Réponse de M. le professeur Jean Delay
au discours de M. Eugène Ionesco
Monsieur,
Vos pièces jouées et rejouées un peu partout sur les scènes du monde ont fait de vous l’un des auteurs les plus représentés sinon le plus assuré de ce qu’il représente. Le temps paraît déjà lointain où le petit plateau des Noctambules présentait La Cantatrice chauve à un public clairsemé et rétif. Ses débuts furent mal accueillis, puis elle devint un monstre sacré. On vous cite aujourd’hui parmi les classiques de l’absurde mais je doute que vous vous sentiez plus à l’aise dans cette définition que dans une autre. Jaloux de votre indépendance, vous entendez n’être classé dans aucune école, fût-elle d’avant-garde, engagé dans aucun parti, fût-il de francs-tireurs. Vous tenez à préserver les contradictions et les inconséquences d’un esprit libre dont on ne sait comment se servir parce qu’il n’est au service d’aucun système. Ce refus, insolite à une époque où la pression des groupes somme l’individu de s’agréger ou de disparaître, rend votre renommée d’autant plus singulière. Vous êtes un homme seul. Le masque burlesque que porte votre théâtre recouvre une solitude.
C’est le sentiment d’être au monde comme un étranger que révèlent vos mémoires et vos journaux intimes. La gravité de leur accent surprend le lecteur qui ne vous connaissant que par vos pièces vous imaginait autrement. Sous le masque comique il découvre un visage anxieux. « Aucune société », dites-vous, « n’a pu abolir la tristesse humaine, aucun système politique ne peut nous libérer de la douleur de vivre. » Ce n’est pas une société ou un régime que vous mettez en cause, c’est l’insignifiance de notre condition. Que la vie soit « une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit, et qui ne veut rien dire », vous en semblez, après bien d’autres, persuadé. Mais la mise en scènes de cette histoire, réduite à l’état d’illusion par les jeux de l’humour et du rêve, peut devenir une façon de vivre. Une certaine forme d’ironie qui tourne le réel en dérision est la revanche du romantisme dont, malgré les apparences, vous descendez. Rien ne venge mieux un idéaliste déçu que la parodie de ses mésaventures et qu’est-ce que le théâtre de l’absurde sinon une riposte au désespoir métaphysique par le rire du clown. La littérature baroque vous a permis d’apprivoiser le démon de l’angoisse qui n’a cessé de vous habiter depuis un passé lointain.
Né d’une mère d’origine française, Thérèse Icard, et d’un père roumain, vous avez vécu votre enfance dans notre pays que vous avez élu pour vôtre par amour de la langue maternelle. Vous n’aviez pas encore l’age de raison quand vous avez pressenti que la toute-puissante divinité qui régnait tendrement sur vos jeunes années n’était pas à l’abri du sort commun : votre mère était malheureuse, elle était faible, elle pouvait mourir. C’est aux sanglots de ce jour-là que vous faites remonter l’angoisse de votre enfance et le sentiment d’universelle précarité qui ne vous a plus quitté. Le sort de votre père ne vous inspirait pas la même inquiétude. Cet homme dur vous donna de l’autorité, que vous avez tendance à confondre avec la tyrannie, une image que vous avez haïe. Une scène un soir à la maison (vous habitiez alors rue Blomet), une de ces scènes navrantes et banales qui annoncent la rupture, déchira votre âme enfantine et y laissa une marque ineffaçable. Il y a beaucoup d années que votre père est mort et votre ressentiment s’est apaisé, mais il était déjà tard dans votre vie quand vous avez pu écrire : « Il était comme tout le monde, c’était ce que je lui reprochais. C’est ce que j’ai eu tort de lui reprocher. »
Votre enfance précocement assombrie eut pourtant ses heures claires. Vous n’en avez pas connu de plus heureuses qu’à La Chapelle-Anthenaise, petit village de la Mayenne. « Parle du Berry, mon pays natal », dira l’un de vos personnages. Le pays du Maine vous n’y êtes pas né, mais vous y êtes né à la douceur de vivre, et plus tard, déraciné. souffrant de l’être, vous avez eu la nostalgie d’un hameau de la vieille France dont les rêveries du grand Meaulnes vous rendront les sentiers perdus. Le plus ancien remède aux maladies de l’âme est le séjour à la campagne. Vous y avez découvert la nature avec un émerveillement persistant. Il n’est cœur si lourd qui ne s’allège devant la lumière d’un ciel de mai. Vous avez écrit : « C’est pour parler de cette lumière, c’est pour parler de cet étonnement, d’une lumière, d’un ciel, d’un étonnement plus fort que l’angoisse, dominant l’angoisse, que j’ai fait de la littérature. »
Que les mots aient aussi une lumière, vous l’avez appris en lisant Flaubert. L’émotion que retient Un cœur simple vous révéla l’art d’un écrivain. En Roumanie, où depuis l’âge de treize ans vous avez passé votre jeunesse, vous viviez protégé par une légion de poètes français dont quelques-uns étaient vos dieux. Vous admiriez alors un peu indistinctement ceux qui vous défendaient contre le réel, et quand fut passé le temps de l’abondance vous n’avez pas reconnu toutes vos admirations. Un recueil de vers écrits à dix-sept ans sous l’influence de Francis Jammes, Élégies pour des êtres minuscules, marqua vos débuts bientôt suivis par vos articles de critique. Dans une suite d’essais laconiquement intitulée Non, vous affirmiez l’identité des contraires, et votre pamphlet contre des littérateurs en vogue ayant fait quelque scandale, vous écrivîtes de la même encre un dithyrambe en leur honneur. À la Faculté des Lettres où vous étiez étudiant, l’un de vos maîtres, Dragomiresco, prônait une science de la littérature à laquelle vous opposiez avec fougue l’esthétique intuitive de Benedetto Croce. Parce que vous mettiez la poésie au-dessus de tout, il vous semblait inconvenant d’entendre un logicien parler des magiciens et traiter géométriquement les choses fines. Ainsi commença votre animosité contre les docteurs, vos futurs Bartholomeus.
