont vous étiez l’idole, et dont votre admirable piété filiale était l’unique appui. Vous comprîtes tout jeune encore la nécessité du travail. On vous vit dès lors étudier jour et nuit toutes les sciences qu’il vous fallait connaître pour être admis à l’École polytechnique, école nouvellement fondée, école célèbre dès son berceau, où vous eûtes l’honneur d’être reçu par Laplace.
Mais ce qui surprit davantage les témoins de votre jeune courage, c’est qu’au milieu d’une société sans Dieu, c’est qu’au milieu des grossières saturnales de ces temps déplorables, vous eûtes le bonheur de conserver de précieux trésors qui font encore aujourd’hui la consolation et l’ornement de votre vie. Je veux parler de votre attachement à la foi de vos pères, je veux parler de cette élégance de mœurs dont l’échafaud ou la proscription enlevait chaque jour sous vos yeux les derniers débris, et enfin de cette politesse exquise, heureuse tradition de famille à laquelle vous devez peut-être une partie de nos suffrages ; car, Monsieur, l’Académie, fidèle à l’esprit de son illustre fondateur, n’ouvre pas seulement ses portes avec joie à l’orateur, au poëte, à l’écrivain moraliste ou au critique judicieux, elle aime encore à s’associer les hommes dont l’esprit conciliant et doux, dont le commerce agréable et facile, dont le langage plein de goût et de mesure peuvent contribuer le plus à maintenir l’ancienne urbanité de ses assemblées et de ses délibérations.
Ce sont là, Monsieur, les qualités personnelles qui vous ont fait rechercher et apprécier dans les diverses fonctions publiques que vous avez remplies, soit en France, soit à l’étranger, et qui vous ont valu du souverain pontife, en 1833, des témoignages d’estime également honorables et pour le diplomate et pour l’homme privé.
Dussiez-vous trouver, Monsieur, que j’abuse un peu du droit de vous louer publiquement, au nom de l’Académie, je ne puis me dispenser d’achever le portrait de votre caractère, par un récit dont les particularités, pour la plupart à peu près inconnues jusqu’ici, grâce à vous, mais que j’ai puisées à bonne source, ne surprendront assurément personne dans cette assemblée, si ce n’est le récipiendaire.
C’était en 1804. Le marquis de Rivière, impliqué dans le procès de Moreau et de Pichegru, avait été condamné à mort, puis, en vertu d’une commutation de peine, condamné à la déportation, après qu’il aurait subi une détention préalable de quatre ans au château de Joux. Au bout de ces quatre années, quelques-uns de ses amis sollicitèrent en sa faveur le ministre de la police, qui leur répondit que M. de Rivière serait mis en liberté, si quelques personnes connues s’engageaient à le représenter devant l’autorité, lorsqu’elle le réclamerait.
Six cautions s’offrirent, dont cinq étaient de ses amis intimes : M. Mathieu de Montmorency, M. de Brancas-Céreste, le prince de Léon, M. le duc de Fitz-James et M. de la Ferté-Meun.
Une seule des six cautions (peut-être aussi suspecte au pouvoir que les cinq autres) n’avait alors aucune liaison d’amitié avec M. de Rivière. C’était vous, Monsieur, et vous ne fûtes pas le complice le moins ardent de cette action généreuse.
Cependant, soit que la promesse du ministre de la police ne fût pas sincère, soit plutôt qu’il n’ait pu la réaliser, M. de Rivière était encore au fort de Joux, lorsque dix-sept compagnons de sa captivité percèrent la muraille et s’évadèrent. Mais le noble prisonnier refusa de les suivre ; et quand le commandant de la forteresse trouvant tous les cachots vides, excepté le sien, lui en témoigna sa surprise, « Mes camarades, lui répondit-il, m’ont fait part de leur projet ; mais des amis m’ont cautionné à Paris ; leur parole vaut la mienne ; j’ai dû la tenir et je suis resté. »
Une si rare loyauté toucha Napoléon, qui, à l’époque de son mariage, mit en liberté M. de Rivière et prit deux de ses cautions pour les attacher dans un haut rang à sa personne, vous, Monsieur, et M. de Brancas.
