Réponse au discours de réception de Xavier Marmier

Le 7 décembre 1871

Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY

Réponse de M. Cuvillier-Fleury
au discours de M. Xavier Marmier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 décembre 1871

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

J’ai toujours aimé les voyageurs, ceux qui viennent de loin qui ont « beaucoup vu, beaucoup retenu, » suivant le mot de notre grand fabuliste, qui ne voyageait guère : et aussi, Monsieur, quand l’Académie vous a invité à venir vous asseoir au milieu de nous, ce n’est pas sans un certain plaisir secret que je me suis vu appelé par elle à l’honneur de vous marquer la place où vous deviez vous reposer un instant, entre deux voyages.
Depuis le grand écrivain dont l’imagination s’était inspirée jusqu’au génie du spectacle que lui offraient, il y a près d’un siècle, le vieil Orient et la jeune Amérique, jusqu’à cet aimable et infatigable Ampère, dont la succession académique, remplie un moment avec tant d’éclat, se trouve aujourd’hui de nouveau si tristement vacante, l’Académie a toujours accueilli avec distinction ceux que désignaient à son choix des voyages intelligents et sérieux, bien dirigés et bien racontés. La Condamine, écrivain savant et voyageur hardi, était parmi les plus célèbres de vos devanciers. Il avait créé un précédent fait pour vous. Il eut pour successeur dans cette enceinte le traducteur des Géorgiques. Vous succédez au traducteur de Lucrèce. Il avait voyagé presque autant que vous, quand c’était plus difficile. Vous avez écrit plus que lui. Vos lecteurs ne s’en sont jamais plaints. Combien de nous, quand s’est fermé le cercle de fer qui devait pendant cinq mois enserrer Paris, ont charmé leur affreux ennui en suivant, à travers le monde, ceux qui avaient eu le bonheur de le parcourir et le talent de le peindre ! Vos livres avaient ce mérite, Monsieur, et je suppose qu’enfermé comme nous, vous en avez relu quelques-uns. Pour ma part, je n’y ai pas manqué. Je recherchais surtout ceux de vos ouvrages qui répondaient à nos impressions du moment. Un exemplaire de votre Allemagne du Nord est ainsi sorti de mes mains tout criblé de coups de crayon, qui ne s’adressaient pas à vous...
Étrange contradiction de votre destinée ! Combien de gens, dans la prévision trop facile du siège de Paris, avaient senti naître en eux tout à coup le goût des voyages ! Vous qui aviez passé une partie de votre vie, passionné pour cette libre allure du voyageur qui était votre vie même, vous voilà soudain et volontairement renfermé dans une grande ville, séquestré de la France et du monde, sans nouvelles de vos amis et de votre famille, — n’en ayant pas même de ce vaillant général, votre frère, un des défenseurs de Verdun, que quelques heures de route séparaient à peine de vous. Vous aviez voulu être assiégé, vous l’étiez.
Ah ! quel souvenir, Monsieur ! Je vois encore la lumière qui brillait si avant dans la nuit, au troisième étage de votre maison, dans l’universelle obscurité de nos rues ; je la vois. Vous pensiez à nous, vous écriviez pour l’Académie. Ce travail auquel se livrait votre plume vigilante, c’était votre discours d’aujourd’hui que vous prépariez. Mérimée raconte qu’un jour, en 1812, pendant la désastreuse retraite de Russie, le comte Daru, voyant entrer le matin dans sa tente un jeune auditeur, le spirituel Stendhal, rasé de près et habillé avec soin : « Vous avez fait votre barbe, Monsieur, lui dit-il ; vous êtes un homme de cœur ! » Vous aussi, qui, parmi les angoisses de notre malheureuse ville et dans ce trouble incessant, pouviez recueillir les calmes échos de votre pensée solitaire, vous étiez un brave. Votre discours se ressent de cette sérénité de votre esprit, qui n’ôtait rien aux amertumes de votre cœur patriote.
Quel temps, Monsieur ! j’en puis parler. Miserrima vidi !
Et de tels souvenirs, si présents encore à bon nombre d’entre nos confrères, ne sauraient compter ici pour des réminiscences trop personnelles ou pour d’oiseuses digressions. La prévoyance est faite de mémoire. Il faut que la France se souvienne pour qu’elle s’éclaire. Il faut que son expérience serve à sa raison, que le bonheur à venir de notre pays soit le fruit douloureusement mûri de sa tardive sagesse. Souvenons-nous donc, et que chacun apporte son témoignage au trésor commun de la raison publique, qui, en France, ne sera jamais trop soigneusement entretenu ni trop richement doté.
Vous aviez vu le siège de Paris et ses misères. Une épreuve autrement cruelle vous était réservée. Après le 18 mars, vous étiez resté chez vous. Vous avez tout vu. Terrible spectacle, que nous retrouvons, hélas ! à plus d’une page de nos orageuses annales, presque toujours à Paris : la démagogie complice de l’ennemi extérieur pour consommer, avec un faux air de patriotisme, la ruine du pays ; les convoitises factieuses et cupides exploitant les malheurs publics, comme ces sauvages qui courent au pillage du navire désemparé ; l’anarchie s’abattant sur la patrie sanglante et mutilée et bondissant sous l’ivresse, pendant la captivité ou l’absence de nos rois, dans l’incendie ou l’assassinat ! Ah ! que j’ai songé souvent, pendant ces extrémités du fatal naufrage, à ces vers si connus du grand poëte que vous avez si bien jugé :

Quand l’océan s’irrite, agité par l’orage,
Il est doux, sans péril, d’observer du rivage
Les efforts douloureux des tremblants matelots,
Luttant contre la mort sur le gouffre des flots ;
Et quoique à la pitié leur destin nous invite,
On jouit en secret des malheurs qu’on évite ( ).