Vous étiez chargé d’un enseignement des lettres françaises dans un lycée de Bucarest lorsque la propagande hitlérienne déferla sur l’Europe orientale comme le mal épidémique qu’évoquera votre Rhinocéros. Vous rêviez de revenir chez nous. « Nous vivions alors sur le mythe de la France », rappelez-vous dans Printemps 39. Sous le prétexte d’une thèse de doctorat sur l’idée du péché et de la mort dans la poésie française depuis Baudelaire, vous êtes revenu à Paris que vous n’avez plus quitté. Dix années passèrent. Pendant cette décennie vous n’avez pas publié, mais auriez-vous pu ne pas écrire ? Récemment, à un journaliste qui vous posait 1’indiscrète question : « si 1’on vous avait empêché d’écrire, vous seriez-vous suicidé ? », vous avez répondu : « je ne crois pas, mais je me serais ennuyé », ce qui est bien une façon de dépérir. Vous écriviez donc, non pour subsister, car vous viviez d’un second métier, mais pour exister. Des genres littéraires très divers vous attiraient sauf le théâtre qui allait pourtant devenir votre mode d’expression. Un hasard en décida, peu avant la quarantaine.
Vous aviez commencé à apprendre l’anglais dans un manuel de conversation, quand la suite des locutions françaises vous donna une impression si cocasse que vous vous mîtes à écrire des dialogues inspirés par cette muse bizarre. L’ensemble vous parut pouvoir faire la parodie d’une pièce, une « anti-pièce », provisoirement appelée L’anglais sans peine, que Nicolas Bataille accepta de monter. Au cours d’une répétition un acteur distrait de son texte par votre présence et qui ne vous quittait pas des veux dit « cantatrice très chauve » là où vous aviez écrit « institutrice très blonde ». Dans un éclat de rire, ce lapsus vous donna le titre baroque que vous cherchiez. Bien que le lyrisme ne soit pas nécessairement chevelu ou échevelé, nous ne sommes pas habitués à associer aux gloires du bel canto les platitudes d’une calvitie. Mais le spectateur attendra en vain l’apparition de la vedette. Il n’y a pas de cantatrice dans votre sotie, ni même de personnages, car ce ne sont pas des personnages, les interchangeables époux Smith et Martin, le pompier oisif, la bonne imaginative qui se prend pour Sherlock Holmes, ce sont des marionnettes assez semblables à celles que vous regardiez fixement jadis au guignol du Luxembourg, enfant silencieux parmi les enfants rieurs, avec une impression de malaise et d’étrangeté.
Il n’y a personne dans La cantatrice chauve, est-ce à dire qu’il n’y a rien ? Des critiques l’ont prétendu qui seraient embarrassés de le répéter après cinq mille représentations, devant les fanatiques qui dès le lever du rideau comptent les dix-sept coups anglais de la pendule déréglée et disent in petto avec Mme Smith : « Tiens, il est neuf heures », devant les habitués qui attendent le couplet les Bobby Watson avec le sérieux du mélomane guettant un air célèbre et souvent comparé. En fait, il y a bien quelqu’un sur la scène et il s’y passe quelque chose. Quelqu’un tout au long du spectacle est en fâcheuse posture d’accusé, rien moins que le logos divin, le verbe sacré, le saint langage, et il passe un mauvais quart d’heure. Une sorte de mystère bouffon, mais réglé comme du papier à musique, se célèbre autour de sa décomposition. Dans cette parlerie où chacun parle pour ne rien dire, les mots défigurés, écorchés, estropiés, contrefaits, vidés de leur substance, les lieux communs éculés, les psittacismes, les quiproquos, les pataquès, les allitérations, les flatulences verbales, mènent un dissonant concert jusqu’à la cacophonie finale où dans une kyrielle de coq-à-l’âne et de contrepèteries, la parlote s’achève en cacade. C’est l’inanité absolue, l’absurdité totale, l’éloquence de l’aphasie. Que de thèses en perspective sur les vocalises de votre cantatrice, sur un langage dont l’incongruité fit les délices de pervers mandarins du style, comme Raymond Queneau ou votre prédécesseur Jean Paulhan ! Après tout, il faut beaucoup aimer les mots pour les malmener ainsi et leur faire de pareilles scènes.
« La philologie mène au crime », déclare-t-on dans La Leçon et le professeur le sait qui, au comble de l’exaspération, achève d’un coup de couteau l’innocente jeune fille qu’il préparait au doctorat total. Et pourtant, elle était sage, appliquée, polie, cette jeune fille, évanescente image d’une Sorbonne d’avant le déluge, éphémère de l’époque antéfaurienne. Quand la leçon magistrale l’ennuyait, elle se plaignait d’une rage de dents sans devenir autrement enragée ni même murmurer : « professeur, vous me faites vieillir ». Quant au singulier pédagogue, qui a une façon si entrante de chercher le contact, pratiquer l’ouverture et régler le conflit des générations, il n’en est pas à son coup d’essai. La rumeur publique nous apprend qu’il faut à ce minotaure quarante étudiantes fraîches par jour, quarante, Messieurs, l’effectif tout entier de notre Compagnie. Quand La Leçon fut jouée à Londres, Peter Hall vous fît observer avec une correction britannique qu’une à deux victimes quotidiennes, à la rigueur quatre, lui paraissait acceptable mais quarante excessif. Vous pensiez au contraire que l’exagération poussée jusqu’à l’insignifiance dédramatisait le sujet, malgré tout tragique, de cette farce. Mais c’est égal, s’il est vrai, ainsi que vous l’avez écrit, que vos pièces sont la projection de vos « désirs obscurs », comme vous avez bien fait de quitter l’enseignement !
