Monsieur,
Le bonheur que vous éprouvez en venant ici recueillir la part de l’héritage paternel dont l’Académie était la dispensatrice, et que vous avez su revendiquer par de constants efforts, ne peut rencontrer que de la sympathie. En vous voyant au milieu d’elle, cette Compagnie, qui se plaît à honorer le talent de votre père, ne croira plus qu’à une longue absence, qui cesse aujourd’hui.
Le sanctuaire de la famille, empreint de suaves et poétiques inspirations, sut conserver pour vous le secret des accords qui avaient fait vibrer la lyre du chantre du Mérite des Femmes, et lorsque, jeune encore, vous vous présentâtes dans la carrière, ce fut à l’ombre d’une reconnaissance enthousiaste, car rien ne s’oublie moins que la louange. Aussi vos essais de poëte, premiers et touchants élans partis du cœur d’un fils, rencontrèrent-ils partout des échos protecteurs.
Plus tard, vous nous donnâtes en prose de fraîches et gracieuses peintures, dans lesquelles on put voir se révéler le talent de l’observation uni à une sensibilité délicate et naïve. Fidèle à votre système de déification, vous nous y montrez toujours le dévouement, la vertu, concentrés dans cette moitié du genre humain, si forte de l’esclavage dont vous la plaignez, si puissante de nos rigueurs, et qui vous a prouvé, par vos succès, que sa faiblesse est de toutes les influences de ce monde la plus dominatrice.
Un essor nouveau porta vos succès sur nos théâtres. Dans un premier drame, Louise de Lignerolles, vous vous attachâtes à peindre la générosité la plus pure, la plus haute, siégeant au cœur d’une femme offensée. Bientôt, reprenant la touche du poëte, vous nous dévoilâtes, dans la tragédie de Guerrero, les combats amers d’une âpre et vigoureuse nature, que ses instincts de domination, son besoin de renommée, mettent aux prises avec l’amour de la patrie, avec la foi jurée aux siens. Cette œuvre sévère fut suivie de plusieurs comédies, où une fine et douce critique de nos mœurs, de nos vanités, délasse l’esprit, et laisse à la leçon morale tout son effet.
Vous nous dites, Monsieur, que les esprits sérieux s’étonnent et s’effrayent de la collaboration introduite dans l’art dramatique. L’étonnement et l’effroi ne me paraissent pouvoir entrer dans la pensée de personne, si vous entendez parler de ces œuvres supérieures qui nous montrent dans toute sa force la faculté suprême qui a été donnée à notre esprit de se replier sur lui-même, d’étudier tout ce que l’homme peut trouver de ressources dans son libre arbitre pour s’améliorer et pour s’agrandir. À ces créations du génie il faut la méditation profonde et l’unité de la pensée : nous ne nous attendrons jamais à ce que la collaboration enfante un nouveau Misanthrope. Mais l’art dramatique est multiple autant que puissant et vivace ; chaque jour il se rajeunit, en empruntant aux entraînements du moment les formes nouvelles dont il se revêt.
Pour ces compositions spirituelles et fugitives, rien de mieux entendu que cette participation de talents divers, qui, comme vous le dites fort bien, se complètent en s’unissant. La thèse que vous soutenez trouve, du reste, son meilleur argument dans une pièce charmante : créée par une imagination souple et légère, elle laisse respirer partout, sous un réseau transparent, l’esprit fin et ingénieux qui anime la plume du collaborateur qui, dans Adrienne Lecouvreur, s’est uni à vous pour répandre dans l’action tant d’intérêt, et dans la mise en scène tant de cet art qu’il connaît si bien.
Vous avez assisté, nous dites-vous, Monsieur, à quelques représentations de l’école nouvelle. « L’on y déifiait Shakspeare, on y attaquait Racine, et l’on y demandait, par-ci par-là, quelques têtes d’académiciens. » Ces dangers ne troublèrent en rien la persistance des efforts qui devaient vous ouvrir cette enceinte ; vous pûtes, d’ailleurs, vous rassurer en remarquant que quelques-uns des féroces cannibales suivaient, à distance, la même route que vous. Mais vous fîtes mieux encore ; on criait : « Mort à la tragédie ! et vous consacrâtes vos études à un sujet essentiellement tragique car, dites-vous très-justement, cette forme de l’art « a sa raison d’être, et si la comédie et le drame représentent le vrai et le réel, la tragédie doit se proposer l’idéal. » Ici, Monsieur, permettez-moi d’apporter quelques restrictions.
