Monsieur,
Il est un titre que tout membre de l’Académie française porte une fois dans sa vie et seulement pendant deux heures : celui de « récipiendaire ». Si ce mot n’est peut-être pas d’une beauté parfaite, la situation qu’il désigne passe pour assez enviée. Même après avoir obtenu nos suffrages, un nouvel élu n’appartient réellement à notre Compagnie que si, par son discours de réception, il se prête à l’accomplissement des rites que ce titre comporte.
Hâtez-vous d’en jouir, car déjà vous voici à la moitié de votre privilège. La peau de chagrin se rétrécit. Vous venez d’en profiter pour nous lire de fines et nobles pages. Ce qui ne saurait nous surprendre. Vous nous en avez donné l’habitude.
Or, voici que, cette dernière heure de votre règne parmi le bruit honorifique des armes, l’émouvante sonnerie « aux champs » et les acclamations de vos admirateurs, je vais, selon une tradition trois fois séculaire, la tourmenter par des traits barbelés et des paroles un peu malicieuses de bienvenue.
Malgré la qualité, la richesse et la diversité de votre œuvre, vous êtes, Monsieur, pour le Directeur chargé de vous accueillir, le moins avantageux des récipiendaires. Votre existence, magnifiquement monotone, n’est faite que de vos travaux, de vos études, des émois que les œuvres et les hommes vous ont donnés. Depuis que vous êtes en âge de lire, d’écrire, de comprendre et d’interpréter les rumeurs du monde parvenant jusqu’en votre solitude juvénile, de découvrir les tragédies et les comédies de la société contemporaine, vous avez vécu avec la plus noble ferveur intellectuelle parmi les livres qui vous révélèrent la beauté et les hauts esprits de toutes les époques, ensuite, lorsque cet enivrement vous mit la plume à la main, devant votre écritoire.
Voilà toute votre histoire. Pour le confrère ayant mission de répondre à votre discours, elle est aussi désespérante que noble. Quel parti et quels brillants effets voulez-vous qu’il en tire ? Pas d’aventures. Un de nos anciens sous la Coupole a dit : « Nos plus belles aventures sont nos pensées. » Avec quelle rigueur, pour le plus grand dam de vos biographes futurs, vous vous y êtes conformé ! Pas d’aventures. Pas de singularités ni de manies pittoresques. À votre sujet, aucune plaisante anecdote que l’on puisse rapporter. Votre œuvre prouve bien que vous avez le goût de la fantaisie. Mais c’est celle des autres que vous nous contez, d’ailleurs avec beaucoup de charme et d’amusement contenu. La vôtre est dans vos livres et non dans votre vie.
Au cours de votre carrière, vous n’avez pas rédigé le moindre manifeste ni fait claquer de drapeau neuf, ou prétendu tel, au-dessus d’une fougueuse cohorte rassemblée autour de vous. Vous n’avez pas prétendu rénover la littérature française et prophétisé impérieusement que, sous l’influence de votre groupe, elle s’orienterait désormais vers des altitudes jamais atteintes. Fiers, naïfs, touchants espoirs de la vingtième année !
Et peut-être, Monsieur, même à l’âge de toutes les irrévérences, n’avez-vous jamais brocardé ni malmené l’Académie française pour les choix qu’elle fait et pour ceux qu’elle ne fait pas ! Peut-être ne vous arriva-t-il jamais de lui reprocher, en une volée de mots acerbes et vengeurs, de ne pas élire vos amis aussitôt que vous le souhaitiez ? Un tel manquement à une amusante tradition, trois fois séculaire aussi, révèle en vous ce que l’on appelle, suivant un mot très en faveur aujourd’hui, un remarquable « non-conformiste ».
Voilà que, à force-de déplorer — pour la commodité de mon discours — l’absence de pittoresque dans votre vie uniformément laborieuse, je me remémore d’autres particularités : la Provence est votre petite Patrie. Vous la connaissez bien puisque vous y avez vécu toute votre jeunesse. Dans l’un de vos premiers romans, les Sangsues, écrit au cœur de votre ville natale, vous parlez, à propos d’une de vos héroïnes, de « l’exagération des témoignages extérieurs habituels à son caractère de méridionale exubérante et superficielle ». Si l’on en juge par maints autres passages de vos livres, cette abondance de paroles et de gestes serait plutôt fréquente chez vos compatriotes, dont on aime la bonne humeur, la verve, la joie de vivre. Or, vous, Monsieur, vous êtes impassible, renfermé, peu prodigue de mots et de mouvements. N’étaient le fin regard amusé, qui parfois brille sous les verres de vos lunettes, et certains discrets sourires dont s’anime de loin en loin votre visage immobile et mat, on penserait en vous voyant, plutôt qu’à un ardent Provençal, à quelque Hindou sereinement méditatif ou encore à quelque « bouddha doré », pareil à celui dont « l’air paterne et bon » mettait tant de placidité dans le salon de la charmante et douloureuse femme d’un de vos plus beaux romans : le Reste est silence.
Comme si parfois la figure d’un homme, son habituelle façon d’être réussissaient à créer autour de lui l’atmosphère qui lui convient le mieux et la plus favorable à la réalisation de ses désirs, lorsque vous avez bien légitimement exprimé celui d’être élu à l’Académie, une grande paix s’établit autour de votre candidature. Tout juste se proposa, et avec une bonne grâce vraiment peu combative, un concurrent ami, que chacun sentait désigné, après vous, pour une victoire prochaine. Alors qu’il y avait un peu de houle, de fièvre, d’incertitude pour les fauteuils disputés en même temps, personne ne vint troubler la quiétude de cet aimable tête-à-tête. Il semble que votre sérénité coutumière ait tout naturellement dominé la tempête. Votre tranquille succès fut à votre ressemblance.
Vous êtes de Marseille, Monsieur, et vous n’avez pas le moindre accent marseillais. Coquetterie ou gageure, ou encore non-conformisme ?
Lorsque, après vos premiers livres, il vous arriva de faire quelques brèves apparitions à Paris, le jeune romancier que vous étiez, à la fois timide et maître de lui, impassible et discrètement ironique, n’avait déjà plus ce sonore, ce magnifique accent de terroir. Par quel prodige vous en étiez-vous affranchi dès votre naissance ?
C’est à ce moment que je vous connus. Il y a de cela un quart de siècle. J’étais alors directeur littéraire du journal le Matin et, très frappé par l’émotion humaine, la finesse psychologique, le charme, la poésie de vos premiers romans — pouvais-je me douter que, vingt-cinq ans plus tard, j’aurais le plaisir de dire sous la Coupole du Palais Mazarin ce que, dès cette époque, j’en pensais ? — je vous écrivis pour vous demander des contes.
Sans doute, sur un renseignement d’éditeur, c’est à Marseille que je vous adressai ma lettre. Mais je crus que vous y faisiez quelque séjour d’hiver. Rien, dans vos livres si nuancés et dans vos paysages bien jolis mais toujours discrets, ne révélait un autochtone.
Vous ayant demandé de venir me voir à Paris, lorsque j’eus le plaisir de causer avec vous votre aspect flegmatique, vos gestes retenus, votre parole mesurée me donnèrent la certitude que vous étiez un Septentrional, passagèrement transplanté dans une région d’ardente vie extérieure. Je me demandai même si vous n’étiez pas quelque secret Asiatique avec une lueur furtivement narquoise dans son calme regard, venu finir ses études sur le rivage méditerranéen. Comme je ne m’étais pas permis d’interroger un homme si réservé, on m’étonna beaucoup en me disant que vous êtes un pur fils de cette Cannebière dont la gaieté nous est un enchantement. Pendant quatre années, vous nous donnâtes d’attachants récits tout grondants de passion profonde et pathétique, riches d’âmes tourmentées et d’originaux personnages. Réunis en plusieurs volumes, sous de fort beaux titres où l’on retrouve le poète qui est en vous, vos contes de ce temps-là et ceux que vous ne cessez de publier constituent une part très importante de votre œuvre. En même temps que romancier et critique, vous êtes un très attachant conteur. Mais l’ensemble de vos récits n’a rien de spécifiquement marseillais.
Pourtant, c’est dans cette ville que vous vous êtes formé, qu’ensuite vous vous êtes fervemment initié, par d’immenses lectures, à la vie intellectuelle de notre temps. C’est là que, méditatif et replié sur vous-même, vous avez écrit vos premiers livres et goûté la joie de vos premiers grands succès.