Et voici que dans un grand brouhaha la scène se couvre de chaises innombrables. Il en vient de partout. Le grand jour est arrivé, le jour de gloire, où le vieux Philémon et la vieille Baucis, qui s’appelle ici Sémiramis, connaîtront la revanche de tout un passé de misères et d’échecs. Elle sait, et elle est bien la seule à savoir, qu’il aurait pu être président-chef, roi-chef, journaliste-chef, amiral-chef, docteur-chef, et ainsi de suite. Il n’a rien été, mais elle n’en croit que davantage à sa valeur et sait, de source sûre, qu’aujourd’hui son génie va publiquement se manifester par un message adressé à l’humanité entière. C’est pourquoi on a convoqué, entre autres, « tous les propriétaires et tous les savants ». Alors, dans un ridicule et touchant délire à deux, tandis que les chaises restent obstinément vides, elle voit et lui fait voir la foule des auditeurs qui se pressent dans l’appartement trop petit. Et elle s’agite, et se démène, et fait des frais et des courbettes, retrouve d’anciennes coquetteries, et d’un bout à l’autre de la scène retentit son rire fêlé. Quand au son d’une fanfare s’annonce l’Empereur, c’en est trop, le vieux couple pris de panique se jette par la fenêtre, laissant à l’orateur de service le soin de délivrer le message. Hélas ! l’orateur est aphone.
On rit, Monsieur, on rit mais à contrecœur. Cette fois vous avez trouvé un si juste dosage du grotesque et du pitoyable que l’émotion passe. Vous ne lui laissez guère le temps de grandir, car à peine née, des trivialités voulues pour casser le pathétique nous forcent à la rengorger. Mais quand le rideau tombe lentement sur les chaises vides, le spectateur sent se graver en lui le souvenir de cette fin. Il n’oubliera pas la fête imaginaire, la vaine attente du message, ni, à l’arrière-plan de la scène encombrée mais déserte, une fenêtre ouverte sur la nuit. Servie par la merveilleuse interprète qu’est Tsilla Chelton, votre tremblante et dérisoire Sémiramis est entrée dans la mémoire du cœur.
L’encombrement de la scène par des objets et leur prolifération, le contraste entre leur présence et l’Absence, ou comme vous le dites « le vide ontologique », est un procédé dont vous avez souvent usé, et de façon oppressante dans Le Nouveau locataire. Mais de tous les objets, le plus encombrant est assurément un cadavre qui ne cesse de grandir. Cette dérogation manifeste aux lois de la nature consterne Amédée et Madeleine son épouse, aussi acariâtre qu’était dévotieuse Sémiramis. Aigre, mesquine, revêche, elle ne cesse de reprocher à Amédée leur vie ratée et son imbécile prétention de se croire un dramaturge, quand il n’a jamais pu trouver que deux répliques, la suite n’étant pas venue. Cependant la « progression géométrique » du cadavre dans l’appartement exigu, où poussent à huis clos des champignons, dramatise les querelles du ménage. Que symbolise donc l’hôte macabre ? Est-ce l’amour défunt, le rêve moisi, le destin manqué, le regret grandissant de ce qui aurait pu être, le vieux remords d’une faute ou d’un crime inexpiable ? Est-ce un spectre, est-ce le Commandeur ? Laissons les psychologues épiloguer. Pour l’instant, il s’agit de résoudre une crise aiguë de logement qui va faire scandale, car les pieds envahissants du mort, ayant défoncé la porte, se dirigent vers la voie publique. Comment s’en débarrasser ?
C’est alors que par un sortilège, qui pose des problèmes à l’ingéniosité de vos metteurs en scène, Amédée enroule autour de son corps la dépouille mortelle devenue flottante comme une écharpe, en fait un aérostat, une montgolfière, une oriflamme, et soudain, avec une légèreté et une désinvolture souveraines s’envole dans ies airs, laissant Madeleine bouche bée devant l’ascension de son époux volant. Cette sortie par le haut, évidemment théâtrale, réalise le rêve de lévitation qui fait partie de vos songes familiers. Vous affirmez même que lorsque vous vous sentez très joyeux, ce qui arrive, il s’en faudrait de peu que vous ne vous vous envoliez. Mais il n’est pas donné à tout le monde de devenir, comme Amédée ou comme votre futur Bérenger, un « piéton de l’air ». Au temps où sous les pas de l’homme l’astre-refuge des lunatiques perd son mystère, le vieux mythe de l’envol garde son pouvoir de transe ou de transition. Dans votre mythologie intime, la terre est un limon boueux, où l’on s’enfonce et l’on s’enlise, tandis que le ciel est lumière, délivrance, félicité. Vous rejoignez ici un archétype, trop connu du fils de Dédale, prisonnier du triste labyrinthe : l’espoir d’échapper aux ennuis de la terre en s’envolant au ciel.
Un monde où les piétons s’envolent, où les cadavres grandissent, où les nez de Roberte se multiplient tandis que devant la fille aux trois nez Jacques se transforme en cheval hennissant, n’est pas, on en conviendra, un monde logique. C’est un monde magique, proche du rêve ou du cauchemar, quand l’imagination prend le pouvoir et se joue des lois de la nature comme des catégories de notre entendement. Un homme qui rêve échappe aux règles bien apprises qui ont permis à la suite des hommes de se faire une raison ; il retourne aux enfances de l’humanité, aux animations des fables, aux sources de l’angoisse ou du merveilleux. Ce caractère onirique donne son unité au recueil de nouvelles que vous avez intitulé La photo du colonel. Vous y avez noté dès le réveil, à l’instant où l’esprit se réinsère dans le réel, les fantasmes de vos songes nocturnes, matrice des futurs scénarios qui développeront en dialogues les épreuves nées dans la chambre obscure. Par opposition au théâtre réaliste, que vous exécrez, vous avez créé un théâtre surréaliste.
Il n’est pas surprenant qu’André Breton assistant à vos premières pièces ait déclaré : « Voilà le théâtre que nous aurions voulu faire. » Vous l’avez fait. Vous avez disloqué le réel, vous l’avez désarticulé avec tant de précision dans l’inexactitude, tant de naturel dans le saugrenu, que le spectateur sensé, découvrant pour la première fois Ionesco, éprouve la même berlue que l’œil non prévenu devant un des peintres de « l’entre-mondes », chers à notre ami Jean Paulhan. Une provocation initiale est nécessaire pour entrer dans la fête fantasque. Il s’agit d’abord de dépayser le spectateur, de troubler ou de violenter ses habitudes, d’engourdir ou de forcer ses résistances pour l’amener à accomplir un trajet au fond de lui-même qui lui permette de communiquer, à son insu, avec l’inconscient de l’auteur et de rejoindre son inspiration. Vous exigez de votre public une participation de rêve à rêve et vous comptez sur son génie pour accomplir votre talent. C’est pourquoi les uns vous trouvent un auteur drôle, ou même désopilant, les autres un auteur chagrin ou même atrabilaire, et ils ont les uns et les autres évidemment raison, chacune de vos pièces étant selon le tempérament de votre spectateur une comédie ou une tragédie ou une tragi-comédie. C’est à son humeur d’en décider. Et les sous-titres que vous donnez à vos œuvres, « farce tragique » ou « drame comique », lui laissent habituellement l’embarras du choix.