Mais non, quoi qu’en dise Lucrèce, traduit par votre éminent prédécesseur, non, ce honteux bonheur de voir, sans en être atteint, le malheur des autres, cette satisfaction tristement égoïste, elle n’avait pas profité à ceux qui avaient assisté de loin à nos infortunes. Combien nous disaient au retour : « Nous avons plus souffert que vous ! »
J’ai dit que vous aviez bien jugé Lucrèce. Ai-je besoin d’ajouter qu’en vous associant à ses travaux, l’Académie espérait justement trouver en vous un juge excellent des œuvres de l’esprit, dans ces nombreux concours ouverts par elle à tous les genres de littérature sérieuse, et qui ne vous ont pas été trop contraires ? Votre carrière se compose de deux tendances en apparence opposées, mais dont l’une a été la cause et l’aiguillon de l’autre. En vous le lettré couvait sous le voyageur. Au premier rayon de soleil, soit parmi les cèdres du Liban, soit au milieu des glaces du Spitzberg, le lettré prenait l’essor. Du jour où, avec une plume de hasard, dans le premier abri venu, vous aviez écrit votre première page, le sort en était jeté ; et pendant plus de quarante ans le voyageur en vous, ni le lettré, ne devait plus s’arrêter que pour rajuster sa valise ou corriger ses épreuves.
Je ne parle pas des fonctions publiques qui vous rappelaient quelquefois en France. Elles s’arrangeaient de votre double vocation, étant toutes littéraires et nullement assujettissantes Elles vous attachaient, comme conservateur, à des bibliothèques où d’autres conservaient, pour vous, les livres que vous consultiez entre deux voyages. Les ministres, avouez-le, ne vous tenaient pas rigueur. Non-seulement ils vous laissaient un grand loisir ; ils vous donnaient des missions qui justifiaient et au delà vos absences. L’un d’eux vous emmenait avec lui en Algérie ; un autre vous attachait pour dix ans à la commission scientifique présidée par le savant Paul Gaimard, comme historiographe de la marine. Chacun en ce monde demande, plus ou moins, de l’avancement, des titres ou des croix ; vous demandiez des congés. « Voir, c’est avoir, » a dit Béranger. Ah ! vous étiez riche ! Quel millionnaire aurait pu se croire mieux pourvu que vous ? Vous aviez le monde. Un jour, vous renonciez à une chaire de littérature qui vous confinait au fond d’une province. Vous aviez là pourtant un auditoire empressé et, si j’en crois vos souvenirs, particulièrement aimable. Les dames du chef-lieu avaient obtenu, contrairement à tous les usages universitaires, d’assister à votre cours de littérature, et, pendant l’absence forcée de leurs maris ou de leurs pères trop occupés ailleurs, elles vous tenaient fidèle compagnie... Une brise de mer vint à souffler, le port de Brest vous réclamait ; la corvette de Gaimard armait pour le Nord : adieu la littérature ! « La littérature ! » avait dit un jour M. Villemain, « elle mène à tout, à condition d’en sortir. » Il avait bien prouvé le contraire.
Vos années se comptent désormais par des congés, chaque année (de 1834 à 1864) par quelque nouveau volume. Votre style se ressent-il de cette succession rapide de vos écrits ? Oui, sans doute ; c’était son mérite. Sermo pedestris. Votre plume allait vite et poussait devant elle vos nombreux lecteurs. Les revues les plus accréditées s’ouvraient à vos correspondances. Vous exploriez ainsi successivement, et vos lecteurs avec vous, l’Islande, le Danemark, la Suède, la Russie, la Hollande, — les deux Allemagnes aujourd’hui réunies pour notre malheur, — tout le Nord jusqu’en Laponie, une grande partie de l’Orient depuis le Danube jusqu’au Nil, les pays du soleil et la région des neiges, la grande république américaine et le far west livré à l’envahissante émigration, et jusqu’à ces turbulentes républiques du Sud où vous trouviez un jour le trop célèbre Rosas, moitié dictateur, moitié banquier, déjà menacé dans son pouvoir et fort décidé à sauver la caisse... J’essaye de résumer, par quelques noms propres, la série volumineuse de vos ouvrages. Il y a tel pays où vous êtes revenu deux ou trois fois. Et puis vous allez toujours plus loin que personne. Regnard, notre aimable comique, se vantait d’avoir touché aux limites du monde. Vous, Monsieur, qui avez atteint le 82e degré de latitude, à 8 degrés du pôle : « Ah ! quel chemin le bon Regnard aurait eu encore à faire, me disiez-vous un jour, avant que la terre manquât sous ses pieds ! »
Le mérite de vos écrits, c’est la vérité. La sincérité est votre qualité maîtresse. Vous y sacrifiez parfois jusqu’à l’abnégation, laissant à d’autres plumes plus populaires l’entraînante jovialité de leurs « impressions. » Vous n’entraînez pas votre lecteur ; vous le gardez facilement, quand vous l’avez. Vous aimez le merveilleux, celui qui s’offre naturellement à vous, dans les « légendes » locales, dont vous êtes très-friand. Tel est votre honnête mérite, Monsieur, et grande est l’utilité de vos écrits, qui, dans leur genre, sont des classiques. Ils sont certainement fort nombreux. Est-ce un défaut, si chacun d’eux est relativement court ? Vous n’avez pas fait un voyage sans en tirer un livre. Vous n’avez pas fait un livre sans donner à votre lecteur le désir de faire après vous le voyage.
Des livres, on en fait beaucoup et partout. Un caractère ayant son originalité et son relief, cela n’est pas déjà si commun. Vous êtes, Monsieur, ce que je me suis permis d’appeler un jour, parlant de vous avec le sourire de l’amitié, « un voyageur convaincu ( ) ; » c’est-à-dire qui n’a pas seulement le goût des voyages, mais qui obéit, le jour où il part, à cette conviction, enracinée chez lui, que l’homme n’est pas fait pour rester en place, et qui a le courage de son opinion.
Vous étiez donc un voyageur d’instinct et de race. Vous n’auriez pas trop contredit Montaigne, lui qui voulait, » pour frotter et limer, comme il disait, la cervelle de l’homme contre celle d’aultruy, qu’on commenceast à le promener, dez sa tendre enfance, par les nations voisines ( ). » Je crois bien, en effet, si on vous avait consulté, que, pour faire vos promenades (La Condamine appelait ainsi ses voyages à l’Équateur), vous n’auriez pas attendu votre vingt et unième année. Vous étiez si pressé ! Ni intérêt, ni calcul, ni prétention d’aucun genre : vous n’aviez que d’honnêtes mobiles. « Ma prétention, écriviez-vous un jour, partant pour l’Algérie, était de ne pas enseigner la guerre au maréchal Bugeaud, la politique au comte de Salvandy, de ne rien demander, et surtout de ne rien prendre... » Aucun intérêt, je le répète. Une vraie passion ! Marche ! marche ! vous disait le dieu de vos rêves, qui prenait, dans vos poétiques réminiscences, suivant l’inspiration du moment, toutes sortes de formes diverses, ange, démon ou sirène :

Oui, dans le vent du soir qui traverse la plaine,
Dans le soupir de l’onde et le chant de l’oiseau,
Quand je suis seul, j’entends une voix de sirène
Qui m’appelle toujours vers un monde nouveau... ( ).

J’emprunte ces vers à un de ces recueils dont vous couronniez volontiers vos récits, et où se trahissait ce côté tendrement rêveur de votre nature, que les voyages n’affaiblissaient pas. Un mot de vous peint encore mieux pourtant que vos vers votre insurmontable vocation : un jour, à une époque où, très-attiré par le grand monde, causeur recherché des meilleurs salons de Paris, vous passiez tant de douces heures dans cette société d’élite, vous me disiez : « Ces sociétés m’enchantent et ces salons m’étouffent... Il faut que je parte. J’ai la nostalgie de l’espace. »
Tout servait à votre destinée ; vous aviez, entre autres, à un remarquable degré, le goût des langues. Dans un pays tel que le nôtre, votre exemple est bon à signaler, Monsieur ; vos procédés, bons à connaître. Vouliez-vous, par exemple, apprendre l’allemand ? « Cette année, écriviez-vous (en 1832, vous aviez vingt-deux ans à peine), je partis pour l’Allemagne et m’en allai droit à Leipzig, sans savoir un mot d’allemand, et je me mis en pension dans une bonne famille bourgeoise qui ne savait pas un mot de français. Je dînais et soupais avec elle. La conversation n’était pas facile. Nous parlions par signes, comme les muets. Mais à force de chercher les mots dans le dictionnaire et à force d’en entendre prononcer, j’en vins bientôt à en savoir assez pour traduire des contes populaires, que la maison Levrault, de Strasbourg, voulut bien imprimer et vendre à mon profit. Avec le produit de ce travail, je pus visiter une partie de l’Allemagne du Nord ; et quand je revins en Saxe, deux ans plus tard, je courus chez mes bons hôtes, avec qui je pouvais maintenant causer tout à mon aise, non sans pouvoir aussi leur offrir, le dimanche, une bouteille de vin du Rhin ; car j’étais plus riche qu’à mon premier voyage... »
C’est ainsi, Monsieur, que vous aviez appris l’allemand, puis le danois et l’islandais. Après les langues du Nord, celles du midi ne pouvaient avoir de secrets pour vous. Vous saviez l’anglais de longue date. Apprendre les langues, c’était, dans vos moments de tristesse, quand, par exemple, une révolution avait troublé notre pays, votre ressource contre le découragement. Aussi en savez-vous beaucoup. À la fin de février 1848, notamment, tombé dans un affreux marasme, vous achetez un dictionnaire russe, et vous voilà à l’ouvrage, non pas consolé, mais ranimé. Le renom que vous aviez de connaître à fond les idiomes du Nord vous avait mis un jour, dans des temps plus heureux, en rapport avec un des rois de l’Europe qui savait le mieux toutes les langues, le sage roi Louis-Philippe. Vous reveniez alors du Danemark. Il désira vous connaître. Il avait fait autrefois, comme vous veniez de le faire, le voyage du cap Nord. Il engagea avec vous, dès votre arrivée, une, conversation en danois, et, pendant une heure que dura l’entretien, le roi vous parla des lieux que vous veniez de parcourir, avec une telle sûreté de mémoire qu’il vous parut, c’est vous qui le racontez, encore mieux informé, après quarante ans, que vous ne l’étiez peut-être vous-même, après quarante jours ( ).
L’écueil des voyages dans un esprit mal fait, c’est parfois un certain affaiblissement de l’instinct patriotique, qui résulte d’une recherche trop habituelle d’affections et d’émotions extérieures. La patrie est volontiers exclusive et jalouse,
… Et, pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est pas du tout son fait...