Une difficulté pourtant restait encore à prévenir. Lors de l’entérinement des lettres de grâce, il est d’usage d’adresser au gracié une allocution. C’était une grande affaire ; car M. de Rivière avait déclaré d’avance qu’il protesterait hautement et publiquement à l’audience, au risque de retourner au fort de Joux, si cette allocution contenait une seule parole injurieuse contre les princes de la maison de Bourbon.
C’est à vous, Monsieur, c’est à votre délicate entremise que M. de Rivière dut le complément de son bonheur ; il ne lui fut pas dit par les magistrats un seul mot qui pût blesser sa fidélité.
Aussi quand il plut à Dieu de rappeler à lui ce noble cœur, voulant vous donner un témoignage de souvenir et de reconnaissance (ce sont les termes de son testament), M. le duc de Rivière vous légua sa croix d’officier de la Légion d’honneur. Le notaire, formaliste par état, fit remarquer, en lisant cette clause, qu’elle n’avait aucune valeur, puisque vous n’étiez que simple chevalier. Mais le roi, qui avait deviné le vœu du testateur, vous fit savoir sur-le-champ qu’il y déférait avec plaisir, en vous élevant au grade d’officier.
Ainsi, Monsieur, dans toutes ces circonstances, le roi, le duc de Rivière et vous, chacun a fait son devoir ; et moi j’ai fait le mien en les racontant devant un public d’élite qui se complaira toujours au récit simple et vrai des belles actions.
Il était difficile, Monsieur, que Napoléon, qui possédait si merveilleusement la principale science du pouvoir, la faculté de bien choisir, ne vous eût pas distingué entre les hommes les plus capables d’exercer une partie de son autorité, à l’aide de ces formes polies, de ces manières bienveillantes qui tempèrent la rigueur du commandement et rendent facile l’obéissance. Aussi la restauration vous trouva-t-elle préfet de la Meuse, et vous confia-t-elle ensuite elle-même l’administration de la Haute-Garonne.
Vous avez porté, Monsieur, dans ces deux préfectures, l’esprit d’ordre et les talents administratifs qu’on attendait de vous, et qui, en 1815, vous ont valu l’honneur d’être nommé membre de la Chambre des députés par le département de la Meuse. C’est là, c’est à la tribune, que s’est découvert et développé dès les premiers jours un talent nouveau qu’on ne vous connaissait pas et que peut-être vous ignoriez vous-même encore.
Ce n’est point ici le lieu (quand même j’en aurais le droit et la volonté) d’examiner la politique qui vous a inspiré vos discours. Elle a été combattue ou applaudie par des partis qui, déjà divisés alors, se sont depuis subdivisés à tel point, que l’Académie, riche cependant en hommes politiques, ne trouve pas, même dans la plus nouvelle édition de son Dictionnaire, de dénominations qui leur conviennent.
Quant à votre talent oratoire, tout le monde était d’accord… mais non, je me trompe, il y avait encore division sur ce point. Les uns trouvaient vos discours trop bien écrits pour avoir été improvisés ; les autres, pour attester votre improvisation arguaient de quelques négligences qui ne seraient pas échappées à l’écrivain ; à quoi les premiers répondaient que c’était, comme dans la parure d’une coquette, des négligences arrangées. Étrange, mais honorable dispute, dont peu d’orateurs ont eu à se plaindre, ou, pour mieux dire, à se vanter !
Je passe sous silence, Monsieur, quelques morceaux de littérature dont votre plume élégante et facile a enrichi nos Revues, pour arriver à votre Histoire de la Fronde, à ce titre vraiment littéraire qui pourrait justifier à lui seul le choix de l’Académie.