« Le théâtre est pour moi la projection sur scène du monde du dedans : c’est dans mes rêves, dans mes angoisses, dans mes désirs obscurs, dans mes contradictions intérieures, que, pour ma part, je me réserve le droit de prendre la matière théâtrale. » C’est en ces termes que dans L’Impromptu de l’Alma, où vous montrez l’auteur aux prises avec les docteurs en théâtrologie, les Bartholomeus, vous faites parler votre sosie. Place aux défenseurs de la règle, vous défendez l’exception. Face aux docteurs ès sociologie, idéologie, brechtologie, conjoncturologie et costumologie, vous revendiquez le droit de l’individu à mettre en scène ses propres fantasmes sans autre loi que les caprices de sa fantaisie. Mais en proclamant que votre théâtre est la projection de vos rêves et de vos angoisses, à peine avez-vous éloigné les sociologues que vous attirez les psychologues, spécialistes de l’inconscient, de ses pompes et ses purges. Vous n’échappez aux griffes des Bartholomeus que pour tomber dans celles des Diafoirus. On n’en finit jamais avec les docteurs.
Dans Victime du devoir, vous réglez hardiment son compte au policier-psychanalyste qui prétend explorer les trous de mémoire du malheureux Choubert. Avec une technique activiste, il le lait régresser vers le bas âge où, vagissant, le patient découvre les abîmes de la psychologie dite des profondeurs. « Descends, descends, descends encore, descends toujours : il faut qu’il s’enfonce maintenant », déclare, impitoyable, le spécialiste à Choubert qui est déjà bien bas. Naturellement il rencontre au passage l’inévitable complexe d’Œdipe, « tarte à la crème » des nouveaux Diafoirus, mais il veut aller plus profond : « Continue ta route. » Et la pénible séance continuerait si n’arrivait un personnage farfelu, assurément l’un des plus farfelus de votre répertoire, Nicolas d’Yeu, poète surréaliste et inventeur d’un théâtre onirique. Entre le poète et l’inquisiteur l’antipathie est immédiate. Nicolas est exaspéré par ce pédant qui prétend faire la police de l’inconscient, enseigne que les mystères de l’âme s’éclairent à la lumière d’une science « aristotéliquement logique », et déclare avec une tranquille effronterie : « Je ne crois pas à l’absurde. » Indigné, Nicolas tire son couteau et tue le psychologue qui s’effondre en soupirant : « Je suis une victime du devoir. » La confrontation est exemplaire et le dénouement instructif, qui fait passer l’envie de sonder votre inconscient, fût-ce par devoir académique.
On tue beaucoup dans votre théâtre. Avec l’apparition du Tueur sans gages qui rôde autour de la cité le couteau en poche, l’obsession tourne à l’hécatombe. Votre défunte victime du devoir aurait sans doute considéré que vos pièces libèrent une agressivité dont elles sont, aristotéliquement parlant, la catharsis. Même quand on n’y joue pas du couteau, c’est un jeu de massacre. Avec la turbulence de l’enfant terrible lâché un jour de carnaval, vous attaquez l’autorité des progéniteurs dans Jacques ou la soumission, la dignité de la progéniture dans L’Avenir est dans les œufs, la relation pédagogique dans La Leçon, l’institution matrimoniale dans Amédée ou comment s’en débarrasser, et vous n’épargnez pas des objectifs plus abstraits, nos sacro-saintes sciences humaines, de la linguistique, visée dès La Cantatrice chauve, à la psychanalyse, touchée dans Victime du devoir. Bien sûr ces agressions se commettent sous le couvert d’une mascarade, mais on connaît depuis belle lurette des esprits subversifs qui s’avancent masqués.
Tant qu’on vous avait pris pour un évadé du collège de pataphysique, vos loufoqueries, vos ubuismes ne tiraient pas à conséquence. Mais vous étiez devenu un auteur considérable, lu, traduit, joué. passionnément commenté dans la plupart des pays d’Europe et d’Amérique, au demeurant collaborateur de l’austère Revue de Métaphysique et de Morale. Où va Ionesco, où veut-il en venir, se demandaient ceux qui nous veulent du bien, et parmi ceux-ci Kenneth Tynan, 1’un de vos admirateurs de la première heure. Au lendemain d’une triomphale reprise de vos pièces au Royal Court Theater, il sonna le tocsin dans L’Observer. Il s’effrayait des dangers d’un culte ionesquien qui dénonçait comme des « hérésies humanistes » la foi dans la logique, dans la raison, dans l’homme. Il vous pressait de ne pas être de ces prophètes chagrins qui annoncent « l’heure de la fermeture dans les jardins de l’Occident »", et vous invitait à rejoindre « la grande route ».
Mais vous préfériez aller votre chemin. Artiste voué à la solitude vous vouliez continuer à tirer du rêve, où tout est permis, la matière de vos pièces en essayant de la rendre communicable par la magie des images et la complicité de l’humour. L’invitation à rejoindre la grande route vous parut suspecte quand on vous précisa que vous étiez devenu bon pour le service et qu’il était temps de délivrer un message « brechtien et marxiste ». Les partis aiment à se parer des plumes célèbres. Vous n’aviez jamais été engagé, vous entendiez rester dégagé. L’expérience d’un demi-siècle de révolutions avait renforcé votre opinion de jeunesse sur l’identité des contraires et l’exemple de votre père dont la tête tournait aux vents de l’Histoire, selon qu’ils soufflaient de l’Ouest ou de l’Est, vous avait rendu précocement sourd aux slogans de la mère Pipe. Cette éleveuse d’oies, qui apparaît dans Tueur sans gages, s’entend à piper ses ouailles. Virago de la politique, elle parle de démystification et de désaliénation avec l’autorité de nos nouveaux pompiers. « J’ai élevé pour vous tout un troupeau de démystificateurs. Ils vous démystifieront. Mais il faut mystifier pour démystifier. Il nous faut une mystification nouvelle. Il n’y aura que des malentendus. Nous perfectionnerons le mensonge. Pour désaliéner l’humanité il faut aliéner chaque homme en particulier. La tyrannie restaurée s’appellera discipline et liberté. Le malheur de tous les hommes c’est le bonheur de l’humanité. » Et suivie de sa troupe, elle part évangéliser les intellectuels qu’elle va mettre au pas et, par la force de l’habitude, au pas de l’oie.