Emprunter le secours des fictions pour faire accepter d’utiles enseignements, tel a été le procédé constant du théâtre. Dans ta tragédie, l’art, en se perfectionnant, s’est imposé le devoir de borner le domaine de l’idéal, de ne point abuser du don d’émouvoir, de ne troubler l’âme, cette étincelle divine que nous portons en nous, qu’en lui réservant, comme impression dominante et dernière, celle de l’éternelle justice.
« Le vrai et le réel animent, dites-vous, les autres formes de l’art dramatique. »
Pour moi, je regrette que notre bonne vieille comédie, cette représentation naïve d’une action vraiment plaisante, semble ne plus oser se produire, et qu’avec elle nous échappe cette gaieté naturelle et sincère, cette véritable joie qui fait tant de bien.
Nos théâtres nous apportent le reflet d’une société agitée ; à l’observation du cœur et de ses faiblesses se substituent des peintures ingénieuses et vives des ridicules qui traversent la scène du monde. Ces productions, d’ailleurs charmantes, rappellent le mot échappé à la finesse d’une femme. « Ne trouvez-vous pas, lui disait-on, qu’il y a dans cette œuvre singulièrement d’esprit ? – Il y en a tant, répondit-elle, que je n’y ai point vu de corps. »
Sous l’apparence d’un arrangement facile et naturel, nos grands comiques voilaient des combinaisons profondes ; et, tout en nous apprenant à rire finement, à rire avec esprit, ils donnaient beaucoup à penser ; ils savaient nous conduire jusqu’à un dénoûment où l’utilité morale se découvrait, et nous montrait que derrière le poëte était caché le philosophe.
Mais revenons, Monsieur, à votre tragédie de Médée. Elle a été le fruit de ces études dont je parlais tout à l’heure, études qui ont élevé votre talent, et qui ont donné à votre touche ce ton grave, qui est le ton vrai de la tragédie. Soyez loué, Monsieur, de cette courageuse persévérance ; vous lui avez dû l’une de vos plus neuves et plus heureuses conceptions : je veux parler du beau rôle d’Orphée, qui nous représente le poëte ramené à son type primitif, recevant des dieux l’inspiration, et consacrant toute la puissance de son talent à rappeler les hommes à la conciliation et à la vertu.
Vous nous disiez tout-à-l’heure que vous vouliez pour la tragédie un coin du ciel. J’ai peine à croire que le terrible idéal de Médée puisse y trouver sa place ; lorsque, dans vos premiers vers, vous écriviez cette pensée toute simple, vous étiez bien plus près de nous y transporter :
Dieu créa, dans nos misères,
Les baisers des enfants pour les larmes des mères,
Ces mots avaient été une vibration du cœur paternel ; c’en fut une autre qui vous conduisit à écrire l’ouvrage où vous vous êtes proposé de continuer la pensée de l’auteur du Mérite des Femmes.
Sous le voile d’une défense dont la nécessité pourrait paraître problématique, votre illustre père avait apporté par l’éloge un stimulant à la vertu ; il sut consoler, caresser, séduire l’âme pour l’agrandir et la mener doucement à trouver le bonheur dans le devoir. En louant, en exaltant le dévouement, il éloigne la plainte, il exclut les retours amers ; car là où il y a affection, tendresse, le sacrifice n’existe plus. Pour que ses conseils fussent acceptés, M. Legouvé, en poëte expérimenté, avait emprunté les formes d’une admiration presque adulatrice. La modestie féminine fut assez généreuse pour les lui pardonner, ne les trouvant point d’ailleurs exagérées ; elle accepta tout : la leçon passa à la faveur de la louange. Le poëme fut salué par les acclamations d’une reconnaissance passionnée, reconnaissance dont la durée prouve qu’il est des enthousiasmes qui ne sont point passagers.
C’est ainsi, Monsieur, que, par la force des choses, vous vous trouvâtes le champion né de la moitié du genre humain, et qu’encouragé par ses sympathies vous entreprîtes de peindre ses souffrances. Votre livre respire partout une certaine odeur de bonne conscience ; quelques pages sont empreintes d’une sensibilité délicieuse ; mais partout aussi se laissent apercevoir des traces d’hésitation ; on dirait que l’œuvre vous a semblé si délicate que votre main tremblait en y touchant. À cette histoire de tant de déceptions, de tant d’injustices, ne pourrait-on pas opposer le tableau, non moins sombre, des maux, des responsabilités qui pèsent sur l’autre moitié de l’humanité ?
