RÉPONSE
De M. DE MONCRIF, Directeur de l’Académie Françoife, au Difcours de M. l’Evêque de Bayeux.
MONSIEUR,
Vous n’avez pu l’ignorer ; un fuffrage unanime vous a déféré la place que vous occupez aujourd’hui, & vous demandez à quel titre vous la rempliffez ? Le difcours où vous venez de nous expofer vos craintes, prouve lui-même combien elles font peu fondées ; & ce n’eft pas affez pour vous raffurer. Nous n’en fommes pas furpris, MONSIEUR, la modeftie eft une vertu qu’on ne trouve ordinairement que dans ceux qui ont de vrais facrifices à lui faire.
Mieux inftruite que vous-même, ou du moins plus frappée des motifs qui l’ont engagée à vous adopter, l’Académie attendoit avec impatience ce jour, où elle a la liberté de s’applaudir publiquement de l’acquifition qu’elle a faite.
Eclairée par fon propre intérêt fur le mérite deftiné à lui appartenir, pouvoit-elle ignorer cet amour que vous avez toujours marqué pour les Lettres ; ce zèle ingénieux à faifir toutes les occafions de les favorifer ? Une Académie[1] où l’émulation éteinte laiffoit languir les talens, n’a-t-elle pas repris fous vos yeux une nouvelle vie ? Comme fon établiffement fut l’ouvrage d’un de nos célébres prédéceffeurs[2], elle avoit attiré nos regards dans fes diverfes fortunes : nous regrettions fa gloire paffée, fans prévoir que le renouvellement de cette même gloire ajouteroit un jour à la nôtre. C’eft un avantage que vous nous procurez ; vous pouviez vous contenter du titre éclatant de Reftaurateur ; & nous voyons avec une extrême reconnoiffance, que vous ne l’avez regardé que comme un moyen de plus d’acquérir ici le rang de citoyen.
Ouvrir des tréfors littéraires à quiconque veut s’inftruire ; engager ceux qui font inftruits à fe communiquer leurs connoiffances, & à développer leurs talens ; c’eft encourager les efprits fans doute : mais les guider en même temps dans les différentes routes qu’ils peuvent prendre ; leur faire fentir combien l’efprit de méthode eft indifpenfable ; quels font certains défauts qui, fans violer les règles, ôtent cependant ce qui fait le fuccès des ouvrages, parce que le goût s’y trouve bleffé ; c’eft avancer le progrès de l’efprit même, & c’eft ce que vous avez fait dans cette Académie qui vous doit fon nouveau luftre. Elle conferve précieufement les difcours que vous y avez prononcés. Vous y expofiez les principes de la véritable éloquence : quel moyen plus sûr de les accréditer ! Vous donniez à la fois les règles & les exemples.
Ce n’eft pas encore tout ce que nous avons aujourd’hui à réclamer. On connoît d’autres ouvrages, amufemens du peu de loifir que les refpectables fonctions de votre état vous laiffent ; vous ne les aviez confiés qu’à l’amitié, dans l’efpérance qu’ils feroient feulement connus d’elle. Mais, permettez-moi de vous le dire, vous ne pouviez pas être affuré du fecret ; l’amitié ne garde ceux de cette espèce qu’autant qu’elle ne trouve pas lieu de fe répandre en louanges ; & vous la mettiez dans le cas d’être indifcrette.
L’éloquence employée dans les ouvrages, fans doute d’un grand prix ; mais on a rarement occafion d’en faire ufage. Il en eft une d’un autre genre ; moins propre à faire briller la beauté de l’imagination, du moins peut-elle être prefque fans ceffe & très-utilement exercée. Ne défavouez point, MONSIEUR, ce tribut d’eftime & de reconnoiffance que vous attire l’efprit de conciliation qui vous eft fi naturel ; ce don de perfuader qui fléchit, qui rapproche les efprits les plus divifés par les intérêts de la fortune, ou même par ceux de l’amour propre : motifs d’éloignement & de haine fouvent plus difficiles encore à détruire.
Ces victoires fi dignes de votre état vous font ordinaires. Votre efprit, il eft vrai, n’en a pas entièrement l’honneur ; on le fait : la candeur reconnue de vos mœurs fait la moitié de l’ouvrage.