Dieu merci, Monsieur, « cette vaste complaisance, » comme l’appelle notre grand comique, n’a jamais balancé en vous l’amour de votre pays natal. Mais ce dernier sentiment n’était en vous ni étroit ni exclusif. Il vous préservait de l’engouement cosmopolite, il vous permettait la bienveillance. Vous êtes un voyageur bienveillant. Tout voyageur français a presque naturellement le défaut contraire. Nous sommes trop souvent, loin du clocher natal, dénigrants par vanité et injustes avec étourderie. Laissez-moi le dire, Monsieur après vous avoir lu : la bienveillance est la moitié de la clairvoyance. Les pessimistes sont des aveugles. L’esprit de dénigrement étourdi n’est pas seulement le fléau des relations politiques entre les hommes ; il est un bandeau sur les yeux d’un voyageur. Vous êtes donc bienveillant. Partout où vous rencontrez un visage humain, fût-ce d’un Lapon, éclairé d’un rayon de bonté à défaut de soleil ; partout où vous recevez, fût-ce chez les Tschoukis et sur la cime du Caucase, l’étreinte expressive d’une main loyale, votre cœur s’ouvre aux braves gens, aux honnêtes femmes, aux esprits sincères, aux bonnes âmes. Il en reste plus qu’on ne croit sur la terre ; s’il y en avait moins, le monde finirait. Ce sont les honnêtes gens qui le font durer. L’expérience du voyageur a aidé en vous cette conviction du philosophe. Vous êtes de ceux qui croient que Dieu a fait l’homme à son image, et vous le croyez, même après avoir, comme le vieil Homère, « vu tant d’hommes et tant de villes, » même après avoir relu Lucrèce. Vous croyez à la ressemblance, en dépit des contrefaçons. Ce sentiment, Monsieur, et cette conviction, vous les aviez portés partout avec vous comme d’excellents guides, dans vos plus lointaines pérégrinations. Ils se retrouvent partout sous votre plume, vers ou prose, comme l’effusion d’une âme naturellement aimante.

Les hommes seuls entre eux ont posé ces barrières
Qui s’effacent déjà, qui tomberont un jour ;
Car du nord au midi tous les hommes sont frères ;
La nature partout chante son chant d’amour...

Telle était, Monsieur, votre bienveillance. Elle vous avait fait des amis partout : tantôt ces paysans qui, sur votre bonne mine, vous donnaient l’hospitalité dans les steppes de la Moscovie, ou ces Nomades qui vous ouvraient leur tente dans les défilés du mont Carmel ; tantôt de petits bourgeois, comme cette bonne hôtesse de Weimar qui, voyant votre embarras un soir que vous étiez invité à dîner chez le grand-duc, vous louait, au prix de 18 groschen, un chapeau à trois cornes, une épée avec son ceinturon et une chaise à porteurs. Dix-huit groschen pour ressembler à un marquis, c’était pour rien ! Ce grand-duc était aussi un de vos amis. Vous en aviez d’autres. En Danemark, le vieux roi Frédéric II, celui que les traités de 1815 avaient dépouillé d’une partie de ses États et à qui on disait au congrès de Vienne : « Vous avez gagné tous les cœurs ! — Soit, répondait-il, tous les cœurs, mais pas une âme. » En Suède, c’était Bernadotte, que 1815 n’avait pas trop brouillé avec les Français ; en Hollande, le roi Guillaume, qui aurait pu leur garder rancune. Vous les aimiez, ces augustes personnages, sans trop le leur dire, songeant, avec Andrieux, un de vos prédécesseurs dans notre compagnie, et qui n’était pas plus courtisan que vous,

… Que ces malheureux rois,
Dont on dit tant de mal, ont du bon quelquefois.

Après cela, le dirai-je, Monsieur ? vous n’êtes pas toujours bon. Votre bienveillance a son revers, et ce revers a son relief. « Depuis les frontières de France jusqu’aux murs d’Alexandrie, dites-vous quelque part, j’ai compris que, sans changer de principes, on pouvait être conservateur aristocrate en Suisse, progressiste en Autriche, réformateur en Hongrie, révolutionnaire en Valachie et en Moldavie, adversaire de la Russie des rives du Danube jusqu’à celles du Jourdain, ennemi de l’Angleterre partout où elle se trouve en présence des intérêts de la France et du catholicisme ( ). » Vous écriviez ces lignes en 1846. Vous en laisseriez bien quelques-unes aujourd’hui ? Votre livre Sur la Russie fut interdit dans l’empire du czar, « à cause, pensiez-vous, du chapitre sur la Pologne. » Il y avait bien aussi quelque autre raison. Un jour, en effet, votre éditeur de Paris vous montre une lettre qu’il venait de recevoir de Pétersbourg. C’était un libraire, son correspondant, qui lui écrivait : « La police vient de défendre ici la mise en vente des lettres de M. Marmier sur la Russie. Envoyez-m’en d’urgence trois cents exemplaires. »
Juste et sévère pour la Russie, que vous n’avez voulu ni flatter, car elle était puissante, ni dénigrer à une époque où c’était la mode, vous aviez déjà le pressentiment du mal qu’une autre nation, alors moins redoutable, devait nous faire un jour. La Prusse a eu sa part de vos bonnes impressions ; elle a trouvé en vous plus tard, dans un de vos meilleurs écrits, et avant nos malheurs, un témoin impartial, mais peu flatteur ( ). C’était le temps où tout le monde croyait à la bonhomie des Allemands. En vain Chamfort nous avait dit autrefois : «Je ne sache pas de chose à quoi j’eusse été moins propre qu’à être un Allemand. » Ces bons Allemands ! disait-on depuis un siècle ; vous le disiez aussi ; et ils nous le rendaient bien, si j’en crois vos récits « Nous les aimions, vos bons petits soldats, vous racontait un jour une vieille aubergiste. À peine installés dans nos maisons, ils s’y trouvaient à l’aise et mettaient tout le monde à l’aise. Ils aidaient la cuisinière ; ils berçaient les petits enfants, ils riaient et chantaient... » Votre hôtesse avait raison « Nos soldats, disait le général Foy, se faisaient redouter en masse et adorer en détail... » On s’aimait donc peut-être plus qu’il ne fallait, sur les deux rives du Rhin. Vous étiez sous le charme, comme tant d’autres.