« Une certaine inégalité entretient l’ordre et la subordination, a dit La Bruyère ; elle est l’ouvrage de Dieu et suppose une loi divine : une trop grande disproportion peut naître de l’abus de la force, et elle est l’ouvrage des hommes. »
Échappons à l’écueil de la disproportion. Ravivons ce culte du cœur qu’à tous les âges, et sous toutes les civilisations, les hommes ont senti le besoin de vouer à l’être auquel ils doivent la vie ; que nos compagnes s’abritent sous la protection des vertus suaves et sérieuses qui leur assurent toujours le respect. Craignons surtout d’ajouter, par une indiscrète prévoyance, des maux imaginaires à des devoirs réels. Ranimons plutôt les instincts de dévouement. Sachons bien qu’il est au fond du cœur des mères des trésors d’indicibles bonheurs, et que ces êtres délicats rétablissent par les joies secrètes de la conscience un équilibre qui, pour être voilé, n’en est que plus doux.
Dans une de nos provinces vit une famille nombreuse ; le souffle bienfaisant de l’éducation maternelle y a tout animé ; chacun est actif et partant heureux. Cependant la mère, cette providence du foyer domestique, aperçoit dans l’un de ses fils du trouble, de la tristesse. – Hé ! qu’as-tu ? dit-elle. – Mais, ma mère, puis-je vous voir, vous, mes sœurs, partout et toujours sacrifiées ? – Sacrifiées ! et comment ? Tes sœurs sont aimées, et, en donnant par leur exemple le courage de l’accomplissement du devoir, elles sont entourées de bénédictions ; leurs fatigues mêmes sont des joies, car elles aiment. – Je croyais tout cela, mais mes lectures m’apprennent tous les malheurs qui vous accablent, vous autres femmes. – Je n’y comprends rien, dit la bonne mère ; cependant, peut-être sommes-nous ici une exception. Vois le monde, mon fils.
Arrivé à Paris, le jeune homme s’arrête devant un de ces asiles où le dévouement pieux veille sans cesse. Une femme, à qui sa condition impose le travail, s’y présente ; elle va donner la vie à un nouvel être.
La bienfaisance adopte d’avance l’enfant qui naîtra, aide la mère qui le nourrit, la soulage de l’incessante sollicitude que demande le premier âge, entoure le berceau des soins que donne l’aisance, dirige les premiers pas de cette petite créature, et lui conserve les douces joies de l’enfance, tout en ouvrant avec une judicieuse réserve sa frêle et naïve intelligence.
La jeune fille, conduite pas à pas, ne quitte l’asile protecteur que prémunie contre les dangers par les enseignements les plus sages, et contre la misère par l’habitude du travail. Plus tard, est-elle malade, tout a été prévu pour soulager ses maux, et si la vieillesse la surprend dénuée par le malheur ou par l’imprévoyance, elle trouvera un nouvel abri, préparé par ces tyrans, contre l’inhumanité desquels notre voyageur commence à se sentir moins révolté.
Un ami l’introduit dans un salon.
C’est là qu’apparaissent, dans tout l’éclat de la domination et du succès légitime, ces gracieux interprètes d’une langue que leur influence a tant contribué à former ; car, il faut le reconnaître, le précepteur d’une femme, quelque habile qu’il puisse être, sera toujours, dans l’art de rédiger rapidement et finement sa pensée, fort au-dessous de son élève. L’abbé de Saint-Pierre, qui a été ici notre devancier, entendant, un jour, l’une d’elles s’exprimer avec beaucoup de grâce sur un sujet frivole, s’écria : « Quel dommage qu’elle n’écrive pas ce que je pense ! »
Ces penseurs, qui voulaient apprendre à parler, avaient trouvé le premier berceau de la conversation polie et réservée dans les salons du fameux hôtel de Rambouillet. C’est là que Malherbe, Racan, Vaugelas, Balzac, Voiture, apportaient leur encens à des femmes spirituelles, qui, quoique égarées par leurs prétentions, furent utiles, car elles donnèrent le signal des luttes animées de l’esprit entre les deux sexes, et leur préciosité même, qui opposait une digue à la crudité d’un langage qui alors n’était pas plus châtié que ne l’était le goût, devint une cause d’efforts, et par là de progrès.