Mais ce qui vous unit aujourd’hui plus intimement à nous, ce font ces fentimens, de regret, d’eftime, de vénération, de tendreffe que vous témoignez pour votre illuftre prédéceffeur. Avouez-le, MONSIEUR, s’il eft doux de louer par un fentiment de perfuafion, de n’avoir à publier que des louanges méritées, il eft bien fatisfaifant encore de trouver dans ceux qui nous écoutent, un empreffement, une fatisfaction à nous croire. La foi, comme l’a dit un de nos ancêtres, femble voler au-devant des paroles. Ce n’eft pas maîtrifer les efprits, j’en conviens ; mais c’eft réveiller dans les ames des impreffions qui leur font chères. Si l’Orateur fignale moins le pouvoir de fon art, en récompenfe l’homme fincère, le Philofophe en jouiffant du plaifir de plaire, refte fidelle à fes principes. Eh ! combien il feroit à fouhaiter que l’éloquence ne portât jamais plus loin fon empire !
La poftérité les croira comme nous, ces vérités qui fondent l’éloge de M. le Cardinal de Fleury. Elle connoîtra, elle admirera le Monarque. Quel garant des grandes qualités du Miniftre & du Favori réunies dans la même perfonne ! Un Roi équitable, éclairé dans fes vues, & inébranlable dès que fes réfolutions font formées. Dans le cours des plus grandes entreprifes, fenfible, jamais agité, toujours impénétrable : élevé par lui-même au-deffus de toute fa grandeur, parce qu’il fait la conferver fans être occupé d’elle ; ne cherchant point à maintenir l’autorité par l’autorité même, mais par le foin de la faire aimer ; acceffible, humain, démêlant à travers les hommages rendus au Souverain l’attachement pur à fa perfonne ; fe plaifant à le reconnoître, non par des bienfaits uniquement, (ce n’eft pas là fa véritable récompenfe,) mais par une fenfibilité de l’ame qui fe manifefte, qui eft conftante ; pure bonté, fans doute, dans un Roi, & que dans un rang ordinaire on appelleroit avec juftice du nom d’amitié. Un Monarque enfin (eh ! quelle fource d’émulation & de zèle !) chériffant encore fon Miniftre lorfqu’il n’étoit plus, & gravant lui-même fur fa tombe, & fes regrets & fa reconnoiffance.
Exemple bien rare dans les Cours ! La famille qui pleuroit la perte d’un puiffant Miniftre, ne répandit que des larmes de tendreffe ; elle n’eut pas un inftant la faveur à regretter.
Puiffe fe perpétuer pour l’honneur du fiècle & le bonheur des François, l’émulation qu’infpire une Cour, où la faveur eft auffi durable que le zèle dont elle eft la récompenfe ; où les devoirs attachent plus encore que les honneurs qui les accompagnent ; où le refpect, l’eftime pour les Souverains, s’accroiffent à mefure que plus rapproché de leur perfonne, plus attentif à les confidérer, on s’accoutume à les juger comme on juge les autres hommes !
Devenu dépofitaire de l’autorité, le Cardinal de Fleury trouve dans le Souverain tous les principes, tous les fentimens qui tendent au bonheur des fujets ; l’ordre, l’exactitude que le Roi aime à maintenir dans la diftribution de fes finances, fait naître enfin dans les efprits une confiance auffi conftante qu’elle avoit été variable ; & c’eft cette heureufe révolution qui diftingue particulièrement la fage adminiftration dont vous venez, MONSIEUR, de nous faire un fi jufte éloge.
On voyoit depuis long-temps parmi-nous, lorfqu’il s’agiffoit de guerre, les richeffes fe cacher, s’anéantir en quelque forte, parce qu’on les tenoit oifives ; les befoins ne trouvoient de fecours qu’à des conditions qui multiplioient par la fuite les befoins mêmes. Changement bien digne d’être l’ouvrage d’un auffi bon Roi que le nôtre ! Les peuples s’abandonnant aujourd’hui à la fageffe, à la modération de leur Prince, ont banni ces terreurs paniques, qui leur faifant envifager un dérangement dans l’économie intérieure de l’Etat, en devenoient elles-mêmes la véritable caufe : les tréfors qu’une défiance aveugle avoit tenus renfermés, fe découvrent & fe répandent. Ainfi plus tranquilles, parce qu’ils ont reconnu l’utilité de l’être, les citoyens concourent unanimement à l’entretien du crédit, & par conféquent de l’abondance, fource précieufe de la puiffance des Nations.