Êtes-vous toujours du même avis ? Ainsi se transforment souvent, après une période de temps plus ou moins longue, les qualités distinctives d’une race ; et, chose étrange ! après un siècle, quelquefois moins, un survivant ou un revenant, Mathusalem ou Épiménide, ne reconnaîtrait plus le peuple où il aurait vécu ou dormi. Les bons Allemands ! et les Anglais abolitionnistes ! Et ce peuple de braves, personne ne le conteste, qui a un chapitre de son histoire qu’il n’a pas rougi d’intituler la Terreur ! Et le peuple spirituel par excellence ! N’achevons pas ; c’est une réputation à refaire...
Sur ces questions de philosophie historique, Monsieur, nous étions depuis longtemps d’accord. La politique ne vous attirait pas. Elle vous trouvait toujours ferme et toujours fidèle. Vous n’attendiez rien de vos opinions. C’est le moyen de les conserver. Vous étiez libéral tout juste, mais vous l’étiez. Vous étiez chrétien avec tolérance, mais vous l’étiez. Le voyage que vous avez fait aux États-Unis, en 1848, boudant la révolution, et cherchant une république meilleure que celle de Février, ne vous avait pas converti en Mormon ni rendu républicain. Au contraire. Laissez-moi vous dire à ce propos que votre goût pour la sociabilité française et pour les salons parisiens vous avait insuffisamment préparé à cette épreuve. Ce spectacle d’une société où tant d’habitudes grossières et d’attitudes excentriques font cortége à la liberté, révoltait en vous l’homme de bonne compagnie ; l’observateur impartial fermait les yeux sur la valeur des institutions républicaines, si grandes quand c’est un peuple vraiment sensé qui les pratique... Mais nous étions au lendemain d’une révolution. Vous avez vos faiblesses tout comme un autre ; vous vous vengiez.
Les États-Unis n’en mourront pas ; votre livre restera, témoignage amusant et suspect de ce que vous avez vu, sincère organe de ce que vous sentiez. Et puis cela n’a pas duré longtemps. Vous avez quitté l’Amérique. Dans l’univers il y avait pour vous un lieu de prédilection, c’était la France ; dans la France, l’Académie. Vous vous rappeliez qu’au début de votre vie active, sur la proposition de M. Guizot, déjà illustre et puissant par l’éloquence, quand vous n’aviez pas vingt-cinq ans, l’Académie vous avait accordé, par une décision sans précédent, le subside qui vous permit d’aller en Islande. Vous ne l’avez jamais oublié. Non-seulement vous avez écrit pour faire preuve de littérature ; vous avez écrit avec conscience pour plaire à l’Académie. Entrer à l’Académie, c’était votre vœu secret avant d’être votre franche et légitime ambition. Vous sembliez dire : J’ai été son obligé, deux ou trois fois son lauréat ; je veux être davantage ; je lui dois cela. Votre reconnaissance avait déjà fait plus des trois quarts du chemin, quand l’Académie a voulu vous donner un témoignage décisif de son estime pour tant d’excellents livres dont vous aviez doté la littérature des voyages, sans parler de ceux qu’elle avait couronnés à d’autres titres.
De ceux-là, je ne parlerai pas, non parce que la plupart sont des romans ; vous aurez ici pour confrères, Monsieur, des écrivains de beaucoup d’esprit qui sont de grands romanciers. Pour vous, conteur plus habile qu’inventeur fécond, vous arriviez facilement à l’intérêt sans prétendre à la surprise et sans trop exagérer l’émotion. Mais celles de vos œuvres de ce genre qu’a justement distinguées l’Académie française ont été analysées, en leur temps, et louées dans cette enceinte par une voix qui impose silence à la mienne. Cet incomparable suffrage de notre ancien secrétaire perpétuel relevait en vous, dans ces écrits relativement secondaires, « le ton naturel, la pureté du style, des mœurs naïves, disait-il, et des sentiments profonds. » Il a loué surtout vos Fiancés du Spitzberg, cette simple histoire où vous pouviez vous croire dispensé d’élever beaucoup la température de l’amour, et où vous avez semé pourtant de touchants épisodes de sentiments. Quant à Gazida, qui porte aussi sur son front de jeune fille une de nos couronnes, M. Ampère, qui connaissait si bien cette contrée du Canada indien où votre héroïne a vécu et souffert, avait attesté au sein de l’Académie la vérité de vos tableaux, et un bon juge de l’honnêteté en toute chose, le duc de Broglie, disait qu’il fallait honorer en vous, par ce prix qui vous était destiné, « l’écrivain et l’honnête homme. » Ces œuvres, du reste, romans d’imagination, de mœurs ou d’histoire, auxquels je n’ai plus le temps de donner même une simple mention, étaient encore des voyages. La fiction faisait revivre pour vous, sous une autre forme, les contrées que vous aviez parcourues. Elle les éclairait de sa douce lumière. Les nombreuses traductions par lesquelles vous vous reposiez de vos longues fatigues, et qui préludaient souvent à vos inventions romanesques, avaient le même caractère : c’était autant d’excursions que vous faisiez dans les divers pays des conteurs qui vous avaient amusé, des historiens qui vous avaient instruit, des poëtes.qui vous avaient charmé. Romans ou traductions, c’est presque la moitié de vos œuvres complètes, qui ne vont pas à moins de cinquante volumes, et dont la véritable unité, c’est vous, Monsieur, qui, sans grande prétention d’originalité, vous y êtes peint vous-même. La physionomie dont j’ai essayé de donner ici les principaux traits, vous en aviez fait partout l’esquisse modeste et vraie. Vous qui n’avez jamais cherché ni la fortune, ni le lucre sous aucune forme, ni les succès d’argent et de bruit ; vous qui avez aimé avec désintéressement les bons livres, les honnêtes gens et le beau monde, il y a une chose que vous avec toujours faite avec une préméditation très-marquée ; ce sont vos écrits. Il fallait que tous, de près ou de loin, en prose ou en vers, histoire littéraire ou récits, œuvres originales ou comptes rendus, fictions ou traductions ; il fallait qu’ils vinssent tous se ranger, cortége obéissant et attrayant, à la suite du voyageur, qu’ils servissent à sa destinée et à son renom. C’est ainsi que l’Académie vous a compris ; et c’est à tous ces titres qu’elle vous a choisi, comme on recherche, pour fêter ses amis, ces vins généreux qui ont fait le voyage des Indes et qui n’en sont que meilleurs.