Corneille soumit à ce tribunal ses premières pièces et n’y réussit pas toujours à en faire saisir les beautés. Ces faux jugements, ces prétentions outrées, inspirèrent à Molière, ce plus judicieux, ce plus aimable des censeurs, les Précieuses ridicules et les Femmes savantes. La leçon (trésor gagné à la littérature) fut entendue ; les femmes se retranchèrent dans le naturel, et dans ce soin de faire valoir les autres qui, plus tard, se pratiqua si bien chez madame Geoffrin. Les Sévigné, les La Fayette, les La Sablière, par leur élégance naïve, par leur simplicité fine et piquante, par le sentiment délicat des convenances, firent des salons, où elles introduisaient l’urbanité, les arènes de la langue française. C’est là que les Boileau, les Racine, les La Fontaine, pour polir leur talent, vinrent étudier les formes adoucies qui enlèvent au discours sa sécheresse, les tours rapides qui permettent d’effleurer seulement ce qui ne doit pas être accentué, et cette harmonie gracieuse que voulait emprunter l’abbé de Saint-Pierre. C’est là que ces observateurs sérieux apprirent à se ployer au choix réservé des mots, et à ce lutinage incessant de l’esprit qu’impose le commerce des femmes.
Dans nos salons modernes, qui n’a souvent admiré l’adroite et fine stratégie avec laquelle les femmes dirigent la conversation entre tous les amours-propres et savent satisfaire à chacun ? L’esprit, cette distinction si individuelle, doit y être compté comme appartenant à tous, car, prétendants ou possesseurs, personne n’en cède la part qu’il s’est adjugée. L’attention générale semble être une place forte que chacun tente sans cesse de prendre d’assaut. Celui qui parle est un usurpateur ; il ne se maintient qu’à force de succès.
La conversation revêt toutes les nuances de l’imprévu : prendre pour arme cette douce moquerie qui donne à la bienveillance elle-même une façon piquante de s’exprimer, ou se distraire par la plaisanterie des côtés sérieux de la vie, sont les fugitifs incidents d’une lutte dont les plus grands dangers seraient une trêve ou une capitulation.
Ce péril est conjuré avec une adresse que pourraient envier nos plus savants diplomates ; la fée du logis, qui veille sans cesse, a disposé toutes choses pour qu’un récit, qu’animent le bon goût et l’esprit, se fasse jour : alors chacun s’y associe, toutes les imaginations suivent celle du conteur ; il semble que ce soit un musicien habile qui fait vibrer chez ses auditeurs toutes les touches de la pensée. Le plaisir d’interrompre se mêle au plaisir d’écouter ; aucune expression heureuse ne passe sans être relevée, aucune malice, délicate ou fine, sans être sentie ; chacun, ayant apporté son tribut, prend sa part du succès ; on se plaît, on a joui les uns des autres, et tout est concorde et sympathie.
« Mais, dit avec surprise à son mentor l’ingénu campagnard que nous avons introduit dans la société parisienne, mais je croyais les femmes victimes et opprimées. – Victimes ! D’où donc arrivez-vous, et ou prenez-vous ces pensées ? – C’est que, dit le jeune homme, j’ai… j’ai lu. – Ah ! reprit le vieillard, l’Histoire morale des Femmes ; je comprends. L’auteur est un homme de beaucoup d’esprit et de cœur ; l’ouvrage offre une lecture pleine d’intérêt ; mais c’est l’histoire, l’histoire d’un règne, règne bien légitime, écrite pendant sa durée. »
L’excellent confrère dont vous venez de nous parler, Monsieur, fut essentiellement poëte ; il le fut avec amour, il le fut toute sa vie. Une justesse admirable dans l’expression, une rime toujours riche et facile, une harmonie continue, décèlent dans M. Ancelot l’étude sérieuse et profonde des maîtres. Le culte de Racine l’avait fait auteur ; un grand et légitime succès jeta un rayon de bonheur sur sa jeunesse. Homme de bien, c’était du fond de ses sentiments que se répandaient sur ses ouvrages les inspirations généreuses qui parurent dès son Louis IX. L’esprit de parti dénatura la cause de ce succès, et avec une impitoyable persistance sema d’épines la carrière de l’auteur.
Des vers charmants furent les seuls échos de tout ce que pouvait contenir d’amer son fiel poétique ; il y reproche à ses adversaires ce qu’il leur pardonnait le moins :
Pour me trouver des crimes,
Vous torturez mes vers, et vous gâtez mes rimes.
Cependant il multipliait ses ouvrages, et, par la variété des genres, prouvait la souplesse de son talent. Une fort jolie comédie en vers nous retrace un travers de l’époque où elle parut, très-finement saisi et très-judicieusement accentué, dans l’Important :
Cherchant des protégés et des solliciteurs,
Comme un autre insensé cherche des protecteurs.