C’est la nazification progressive des esprits, dont vous aviez été témoin en Europe centrale pendant les années qui précédèrent la deuxième guerre mondiale, que vous avez mise en scène dans Le Rhinocéros. Bérenger voit avec stupeur, puis avec terreur, les paisibles habitants de sa ville se métamorphoser, comme dans un cauchemar de Kafka. Ils verdissent. Leur peau devient cuir. Sur leur nez pousse une ou deux cornes. Ils ne parlent plus leur langue mais celle de la propagande, quand ils ne se contentent pas de barrir. Bérenger résiste de son mieux à cette rhinocérite, tout e__ palpant inquiètement son nez et sa peau pour voir s’il n’est pas lui-même gagné par la contagion. Nous connaissions déjà par Tueur sans gages et par Le Piéton de l’air ce chaplinesque héros, dont l’architecte-technocrate disait avec mépris qu’il était de « tempérament poétique ». Naïf, discoureur, exalté, prêt aux envolées, surtout s’il a du vent dans les voiles (car il va beaucoup au café), prompt à s’éprendre de la jolie fille qui passe, malheureux en amour, avide de bonheur, individualiste-né en bisbille avec tous les règlements, il croit passionnément à la liberté et devient, quand il s’agit de la défendre, courageux. Mais que peut-il contre le Tueur ? Que peut-il contre l’invasion des rhinocéros sinon crier comme si quelqu’un pouvait encore l’entendre : « Contre tout le monde je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout, je ne capitulerai pas. »
Le succès prodigieux du Rhinocéros en Allemagne, où il connut plus de mille représentations, et dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique, montre que Bérenger n’est pas seul. La Russie soviétique voulut aussi monter votre célèbre pièce, à condition que les rhinocéros portassent l’uniforme nazi de façon à ce que nul ne puisse s’y tromper, comme si une confusion était possible. Vous avez refusé. La rhinocérite c’est pour vous le totalitarisme quel qu’il soit, la collectivisation des esprits, leur mise en condition par l’omnipotente machine à laver les cerveaux qu’est la propagande. Arme moderne, celle-ci rend les autres inutiles puisqu’elle détruit la résistance intérieure en donnant à l’individu qu’elle investit mauvaise conscience de ne pas être comme les autres. Le moment le plus pathétique de cette pièce riche en symboles est celui où Bérenger commence à trouver aux barrissements de la troupe « un charme un peu âpre mais certain ». À force de les entendre, il s’est habitué. Devant les peaux verdâtres et cuirassées, il voudrait cacher son visage blanc, son nez sans corne. Subjugué par les charges guerrières des pachydermes qui écrasent tout sur leur passage, il est tenté de renier son for intérieur et de rejoindre la masse : « Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Hélas ! jamais je ne deviendrai rhinocéros, je ne peux plus changer. » Le moment où la liberté est vraiment en péril c’est quand un homme libre a honte de l’être.
Par quel retournement de la conjoncture, Bérenger que nous avions laissé face aux rhinocéros est-il devenu roi, sous le nom, peu connu dans l’Histoire, de Bérenger 1er, vous seul le savez. Il vit dans un palais délabré entre les deux reines ses épouses, Marie qui l’attache à la vie et Marguerite qui l’en détache, opération de circonstance car il va mourir. « Tu vas mourir dans une heure et demie, tu vas mourir à la fin du spectacle », lui annonce sans ambages la perfide reine. Elle souhaiterait que l’agonie de Bérenger rachète par sa dignité la frivolité de sa vie, mais il est resté semblable à lui-même. Elle regarde d’un œil de duègne ses derniers duos avec la tendre Marie qui ne sait que rire et pleurer. Elle l’écoute faire, selon sa détestable habitude, de la littérature au lieu d’expédier les affaires courantes. « La littérature soulage un peu le roi » clame le garde qui fait office de chœur antique. Déjà veuve abusive Marguerite aimerait que Bérenger prononçât quelque parole historique, mais non, il écoute ravi la femme de ménage lui raconter son marché et réclame un bon pot-au-feu avec des « carottes bien cuites ». « Toujours des jeux de mots » gronde la reine excédée. Elle lui en veut de l’amusement qu’il prend encore à la vie, du plaisir vers lequel il tend ses mains incorrigibles et de ces vulgaires peurs de mourir qui soudain le font hurler. « Sa Majesté hurle » annonce le garde.
L’héroïne du Roi se meurt, épouse-marâtre, nous rappelle l’acerbe compagne à laquelle Amédée faussa si légèrement compagnie en jouant la fille de l’air, mais, vieillie sous la couronne, elle a pris de la majesté. Reine de tragédie, elle ne se console pas d’avoir épousé un roi de comédie. Aussi, quand tous les comparses s’étant retirés, le couple reste seul, chacun comprend que c’est fini de rire si tant est qu’on ait commencé. Elle oblige le monarque titubant à remonter sur le trône où elle l’assied, redresse la couronne qu’il portait un peu sur l’oreille, remet le sceptre bien droit dans la main déjà crispée. Maintenant il est enfin convenable, raidi dans l’attitude évidemment figée mais institutionnelle où le verra la postérité. « Et voilà, tu vois, tu n’as plus la parole, ton cœur n’a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas. Tu peux prendre place » Bérenger ne s’envolera plus.