Si l’Académie avait eu l’idée d’opposer à la tranquille destinée de M. de Pongerville la volontaire agitation de la vôtre, elle a bien fait de vous prendre, Monsieur, sans parler de tant d’autres raisons qui l’ont décidée. Le contraste ne pouvait être, en ce sens, plus complet. Vous étiez le mouvement, il était le repos ; — repos intelligent et occupé, ardent à l’étude, très-libre dans ses préférences, allant droit à ce qui était difficile ou qui semblait impossible ; témoin la traduction de Lucrèce. « Les longs ouvrages me font peur, » disait-on à l’époque où ils étaient très-courts et d’une qualité supérieure. M. de Pongerville, partant pour ce long voyage dans les régions désolées du naturalisme, pouvait passer pour intrépide. Il était né pour le travail sédentaire et fait pour la vie privée ; il faut même que vous me permettiez de le reprendre à mon tour dans ce milieu où vous l’avez laissé, peut-être un peu vite. Je sais bien pourquoi. La vie qu’il a si admirablement conduite, au sein d’une famille vaillante et charmante, vous en avez joui un instant ; vous en avez eu, sous la forme la plus gracieuse, la vive image, bientôt disparue ; et vous avez dû dire un jour, voyant cette place vide devant votre foyer éteint, comme le Teucer du poète à ses compagnons de route : « Amis, laissons ces joies de la vie humaine... demain nous reprendrons la vaste mer ! » M. de Pongerville avait ce genre de bonheur intime qui, plus que la grandeur peut-être, « attache au rivage. » Il avait eu comme vous un père vigilant et savant. Sa famille était ancienne en Picardie comme la vôtre en Franche-Comté. Nicolas Sanson, le célèbre géographe, le créateur en France de cette science qu’il eut charge d’enseigner à Louis XIII, et que nous savons encore si mal, était un de ses ancêtres. Sanson fut anobli par son élève, comme un de vos aïeux maternels l’avait été en 1526 par Charles-Quint. L’écusson de noblesse du géographe portait trois sansonnets, que M. de Pongerville avait soigneusement conservés dans celui du poète. Plus chanceux que vous, il avait sauvé quelques débris de la fortune de ses pères, et il s’était trouvé dès sa jeunesse, quand il eut à en chercher l’emploi, en possession d’une indépendance qui aide tant de gens à s’en passer. Quant à lui, son siège était fait. Il était prédestiné aux lettres comme vous aux voyages, et dès l’âge de vingt ans il se vouait à Lucrèce ; à trente ans il montrait des chants entiers de sa traduction en vers ; il la publiait à quarante.
Je ne donne pas ces dates pour revenir sur ce que vous avez si bien dit, mais pour vous tenir compte d’une découverte qui vous est due ; car ces dates, c’est vous qui nous les donnez. C’est vous qui faites naître M. de Pongerville en 1782. Aucun de ses biographes n’était allé si loin de l’autre côté du siècle ( ). Il y a donc là une sorte d’énigme historique. J’en ai le secret, ou plutôt nous l’avions tous à l’Académie. M. de Pongerville n’aimait pas à dire son âge. C’est une originalité qui s’explique chez les personnes que l’âge n’a pas trop maltraitées. L’auteur de la traduction de Lucrèce avait eu cette bonne chance. Il avait une vieillesse verte et vigoureuse. Sa taille était restée droite, son corps alerte, ses cheveux n’avaient qu’à moitié blanchi. « Voyons, lui disions-nous, cher confrère, quand on porte si allègrement une si belle vieillesse, il faut lui laisser sa date. » —» « Je l’ai oubliée, disait-il avec un sourire qui disait autre chose ; mais, pour me croire tout à fait jeune, j’ai de trop vieux amis. » Il aurait répondu volontiers comme Moncrif, auteur d’une Histoire des chats, et qui mourut très-vieux ; Louis XV lui disait : « Monsieur Moncrif, on vous donne quatre-vingt-deux ans ? — Oui, Sire, mais je ne les prends pas. »
Vous avez, Monsieur, judicieusement limité la carrière de M. de Pongerville entre les trois grands astres dont il a été tour à tour le satellite docile et brillant, Lucrèce, Virgile et Milton. Vous êtes allé, avec beaucoup d’étude, les chercher dans cet empyrée poétique où ils résident, voulant ainsi reporter une partie de leur immortel éclat sur leur modeste imitateur. Je ne vous suivrai pas sur ces hauteurs. Je ne m’y perdrais pas plus que vous. Notre métier de critique nous les rend familières, même si notre goût ne nous les faisait aimer. Lucrèce, Virgile, Milton, le génie poétique mis tour à tour au service de la plus sophistique hardiesse, de la plus exquise sensibilité, de l’imagination la plus prodigue ; — Lucrèce, Titan révolté ; Virgile, tendre et viril amant de la muse ; Milton, l’archange aveugle dont les flammes de l’Érèbe ont brûlé les yeux ; — Lucrèce, qui donne à la nature ce qu’il ôte à Dieu, mais avec de telles couleurs que, quoi qu’il fasse, Dieu y reste ; Virgile qui fait sa Didon si malheureuse et si touchante, qu’en dépit de son suicide elle fera pleurer saint Augustin ; Milton enfin, qui semble avoir créé son démon à l’image des régicides de son temps, pour leur gloire presque plus que pour leur confusion.
Oui, Monsieur, vous avez raison, c’est surtout dans la compagnie de ces trois grands poëtes que M. de Pongerville a vécu soixante ans, qu’il a senti, qu’il a pensé, presque plus qu’il n’a traduit. Ce sérieux labeur n’était pas toute sa vie. Il aimait comme vous, presque autant que vous, cette société parisienne dont il ne s’est guère éloigné plus loin que Nanterre. Une certaine activité dans des fonctions publiques ne lui déplaisait pas. M. de Salvandy lui avait un jour fait espérer un siège à la chambre des Pairs. Le poëte préféra l’emploi de conservateur adjoint à la Bibliothèque royale, qui lui permettait de continuer, dans la section de géographie, les travaux de son aïeul. Une part très-large de son loisir appartenait encore à des essais originaux où s’épanchait sa verve plus abondante qu’on ne le croyait, et où se montraient aussi le caractère, l’esprit, les sentiments, j’allais dire les passions de l’austère traducteur, connu comme tel et confiné en quelque sorte dans cette renommée exclusive.
C’était l’époque où les fidèles de la grande antiquité, se sentant serrés de près et menacés par de hardis novateurs, se défendaient à outrance. « Il y a deux sortes de classiques au sens moderne, disait en riant M. Cousin, les classiques du soleil et ceux de la lune. » M. de Pongerville était parmi les premiers. Sûr de lui-même, il suivait d’un œil inquiet et pénétrant le cours troublé des œuvres contemporaines. En prose, il était patient. S’il s’emportait parfois, c’était en vers ; et, tandis que M. de Jouy, dans sa réponse au discours de réception de son savant confrère, signalait comme « un scandale sans excuse » la vogue croissante de l’école romantique, le traducteur de Lucrèce se contentait de la vouer au feu, dans une boutade rimée, dont le public ne connaissait rien :