Ce fut après sa belle tragédie de Fiesque, où l’énergie de l’action se rehausse de tout l’éclat d’une versification éloquente, que le gouvernement lui adressa des lettres de noblesse. Elles venaient de Louis XVIII, ce roi qui savait être finement gracieux, et portaient : « On ne vous crée pas noble ; on vous reconnaît pour tel. » Le poëte judicieux ne se para jamais que de la noblesse de son cœur ; elle lui fit beaucoup d’amis, auxquels son crédit d’alors appartint sans réserve. Ses succès lui avaient ouvert nos divers théâtres ; il y introduisit plus d’un de ses rivaux, et, pour y faire recevoir leurs ouvrages, il employait à les faire valoir sa belle voix et son admirable talent de lire.
M. Ancelot nous a laissé de très-spirituelles épîtres, où,
Peintre sans malveillance, et non pas sans malice,
soit qu’il emploie la sensibilité et la finesse, soit qu’il se livre aux critiques les plus vives et les plus fermes, sa touche conserve toujours une supériorité dont, en ce genre, notre langue offre peu d’exemples.
Sa facilité extrême pour le vers satirique fut toujours contenue par sa bonne nature. « Le temps de tourner mon épigramme, disait-il (et cependant il les faisait en laissant courir sa plume), ma colère est passée ; et, ce qui est singulier, c’est que moi, qui ai pourtant une bonne mémoire, je n’en ai jamais retenu une seule. »
En donnant une compagne à sa vie, M. Ancelot avait rencontré une harmonie de goûts, d’esprit, de talent, qui fit des rigueurs du sort une source d’heureuse intimité, et qui amena cette conformité d’efforts qui double l’énergie et met du bonheur partout. Dans cette communauté de travaux, il eut tant d’esprit qu’il sut (chose extrêmement difficile) en avoir toujours à côté d’une femme qui en a infiniment.
Il aimait nos réunions, y apportait un sens droit, un jugement ferme ; mais comme il fallait que le fluide poétique s’échappât de quelque manière, et que toujours il était armé de rimes, il nous proposa un jour de discuter en vers. Quelque sympathie que nous eussions pour les propositions de notre confrère, celle-ci ne réunit pas l’unanimité ; mais l’auteur soutint sa gageure.
M. Ancelot, qui avait au suprême degré le don d’être ami, ne se laissa détacher de nos assemblées que vaincu par la maladie. Dans les derniers mois de sa vie il rappelait, par sa persistance, l’assiduité du bon La Fontaine, venant toujours, quoique vieux et faible, et disant : « Il n’y a plus que là que je me plaise ! »
Et le bon La Fontaine avait bien raison ! Ici, Monsieur, les liens de la confraternité font disparaître toutes les distinctions extérieures, et les plus réelles, celles du talent, se plaisent à s’effacer. Racine nous dit du grand Corneille que, « lorsqu’il entrait à l’Académie il laissait toujours ses lauriers à la porte. » Dans cette enceinte, chacun apporte sa part de richesses pour les mettre en commun. L’éloquence y coudoie la philosophie, le critique et l’historien prennent place à côté du romancier ou de l’auteur dramatique, et le poëte ne s’effarouche pas du voisinage de la science.
Fontenelle, dans une occasion semblable à celle qui nous réunit, parlait ainsi à son nouveau confrère : « Je suis en droit de vous dire, sans craindre aucun reproche de présomption, que notre commerce vous sera utile. Les plus grands hommes ont été ici, et n’en sont devenus que plus grands. Cette utilité, il se l’appliquait à lui-même : « C’est l’Académie française qui m’a formé la première, disait-il, et c’est là que j’ai reçu des leçons excellentes sur l’art de la parole. »
C’est qu’en effet ce grand art de la parole, de la parole libre et facile, y a toujours eu ses plus éloquents interprètes, et que c’est dans l’abandon et la chaleur des discussions qu’il revêt toutes ses richesses.
Vous trouverez, Monsieur, un profond intérêt à voir tant de talents divers apporter le secours de leurs lumières, et travailler de concert, avec un amour vraiment national, à conserver à notre belle langue, par l’étude critique de la formation et du sens des mots, toute sa pureté, et à développer en elle ce mécanisme ingénieux qui lui permet d’exprimer les idées les plus déliées et les plus fines avec précision, les plus profondes avec clarté, qui se prête, qui s’étend à tout, depuis les railleries inépuisables de Voltaire jusqu’à la parole sublime de Bossuet.
C’est de l’établissement de cette Compagnie, et de l’émulation qu’elle a excitée, que sont nées les autres Académies : celle des Sciences, celle des Belles-Lettres, et enfin ce grand Corps de l’Institut, auquel j’appartiens depuis trente ans, et qui me permettra de lui rappeler cet autre mot du spirituel académicien que je citais tout à l’heure : « Un demi-siècle passé parmi vous m’a fait un mérite, mais je me flatte d’en avoir un autre : c’est mon attachement pour mes confrères. »