Pendant plus de vingt années vous avez habité la même maison, qui devait être la plus paisible du quartier le moins mouvementé de Marseille et, je me plais à le croire, la chambre la plus tranquille de cet appartement sans bruit. Vous étiez âgé de 9 ans lorsqu’en 1887, vous y êtes entré et vous veniez d’atteindre la trentaine lorsque, en 1908, vous en êtes parti. Là, pas d’autres événements que le travail de votre pensée. Mais de quels fiévreux rêves, de quels personnages et constructions imaginaires ce décor s’est peuplé ! Le jour même où nous venions de vous élire, la locataire actuelle de ce logis, qui est certainement une femme de qualité, vous écrivit, dès que les Ondes lui eurent apporté la nouvelle de votre élection, une lettre bien touchante où elle vous disait : « J’étais dans ma chambre quand la Radio fit connaître votre élection à l’Académie. Cette chambre est la vôtre : 6, rue des Tonneliers. Et il me semblait que c’étaient les murs mêmes qui m’annonçaient votre succès et me parlaient de vous. » Je ne garantis pas le texte de cette lettre, mais c’en est l’esprit et le sentiment. À côté de vous lorsque vous l’avez ouverte, je sais quelle douce émotion bouleversa votre apparente impassibilité.
À cette minute, sous le choc de ce délicat message, tous les souvenirs de votre jeunesse se sont dessinés dans votre mémoire : la douceur du foyer familial, la vigilante tendresse d’une mère infiniment délicate et sensible qui, non contente de vous tenir à l’écart des réalités de la vie, parfois brutale même pour l’enfance, vous contait de féeriques histoires, se plaisait à vous faire des lectures enchanteresses et trouvait dans son imagination de beaux récits pour satisfaire la vôtre, déjà éveillée, curieuse et fort exigeante.
La vie de ce foyer où vous avez si douillettement grandi était d’ailleurs assez grave et un peu austère en son atmosphère ouatée. Tout petit, vous y voyiez passer des soutanes de prêtres, vous y entendiez la sereine gaieté, si fraîche et ingénue, de religieuses. Deux oncles de votre père furent vicaires généraux de diocèses en Provence et quatre de ses sœurs se dévouèrent, sous .la robe de divers ordres, au soulagement des malheureux ou à la prière. L’une d’elles était fille de la Charité, les trois autres furent sœurs de la Visitation en un couvent de Marseille, où le souvenir de leur tante, qui les avait précédées sous le voile, était encore vivant.
Madame votre mère — à qui, tant elle était bonne, il vaut mieux restituer ce nom de « maman », sous lequel, même avec nos cheveux blanchis, on pense toujours aux adorables disparues qui nous élevèrent tendrement — votre maman avait à ce foyer une existence en complet accord avec lui. Confinée dans les soins physiques, moraux, intellectuels qu’elle donnait à son unique enfant, elle n’éprouvait pas le besoin de sortir ni de se distraire. En souriant elle comptait le nombre de soirées que, tout au long de sa vie, elle avait bien pu passer au théâtre. C’est tout juste si cette récapitulation atteignait la dizaine. Et je ne suis pas très sûr, Monsieur, que, personnellement, pour votre réel plaisir, vous ayez beaucoup dépassé ce total de délectations dramatiques.
Du côté de Madame votre mère il y avait d’ailleurs une tradition d’études sur la vie morale. Une de ses tantes est entrée dans la famille de Clapier, à laquelle appartenait Vauvenargues. Beau titre de gloire pour un romancier provençal. Cette même branche maternelle s’honore aussi d’une tradition de science linguistique puisqu’un de vos grands oncles, Consul de France en Syrie et arabisant distingué, apprit la langue arabe à notre ancien confrère de l’Institut, M. Gustave Schlumberger, parmi les oliviers et les orangers du Liban, et fut en rapport avec Ernest Renan, qui dans ce paradis méditerranéen, au pied des crêtes neigeuses, écrivait sa Vie de Jésus.
Par votre famille paternelle vous avez aussi une ascendance littéraire puisque, au moment de la Révolution de juillet 1830, un oncle de votre père, Édouard Jaloux, venu à Paris afin d’y satisfaire le goût qu’il avait pour les lettres, y écrivit, dans le genre du célèbre Jérôme Paturot, un roman social intitulé Diogène, que je m’excuse de n’être pas allé consulter à la Bibliothèque nationale. Mais, comme l’étude des passions éternelles vous a toujours plus intéressé que les problèmes sociaux de notre temps, j’imagine qu’un tel livre de votre grand-oncle ne m’eût rien appris sur votre hérédité.
Vous n’êtes encore qu’un petit enfant, attentif et bien sage, pour qui sa maman invente de merveilleuses histoires. Voilà pourtant qu’on doit vous arracher, du moins pendant quelques heures, chaque jour, à cette atmosphère familiale, pour vous soumettre à un enseignement méthodique. La tendre sollicitude maternelle intervient encore. Au lieu de vous exposer aux bourrades de camarades turbulents, on vous fait agréer dans une institution de petites filles. Parmi vos institutrices il en est une, très belle, dont vous ne parlez encore qu’avec admiration et qui, de sa voix harmonieuse, vite émue, vous lisait de belles pages sur de touchantes héroïnes, par exemple Marie-Antoinette, Marie Stuart, ou Eugénie de Guérin. Une telle formation entre de petites filles, par des éducatrices un peu sentimentales, n’explique-t-elle pas votre facile, délicate et respectueuse familiarité avec les femmes, cette compréhension réconfortante de leurs troubles et de leurs tristesses, que vous montrez dans votre œuvre comme dans votre vie ?
Voici bientôt le temps du lycée, au milieu des garçons de votre âge. Vous étiez préparé pour y être malheureux et vous le fûtes autant qu’on peut l’être. Vos succès scolaires s’en ressentirent. Peut-être n’avez-vous jamais été premier en narration ou en dissertation française. Frêle garçon timide et bousculé, vous étiez bien trop, effarouché pour donner votre mesure.
La maladie interrompt vos études au lycée. Plusieurs années elle vous isole de la vie. Alors commencent vos fructueuses études personnelles. Réfugié dans le logis familial, vous lisez. C’est tout ce que vous saviez faire. Vous lisez éperdument, interminablement. Vous vous en donnez à cœur joie. Sans trop s’alarmer de cette frénésie intellectuelle qui ne mène à aucun avenir pratique, vos parents vous laissent faire.
C’est l’époque merveilleuse — que, tous, nous avons connue plus ou moins longtemps au cours de notre jeunesse —où, l’étape des examens franchie, on se plonge durant plusieurs semaines dans l’œuvre d’un même écrivain, ne le quittant que pour se nourrir des livres d’un autre. Délicieux souvenirs de la jeunesse que rien n’arrache à sa soif d’apprendre, de connaître, de découvrir !
Plus que tout le monde, Monsieur, vous avez connu cet enchantement, avec lequel venaient communier, à votre domicile même, certains de vos amis tout vibrants d’une ferveur analogue. Chacun d’eux a conquis par son talent un beau renom dans les lettres ; le poète Lucien Rolmer, tombé sur l’un des champs de bataille de 1914 pour la sauvegarde de tout ce qu’ensemble vous aimiez ; l’héroïque Albert Erlande, qui s’engagea volontairement dans la Légion étrangère pour la défense de la France dont il n’était encore que l’hôte et dont il voulut devenir ainsi l’un des fils, ce noble Albert Erlande qui fut de tous les rudes assauts contre l’envahisseur et, après avoir eu le temps de nous donner maints beaux livres, mourut de ses blessures ; les excellents romanciers Gilbert de Voisins et Francis de Miomandre qui heureusement survivent et continuent leur œuvre, d’autres encore qui, après avoir participé à vos enivrements, interrompirent plus tôt leur évasion dans l’irréel.
En état de perpétuelle griserie littéraire, la plupart de vos camarades vivaient dans un monde complètement chimérique. Leurs propos enfiévrés ne firent qu’accentuer votre tendance aux conceptions imaginaires, favorisées par l’isolement. Après une telle ascension dans le domaine chatoyant de la féerie, certains d’entre eux ont dû, sous les griffes de la vie, mettre beaucoup de temps à se réconcilier avec le réel. Et pour quelques-uns cette méritoire réconciliation est-elle définitive ? Pour vous-même, Monsieur, qui gardez un goût si vif des personnages bizarres, des étranges aventures, était-elle complète ? Votre figure littéraire serait peut-être moins intéressante s’il ne vous restait pas quelques reflets de ces vagabondages dans l’éblouissante stratosphère de la fantaisie ?