C’était, Monsieur, une grande entreprise que de tenter une histoire sérieuse de cette époque connue sous le nom de la Fronde, bizarre et souvent burlesque épisode de nos annales, où la gravité des actions est presque étouffée sous le ridicule des moyens ; où l’on se révolte par galanterie ; où l’on se bat à toutes les heures, sauf à l’heure du souper ; où les combattants, ayant pour signe de ralliement, soit un bouquet de paille, soit un morceau de papier, comptent parmi leurs chefs un archevêque et une princesse ; où, passant lestement d’un camp à l’autre, on dément le lendemain ses amis, ses discours, ses promesses, ses compliments et ses profondes convictions de la veille ; où l’on s’unit sans se plaire ; où l’on se tue sans se haïr ;où la chanson et l’épigramme se mêlent et se confondent avec les coups d’épée et de mousquet ; où l’on ne sait ni ce qu’on dit, ni ce qu’on fait, ni où l’on va ; où les plus illustres noms se laissent aller aux passions les plus misérables ; où le grand Condé et le grand Turenne préparent à qui mieux mieux la page de leur vie qu’il faudra déchirer ; où il n’apparaît plus en France qu’un seul sage, un seul héros, un seul homme, le président Molé ; où un petit-fils de Henri IV se fait proclamer le roi des halles ; où la noblesse française se réunit en corps aux Augustins, tient plusieurs séances et nomme des syndics. Pourquoi ? Pour délibérer sur l’importante affaire d’un tabouret accordé par la reine régente à madame de Pons ; où enfin le peuple étourdi, poussé à droite, à gauche, tantôt battant, tantôt battu, toujours payant, se console en chantant lui-même sa misère. Ah ! Monsieur ! comment vos graves pinceaux ne sont-ils pas tombés de vos mains en présence des difficultés d’un pareil tableau !
Et, si l’exécution en était difficile, le succès ne l’était-il pas plus encore ? Comment inspirer de l’intérêt, comment instruire et amuser, après tant de mémoires naïfs, piquants, variés, pleins d’esprit, de couleur, de mouvement et de passion, publiés par des témoins, par des acteurs de cette tragi-comédie ! comment espérer seulement de se faire lire après le cardinal de Retz et madame de Motteville !
Voilà, Monsieur, ce que l’on se demandait quand votre ouvrage a paru. On ne se fait plus aujourd’hui cette question ; deux éditions y ont répondu. On s’amusera toujours de la lecture des mémoires qui vous ont vous-même charmé si longtemps. Mais on les lira avec plus de fruit et de sécurité, grâce au flambeau que vous avez mis dans nos mains. Les gens du monde, comme les savants, vous savent gré d’avoir éclairci plusieurs doutes, rectifié plusieurs faits, redressé plusieurs jugements, et reconnaissent qu’un peu de vérité ne gâte rien à l’histoire.
Toutefois, Monsieur, quoique en général vos jugements personnels soient fort équitables, me serait-il permis d’appeler de quelques-uns ?
N’êtes-vous point, par exemple, un peu trop sévère pour le cardinal de Richelieu, malgré son génie, et un peu trop indulgent pour le cardinal de Retz, à cause de son esprit ?
Et pourtant, c’est le cardinal de Richelieu qui a préparé le glorieux règne de Louis XIV, et il n’a pas tenu à ce brouillon de coadjuteur de Retz que ce règne n’advînt jamais.
Richelieu trop souvent s’est mis au-dessus des lois ; Retz n’en a jamais reconnu aucune.