Vous aviez été joué sur des scènes petites et grandes, proches et lointaines, mais pas encore dans la maison de Molière quand y fut créée La Soif et la faim. Notre grand et regretté confrère, François Mauriac, qui ce soir-là n’était pas de bonne humeur, écrit-il le lendemain dans son Bloc-Notes, que j’avais été le seul spectateur à ne pas souffrir parce que la psychiatrie est mon affaire. « Je regarde » notait-il à ma confusion, « Robert Hirsch qui s’épuise et se déshydrate sur cette illustre scène pour l’unique plaisir et l’unique profit de Jean Delay. » La pensée que ce fiévreux acteur s’était épuisé et déshydraté pour un public réduit au psychiatre de service me parut désolante. Une spécialisation aussi insolite ne s’impose pas pour aimer votre pièce, la plus ambitieuse tentative que vous ayez faite jusqu’à ce jour pour relier dans un itinéraire de fuite une suite de thèmes qui vous sont chers. Le protagoniste de La Soif et la faim n’est pas atteint d’une maladie mais d’un mal très répandu depuis qu’il y a des hommes et qui rêvent. Sa compagne le définit fort bien sans le secours des spécialistes : « De quoi souffrait-il, Madame? va-t-on me demander. Je répondrai : il souffrait d’une nostalgie ardente. »
Qu’est-ce donc que cette nostalgie sinon celle du pas des chimères ? C’est ici une parodie du mal romantique et de ses avatars, désir d’ailleurs, besoin d’évasion, inquiétude infinie, spleen de l’idéal, soif et faim d’au-delà. Votre héros pourrait être heureux dans son foyer clos, avec sa femme et sa fille qu’il aime et dont il est aimé, mais il a l’impression de s’enliser dans la maison de l’habitude. À l’appel de la folle du logis, il part pour partir sans savoir où il va, vers les aventures sans avenir, les rendez-vous où il n’y a personne, les auberges de la route avec leurs griseries et leurs lendemains, les monastères qu’habitent des moines athées, le grand cirque où les clowns Brechtoll et Tripp échangent leurs slogans qui font rire alternativement les hommes du parti rouge et ceux du parti noir. Nul symbole de grâce dans cette quête désespérée sinon au premier acte, puis quelques instants au troisième, une échelle brillante comme un mirage qui nous rappelle quelque chose. Ainsi va l’avant-garde. En attendant Godot nous ramène aux lamentations de Job et La Soif et la faim à l’échelle de Jacob. Les trois épisodes de ce spectacle auront, dites-vous, une suite, mais peuvent-ils avoir une fin ? C’est parce que le paradis est perdu, c’est parce que la terre est promise, que l’éternel errant ne s’arrête pas de chercher avec une nostalgie ardente.
De vos premières antipièces à vos dernières pièces vous avez suivi votre pente mais en la remontant. Vous auriez pu aisément vous limiter au genre burlesque, mais votre vision comique de l’absurde s’accompagne d’un sentiment tragique de la vie, de plus en plus manifeste à mesure que vos personnages expriment votre propre angoisse devant la destinée. Un contrepoint d’humour noir et de lyrisme métaphysique caractérise votre nouvelle manière. Tenir l’équilibre entre des mouvements aussi contraires, entre le drôlatique et le pathétique, est un exercice de corde raide mais c’est une belle audace de poursuivre, à ses risques et périls, des fins de plus en plus difficiles à atteindre, l’œuvre précédente n’étant que le tremplin de l’œuvre future. Vous Souvenez-vous, Monsieur, de l’ode funambulesque où Banville a évoqué la légende d’un clown nostalgique qui faisait rire par ses tours de fantaisie mais rêvait de l’inaccessible ? Un soir, au cirque rempli d’enfants de tous âges, le funambule sauta si haut qu’il creva le plafond de toile et disparut dans les étoiles. Nous tenons trop à votre compagnie pour vous souhaiter pareil destin. Mais les gens de lettres, comme les gens du voyage, font parfois le métier d’illusionniste qui prête à la confusion des genres. L’ascension de ce saltimbanque, pailleté de l’or des astres et des chimères, symbolise l’instant de grâce où le bouffon rejoint la poésie.
Vous avez rappelé dans vos souvenirs que la découverte de la poésie avait été à l’origine de votre vocation. On surprendrait certains amateurs de votre théâtre qui en apprécient surtout la noirceur ou la férocité, en leur révélant que vous avez été dans votre jeunesse un poète élégiaque dont la sensibilité grandissait dans les serres chaudes du symbolisme, à l’ombre du jardin de l’Infante. À la réalité quotidienne qui vous faisait horreur, vous opposiez les inspirations qui la transfigurent, les instants radieux où, disiez-vous, « tout d’un coup le monde acquiert une beauté inexplicable ; n’importe quoi émerveille, tout est une épiphanie glorieuse, le moindre objet resplendit ». Vous avez ajouté plus tard : « Quand j’étais jeune, j’avais des ressources lumineuses, elles commencent à décroître, je vais vers la boue. » Le chant intérieur qui vous soulevait au temps des enthousiasmes ne s’est jamais tout à fait tu, mais il a pris des formes inattendues. Il s’est exprimé, à l’âge de la maturité, par la voix discordante d’une muse déplumée : la cantatrice chauve. À l’élégiaque avait succédé le satirique dont la veine burlesque n’est qu’un lyrisme retourné. Comment s’opéra ce retournement, vous le direz peut-être un jour, puisque c’est le secret de votre histoire. Votre théâtre déclenche le rire, plus nerveux qu’il n’est gai, de la désillusion comique : il évoque ces masques asiates dont la grimace est la même dans l’excès du plaisir ou de la douleur, l’hilarité ou l’agonie.