Plus alertes et répandus que vous qui trouviez le bonheur dans le rêve immobile, vos amis, en constante communion avec l’humanité de votre ville natale, vous en apportaient l’écho dans votre solitude si doucement feutrée de tendresse. Ils vous racontaient ce qu’ils avaient pu percevoir des rumeurs et des ridicules, des comédies et des drames, qui, partout, constituent l’éternel fond de la chronique humaine. Peut-être leur imagination avait-elle déjà inconsciemment transformé les éléments qu’ils offraient au travail inventif de la vôtre. En tout cas c’est d’après de tels récits que, brodant à son tour, elle se représentait et créait une vie fictive.
C’est une telle ivresse littéraire, accrue par votre repliement hors de la vie, qui vous fit écrivain. De vos lectures et méditations naquirent bientôt des poèmes que, tout juste âgé de dix-sept ans, vous publiez « aux dépens de l’auteur », comme on ne craignait pas de dire autrefois, sous le titre de l’Ame d’automne. Pour un adolescent, même reclus dans sa chambre, quelle singulière anticipation !
Toutes les pièces de ce volume de vers, vous les dédiez à des poètes ou prosateurs de l’École symboliste avec laquelle vos amis et vous, insatiables liseurs, veniez de faire connaissance. Dix ans après l’éclosion de cet art nouveau qui, par le goût des idées et de la vie intérieure, réagissait contre la trop exclusive étude des appétits et des instincts, par la souplesse et l’imprécision d’une poésie plus musicale contre la sonore et brillante joaillerie du vers parnassien, vous découvriez l’œuvre des aînés qui furent les artisans de cette évolution.
L’art de Paul Verlaine et de Jean Moréas, qui, l’un douloureusement humain, le second nourri de l’antiquité et de la Renaissance, ne relevaient pas du Symbolisme mais étaient admirés de ses adeptes, vous conduisit vers eux. À quinze ou seize ans déjà vous admiriez Tel qu’en songe, l’un des premiers et plus beaux poèmes d’Henri de Régnier, à qui dans votre discours vous rendez si justement un tendre et quasi filial hommage, les Cygnes et Joies de Francis Viélé-Griffin. Vous aviez lu aussi les Moralités légendaires de Jules Laforgue et les Palais nomades de Gustave Kahn, dont la lecture était de règle pour toute initiation au Symbolisme. Vous recherchiez les splendides fascicules de la première Revue indépendante, trop tôt disparue ; vous étiez passionnément attentif à l’effort du Mercure de France, qui depuis quarante-huit ans est un si beau, si libre et si honnête foyer de vie intellectuelle, et lisiez ce que, avec tant de goût et de hardiesse, la très vivante Revue blanche vous révélait de la littérature et de l’art contemporains. À distance vous suiviez, par les commentaires de la presse, les représentations du Théâtre libre, puis du Théâtre Antoine, du Théâtre d’Art du bon poète Paul Fort, du Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poë, les quatre scènes où se renouvelait alors notre art dramatique français.
Et voilà que, enfermé par plaisir au logis familial, ne vous mêlant guère à la vie, épris de poètes qui ne la chantaient que par des transpositions lointaines, soudain vous publiez votre premier roman, les Sangsues, qui est un hymne ardent à la vie. Monsieur, on est bien obligé de reconnaître que, si votre judicieux esprit n’a rien de paradoxal, il y a parfois du paradoxe dans votre cas, du tumulte dans votre impassibilité, même un peu d’élégante et discrète bohème dans votre existence laborieuse, en apparence si paisiblement régulière.
C’est un livre de révolte contre les calculs intéressés ou ambitieux, contre l’existence sans passion, sans imprévu et sans joie. Avec quelle ardeur vous mettez ce réquisitoire dans la bouche de votre héroïne qui est belle et qui sent gronder en elle toutes les forces de sa jeunesse ! Avec quel sentiment de sa valeur humaine et de son droit à la plénitude de vie elle résiste à sa mère qui, dans sa préférence pour un mauvais garçon de fils, immolerait volontiers la jeune fille à de tristes combinaisons matrimoniales ! Elle ne veut pas se condamner à devenir la femme d’un de ses médiocres automates, pareils à des milliers d’autres, qu’on pourrait dire « rabotés » selon un gabarit uniforme.
Si vous ne vous mêliez pas beaucoup à la société marseillaise, dès cette époque vous connaissiez à merveille, par vos lectures, le monde littéraire parisien. Et déjà vous étiez en correspondance avec ceux de ses représentants que vous admiriez. Un de vos parents, M. de Clapier, lié avec Henri de Régnier, à qui l’auteur des Poèmes anciens et romanesques dédia l’un des jolis contes en prose de la Canne de jaspe, vous avait mis en relations épistolaires avec lui. Vous échangiez des lettres avec le romancier lyrique Elémir Bourges, à qui nous devons des figures de haut relief et tant d’épisodes pathétiques, écrits dans une langue colorée de poète. Et vous aviez grande envie de venir à Paris pour voir ces écrivains que vous aimiez, pour rencontrer Verlaine, Moréas, Stéphane Mallarmé, Paul Adam, René Boylesve, dont les premiers romans vous avaient conquis, André Gide et tous ceux à qui vous aviez dédié les pièces de votre unique volume de vers.
Cet élan admiratif vers eux, dont vous m’avez fait la confidence, je l’ai d’autant mieux compris que, dix ans plus tôt, je l’avais moi-même ressenti pour ces mêmes écrivains et pour d’autres, d’une génération antérieure à la mienne, que mes lectures d’adolescent dans ma ville natale m’avaient fait aimer.
Aussi est-ce avec émotion — et plus encore avec une fierté de Français — que je retrouvai ce sentiment dans les paroles, dont peu de temps après notre victoire libératrice, m’honora un ferme ami de la France, M. Jean Bratiano, alors premier ministre de Roumanie : « Lorsque certains de mes compatriotes et moi-même, me dit-il, nous faisions nos études à Paris, il nous arriva souvent de rôder autour de l’Institut, du Sénat, du Collège de France, avec l’espoir de voir apparaître, au sortir d’une séance ou d’un cours, quelques-uns des grands hommes de votre pays que, à distance, dans nos familles, on nous avait, dès nos jeunes ans, appris à vénérer : Victor Hugo, Pasteur, Renan, Taine, Berthelot, Lesseps, et bien d’autres. » Et il se recueillit pendant quelques secondes pour revivre par le souvenir ces heures d’enthousiasme pour les gloires de chez nous, qui rayonnaient alors sur le monde.
Très ému par l’hommage de cet étranger aux grandeurs de mon pays, je me taisais aussi et, à la faveur de ce silence, dans mon esprit que de nobles figures surgissaient encore ! « Bien d’autres hommes illustres » avait dit M. Jean Bratiano. Et, en effet, je pensais à tous les Français de haut rang que, au temps où il était l’élève d’une de nos grandes écoles, on pouvait rencontrer aux portes des mêmes palais, ou bien parmi la foule, à l’admiration de laquelle aucune consécration officielle, aucun titre, aucune chaire ne les désignaient.
Pour ne parler que des écrivains d’imagination, puisque, dans votre jeunesse, Monsieur, c’est surtout cette littérature-là qui vous passionnait, on apercevait alors, sinon sur le seuil des palais législatifs ou des académies, du moins dans la rue ou dans les salons ou même en certains cafés légendaires qui parfois leur tenaient lieu de salon : le grand Flaubert, qui, toujours en une très belle langue, se reposait de la douloureuse réalité par l’enivrement de la couleur, Edmond de Goncourt, artiste raffiné qui, dans l’histoire comme dans le roman, n’eut de passion que pour le vrai, Alphonse Daudet, merveilleux par son sens si aigu de la vie et sa connaissance des hommes, Émile Zola, puissant évocateur des intérêts, des passions, des instincts aux prises dans une société en fermentation, Barbey d’Aurevilly, fier créateur de personnages au relief saisissant, Villiers de l’Isle-Adam, original inventeur de contes insolites, Paul Verlaine, tantôt délicat et tantôt farouche, dont la poignante chanson finit par s’élever humblement, plaintivement, vers le Ciel, les grands Parnassiens, Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, très nobles dans la sévère ou magnifique armure de leurs vers précieusement ciselés, Sully Prudhomme si tendre, et François Coppée si humain dans ses poèmes d’intimité, Jules Vallès, qui, dans sa virulence, a la forme sobriété des classiques, Henry Becque, le dramaturge hardi et novateur, continuant avec une âpre verve l’œuvre des maîtres de notre théâtre.