Richelieu rendait du moins une sorte d’hommage à la vertu en observant certaines bienséances ; Retz se plaisait à les braver toutes, se moquait de la vertu et se félicitait de ses vices ; témoin ce qu’il répondit un jour à Guy Joly, conseiller au Châtelet, qui lui reprochait sa vie licencieuse : « Mon pauvre ami, tu perds ton temps à me prêcher. Je sais bien que je ne suis qu’un coquin. Mais, malgré tout et tout le monde, je le veux être, parce que j’y trouve plus de plaisir, etc., etc. »
Mais, au jour du dénoûment, lorsque le roi reçut les hommages d’un grand nombre de princes et de seigneurs encore engagés la veille dans le parti de la Fronde, votre protégé, Monsieur (et cette protection en vaut bien une autre), votre séduisant protégé, le coadjuteur de Retz, qui était revenu à la raison sans rien perdre de son esprit, le coadjuteur n’avait pas attendu le retour du roi pour donner le premier le signal du repentir et pour se présenter à Compiègne, dès le 9 septembre, avec tout son clergé. Le duc de la Rochefoucauld, autre chef des frondeurs, qui n’avait pas encore pris la plume sévère du moraliste, et qu’une passion de jeune homme avait jeté aveuglément dans les saturnales de la Fronde, le duc de la Rochefoucauld, excepté d’abord de l’amnistie, ne tarda que le moins qu’il put à suivre un si bon exemple. Il monta même, dit l’histoire, sans trop se faire prier, dans le carrosse de Mazarin, avec le duc de Bouillon et ce Lenet qui, selon madame de Sévigné, avait de l’esprit comme douze ; et comme Lenet lui témoignait tout bas son étonnement d’une réunion si bizarre, la Rochefoucauld lui répondit tranquillement : « Tout arrive en France. »
Oui, tout arrive en France ; mais ce qui, même en France, arrive rarement, c’est de rencontrer dans les hommes mêlés aux discordes civiles cette modération de caractère, d’opinions et de langage, cette modération qui est plutôt le sentiment de la force que le signe de la faiblesse ou de l’indifférence, vertu sans faste qui a honoré votre vie, Monsieur, et qui a tenu un si haut rang parmi les autres vertus de votre prédécesseur.
Votre éducation, Monsieur, a commencé avec la révolution. M. le marquis de Pastoret n’a pas eu un si rude instituteur. Sorti d’une famille de magistrature, il fut destiné de bonne heure à cette honorable carrière ; et, comme il comptait des aïeux parmi les magistrats du parlement de Paris qui avaient porté la parole en faveur des libertés gallicanes au nom de Philippe le Bel, on soutenu les droits de la couronne de France au nom de Charles V, ou figuré parmi les tuteurs de son fils, il trouva ainsi dans l’histoire de quelques-uns de ses pères des modèles de science et de vertu, d’indépendance et de fidélité.
De là, ce me semble l’explication naturelle de toute sa vie privée, comme de toute sa vie politique ; de là ce double sentiment de liberté et de foi monarchique, double sentiment pour ainsi dire inné, qui, développé par l’éducation, s’est manifesté franchement, l’un aux premiers symptômes de la révolution de 1789, l’autre aux premières atteintes portées au trône de Louis XVI. Tant qu’il a cru nos libertés douteuses, M. de Pastoret a cherché à les établir ; dès qu’on les a menacées, il s’en est montré le défenseur. Mais, convaincu qu’il ne peut y avoir de libertés en France qu’à l’abri du pouvoir royal, il n’a pas, comme on l’a dit de quelques autres, volé au secours du vainqueur ; c’est au pouvoir attaqué dans sa base qu’il a prêté son appui. Du 20 juin 1792 jusqu’à 1830, M. de Pastoret ne s’est point écarté de cette ligne ; il n’a cessé d’être, comme ses pères, également fidèle aux droits de la nation et aux droits de la royauté.
Toutefois, il est peut-être une circonstance de sa vie où, loin de tenir la balance bien égale entre ces deux grands objets de ses affections, il a presque sacrifié l’un à l’autre sans une absolue nécessité.
C’était le 18 août 1787. Mais, au lieu d’un récit inanimé, ne ferai-je pas mieux de rapporter ici simplement et fidèlement la conversation que M. de Pastoret eut à ce sujet, en 1829, avec le roi, le jour où ce prince lui annonça qu’il venait de le nommer chancelier ?