Ce rire convulsif retentit dans vos récents Jeux de massacre où vous vous êtes laissé aller à votre obsession funèbre. Une épidémie meurtrière compliquée de famine ravage la cité et réalise l’égalité des citoyens. Chacun n’en réagit pas moins selon ses goûts. Les plus polis meurent en s’excusant, les plus affamés en mangeant les plus tendres de leurs semblables, et les femmes frivoles en pillant le magasin de frivolités. En attendant l’heure, chacun continue de faire ce qu’il faisait : les politiciens promettent, les malins profitent, les amoureux s’étreignent, Philémon désespère et Baucis espère, tout aussi vainement. En l’absence de lendemain les occupations ordinaires prennent une extraordinaire insignifiance. C’est ici le triomphe de l’absurde. Naturellement les hommes et les partis s’accusent mais on ne saurait vraiment incriminer ni virus ni bacilles, ni gouvernants ni gouvernés, ni droite ni gauche : le manque de bouc-émissaire se fait cruellement sentir. Nul ne comprend ce mal mystérieux et nul n’y reconnaît l’apocalypse promise par le dieu de colère. Le moine noir qui rôde autour de vos victimes, de scène en scène, redevient, quand tout est consommé, le grand archange blanc qui extermina Sodome.
S’il est vrai que certains anxieux vont mieux quand tout va mal, votre dernier spectacle leur fera du bien. C’est une compensation pour la conscience malheureuse de bafouer la réalité ou de la réduire en miettes, comme pour mettre hors d’atteinte le souvenir des épiphanies. Quand, à propos de l’interprétation jungienne des symboles, vous dénoncez amèrement l’impossible « mariage du ciel et de la terre », celle-ci n’étant que boue et décomposition, vous trahissez par votre amertume la persistance de votre nostalgie. « Un jungien », précisez-vous, « dirait que ce que j’écris est névrotique parce que ma littérature exprime la séparation entre la terre et le ciel. Tantôt en effet, c’est la lourdeur, l’épaisseur, la terre, la boue, tantôt c’est le ciel, la légèreté, I’évanescence. » Cette définition interplanétaire et romantique, trop romantique, de la névrose parait d’autant mieux vous convenir que vous ajoutez : « S’il n’y a pas de névrose il n’y a pas de littérature. La santé n’est ni poétique ni littéraire. » Voici une affirmation bien troublante pour un médecin, mais il paraît opportun de ne pas y insister. Quelle que soit l’attraction du ciel, laissez à vos doublures les exploits aériens et demeurez longtemps avec les autres enfants du limon sur cette terre où nous pataugeons. Si décourageante qu’en soit parfois la pesanteur, vous avez le don du comique qui permet d’en rire et le don du rêve qui permet de s’en libérer. Ces délivrances vous les rendez sensibles à votre public, aujourd’hui nombreux dans le monde et dont l’audience même, indépendante des pays et des régimes, est le signe que vous avez su rejoindre à travers des mythes simples quelque chose d’essentiel.
Vous avez paru vous-même surpris du succès de vos pièces, de l’écho qu’elles suscitent, comme si vous aviez rencontré, au cours de vos cheminements dans la solitude, des interrogations particulièrement pressantes au temps présent. Est-ce l’intuition grandissante de l’absurde ? Est-ce la mécanisation progressive de la vie, de la pensée et du langage ? Est-ce l’angoisse de l’individu menacé dans ses libertés par les technocraties et les totalitarismes ? Ces questions banales vous les posez, sans en avoir l’air, de façon saisissante. Vous n’apportez pas de réponse mais votre œuvre est protestation. À propos de l’audience internationale de votre Rhinocéros vous vous êtes demandé : « Les gens le comprennent-ils comme il faut ? Y voient-ils le phénomène monstrueux de la massification ? En même temps qu’ils sont massifiables, sont-ils aussi, essentiellement, au fond d’eux-mêmes, tous, des âmes uniques ? »
Des âmes uniques, voici une expression que nous ne sommes plus habitués à entendre dans un siècle où foisonnent les Homais, Bonhomet, et autres tueurs de signes. Notre temps doit réjouir le pharmacien d’Yonville qui dispose aujourd’hui dans son drugstore de quoi réduire les bovarysmes et voit s’accomplir ses espoirs d’une psychologie sans âme, d’une société sans dieu, d’une humanité sans rêves. Il personnifie à vos yeux, comme à ceux de son créateur, ce qui vous paraît haïssable. Ce sinistre intellectuel de village a le matérialisme plat et l’intolérance méprisante de nos philosophes du néant, s’il n’en a pas la dialectique. Il hausserait les épaules devant les naïfs discours de votre Bérenger sur « l’émerveillement d’être », antidote ou remède contre les nausées de l’acide sartrique et des sartrates. L’assombrisseur c’est lui, et non pas vous, car à mieux vous lire, on en vient à douter de la rigueur de votre pessimisme.
Lorsque vous opposez aux automatismes des stéréotypes qui vieillissent vite, la spontanéité des vieux archétypes qui restent jeunes, aux idées reçues, clichés, slogans, formules et systèmes dont vos robots tournent la noria, la joyeuse intuition d’une « liberté retrouvée ». vous annoncez un retour aux sources. Dans une civilisation morose où la mécanique s’est si étroitement plaquée sur le vivant que celui-ci ne s’en aperçoit même plus, vous faites surgir l’insolite qui ridiculise les routines et ranime le rire. Ce que vous aimez, dites-vous, c’est « une naïveté lucide, jaillissant des sources profondes de l’être, les révélant, nous les révélant à nous-mêmes, nous restituant notre être secret ». À l’envers de votre dénonciation de l’absurde transparaît l’immanence d’une évolution détournée de sa fin, la nostalgie d’un bonheur de l’âme qui a été perdu Vous avez écrit : « Dans les profondeurs, au fond de la nuit, il y a, source fraîche, la lumière de l’enfance. » Est-ce la lumière de l’enfance ? Est-ce la grâce originelle ? Sous votre suite parodique d’échecs et de désillusions se poursuit une quête anxieuse qui donne à votre œuvre sa dimension métaphysique. Le glas du tout est vain y retentit comme dans le livre de Salomon dont vous avez fait votre bible, mais l’alternance entre l’envol et l’enlisement, leitmotiv de votre œuvre, évoque le thème mystique de la grâce et de la chute. Il serait indiscret de prêter à votre nostalgie une signification plus précise que vous ne lui en donnez vous-même. « Cet ailleurs », dites-vous, « est peut-être un ici que je ne retrouve pas, peut-être que ce que je cherche n’est pas ici. » Tel le voyageur errant de La Soif et la faim, vous êtes engagé par de vers vous dans une aventure spirituelle que guide seule votre inquiétude.