Trop jeune pour avoir lu dans les journaux de l’époque, au moment où il eut lieu, le compte-rendu du banquet littéraire offert à Jean Moréas pour saluer la publication de son volume le Pèlerin passionné, déjà vous saviez, par le récit de vos jeunes aînés partageant vos goûts, que ce fut le premier banquet retentissant, à une date où on ne multipliait pas encore ce genre d’hommage. Dans votre amour des vers, vous avez appris avec joie que cette fête réunissait la plupart des poètes et des écrivains originaux sous la double présidence d’Henri de Régnier et de Maurice Barrès, qui, après avoir, en peu de mots, célébré Jean Moréas, satisfit son culte pour les grands écrivains dont l’œuvre accroît notre force, en buvant « à la santé de Charles Baudelaire ». Ce sont ses propres paroles. Je les entends encore. Elles étonnèrent un peu, car il y avait trente-cinq ans qu’était mort l’auteur des Fleurs du mal, à qui celui de Un homme libre souhaitait de se bien porter. Mais, après une seconde de surprise, chacun approuva ce vœu pour la longévité d’une très belle œuvre dans l’admiration des générations futures.
Certainement aussi vous vous êtes associé au tout semblable hommage rendu trois ans plus tard au vieux maître Edmond de Goncourt, le « Maréchal des Lettres » comme nous l’appelions. Sa phrase nerveuse et colorée, sa vision si personnelle des aspects du monde et du caractère des hommes, les raffinements de son goût, devaient plaire à l’artiste que vous êtes. D’ailleurs n’avait-il pas inscrit parmi les membres de sa « Société Goncourt » — selon la modeste formule de son testament — le grand romancier auquel vous succédez et que vous avez toujours tant aimé, Paul Bourget, dont il avait deviné l’esprit ferme et droit, le talent sans peur, l’amour passionné des lettres ? Ce jour-là, nous eûmes le plaisir d’entendre le toast émouvant et fraternel d’Alphonse Daudet, puis l’évocation des divers aspects de l’œuvre des Goncourt, romanciers, historiens, critiques d’art, par Georges Clemenceau qui, injustement arraché à la tribune parlementaire, commençait, à cinquante-trois ans, afin de pouvoir exprimer encore sa pensée, la plus dure et la plus difficile des carrières, celle de l’écrivain. Après quoi, Henri de Régnier, désigné d’un consentement unanime, parla au nom de la nouvelle génération littéraire. Et, ce même soir, nous eûmes la satisfaction de voir un jeune ministre de l’Instruction publique, M. Raymond Poincaré, tout juste âgé de trente-deux ans, apporter, avec une élégante modestie, comme en s’excusant d’un si tardif et insuffisant hommage, la rosette de la Légion d’honneur à ce grand écrivain, son compatriote lorrain, chevalier depuis un temps immémorial.
Vos écrits de plus tard sur la peinture et la sculpture — car vous êtes aussi, avec un goût impeccable, un fin commentateur de la beauté, plastique, — m’ont donné la certitude que, en 1898, vous, qui veniez d’écrire votre premier roman, quasi balzacien, les Sangsues, et qui dès cette époque vous passionniez pour l’art intensément expressif, vous étiez en communion avec les écrivains et les artistes qui défendaient alors la statue du plus grand romancier français par Rodin, l’un des plus grands sculpteurs du XIXe siècle. Dans cette figure d’un homme qui, de son intelligence tendue et volontaire, de son ardente sensibilité et de toutes ses forces physiques, absorbe la vie et la société de son temps, nous retrouvions l’image même de son génie. Cette bataille continue. Bientôt elle s’achèvera victorieuse.
Ces événements de la vie littéraire, que je rappelle parce qu’ils marquent l’époque contemporaine de votre première jeunesse, avivaient de leur actualité la ferveur que d’incessantes lectures entretenaient en vous. Parlant de lui-même, l’un des éternels nourriciers de notre esprit, Montaigne, a dit : « Ma complexion difficile me rend délicat à la pratique des hommes. Le commerce des livres est bien plus sûr et plus à nous. » Vous n’aviez certes pas à vous plaindre des hommes puisque alors vous réduisiez au minimum vos rapports avec eux, et vraiment vous ne pouviez que vous louer de vos relations avec les femmes, puisque, enfant ou jeune homme, vous n’en aviez connu que de charmantes. S’il vous arriva de méditer sur la phrase un peu mélancolique de Montaigne, peut-être retrouviez-vous un plus juste écho de votre joie dans ces deux vers d’Henri de Régnier :
O Livres, confidents de la pensée humaine,
Gardiens silencieux des trésors amassés...
Ces trésors, qui vous enchantaient, et le monde, que vous regardiez à distance, s’illuminaient des feux de votre imagination. Votre œuvre de romancier, si bien commencée par un livre riche de sève, de sang, de vie, s’édifie peu à peu dans cette ardente solitude où, ne vivant guère que par l’esprit, vous lisez avec angoisse le beau livre prophétique de Charles Maurras : l’Avenir de l’Intelligence.
Dès ce moment la réalité, qui pourtant venait de vous inspirer un roman aux arêtes assez vives, ne vous passionne plus guère. Ces aspects et ces rumeurs ne vous intéressent que comme les éléments d’une création imaginaire. De même l’érudition, acquise au prix d’innombrables lectures, ne vous suffit pas. Il vous semble que le savoir est infécond s’il n’est vivifié par la souveraine exaltation de la pensée qui, à travers un texte, découvre l’humanité, et qui transpose en œuvres d’art les visages, les attitudes, les aventures dont le spectacle nous est offert. Bien des fois, à la lecture de vos livres, qui doivent leur vif attrait à votre imagination, à vos interprétations pittoresques de la vie, me suis-je répété cette phrase d’Anatole France, qui caractérise votre conception du roman : « Monsieur Sylvestre Bonnard, vous n’êtes qu’un cuistre... Savoir n’est rien. Imaginer est tout. Rien n’existe que ce qu’on imagine. Je suis imaginaire. C’est exister, cela, je pense. »
Vous n’êtes certes pas, Monsieur, aussi catégorique qu’Anatole France. Ce n’est ni dans votre pensée, ni dans votre manière. Il vous est arrivé pourtant de nous montrer tels personnages falots qui ne connaissent les hommes que d’après les annotations de leur fichier et n’ont de rapports avec la vie que par le moyen de leurs casiers, de leurs boîtes et de leurs bouts de carton.
Dans les beaux romans qu’à partir de cette époque, vous écrivez à Marseille et qui établissent très vite et fort justement votre réputation à Paris, quel essor prend votre imagination ! Ils portent d’ailleurs des titres charmants, avec un parfum de poésie et comme une attirance de mystère qui donnent la tentation de les lire. Ils s’appellent l’Éventail de crêpe, le Reste est silence, Fumées dans la campagne et obtiennent un très vif succès. Ce sont des émois, des félicités, des angoisses et des douleurs de femmes qui les inspirent. C’est avec la plus intelligente et délicate tendresse pour elles que vous les écrivez. Aussi ne faut-il pas s’étonner que ce soit un brillant aréopage féminin, le jury chargé de décerner le Prix Femina-Vie heureuse, qui ait mis les premiers lauriers sur votre front de jeune provincial.
Littérairement vous méritiez cet hommage par la délicate sensibilité que ces romans révèlent, par la belle langue dans laquelle ils sont écrits, par la touchante figure de vos héroïnes et les poignantes aventures, si discrètement contées, où leurs passions les entraînent.