Mais quelqu’intéreffant que foit dans l’illuftre Académicien que nous regrettons, le Cardinal & l’Homme d’Etat ; quoique je fois moi-même pénétré de la plus parfaite vénération, en le confidérant dans ces deux points de vue, je n’ofe entreprendre de retoucher un portrait que vous venez, MONSIEUR, de nous offrir, peint des couleurs les plus vraies & les plus ineffaçables. Les qualités qui tiennent purement à la perfonne, l’homme privé, le fimple Académicien eft tout ce qui me refte à peindre : l’entreprife ne fera encore que trop au-deffus de mes forces. Je fens (& vous le penfez auffi, MONSIEUR, mais avec bien moins de fondement) que même en partageant entre nous l’éloge que nous avons pour objet, nous ne ferons pas fûrs de l’avoir entièrement achevé.
Quel affemblage de contrariétés, pour ainfi dire, dans une même perfonne ! Je fais qu’elle eft revêtue de grandes dignités, qu’elle jouit de la faveur & de l’autorité, qu’elle eft chargée des foins les plus importans ; & je n’apperçois que des dehors fimples, modeftes, & la médiocrité de fortune convenable dans un rang ordinaire : je trouve la liberté d’efprit, la douceur, l’égalité d’humeur, partage ordinaire d’une vie tranquille ! On me montre le Miniftre ; je vois un homme toujours abordable, fouvent importuné, fans doute, & qui ne paroît jamais l’être.
Mais je ne trace ici qu’une bien foible idée des rares qualités que plufieurs membres de cette Compagnie ont admirées de près. Sacrifiant quelquefois leurs occupations littéraires, ils alloient rendre hommage au Miniftre, fûrs de retrouver l’Académicien. Vous particulièrement, MONSIEUR[3], qui poffédez des gages précieux de l’amitié dont il vous honoroit, ces lettres écrites fouvent dans le court intervalle des plus grands travaux, & où règne le naturel, la gaieté, la décence & les graces, vous avez joui du charme de fon commerce : que n’êtes-vous chargé aujourd’hui de nous en entretenir ! Vous feriez connoître à la poftérité, ces dons qui caractérifent particulièrement M. le Cardinal de Fleury ; cet efprit doux, délicat, fécond, qui anime la converfation, la remplit ou la partage, la fixe ou la détourne, & jamais ne la tyrannife ; qui donne à la raifon un certain agrément dont elle n’eft fi fouvent dépourvue, que faute d’être mife dans fon véritable jour ; qui, fans bleffer votre amour propre, quelque fenfible qu’il puiffe être, fait avoir raifon contre votre fentiment, parce qu’il ne paroît pas s’appercevoir de fon avantage ; qui, faififfant quelquefois ce que vous alliez dire, ou ce que vous n’avez pas dit fuffifamment, le dit avec plus de feu ou plus de fineffe, & loin de s’en faire honneur, paroît finiplement vous avoir deviné ; qui, parlant à chacun fon langage, mais avec retenue, emploie la plaifanterie fans facrifier perfonne, la contradiction, fans aigrir ; qui, en un mot, toujours fupérieur en évitant de le paroître, pourroit fe faire admirer, & fe contente de plaire.
Peut-on rendre trop d’hommages à la mémoire d’un homme devenu plus aimable dans un degré d’élévation où les autres ordinairement ne fongent plus à l’être ? Venez fouvent, MONSIEUR, unir vos fentimens à ceux que nous conferverons toujours pour cet illuftre Confrère. Vous ne trouverez rien dans nos affemblées qui ne vous attire, rien qui ne convienne à votre goût, à vos opinions, foit l’égalité parfaite établie entre nous, foit l’idée que nous attachons au mérite de l’efprit. Vous reconnoîtrez la fimplicité philofophique dans ces égards mutuels qui s’adreffent purement à la perfonne. Vous venez déja de l’éprouver, MONSIEUR ; vous êtes d’une Maifon où les illuftrations les plus diftinguées fe trouvent réunies ; vous êtes revêtu d’une grande dignité dans l’Eglife ; cependant que vous ai-je rappelé jufqu’ici ? Vos lumières, vos talens, & parmi vos vertus celles qui tiennent particulièrement à l’état d’Académicien. Vous adopterez également nos principes, ou plutôt vous reconnoîtrez les vôtres, fur l’ufage le plus eftimable qu’on puiffe faire de fon efprit. Célébrer la gloire du Roi qui nous protège ; être utiles à notre fiècle en cherchant à l’inftruire jufques dans les écrits deftinés à l’amufer ; telle eft l’ambition commune à tous les membres d’une Académie qui vous affocie avec plaifir à fes devoirs & à fes vues.