« Avant de me remettre les provisions de la première charge du royaume, le roi voudrait-il bien me permettre quelques observations ? Votre Majesté se rappelle peut-être les premiers mouvements précurseurs de la révolution, et l’agitation des esprits en 1787 ? – Assurément. – Et le jour où, le roi Louis XVI ayant donné l’édit pour l’établissement du timbre, monseigneur Comte d’Artois fut chargé de porter et de faire enregistrer cet édit à la cour des aides ? – Oui ; mais c’est là un fâcheux souvenir. – Ce n’est pourtant pas, Sire, le plus fâcheux, ni le seul. – Que voulez-vous dire ? – Qu’un jeune conseiller à la cour des aides s’éleva ce jour-là avec violence contre l’enregistrement de l’édit ; qu’il entraîna toute sa compagnie dans l’opposition, et que l’enregistrement fut refusé. – Et je me rappelle aussi les tempêtes populaires qui furent suscitées contre moi, tandis que ce jeune homme était porté en triomphe sur les escaliers du palais. – Eh bien, Sire, ce jeune homme, c’était moi. Reprenez, Sire, les provisions de la charge de chancelier ; car il ne faut pas que vous puissiez vous reprocher d’avoir encouragé de pareils actes. – Après une vie comme la vôtre, vous seul, Monsieur, avez le droit de les rappeler ; gardez, gardez vos provisions de chancelier de France. »
Tout le monde savait comment et dans quels termes M. de Pastoret se démit, en 1830, des fonctions de chancelier ; mais quelques personnes pouvaient ignorer encore comment et dans quels termes il avait accepté, en 1829, le titre et les fonctions de cette charge.
Parmi les discours remarquables prononcés par M. de Pastoret à la tribune du conseil des Cinq-Cents en faveur des libertés publiques, vous avez, avec raison, Monsieur, distingué particulièrement celui du 14 juillet 1797, où il prit si noblement la défense de la liberté des cultes, et des prêtres menacés de nouvelles persécutions. Sa dialectique vigoureuse s’éleva jusqu’à l’éloquence.
Mais je croirais manquer à mon devoir si, dans cette séance solennelle, je ne rappelais encore au souvenir des hommes d’ordre et de liberté, et des écrivains politiques, quelques autres discours de M. de Pastoret.
Le 16 mars 1796, il se prononce avec force contre un projet de loi de police directoriale qui violait à la fois la liberté de la presse et la sainteté du domicile, et qui favorisait l’esprit de vengeance.
Plus tard, il réclame des mesures contre la profanation journalière et impie des sépultures ; plus tard encore et dans la même année, il attaque avec l’accent d’une généreuse indignation les horribles abus qui déshonoraient alors l’administration des prisons.
L’année suivante, prenant en main la cause de l’indépendance judiciaire, il accuse le Directoire d’avoir doublement enfreint les lois, d’abord en faisant juger les prévenus civils par un conseil de guerre, puis en annulant un arrêt du tribunal de cassation qui avait évoqué l’affaire.
Peu de mois après ce discours, il n’y avait plus, dans cette France qui se disait libre, ni liberté individuelle, ni liberté de la presse, ni liberté de la tribune, et l’un des plus intrépides défenseurs de ces droits, M. de Pastoret, était inscrit sur les tables de proscription et condamné au supplice de Sinnamary.
Mais il échappe aux sbires du Directoire et se rend en Suisse. Il s’arrête à Copet, où M. Necker le reçoit avec cette politesse peureuse qui vous engage à partir, tout en vous priant de rester. Ah ! Madame de Staël, que n’étiez-vous là ! Vous auriez accueilli le proscrit comme un frère, par habitude d’abord, et puis parce qu’alors, femme généreuse, vous étiez dans un camp ennemi du sien.
De Copet il se dirige vers la ville de Berne, où le savant français est protégé par les savants helvétiens contre les agents du Directoire. Il faut avoir été proscrit pour bien savoir quel noble intérêt, quelle affection sympathique et touchante, les écrivains d’une nation trouvent dans les écrivains d’une autre nation, même éloignée même ennemie, même en guerre ouverte. Les armées des gouvernements politiques se rencontrent et se battent ; les soldats de la république des lettres ne se rencontrent que pour s’embrasser.