Ce que vos romans révèlent encore, c’est votre don de poésie. Sans doute ils sont inspirés par ce que vous avez perçu ou deviné de la vie. Mais vous avez une rare puissance d’embellissement et de purification. Avec un infiniment d’art et de goût vous transposez le réel en beauté. Les charmantes créatures de vos livres sont, malgré leurs erreurs et leurs fautes, peut-être même à cause d’elles et de la manière dont vous les contez, des enchanteresses. Vos sobres paysages, si nuancés et subtils, véritables paysages de songe, toujours en accord avec les états d’âme de vos amoureuses pour les expliquer et les faire comprendre, sont plus émouvants encore que délicieux. Et, si ingénieusement composés que soient vos personnages, ils ne sont jamais tellement loin de la vie directe qu’on ne se sente touché par leurs enivrements ou leurs détresses.
D’ailleurs, pour justifier vos personnages parfois un peu exceptionnels, bien souvent vous leur faites revendiquer le droit d’être romanesques. « Romanesque, imagination, poésie », un portrait littéraire de vous peut-il prétendre à quelque ressemblance si ces mots ne viennent pas sous la plume de l’écrivain qui l’esquisse ?
Mais, tout en gardant l’accent et le son de la vie, cette transformation que vous en faites pour l’embellir et la rendre plus émouvante, c’est toujours en faveur des femmes que vous la tentez. Non seulement, par des traits justes et fins, vous évoquez la beauté et l’expression de leur visage. Non seulement vous nous faites aimer leur esprit, les élans de leur sensibilité, tout ce qu’il y a en elles de grâce et le sourire de leurs vertus, lorsque vous avez le raffinement de les en parer. Mais vous vous attendrissez sur leurs faiblesses. Vous nous les montrez charmantes et pathétiques. Vous avez pour vos belles imprudentes et vos délicieuses enivrées des trésors d’indulgence. Vous comprenez leurs mélancolies, leurs aspirations, leurs rêves. Vous compatissez à leurs déceptions et à leurs souffrances.
Même lorsque vos héroïnes sont fantasques, prodigues de sourires contradictoires, indifférentes au mal qu’elles font en éveillant dans divers cœurs des espoirs pareils et simultanés, lorsque, ne sachant ni qui elles aiment ni ce qu’elles désirent, elles justifient, si bien ce mot d’« Incertaines », titre d’un de vos plus jolis romans, vous trouvez le moyen de les rendre si, séduisantes et de les montrer si sincères dans leurs voltes successives, qu’on les trouve encore adorables.
Le seul conseil que votre amitié permette de donner aux femmes qui prennent un peu trop à la légère la vie sentimentale, c’est que le seul vrai bonheur est dans un grand amour. Ainsi en cette sage conclusion, pleine de sollicitude pour elles, vous vous trouvez d’accord avec le philosophe et romancier Gaston Ragent qui termine son dernier livre Pleine Eau par cette grave et juste observation : « La vie parmi les hommes n’est tolérable que pour ceux qui sont aimés. » On a donc bien tort de répéter, selon une expression amusante mais péjorative, que « le cœur ne se porte plus ! »
En revanche, comme le plus souvent vous maltraitez les partenaires de vos héroïnes ! Vous nous offrez une pittoresque collection de butors, de fourbes, d’égoïstes, de maniaques, d’êtres falots, de velléitaires, de bavards, d’orgueilleux déçus et amers. Ah ! Monsieur, si l’avenir juge d’après vos romans ce qu’on appelait naguère « le sexe fort » — expression bien surannée en présence de l’activité, de l’énergie et de la puissance grandissantes des femmes, — les générations futures n’auront pas de nos contemporains une idée très favorable ! Les plus sympathiques sont des personnages légers, contents d’eux et pas trop mécontents des autres, pour qui la galanterie est à peu près l’unique raison de vivre. Et, s’il leur arrive aussi d’être « Incertains », vous ne leur accordez aucune circonstance atténuante. On dirait que vous les enviez de se prélasser parmi les séduisantes créatures que vous leur donnez pour compagnes, et que vous ne leur pardonnez pas leur bonheur immérité.
C’est dans vos types de personnages bizarres, exceptionnels, drôlatiquement originaux, assez nombreux dans vos livres, que vous avez montré le plus de sympathie pour les hommes, sans doute parce que leur création satisfait votre goût du pittoresque, de l’excentrique, du « hors série », selon l’expression de M. Anatole de Monzie, et vous permet de donner à votre fantaisie libre cours.
Les hommes ne vous ont pas gardé rancune de ces atteintes à leur prestige. Et les femmes vous ont su gré de les si bien comprendre. Elles sont venues à vous et vous êtes attiré vers elles. Vous savez leur parler et vous passez pour avoir leur confiance. Quel charmant privilège ! Ce n’est peut-être qu’une légende qui accompagne votre discrétion et votre impassibilité. Nous ne sommes pas les confidents des confidences qu’on vous fait. En tout cas cette légende est flatteuse.
Vous avez un autre privilège : celui d’apprivoiser les petites filles de vos amis. Apparaissent-elles une minute dans le salon de leurs parents, elles font devant chacun de leurs hôtes, avec une gentille indifférence, la gracieuse révérence rituelle. Mais, — j’en ai eu maintes fois la preuve, — dès qu’elles arrivent près de vous, leur visage s’illumine d’un beau sourire heureux. Ce ne sont pourtant pas vos livres qui déjà les ont conquises ! Elles sont encore trop innocentes pour prévoir que vous serez compatissant à leurs mélancolies futures. De quelles belles histoires pouvez-vous bien déjà les enchanter ? Vous vous préparez ainsi des confidentes pour l’avenir.
J’ai eu tort de dire que, vos aventures sont uniquement celles de votre pensée. Vous en avez d’autres, et magnifiques, avec les grands fauves que vous fréquentez. Vous les connaissez et les aimez. Vos amis du Parc Zoologique de Vincennes et d’autres enclos pour rois du désert ou de la jungle sont, parait-il, sensibles à votre calme magnétisme. Vous leur faites de fréquentes visites. Votre légende ne dit pas si ce sont les lionnes et les tigresses que vous préférez ni qui vous préfèrent.
D’ailleurs vous aimez tous les animaux, même les plus docilement familiers. On vous a toujours connu avec de beaux chiens qui ont des allures de princes bondissants et qui dans vos yeux cherchent vos pensées avec des regards d’adoration. Dans l’un de vos plus agréables romans, où vous exprimez vos vœux pour notre vie future, n’avez-vous pas mêlé les chiens à votre conception du bonheur éternel ? Un de mes chers vieux amis, aujourd’hui disparu, qui joignait à son ardente foi chrétienne sa passion pour la peinture claire, me disait : « Le Paradis, auquel je crois, je l’ai toujours vu comme un doux paysage, sereinement lumineux, de Corot ou de Camille Pissarro ». Il unissait ainsi ses deux ferveurs. Et vous, Monsieur, dans un sentiment analogue, vous avez tendrement écrit : « Quelle bonne surprise Dieu nous fera si, en arrivant au Paradis, nous entendons soudain japper à nos oreilles, si nous voyons sauter à nos jambes ces caressantes bêtes, laissées en quelque coin de campagne ». Sans préjuger de l’avenir ni trop compter sur cette félicité, — un peu particulière — dans l’au-delà, écoutons avec amitié la voix de nos chiens. Elle nous console de celle de bien des hommes.
Et maintenant, Monsieur, instruisons votre procès ! Provençal ayant l’aspect d’un homme du Nord, Marseillais sans accent, vous êtes un romancier dont plusieurs livres furent écrits à Marseille et presque tous, même ceux qui naquirent sur les bords de la Seine, sont inspirés par cette grande ville, riche de beauté, toute bourdonnante de vie et de joie. Or, c’est à peine si vous nous la montrez. Pas une vision de ce noble Vieux Port qui a tant de pittoresque et de couleur. Pas une seule fois, du haut de Notre-Dame de la Garde où, loin de l’agitation des hommes, il fait si bon rêver devant l’infini, vous ne nous offrez le spectacle d’un des plus splendides paysages marins qui soient au monde, de ces rivages et de ces rocs couleur d’argent qui, sous la pure transparence de ce ciel, font penser à la Grèce. Évidemment c’est l’aristocratique Aix, avec ses églises et leur cloître, ses vieux hôtels et leurs majestueux portails, ses fontaines sous les grands arbres des promenades, qui a vos prédilections. Avec quel plaisir vous nous en décrivez les aspects, vous nous faites entendre ses cloches au-dessus de sa quiétude et vous nous tracez le portrait de personnages singuliers comme vous les aimez, épris autant que vous de cette émouvante cité, hors de laquelle ils ne sauraient vivre.