Toi, dont l’ardente et dévote furie
A mis au feu la docte antiquité,
Du saint prophète apôtre redouté,
Des beaux écrits illustre incendiaire,
Renais, Omar, pour un fait tout contraire !
Anéantis ces livres éhontés,
Ces livres fous, par des fous enfantés,
Rebut de l’art...., etc.

Je cite ces vers, sans les aimer ; M. de Pongerville ne les eût pas faits quelques années plus tard. Quand le célèbre auteur des Feuilles d’automne vint demander un siège à l’Académie, où Lamartine l’attendait depuis dix ans, M. de Pongerville se prononça ouvertement pour lui. En toute question, il avait son franc parler : philosophie, religion, politique, histoire. J’ai eu sous les yeux une épître assez vive qu’il adresse à un roi de Bavière, après nos désastres de 1815. Ce roi avait appris à faire des vers et il en abusait pour insulter la France abattue :

D’un peuple que vous-même adoriez triomphant
N’accusez plus l’honneur ; l’honneur vous le défend.

Dans une autre pièce, Sur la peine de mort, il montre l’échafaud plus funeste à la société qu’au coupable, emporté par le vice ou la passion :

Loin que votre rigueur réprime son transport,
Il s’encourage au meurtre en affrontant la mort.

Sur la Providence, sur l’immortalité de l’âme, sur Dieu même, dont il n’a, dans aucun de ses essais, nié l’existence, il est bien malgré tout le disciple de Lucrèce, mais avec un embarras visible, dès qu’il ne s’appuie plus sur son puissant maître. On dirait qu’il est à la fois heureux de briser sa chaîne et embarrassé de sa liberté :

… Quand le globe naissant, échappé de ses mains,
De sa féconde argile enfanta les humains,
Ce Dieu n’aperçut pas leur foule vaine et fière,
Rampant avec orgueil sur ce grain de poussière :
Il reporta plus haut son regard satisfait...
Qu’importe le détail, quand l’ensemble est parfait ?

J’emprunte ces beaux vers à un Poëme sur l’homme, que M. de Pongerville n’a jamais achevé. L’accent est vif, le style est d’un maître, l’indépendance de la raison tourne à l’esprit fort. L’excellent M. de Pongerville s’y livrait volontiers, mais sans affiche ni déclamation d’aucune sorte. Il était fin, discret et modeste, non sans trahir parfois, dans un sourire involontaire, une certaine complaisance qu’il avait pour sa pensée.
Il n’aurait pas été déplacé, deux siècles plus tôt, dans la brillante compagnie du « salon bleu. » Il ne l’était pas dans le cabinet de Louis XVIII, où Lucrèce lui avait assuré ses entrées. On sait que l’auteur de la Charte s’était donné le luxe innocent des citations latines et des à-propos érudits. « Comment avez-vous traduit ce vers de Lucrèce ? » dit-il un jour à M. de Pongerville, qui reçut, ne s’y attendant guère, la question et le vers en pleine poitrine :

Primus in orbe deos fecit timor...

Le traducteur n’hésite pas une minute et répond :

La crainte sur la terre a créé les faux dieux.

« Les faux dieux ? » dit le roi. « Allons donc ! Le texte de Lucrèce n’en dit pas tant. — C’est vrai, Sire, c’est un vers à refaire, » et en réalité Pongerville avait improvisé sa réponse. Le vers était de Stace, dans la Thébaïde ( ). Le roi avait fait une fausse citation. Le poëte le savait et n’avait pas osé le dire au roi. Être pris en flagrant délit d’inexactitude à propos d’un auteur latin, Louis XVIII aurait mieux aimé apprendre le rejet de la proposition Barthélemy. L’aimable savant lui épargna ce chagrin. Politesse, non de courtisan, mais d’homme bien élevé.

Il l’était partout. Dans ces rapports de chaque jour, souvent si délicats, parmi tant de confrères d’une si inévitable diversité, personne n’avait plus que M. de Pongerville le sentiment et le culte de l’égalité académique, la seule que la Révolution française n’eût pas inventée. Il se prêtait à tous nos travaux avec un zèle que l’âge n’arrêta jamais : commissions d’examen, Dictionnaire historique, administration de nos finances, préparation de nos prix de vertu. Il est resté jusqu’à la fin, sentinelle d’honneur, à ce dernier poste, où il retrouvait, reçu le même jour que lui, il y a quarante ans, l’illustre auteur de la Campagne de 1812, le général de Ségur, jeune encore aujourd’hui par le dévouement, et pour lequel l’heure du travail est toujours, comme on dit, l’heure militaire...
Tel était l’homme ; — au fond, comme vous l’avez dit, M. de Pongerville a été avant tout le traducteur de Lucrèce. Il nous faut toujours en revenir là.
Vous avez bien traduit Schiller, Monsieur. Vous avez un sûr instinct des règles d’une bonne traduction. Vous êtes-vous dit à quel point les rapports fréquents entre les peuples, la communauté de certains usages, l’analogie non pas complète, mais habituelle, dans les mœurs, les croyances et les idées, rendent plus facile la reproduction des œuvres modernes que la traduction des anciennes ? Notre langue a beau être fille légitime du noble langage que parlaient César et Cicéron, penser en latin est autrement difficile que de penser en anglais, en italien, en allemand. « Si vous voulez parler français, disait Voltaire, n’allez pas en Allemagne. » Allons-y pour apprendre l’allemand. Cela pourra nous servir un jour.

Au fait, la grande difficulté d’une traduction dans tous les temps, c’est de respecter le génie de la langue traduite, sans trahir le génie de sa propre langue, sous peine de n’avoir qu’un calque ou une imitation trompeuse. On n’a bien traduit en France, à très-peu d’exceptions près, que dans le siècle où nous sommes. Autrefois on avait, au lieu de traductions, des œuvres d’un style parfois excellent, ce qu’on appelait alors de « belles infidèles. » On les aimait pour leur beauté ; on les fuyait pour leur trahison. Tout au contraire, cette lutte entre deux idiomes, l’un résistant à l’autre, mais à la fin dompté sans être asservi ni avili, c’est le grand succès de la traduction moderne, et c’est ainsi que les Guéroult, les Cousin, les de Waily, les Jules Pierrot, les Burnouf (je ne parle que des morts), ont fait des chefs-d’œuvre dans la voie que leur avaient ouverte, à la fin du dernier siècle, les Lagrange et les Delille.
L’auteur du poëme de la Nature est sans contredit le poëte latin qui cède le moins de lui-même, dans cette lutte entre deux langues dont l’une veut arracher le secret de l’autre. Quoi qu’en aient dit deux commentateurs d’un mérite éminent ( ), Lucrèce n’a encore donné à personne, même à M. de Pongerville, tout son secret. Dans sa version en vers, le traducteur avoue souvent, avec un peu de confusion, qu’il vient d’arriver à un défilé infranchissable, et il saute par dessus. Dans sa traduction en prose, car il s’y est pris de toutes les façons pour dompter le sphinx de l’épicurisme, il n’est pas beaucoup plus heureux. Il passe le ravin ; il y laisse le brouillard. Ai-je besoin de dire que ce n’est pas sa faute ? Voltaire disait du IIIe livre, tant admiré par Frédéric : « Je le traduirai, ou je ne pourrai. » Il ne l’a pas traduit. La difficulté le tentait. Il a résisté. M. de Pongerville a été plus courageux. Il aimait les aventures. C’est ainsi, lorsqu’il eut l’idée de traduire un ouvrage anglais, qu’il est allé droit à Milton ; dans Ovide, c’est à l’épisode de l’incestueuse Myrrha, qu’entre autres fragments des Métamorphoses, il s’est essayé, non sans réussir.
Hardi dans ses préférences, M. de Pongerville n’a pas cette fougue dans l’exécution. Une fois à l’œuvre, son procédé est tout autre : prudent, circonspect, très-ménager de ses ressources, très-fidèle au génie de notre langue jusqu’au point de nous laisser prendre le change maintes fois sur les qualités et les défauts de son auteur. Lucrèce, sans parler du philosophe, comme écrivain est rempli de défauts. Comment ! il est le contemporain de Catulle, il est du siècle de César, de Salluste et de Cicéron, et on nous dit, pour excuser les rudesses de son style, les âpretés de sa langue poétique, la négligence abrupte et inharmonieuse de sa versification, on nous dit que la prose à Rome n’était pas formée et que la poésie n’était pas née ! Virgile, par hasard, était-il de deux siècles moins vieux que Lucrèce ? Lucrèce a écrit comme il a voulu, non comme la prétendue inexpérience de son temps l’y condamnait. Il est responsable de ses défauts, de même qu’il est, dans ses beaux passages, absolument inimitable. Le condor non plus n’a pas de rival lorsque, sur la cime des Cordillères, il déploie ses vastes ailes dans un éclatant azur. M. de Pongerville aime à s’élever avec son modèle. La hardiesse ne lui manque que pour s’abaisser, en l’imitant. Trop souvent, dans les passages où le philosophe épicurien, comme par respect pour la pureté doctrinale de son système, lui refuse tout ornement et où il n’est qu’un vigoureux prosateur, M. de Pongerville reste poëte et même, je ne lui en fais pas un crime, poëte de l’Empire. Il sacrifie au style du temps où il florissait. Comment échapper à de certaines influences qui sont dans l’air, pour ainsi dire ? Qui donc aujourd’hui, parmi les meilleurs, ne se ressent pas des formes et des formules qu’a prodiguées l’école romantique ? À la fin du XVIIIe siècle, on abusait de la « sensibilité. » La Terreur elle-même a fait un effroyable abus de ce mot sacré : « la vertu. » Sous l’Empire beaucoup de mythologie, beaucoup de « bocages, » peut-être parce qu’il y avait beaucoup de carnage. De même qu’après la Restauration, dans cette douce paix des trente ans, parmi cette société élégante et éloquente, l’horrible et le laid sont entrés dans la poésie. Étrange bizarrerie de l’esprit humain ! M. de Pongerville a trouvé le « bocage » installé sous l’Empire. Il l’a donné à Lucrèce.