Vers la fin de février 1798, M. de Pastoret prend la route d’Italie, et tout d’un trait il arrive à Venise, où il se proposait de faire un assez long séjour. Vain espoir ! ce n’était plus la Venise d’autrefois. Venise était déjà depuis longtemps une de ces villes qui sont rendues à l’ennemi avant même de l’avoir vu. Venise avait péri sous les concessions arrachées à sa faiblesse. Après s’être donné la joie d’une révolution intérieure, elle s’était livrée à la France, et la France l’avait passée à l’Autriche, dont le premier soin avait été d’en interdire l’entrée à tous les Français. – « Quoi ! s’écrie M. de Pastoret, il n’y a plus un seul Français à Venise ! – Pardon, Monsieur, lui répond le délégué de la police vénitienne que les Autrichiens avaient laissé en place, nous avons encore ici un Français, un seul : il se nomme la Rochefoucauld-Doudeauville. – Comment ! mais par quelle heureuse exception lui a-t-on permis de résider ? – On n’a pas eu besoin de le lui permettre ; c’était son droit ; il est patricien de Venise ; il est inscrit en cette qualité sur notre livre d’or, comme le fut jadis votre roi Henri IV et autres gens d’assez bonne maison. – Mais vous avez, dit-on, brûlé ce livre d’or dans vos quelques jours de révolution ? – C’est vrai, mais il protége toujours les noms qui ont eu l’honneur d’y être inscrits. »
Au bout d’une heure, les deux hommes qui, durant quarante ans se sont rencontrés partout où il y avait quelque bien à faire, les deux amis du pauvre, les deux émules de tolérance politique et de charité chrétienne que la mort vient de nous ravir presque en même temps, M. le marquis de Pastoret, M. le duc de Doudeauville, étaient dans les bras l’un de l’autre ; et le premier obtenait, par l’amitié du second, la permission de résider à Venise aussi longtemps qu’il lui plairait.
Son séjour à Vérone, à Florence, à Naples, à Rome, ne souffrit aucune difficulté. Il occupait à Rome une petite maison obscure près du Panthéon d’Agrippa. Lorsque, vingt ans après, M. de Pastoret fils, amateur si distingué, si plein d’ardeur pour les beaux-arts et de goût pour l’antiquité, entreprit le voyage d’Italie, son père lui recommanda instamment d’aller visiter cette retraite. C’était là en effet que celui-ci avait travaillé avec le plus de calme et de bonheur à son Histoire de la législation, ouvrage immense qui a été le compagnon de toutes les fortunes diverses de sa vie, et qui suffirait seul pour rendre témoignage d’une force d’âme et de volonté que n’ont ébranlée ou distraite ni l’éclat des dignités, ni les angoisses de l’exil. Aussi est-ce avec justice qu’on a gravé cette devise sur une médaille frappée en son honneur : Nulli impar fortunae.
La vie de M. de Pastoret a été partagée entre deux belles passions qui chez lui n’en faisaient qu’une, la passion du bien, la passion de l’étude. Il n’étudiait en effet que dans le but de faire le bien. Aussi, chose rare dans tous les siècles et dans tous les pays, tous ses ouvrages sont de bonnes actions.
Cette qualification est particulièrement due à son Traité des lois pénales, dont vous venez, Monsieur, de nous entretenir.
Ce n’est ni la première ni la seconde fois que cet ouvrage de M. de Pastoret est loué dans l’Académie française, car le 25 août 1790, elle le jugea digne du prix d’utilité morale, dès lors fondé par M. de Montyon, mais sous le voile de l’anonyme.
Ceci me rappelle un autre anonyme qui, en 1819 fit déposer à l’Académie une somme de quinze cents francs pour être donnée en prix à la meilleure pièce de vers sur le dévouement de Malesherbes. Cet anonyme, que la mort seule nous a révélé, c’était M. de Pastoret.
Je ne rappellerai point après vous, Monsieur, tant de fonctions diverses, tant d’utiles travaux, qui, pour la plupart, eussent chacun demandé tout un homme ; mais je ne puis m’empêcher de parler encore de cette place au conseil général des hospices qu’il remplissait avec un si admirable zèle, et du rapport mémorable, fait au nom de ce conseil, sur l’état des maisons hospitalières en France depuis le commencement du siècle, ouvrage plein de vues élevées, de science pratique, de clarté et d’intérêt, qui fit donner, d’une commune voix, à M. de Pastoret, le glorieux surnom de rapporteur général de la charité.