Qu’il s’agisse de Marseille ou même d’Aix, les décors où vous vous plaisez le plus à situer les aventures de vos héroïnes sont de vieux parcs, avec leur miroir d’eau dormante parmi les cyprès, avec les bords moussus de bassins fleuris de nénuphars. C’est là que vos amoureuses pantèlent de passion, d’espérance ou de chagrin.
Vous avez, Monsieur, le goût des séculaires demeures dans ces parcs un peu à l’abandon, et celui des jardins. D’ailleurs, même à Paris, depuis que votre aimable impassibilité daigna s’y installer, on ne vous a jamais vu qu’en des appartements dont les fenêtres ouvrent sur des arbres, des pelouses ou des fleurs. Celui où vous vous êtes récemment transporté, — car vous déménagez souvent et, avec une chance merveilleuse, vous retrouvez toujours des feuillages, — vous donne accès à un beau carré de verdure. Et à l’agrément des parterres fleuris s’ajoute celui de pouvoir vous entretenir sous ces ombrages avec un saint homme, avec un fin et grand lettré, M. le Chanoine Mugnier, dont le cœur est si délicatement secourable. C’est une des belles figures de la vie ecclésiastique et littéraire de notre temps. J’imagine qu’ensemble, en longeant vos plates-bandes, vous parlez de tous les grands écrivains d’autrefois et d’aujourd’hui — car, ainsi que vous-même, M. le Chanoine Mugnier a tout lu — mais surtout de Chateaubriand, de Lamartine, de Barbey d’Aurevilly et de Joris-Karl Huysmans, qui lui sont particulièrement chers. À l’appui de ses remarques, il doit vous citer de beaux vers latins et français, — sa mémoire en a retenu des centaines, — comme si ses propres paroles, d’une originalité charmante, ne suffisaient pas pour la parfaite expression de sa pensée non moins personnelle. Et, à une époque où tant de causeurs ne sont spirituels qu’avec méchanceté, M. le Chanoine Mugnier donne l’exemple d’un brillant esprit plein d’indulgente bonté.
Monsieur, vous choisissez bien vos voisins ! Mais cette nouvelle preuve de votre bon goût ne me fait pas oublier mes griefs. Votre extrait de naissance prétend que vous êtes de Marseille, où vous avez vécu près de trente années. Et vous qui, fin critique d’art, avez écrit des pages si sensibles sur la peinture et la sculpture, pas une seule fois vous n’évoquez le souvenir des artistes qui sont les illustres fils de cette Cité : le puissant statuaire Puget, le pénétrant portraitiste Ricard qui, par la profondeur de certains beaux regards, nous a fait comprendre des caractères et des âmes ; Granet, l’évocateur de la paix lumineuse des cloîtres; le grand dessinateur et grand peintre Daumier en qui, longtemps, on ne voulut voir qu’un caricaturiste sans esprit dans ses légendes ; le féerique Monticelli. Et si, dans votre dédicace au poète, romancier, essayiste Camille Mauclair, dont vous avez inscrit le nom en tête de votre captivant livre l’Escalier d’or, vous évoquez, à travers les souvenirs de vos communes émotions littéraires, celui, dites-vous, de « tant d’orientaux fantastiques qui montaient du port », vous ne conduisez aucun de vos personnages devant la magnifique toile de Puvis de Chavannes, Marseille, porte de l’Orient, ni devant cet autre chef-d’œuvre de sereine poésie : Marseille, Colonie grecque. Peut-être, tout à leurs histoires sentimentales, vos héroïnes ne s’en souciaient-elles pas ! Pourtant, comme la nature, l’art est un beau décor de l’amour.
Mais je m’empresse d’ajouter que, par contre, vous nous montrez dans Aix, votre Cité de prédilection, le paysagiste Cézanne, compagnon des glorieux maîtres de l’Impressionnisme : Édouard Manet, Camille Pissarro, Renoir, Claude Monet, Degas, Sisley, Armand Guillaumin, Berthe Morisot, et que vous vous en faites parler avec révérence par un peintre, personnage d’an de vos romans. Vers la même, époque, d’autres poètes avaient salué, dans les mêmes rues d’Aix, mais en chair et en os, l’illustre vieillard. D’abord Joachim Gasquet, qui fut un de ses jeunes amis et qui, en vers comme en prose, parla, lui aussi, de cette ville avec tant d’amour. Puis, caporal au régiment d’infanterie en garnison dans cette ville et conduisant avec autorité son escouade, Léo Larguier, le futur auteur du puissant poème des Ombres — tout récemment ravi, par une attaque brusquée de l’Académie Goncourt, à certains suffrages qui l’attendaient à l’Académie française — reconnut dans un promeneur pacifique Cézanne, qu’il admirait. Alors, renouvelant pour sa très modeste part le geste dont un prince de France, le duc d’Aumale, commandant d’un Corps d’armée sous la IIIe République, eut l’heureuse inspiration devant le Clos Vougeot — l’un des joyaux de la paradisiaque Bourgogne — auquel il fit rendre les honneurs militaires par ses Divisions en marche, Léo Larguier fit porter les armes par ses quatre hommes en passant près du grand paysagiste. Sans doute, fort décontenancé par cet hommage insolite et non prévu dans le règlement sur le service des Places, Cézanne, de son large feutre, salua avec beaucoup de noblesse. Mais il n’eut pas la fine humilité de Renan, un jour que, à Tréguier, dans une cérémonie publique dont il était le héros, un gendarme, magnifique avec ses grandes bottes à l’écuyère, avec son baudrier blanc et jaune, s’immobilisait, pieds joints, pour porter sa dextre à l’aile de son bicorne. Comprenant que cette politesse militaire était à son intention, Renan y répondit, en souriant, à sa manière : « Monsieur le gendarme, comme vous êtes indulgent ! »
Et aussi avec une admirable piété, dans ces mêmes rues d’Aix, si chère à votre cœur de poète et de provençal, vous faites apparaître Frédéric Mistral. J’ai eu moi-même l’honneur de le voir sur votre terre natale. C’était au mois de mai 1909, en pays d’Arles. Devant votre illustre compatriote lui-même, on inaugurait sa statue. Quel risque de ridicule si le chantre du Rhône avait été moins grand ! Mais les héros n’ont qu’à paraître pour tout ennoblir.
À la petite tribune dressée sur la place des Hommes, au-dessus d’une immense foule entassée jusque dans les rues, voisines et dont on entendait gronder au loin la rumeur, des discours et des odes avaient retenti. Mais voici que, soudain, ce peuple frémissant appelle à cette tribune son poète. Dès que son noble et fin visage apparaît au-dessus des têtes, quel ouragan d’acclamations ! D’un geste, il les arrête. Dans un admiratif silence il dit : « Puisque vous voulez que je vous parle, je vais vous réciter le prologue de Mireille, que j’ai écrit il y a cinquante ans. » Quelles minutes d’émotion ! Attendrie et subjuguée par ce chant immortel où rayonne son âme, cette foule vibre d’amour pour le grand homme qui, dans cette fête, le lui fait entendre de sa propre voix.
Lorsque Mistral redescend de la tribune et, lentement, à travers les flots humains qui, malgré la cohue sur cette étroite place au nom si grand, s’entr’ouvrent pour le laisser passer, on a l’impression d’assister au triomphe d’un roi très aimé parmi son peuple. Et tout naturellement le chant de la Coupe Sainte jaillit de l’âme populaire en communion avec son aède.
Cette Provence, riche de beauté, de poésie et de grandeur, vous l’avez quittée après un charmant mariage, non certes pour conquérir Paris, où votre réputation grandissante, vous avait précédé. Bien que dans l’enchantement de votre jeune bonheur, c’est avec peine que vous vous acclimatez sous ce ciel nouveau. Pourtant, les amis que déjà vous vous y êtes faits par vos livres, au premier rang Henri de Régnier et Paul Adam, à qui une mort prématurée n’a pas laissé le temps d’être des nôtres, vous accueillent avec plaisir. Et naturellement, selon votre agréable destinée, vous êtes le bienvenu chez des femmes de belle intelligence et de grand cœur, Mesdames Lucie Félix Faure-Goyau, Claude Ferval, Jean Dornis qui, dès vos premières œuvres, discernant votre talent et votre avenir, tressèrent de leurs mains votre première couronne. Installé près du Palais-Royal — à peine transplanté à Paris, déjà vous y jouissez d’un jardin ! — vous y découvrez des figures pittoresques, ou mieux, vous les imaginez selon votre fantaisie. C’est ainsi que, préludant à toute une série de romans animés de personnages singuliers et délicieux, vous écrivez votre Escalier d’Or, près d’une jeune femme dépaysée mais ravie qui, toute la journée, jouait du Mozart — ce qui, dans les arbres du Palais-Royal, faisait chanter les oiseaux pris d’émulation — et en compagnie de trois chats puis d’une tortue, la seule créature de votre entourage qui fût tout à fait silencieuse.