Le bocage était sans mystère,
Le rossignol était sans voix...

Lucrèce se passe facilement d’une certaine perfection. Souvent le génie s’arrête à cette limite de la perfection dans la forme ; non qu’il la dédaigne : il ne la voit pas dans la minutieuse exigence de sa beauté toute terrestre, tant il est placé haut ! Il plane, il ne raffine pas.
Je n’ai pas, vous le voyez, Monsieur, l’imprudence de m’attaquer au génie du grand poëte de la Nature. Il est impossible, pourtant, de se trouver face à face avec ce sophiste immortel, sans qu’un cri nous sorte du cœur au spectacle d’une telle puissance mise au service de tant d’erreurs. Lucrèce ne croit pas à la perfectibilité de l’homme. C’est la moindre de ses incrédulités dans l’ordre moral. Il n’a aucune idée de Dieu, aucun soupçon de la Providence, veillant sur sa créature. Le monde, dit-il,

Le monde, immense erreur, n’est pas l’œuvre des dieux.

Rien non plus de la spiritualité de l’âme, ni de son essor vers le ciel, ni de la vertu, si ce n’est comme élément de bonheur matériel, ni de la patrie, qui n’a pour l’homme que la valeur d’un champ ou d’un pâturage. Dans l’ordre physique, même ardeur de négation. Lucrèce ne nie pas seulement les vérités acquises à la science, encore bien incomplète de son temps, ou seulement soupçonnées par elle. Il prend parti d’avance, avec une sorte d’orgueilleuse imprévoyance, contre toutes les découvertes qui ont illustré la science moderne, et il se donne une peine infinie pour démontrer que la terre n’est pas ronde, que le soleil et la lune n’ont que les proportions qu’ils paraissent avoir, que les antipodes sont une chimère, les causes finales un rêve, la prédestination des organes humains à des emplois déterminés une invention contraire à la nature. Que sais-je ? Le poëme de Lucrèce est un abîme d’erreurs. « Sa physique est d’un portier de couvent, » disait Voltaire. « Elle fait songer, » dit M. Martha, « à la médecine de Molière. » Sa cosmogonie est ridicule, son astronomie puérile. Et, malgré tout, c’est d’un ton inspiré, plein de colère et de mépris pour ses contradicteurs, qu’il soutient sa doctrine. Il a l’enthousiasme du faux. « Sagesse qui déraisonne, » disait Horace, qui n’était épicurien qu’à table, peut-être aussi chez Lalagé au doux sourire. Cette déraison, avec des apparences philosophiques, est bien le caractère de cette fausse science, exposée d’un ton sérieux, démontrée avec emportement. « On contemple la force de ton génie dans la grandeur de ton naufrage ! » Ainsi se recueille, dans une invocation découragée, l’auteur de la plus éloquente apologie de Lucrèce ( ).

Quel est donc, pour nous résumer, le sens du poëme de Lucrèce ? Il a fait du naturalisme, n’en voulant faire qu’un système, une religion véritable. De la description du monde physique, la morale épicurienne est sortie comme la Vénus anadyomène du sein des ondes. Le pays est beau, le ciel est d’azur ; le soleil, même celui de Lucrèce, prodigue ses rayons à tout ce qui respire. Une âme est là tout émue de désirs terrestres, aspirant au bonheur comme à l’unique fin de la vie humaine. Cette âme parle, elle s’anime, elle frémit, elle fait rêver, elle fait aimer. Le poëte a mis son œuvre sous le patronage de la seule puissance divine dont il reconnaisse l’action sur la terre : Hominum divumque Voluptas !

Brillante, sous tes pas, des plus vives couleurs,
La terre se revêt du doux éclat des fleurs ;
L’océan te sourit ; la lumière s’épure,
Et ton souffle embaumé rajeunit la nature...

Vénus exceptée, Lucrèce s’est moqué de ses dieux. C’est la seule gaieté de son poëme. C’en est aussi le sens le plus profond. En les reléguant dans le ciel, rois qui règnent et ne gouvernent pas, convives insatiables de banquets éternels, contemplateurs platoniques d’un monde qu’ils n’ont pas créé, il les rend ridicules, sans se brouiller avec le préteur. Lucrèce se moque. Il ne rit pas, il vise au cœur. Cicéron, plaidant pour sa maison devant le tribunal des pontifes, a beau invoquer tous les dieux de l’Olympe dans une péroraison pathétique ; Lucrèce a tué les dieux en leur ôtant la prévoyance et l’action dans les affaires de l’humanité. Le paganisme est moralement mort du coup, longtemps avant sa chute définitive.

Ces riches fictions, fruit d’une douce ivresse,
N’abusent point, ami, ta sévère sagesse ;
Elle sait que les dieux, au comble de l’honneur,
S’abreuvent à grand flots d’un éternel bonheur.
A ces rois assoupis dans une paix profonde
Qu’importent les plaisirs ou les malheurs du monde ?

Je ne demandais pas à M. de Pongerville, encore moins à vous, Monsieur, de relever dans le poëme de Lucrèce ces tristes éclats de son imperturbable raillerie. L’éminent traducteur ne s’était pas donné la mission de rendre ce poëme amusant. Il l’a rendu lisible à tous. Il lui a ouvert notre France et notre siècle. Lucrèce était un solitaire dans le sien, isolé à la fois dans son sujet et dans son œuvre. Tout semble à pic autour de son poëme ; le passé ne lui a rien donné, sinon le texte effacé d’une doctrine exotique ; la science, dans l’avenir, ne lui prendra presque rien : la littérature ne lui empruntera que quelques images apportées par la folle brise, quand par instant se dissipe le nuage qui couvre son ambitieuse sérénité.
Ce qui est resté plus que la science de l’épicurisme et plus que son style, ce sont ses doctrines morales et ses pratiques. Elles ont traversé les âges ; elles vivent encore.
Et tenez, Monsieur, j’ai cité, et qui n’a pas cité ? la définition complaisante qu’a faite Lucrèce de l’égoïsme contemplatif et satisfait devant le malheur des autres. Chose étrange ! l’épicurisme arrive ainsi, sous cette forme même, porté par ce courant de sensualité matérialiste et d’insensibilité morale, jusqu’aux temps modernes, en dépit des mœurs et des sentiments qu’a créés le christianisme ; — il arrive, laissant derrière lui, parmi les Césars, les décadences, les corruptions de Rome et du Bas-Empire, les rois fainéants et les Valois, les mignons et les petits-maîtres, je ne sais quel dangereux parfum d’énervante dépravation...
Et voilà un moraliste, au siècle de Louis XIV, le siècle des belles âmes, qui, reprenant, après dix-sept cents ans, la pensée de Lucrèce : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis, dit-il, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas... »
La Rochefoucauld pensait-il au poëme de la Nature et copiait-il Lucrèce ? Il était assez riche de son propre fonds. L’égoïsme humain est trop fécond pour chercher son inspiration en dehors du cœur de l’homme. Quand il invoque Épicure et Lucrèce, c’est qu’il aime à se donner un air de philosophie ; c’est là son piège pour autrui et sa déception pour lui-même. Il est si commode, en sacrifiant à une idolâtrie personnelle, de laisser croire qu’on a une morale ! Lucrèce met Épicure au rang des dieux, ou, pour mieux dire, il fait de lui le seul dieu du monde.