M. de Pastoret naquit avec le germe de beaucoup de vertus, que son éducation, modelée sur celle de nos anciens magistrats, développa facilement ; sa vie fut constamment simple, frugale, studieuse, mais charitable, oh ! charitable par-dessus tout. La charité était son premier devoir et son plus doux plaisir. Ingénieux à l’exercer, plus ingénieux encore à en voiler les actes, « La charité (nous disait-il dans cette Académie, il y a aujourd’hui quatorze ans) aime à se dérober à la gloire. Ce n’est pas là qu’est sa récompense. Le monde ignore ce qu’elle a fait ; Dieu l’a vu, et le mérite est plus grand encore si les hommes l’ont ignoré. » C’était là sa pensée ; et sa pensée fut toujours l’explication de sa conduite. Mais, malgré tous ses efforts, malgré tous les détours mystérieux, tous les généreux mensonges, tous les pieux fidéicommis à l’aide desquels il cherchait à déguiser ses aumônes, le nombre en était si grand, que chaque jour la main du donateur se voyait trahie, et que sa charité, qu’il espérait tenir secrète était devenue populaire.
Oui, populaire, et la preuve en a été donnée à la face du soleil de juillet, et dans la chaleur du combat. Un groupe de peuple, dirigé sans doute par des chefs étrangers et d’une extrême violence, s’était porté devant une maison de la place Louis XV, dont les maîtres, avait-on dit, étaient les ennemis du peuple. L’air retentissait de menaces et de cris de mort. Mais un pauvre du quartier prononce le nom de Pastoret ; et voilà que tout à coup le groupe s’arrête, comme effrayé de son dessein sacrilège, et se sépare en s’écriant : « Non, non, qu’allions-nous faire ! c’est la maison de l’aumône ! Le mari la femme, tous les malheureux les connaissent. »
Hélas ! et à la suite de la tempête politique, M. le marquis de Pastoret s’est vu forcé de renoncer, non pas à son hôtel de la place Louis XV, mais à son domicile de prédilection, à la demeure de l’infortune, aux hôpitaux de Paris, où Napoléon l’avait installé en 1801 !
Depuis 1830, M. le marquis de Pastoret avait donc cessé d’être le chargé d’affaires du pauvre, le tuteur de l’orphelin. Mais, je me trompe : la fortune ne lui a pas ravi tous ses pupilles ; elle lui en gardait un dans l’exil ; et il faut le dire à l’honneur du temps où nous vivons et du pouvoir qui nous régit, il exerça ces nobles fonctions en toute liberté.
Nous venons, Monsieur, d’exprimer de notre mieux l’un et l’autre les regrets universels qu’a laissés M. le marquis de Pastoret. Ces regrets si vifs si profonds, si mérités ne seront pas de longtemps éteints dans le sein de l’Académie.
Toutefois, l’Académie a espéré en vous pour essayer de les adoucir ; elle a espéré dans l’analogie de quelques-unes de ces précieuses qualités personnelles qui, dans nos rapports avec vous, nous rappelleront les rapports si doux et si gracieux que nous avions avec lui. Cette espérance, conçue par l’Académie avant votre élection, doit, ce me semble, être pour elle, à compter de ce jour, une heureuse certitude ; car elle vient Monsieur, d’entendre de votre bouche l’expression de vos propres vœux. Vous souhaitez, dites-vous, d’être bientôt rendu à nos relations, à nos études, à nos travaux académiques. Nous croyons, Monsieur, (et me permettrez-vous de le dire ?) nous croyons, tout diplomate que vous êtes, à votre sincérité. Mais l’homme est faible, et la diplomatie ne fait pas toujours ce qu’elle dit, ni ce qu’elle veut. Nous prenons donc acte de vos paroles ; et tenez-vous, Monsieur, pour averti que, si, comme cela nous est arrivé quelquefois, l’exécution des promesses du récipiendaire se faisait un peu trop attendre, l’Académie, votre discours à la main, vous ferait sommation de les remplir.