Puis, mettant à profit vos vastes lectures, vous commenciez les fines et belles études critiques, qui ont dans votre œuvre une place si importante. C’est le plaisir de découvrir et de comprendre qui vous a donné le goût d’écrire sur les livres d’autrui. Et c’est peut-être Marseille, carrefour de voyageurs, de langues, d’idées, où l’on se heurte sans cesse à des exotiques de passage qui, sans que vous y preniez garde, a fait de vous un critique diligemment attentif aux littératures étrangères.
Vous les connaissez à merveille. Vous en parlez avec clairvoyance. On doit vous en savoir gré. Pour bien connaître notre temps, nous avons besoin de savoir ce que les autres peuples pensent, sentent, cherchent, écrivent. C’est ce que depuis vingt ans vous n’avez cessé de faire.
L’érudition, la subtilité d’esprit ne suffisent pas pour être un grand critique, non plus qu’une mémoire fidèle et bien ordonnée, non plus qu’une précieuse aptitude à faire entre les époques et les œuvres des comparaisons imprévues, à établir des analogies et des rapports, à tracer plus ou moins arbitrairement les panoramas littéraires d’un pays. Le vrai critique est celui qui est directement sensible à la beauté d’un livre, à l’humanité dont il est frissonnant, à l’originalité des idées, des impressions, de la langue. C’est l’écrivain qui, avec bienveillance et respect du travail honnête, sincère, s’efforce de comprendre les intentions de l’auteur: C’est le chercheur et le révélateur de talents qui n’a pas besoin d’intermédiaire, de commentateur préalable, entre une œuvre et lui, pour en percevoir les mérites et qui, insoucieux des opinions de salons, de cafés, de grandes ou petites chapelles, a le courage de mettre à sa place un livre que le snobisme porte injustement aux nues ou bien dont ce même snobisme méconnaît l’importance. Vous avez fait, Monsieur, une intelligente, sensible et honnête critique d’artiste, sans parti-pris, ne se croyant pas contraint d’admirer tout ce qui est à la mode et de sacrifier ce qu’elle néglige.
En vous abandonnant ainsi au plaisir de la découverte parmi les livres, vous n’avez pas renoncé à celui de la découverte parmi les hommes, Sans arrêt vous avez poursuivi votre œuvre de romancier. Que de personnages singuliers, originaux, pittoresques nous vous devons ! C’est toujours la vie qui vous en a fourni les éléments. Mais plus encore qu’autrefois votre goût des psychologies complexes, votre don des transformations vous ont permis d’en faire des créatures de votre cerveau.
Il semble que les atrocités de la guerre, les ruines morales qui en résultent — plus cruelles encore que les ruines matérielles — les tristesses, les folies et les angoisses d’une paix décevante vous aient plus que jamais tenu à l’écart de la. vie directement observée. Plus que jamais vous préférez la concevoir, l’imaginer, la transposer d’après les données qui vous en parviennent. Et comme vous avez d’elle une grande expérience intellectuelle, c’est à votre guise et avec une bien séduisante maîtrise psychologique, en des œuvres de fine analyse, que vous en reconstruisez les passions.
Si nuancés et pathétiques que soient vos romans — et précisément parce que la plupart d’entre eux sont des drames du cœur — ce n’est pas dans vos livres que les futurs historiens de notre époque trouveront le plus de renseignements sur les tendances diverses et les luttes d’idées qui la caractérisent. Ce n’est ni dans les réflexions de vos personnages, ni dans leurs actes, qu’on découvre la moindre trace des fièvres de notre vie publique et des troubles de conscience qui parfois nous divisèrent. Ce sont comme des exilés dans le paradis ou l’enfer de l’amour.
Ainsi ils paraissent étrangers aux efforts de notre temps pour conquérir la liberté ou la maintenir sous toutes les formes, la liberté des croyances, des cultes, de l’enseignement et du travail, comme toutes les libertés civiques. Ils vivent à l’écart de tous les combats pour mettre dans l’exercice de cette liberté l’ordre nécessaire à la sauvegarde de la Patrie et à la paix sociale. Ont-ils participé à ce qui, de divers côtés, fut tenté autour d’eux pour faire respecter et pour accroître les droits de l’individu sans affaiblir la puissance de l’État, pour préserver l’idéalisme de notre pays, pour lutter contre le fléchissement de la vie spirituelle et morale ?
À cet égard, Monsieur, quel contraste entre vos romans et l’œuvre de Paul Bourget dont, une fois de plus, vous, qui lui avez consacré tant d’études, vous venez de définir les traits essentiels !
Toutes ces questions morales, intellectuelles, sociales, le préoccupaient. Depuis longtemps cessaient de lui suffire les aventures d’amour que, au début de sa vie, il avait contées avec tant de séduction, d’intérêt psychologique et de succès. Il ne se plaisait plus à les imaginer que comme l’armature indispensable, pour ses beaux romans d’idées, où il montra d’une manière si pathétique la vie profonde des âmes et l’influence — bienfaisante ou délétère — que les doctrines, les institutions, les lois, l’atmosphère morale, même la qualité des plaisirs, peuvent avoir sur le bonheur et l’avenir d’un peuple. Parce que Paul Bourget aimait passionnément la France, dont il ne concevait la force et la sécurité que dans l’ordre, ces problèmes étaient devenus le principal souci de ce grand écrivain, si sensible pourtant à la poésie et à la beauté du monde et aux purs enchantements des Lettres.
Il tenait vos livres en haute estime et répondait par beaucoup d’amitié à votre respectueuse affection. Bien que n’ayant pas eu le privilège de vivre dans son intimité, plusieurs fois j’ai été le confident du désir qu’il avait de votre élection prochaine à l’Académie. Et les membres de sa famille vous ont donné un émouvant témoignage de cette pensée, si flatteuse pour vous, en vous transmettant son épée qui, à votre côté en cette cérémonie, le rend encore plus présent aujourd’hui parmi vous.
Le portrait vivant et noble que, d’un trait si sûr, vous avez fait de notre illustre doyen, le restitue tout entier. Nous avons revu son regard profond, dont l’autorité s’accompagnait de simplicité et d’inquiétude, son beau visage creusé par l’incessante méditation puis par le chagrin, son maintien fait de dignité, de recueillement et d’un peu de tristesse. Surtout, à travers son œuvre, nous avons retrouvé sa pensée ferme, son esprit pénétrant et loyal d’homme n’ayant jamais voulu tromper personne ni se mentir à lui-même.
C’était un des plus puissants cerveaux littéraires de notre époque. C’en était aussi l’une des plus hautes consciences. Et, en exprimant toujours sans réticence ses opinions, même à l’heure où elles pouvaient rompre quelques amitiés et lui valoir certaines antipathies, il a donné maintes preuves du plus beau courage intellectuel.
À l’exemple des maîtres dont, à la fin de sa vie comme dans sa jeunesse, il se réclamait, Balzac, Stendhal, Taine, il était épris de vérité. Son goût du réel, sa recherche des « petits faits vrais », auxquels Stendhal et Taine attachaient tant d’importance, étaient bien dans l’atmosphère de l’époque où il écrivit ses premiers livres. Sous l’influence de la philosophie positiviste qui régnait, on négligeait non seulement la métaphysique mais la vie de l’âme, pour ne s’occuper que des faits extérieurs.