Deus ille fuit, deus, inclute Memmi ( ).

Et bien, soit ! Épicure est dieu et l’égoïsme est un dogme. Mais défiez-vous-en ! Défiez-vous-en, s’il règne avec les Valois ou s’il exploite la France avec les maîtresses de Louis XV. Défiez-vous-en, s’il est juge complaisant ou frivole, évêque mondain, abbé de cour ou philosophe de hasard, poëte d’indécentes mignardises, conteur équivoque, ministre adulateur et favori tout-puissant !... Défiez-vous-en surtout, s’il est général. Si Épicure devient général, Voltaire, hélas ! pourra le vanter et Mme de Pompadour lui sourire ; il n’en perdra pas moins la bataille de Rosbach contre Frédéric. Oui, défiez-vous de ceux qui aiment la gloire pour relever l’éclat d’un habit de cour. Soubise n’est pas lâche ; la guerre peut lui sembler une distraction dans l’immense ennui de la grandeur ; il n’est pas lâche ; il est voluptueux et insouciant.
« Le trouble et la confusion règnent dans tous les ordres de l’État, « écrivait le maréchal de Noailles à Louis XV quelques années avant ce grand désastre. — « ...On ne compte plus sur d’autres moyens pour parvenir que ceux de l’intrigue, de la cabale, de la faveur ou de la protection. L’amour de la patrie et du nom français est devenu un ridicule. Il s’est introduit une fausse philosophie qui conduit à la mollesse, au luxe et à l’indolence... Les choses sont arrivées à un tel point qu’il est d’une nécessité absolue d’y apporter les plus prompts remèdes ( )... » Le remède, tout le monde le sait aujourd’hui, beaucoup le prévoyaient alors : c’était une révolution...
Ne finissons pas sur ces tristesses du passé.
Les nations, si elles ne sont pas à jamais condamnées, ainsi que la Rome de Tibère et de Domitien, se rachètent toujours par quelques contrastes que permet la justice de Dieu. Abattues, elles se relèvent. Brisées et meurtries, la main d’un grand citoyen guérit leurs plaies saignantes. Corrompues, il sort de leur corruption même je ne sais quelle protestation amère et indignée qui sauve l’honneur. Après les crimes de la Ligue, la France a eu le plus grand de ses rois ; après les folies de la Fronde, le plus grand règne de son histoire. Les hardis penseurs, au siècle dernier, Montesquieu à leur tête, retrouvaient les droits de l’homme. La Révolution, si grande par ses premiers actes, puis devenue furieuse jusqu’au suicide, a eu pour rançon devant le monde les stoïques soldats de la République qui battaient, pieds nus, les armées bien chaussées de la vieille Europe. L’héroïque Jourdan a relayé Robespierre. Bonaparte a chassé Barras. Zénon semblait avoir remplacé Épicure. Illusion trompeuse ! Le despotisme, ce condamné de Dieu, s’était racheté par une immense gloire aux yeux des hommes. Iéna vengeait Rosbach après cinquante ans.
Rien n’est simple dans l’histoire de l’humanité. Le crime lui-même a son revers éclatant dans la vertu intrépide de ses victimes. Galérius, le bourreau des chrétiens, sur son trône d’or ; Maillard, sous son guichet sombre ; l’assassin de la Roquette, les pieds dans le sang, font encore plus de prosélytes à Dieu que de martyrs. C’est par là que l’humanité se rachète.... Écoutez ce prêtre qui va mourir. Il a vingt-cinq ans. Il passait dans la rue. Son costume religieux, aperçu par quelques fanatiques, les a frappés d’une rage subite. Il est arrêté, jeté dans un cachot. Il est perdu. Voici la nuit ; un faible rayon de lumière pénètre à peine dans sa prison. Il veille et se recueille. Aucun de ses compagnons de captivité n’a senti son courage défaillir ; tous sont résignés, quelques-uns sont tristes. Le jeune prêtre triomphe. Dieu l’a jugé digne de mourir... son cœur déborde de reconnaissance... Il écrit « ...Vous avez vu sans doute les discours prononcés à l’Hôtel-de-Ville à la suite du renversement de la colonne Vendôme. Les journaux auront reproduit cela en province. Nos pauvres familles doivent être épouvantées. Ce sont elles qui sont à plaindre, et non pas nous. Pour nous, la Commune, sans qu’elle s’en doute, nous a fait tressaillir d’espérance avec ses menaces. Serait-il donc possible qu’au commencement seulement de notre vie, Dieu nous tînt quittes du reste, et que nous fussions jugés dignes de lui rendre ce témoignage du sang, plus fécond que l’emploi de mille vies !... Heureux jour où nous verrons ces choses, si jamais elles nous arrivent ! Je n’y puis penser sans larmes dans les yeux... »
Signé : Paul SEIGNERET ( ). »

Voilà, Monsieur, quand un peuple n’est pas voué à une dégradation sans merci, ce qui le rachète et ce qui le sauve. Ce jeune séminariste, qui confesse, à deux pas du chemin de ronde, l’immortalité de son âme ; ce glorieux maréchal qui, blessé grièvement, se hâte de guérir pour se retrouver à la bataille de l’ordre sous le drapeau du droit ; ce soldat qui meurt sur le rempart, obscur et résigné ; ces fils de famille, ces paysans, ces ouvriers, ces riches et ces pauvres, tous accourus sous les couleurs nationales pour s’associer à l’effort commun et prendre leur part du malheur public, voilà, Monsieur, les contre-poids providentiels de cet abaissement où les nations semblent par moment précipitées sans retour. C’est ainsi que se rétablira le niveau solide où notre chère France sera désormais, non l’effroi du monde, mais le précurseur attrayant et toujours suivi de la civilisation chrétienne.
Et alors, Monsieur, nous pourrons relire Lucrèce, et même le traduire, sans trop redouter Épicure.

Notes :

Traduction de Lucrèce, par M. de Pongerville (1re édition).

Historiens, poëtes et romanciers, 2e série. Paris, 1863.

Essais, chap. XXV.

Lettres sur l’Islande.

Lettres sur le Nord.

Du Rhin au Nil.

Souvenirs d'un voyage.

Voir la judicieuse Notice de M. Léon Halévy et le Dictionnaire Vapereau.

Thebaidos lib. III, v. 661.

Études sur la poésie latine, par M. Patin, secrétaire perpétuel de l'Académie française. — Le poème de Lucrèce, par M. Martha, ouvrage récemment couronné par l'Académie.

L. Martha. Voir le beau chapitre intitulé : Tristesse du système.

De rerum naturà, lib. III, v. 8.

Mémoires politiques et militaires, composés sur les pièces originales recueillies par Adrien Maurice, duc de Noailles, maréchal de France et ministre d'État, par l'abbé Millot. (Collection Michaud et Poujoulat, t. X de la 3e série.)

Cette pièce est extraite de l'Autographe, habilement rédigé par M. Alfred d'Aunay. (Numéro du 11 novembre 1874.)