Depuis plusieurs années Jean Paulhan souhaitait que vous soyiez des nôtres. Si un fâcheux lui avait demandé pourquoi, il eût sans doute répondu d’une voix exagérément suave qu’après trois siècles d’ostracisme contre une lettre de l’alphabet, il était temps que l’Académie élise enfin, pour la première fois depuis sa fondation, un écrivain dont le nom commence par un i. Esprit moqueur, qui ne craignit rien tant que d’ennuyer, il donnait volontiers à ses propos un tour déconcertant. On hésitait parfois à y démêler la part de la sincérité et celle de la mystification, d’autant qu’il se servait souvent de celle-ci pour dissimuler celle-là. « La littérature », disait-il, « n’est pas quelque chose de sensé que l’on teinte d’un peu de folie, c’est une sorte de folie qu’on rend à peu près vraisemblable. » Comment n’eût-il pas eu pour votre œuvre un goût sincère !
L’amateur des Fleurs de Tarbes et d’autres fleurs plus maladives était un critique selon vos vœux, puisqu’il estimait la critique impossible, mais il avait la sensibilité de tact qui permet seule de discerner ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas. Dès votre premier spectacle il avait compris que le montreur de marionnettes cachait son jeu. Derrière les ficelles de théâtre que vous grossissiez à plaisir comme pour une parade du Pont-Neuf, il avait deviné un écrivain rompu aux illusions des mots qui étaient sa chasse favorite. Votre satire cocasse du langage était bien faite pour divertir ce linguiste précis et précieux. Il avait accueilli dans la Nouvelle, puis nouvelle Nouvelle Revue, d’où il fit régner quelque terreur dans les lettres, plusieurs de vos fameux articles de critique.
Par tempérament, vous préférez rêver et créer que vous expliquer. Mais irrité par les Bartholomeus qui reprochaient à votre théâtre de n’être ni réaliste ni engagé, piqué par ces docteurs qui traitaient vos pièces comme les songeries égarées et fumeuses d’une pythie, vous avez pris la plume discursive et rédigé notes sur contres-notes. Le rêveur éveillé s’y révèle singulièrement lucide et d’une vigueur polémique qui vous a fait des ennemis. L’auteur de De la paille et du grain, qui fut courageux sous la Résistance et généreux sous la Libération, aimait votre indépendance. Il avait reconnu en vous un homme libre, si anxieux de préserver sa liberté contre clans et partis qu’il mécontentait tour à tour ceux dont le siège est fait. C’est alors que vous voyant toujours entre deux chaises il songea à vous offrir un fauteuil.
Jean Paulhan savait par sa propre expérience que notre Compagnie qui a la fierté de ses traditions n’a pas le culte du conformisme : peu d’assemblées recouvrent sous le même uniforme si peu d’uniformité. Le destin a voulu que vous succédiez à celui qui aurait aimé vous recevoir. Il n’était portrait si difficile à faire que celui de cet ancien zouave devenu un esthète de choc, féru des audaces de l’art moderne, capable d’approcher les sujets réputés intouchables grâce à la politesse d’un style qui rappelle par sa brièveté, sa rouerie, sa malice, celui des écrivains du dix-huitième. Avec un mélange indéfinissable de sérieux et d’humour, de sagesse et de sophisme, de rigueur et de licence, il promenait dans les jardins des lettres et des arts la feinte désinvolture des libertins d’un autre temps. Il fallait les dons du talent et les privilèges de l’amitié pour réussir l’éloge que vous venez de faire.
Vous voici donc parmi nous après une élection facile mais dont vous sembliez douter, comme si la rue de la Huchette était loin du quai Conti. Nul ne vous a tenu rigueur d’un acte impertinent, La Lacune, où vous montrez un académicien échouant au baccalauréat. La pièce naquit d’un cauchemar où vous vous étiez cru condamné à repasser, sur le tard, un examen. C’est un cauchemar qui me parait fréquent chez les professeurs, mais rassurez-vous. Nous sommes ici une classe de vieux étudiants pérennisés, définitivement exemptés du contrôle des connaissances, à moins qu’en cette ère de réformes Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale, notre tuteur, ne s’avise de nous imposer un recyclage. Certains connaissant votre tempérament poétique, vos habitudes un peu bohêmes, vos musardises, quelque propension aussi aux échappées dans l’espace aérien, ont craint que vous ne deveniez un académicien volant ayant tendance a siéger au plafond. Je pense au contraire que vous serez, tel votre prédécesseur, un académicien appliqué et très assis à nos séances. J’espère qu’elles vous plairont.
Les fastes d’un jour de réception ne laissent guère entrevoir le charme familier de nos jeudis. On y arrive un peu à l’avance pour bavarder par petits groupes qui se forment au gré des amitiés. Puis, sous l’œil vigilant du perpétuel, commence le travail du dictionnaire pour lequel vous nous aiderez de votre amour des mots, sans trop chercher, on ose l’espérer, à nous imposer les néologismes cocasses pour lesquels vous avez un faible. Ne dites plus égloge pour éloge, octogénique pour octogénaire, mononstre pour monstre, n’appelez plus douleurs de l’enfantillage les douleurs de l’enfantement, si vous voulez que nous vivions en paix. Et sitôt le devoir accompli, vous aurez tout loisir d’aller flâner sur le quai d’en face, où vous retrouverez peut-être, parmi les livres dédicacés mais non coupés de vos confrères, les vôtres, dans ces boîtes à poussière du bord de la Seine qui invitent à réfléchir aux vanités de la littérature.
Monsieur, l’Académie qui a le respect du temps est stricte sur les horaires. L’horloge de l’Institut n’a pas, comme la pendule de La Cantatrice chauve, l’esprit de contradiction. Elle indique l’heure qu’il est et pour l’instant celle de mettre fin à une séance qui s’est prolongée plus que de coutume. Mais ce n’est pas tous les jours fête. Et c’en était une, attendue et inattendue, de vous recevoir au roulement des tambours, auxquels vous eussiez sans doute préféré la clarinette ou le saxophone d’un clown mélancolique, ami du rire, du rêve et des étoiles.