L’éducation scientifique de Paul Bourget, les idées du milieu familial où il avait grandi, le prédisposaient à une œuvre de vérité. Mais alors que ses contemporains s’y vouaient de préférence en observant les couches populaires, le monde du travail, de l’activité industrielle, financière, politique, il se demanda pourquoi il n’appliquerait pas les mêmes méthodes à la société élégante, où il y a aussi des passions et des intérêts en lutte et où, sous la réserve qui y est d’usage, il est souvent plus difficile d’apercevoir le réel. Alors ceux qui ne regardaient que dans la rue ou sur les fortifications, au cabaret ou chez les paysans — et ils eurent bien raison d’y être très attentifs — s’étonnèrent qu’on pût l’étudier en de plus brillants parages et ne reconnurent pas leur propre méthode. Ils accusèrent Paul Bourget de se laisser éblouir par le Monde, alors que son ferme et lucide esprit n’était dupe d’aucune apparence. Je suis d’un temps où, au nom de la vérité en espadrilles et en casquette, on n’était pas toujours juste pour la vérité mieux vêtue.
À cette époque aussi il était de règle que l’on racontât d’une manière strictement objective et indifférente, sans les juger, sans en montrer les conséquences, les mœurs et les actes révélés par l’observation. Ne pensait-on pas que, comme les mérites et les vertus, les perversités, la bassesse et les vices résultent d’une sorte de fatalité héréditaire, aggravée par l’éducation ? Dans une telle atmosphère Paul Bourget fit œuvre originale en reprenant la notion classique de responsabilité. Il rappela que les écrits, les enseignements, les actes, les paroles ont leur conséquence, parfois involontaire, et que tous les hommes sont responsables de ce qu’ils font et disent, du mal que leur exemple ou leurs leçons peuvent susciter. Au temps d’une littérature systématiquement amorale, étrange nouveauté que cette vue très ancienne ! Et voilà une conception qui sépara un peu plus Bourget de quelques-uns de ses contemporains. Au nom de la vérité recherchée pour elle-même on lui fut parfois sévère.
Engagé dans cette voie qu’il ne quitta plus, il ne tarda pas à rétablir parmi les idées littéraires de l’époque, celle d’expiation qui était alors non moins oubliée. Les erreurs, les fautes, les injustices, les mauvaises actions se paient toujours, et souvent d’une manière semblable à celles dont elles furent commises. C’est vrai, non seulement pour les individus, mais pour les sociétés et pour les peuples. Même ne vit-on pas, sur certain trône impérial, des fils qui se montrèrent impatients et durs pour leur père, entraînés aux catastrophes par leur propre fils, à leur tour plus impatient et plus dur qu’eux ? Idées religieuses que fortifient maintes constatations humaines. C’était une de celles auxquelles Alphonse Daudet croyait fermement. Un jour que, dans un entretien seul à seul dont j’ai gardé avec émotion le souvenir, nous devisions sur ce thème, il m’arriva de lui dire : « Mais on voit tant de gens qui ont mal vécu et qui jouissent d’un insolent bonheur ! » Ce à quoi il répondit : « D’abord, savons-nous les drames secrets qui se passent en eux, chez eux, autour d’eux, et surtout, mon fils — c’était l’une de ses tendres et charmantes expressions pour les jeunes familiers de sa maison — il faut les regarder longtemps ».
Ces soucis d’ordre moral, la déception de ne pas obtenir de la Science toutes les explications et les certitudes que Paul Bourget en avait espérées, provoquèrent en lui une autre évolution, plus accentuée encore, que, avec la même sincérité, il ne laissa pas ignorer. Attaché depuis sa jeunesse au Déterminisme, dont l’éducation paternelle l’avait imprégné et, sous la même influence, convaincu que peu à peu la Science nous dévoilerait tout le mystère du Monde, un jour il ne trouva le repos de son esprit que dans la foi religieuse. Beaucoup de ses lecteurs s’en étonnèrent, qui auraient pu prévoir cet acheminement. Pareille évolution, lente mais résolue, vers les idées politiques et sociales en rapport avec ses inquiétudes pour l’avenir de notre pays, de notre culture, de notre civilisation. Balzac devenait à tous égards et plus complètement son maître. Désormais et jusqu’à la fin de sa vie, tous ses livres porteront la marque de ces préoccupations.
On a souvent reproché à Paul Bourget d’écrire des romans à thèse. Il s’en est toujours défendu. Il prétendait avec force n’avoir écrit que des romans à idées. Il disait volontiers, rapporte M. Lucien Corpechot dans ses précieux Souvenirs d’un Journaliste : « Le romancier à thèse est celui qui part d’une conviction a priori et organise sa fable en vue d’une démonstration ; le romancier à idées est celui qui part de l’observation et, par delà les faits, dégage les causes. » Pour mieux expliquer le genre de romans auquel il se voua dans le dernier quart de sa vie, il aurait pu ajouter : « et dont le romancier tire les conséquences ». Paul Bourget dit encore que « la France actuelle a besoin d’éducateurs de sa pensée » et que le romancier doit être l’un de ces éducateurs. Ce qui confirme l’impression que, en dépit de ses dires et malgré son étude des faits, des mœurs et des caractères, il arriva parfois que ses personnages furent un peu modelés selon les besoins de sa doctrine.
On a reproché à sa langue d’être celle d’un dialecticien et d’un démonstrateur plutôt que d’un artiste. Et on en donna comme raison un certain manque de sensibilité. Or, lorsqu’on avait le plaisir d’un entretien avec lui, il suffisait de pousser tant soit peu la conversation sur un sujet qui pouvait l’émouvoir pour découvrir combien il était sensible à la beauté, à la poésie, à la peine des hommes. Et, malgré son parti-pris de ne pas se manifester personnellement hors de son œuvre, chaque fois qu’il se crut obligé de paraître en public pour accomplir un devoir de fidélité ou de gratitude amicale, le tremblement de sa voix et ses larmes révélaient son émotion. J’étais près de lui les trois dernières fois que, depuis quinze ans, il parla pour saluer, devant la façade du « tournebride » de la rue Rousselet, la mémoire de Barbey d’Aurevilly qu’il avait tant aimé et admiré, puis, au square des Invalides, celle de Taine, enfin pour remercier les confrères qui, en 1923, s’étaient réunis dans la maison de Balzac afin de fêter son jubilé littéraire. Comme tous les assistants j’ai perçu sa vive et profonde sensibilité.
Par les pages touchantes que M. Henry Bordeaux lui a récemment consacrées dans la Revue des Deux Mondes nous savons à quel point ce logicien, cet avertisseur, avait gardé le culte et la passion de la poésie. Dans les dernières semaines de sa vie, pour apaiser ses souffrances et son angoisse, ce grand malade récitait à ses intimes certains vers dont l’humanité et la beauté avaient tellement retenti dans son cœur que, après trente, quarante, cinquante ans et plus, il en gardait le souvenir.
Se faisant de l’art du romancier une haute et juste idée, il entendait — selon un mot qui lui était cher et qu’il répétait volontiers — servir son pays par ce moyen.
Mais avant tout il fut un grand serviteur des Lettres. Autant que vous, Monsieur, il les aimait. Et c’est, je crois, cette commune ferveur qui vous unissait le plus. Il n’a vécu que pour elles. S’il avait un haut sentiment des responsabilités de l’écrivain devant la page blanche où il va exprimer ses idées et ses imaginations, il avait aussi celui de sa dignité et la fierté de sa complète indépendance. Personne ne peut rien sur lui. Il est le maître de sa pensée. Paul Bourget aimait son art et notre beau métier. Il sympathisait avec le talent et respectait le travail. Il garda jusqu’au bout le souci de l’œuvre, bien conçue, logiquement et fortement construite. S’il put souhaiter qu’elle contînt une salutaire leçon, toujours il garda l’ambition qu’elle fût belle, humaine et vivante.
Sans doute, bien des fois au cours de sa jeunesse, s’était-il répété avec une admirative conviction, comme vous et moi nous l’avons fait aussi, les célèbres vers de Théophile Gautier, l’un de nos maîtres les plus aimés :
Tout passe. L’art robuste
Seul a l’éternité ;
Le buste
Survit à la Cité
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
Mais, si attaché qu’on puisse être à la théorie de l’art pour l’art et si grande importance qu’en toute justice on accorde aux œuvres de l’esprit attestant une civilisation et un idéal, une heure sonne où, devant certains périls, on se dit que les libres citoyens d’un grand pays libre, dont la longue histoire est si noble, doivent énergiquement et fraternellement s’unir pour que les médailles ne soient pas enfouies dans une terre dévastée et qu’autour de ses bustes la Cité reste debout, avec son âme vivante, ses forces intactes, la fierté de son passé, avec une sereine mais vigilante confiance en son avenir.