Réponse de M. Ludovic Vitet
au discours de M. Laprade
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 17 mars 1859
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Lorsque dans un concours de poésie l’Académie rencontre un esprit élevé, sérieusement amoureux de l’art des vers, peu jaloux de succès faciles, et dès ses premiers pas dévoué sans retour au culte désintéressé du beau, ne croyez pas qu’elle se contente de lui donner une couronne ; elle a déjà plus d’ambition pour lui. Comme une mère de famille qui pressent et observe les chances, même lointaines, d’une alliance assortie, elle suit des yeux son lauréat, et, lorsque des victoires nouvelles, toujours dignement achetées, l’ont mûri pour un plus grand honneur, elle se l’associe avec joie ; le lien secret qui l’unissait à elle devient une adoption publique.
C’est ce chemin Monsieur, qui vous a conduit parmi nous.
Vous n’étiez pas seul à le suivre ; quelques dignes émules se pressaient sur vos pas. Même en ce temps de sommeil et de prose, tout feu sacré n’est pas éteint, et la lyre se fait entendre encore. Ce n’est plus, comme il y a trente ans, la grande voix des renommées populaires qui proclame les poëtes : ces noms que la foule connaît, qui volent en tous lieux comme des noms de rois ou de capitaines, la mort nous les enlève, il ne nous en vient plus ; mais nous prêtons l’oreille à ceux que nous apporte l’écho de quelques oasis où les adorateurs de l’art et de la pensée brûlent encore un pur encens. C’est là que s’est formée cette jeune phalange dont vous êtes le précurseur. Pourquoi faut-il que dans ses rangs, à la joie de votre triomphe, se soit si promptement mêlé un deuil inattendu ? Vous avez exprimé, Monsieur, des regrets que nous partageons tous. Ce nom de Brizeux, qui vous est cher, avait déjà dans cette enceinte noblement retenti, et quand l’heure serait venue de rendre un nouvel hommage aux chastes muses, aux aspirations d’un talent noble et pur, nos rangs, j’en ai la confiance, se seraient ouverts à l’auteur de Marie. Sans être de même école, vous étiez de même famille. Ses vers exhalent comme les vôtres un parfum de candeur ; comme vous il se pénétrait d’un religieux amour au spectacle de la nature. L’horizon seul différait entre vous de profondeur et d’étendue : tout l’univers était pour lui dans sa Bretagne ; pour vous, votre Bretagne, c’est l’univers entier.
N’en déplaise à la noble ville dont tout à l’heure vous nous parliez en fils reconnaissant, elle n’est pas votre vraie patrie. Pour respirer à l’aise et pour chanter en liberté, il vous faut plus d’espace. Votre cœur de poëte habite incessamment ces remparts de granit et de neige dont vous voyez, du bord de votre Rhône, briller au loin les cimes étincelantes. Là se découvre à vos regards l’œuvre du Créateur dans son immensité. Vous aimez cette chaîne des Alpes, ce silencieux désert ; vous l’aimez, non par misanthropie, mais plus vous êtes loin des hommes, plus près vous vous croyez de Dieu. Vous montez aux derniers sommets ; c’est là que se plaît votre muse, elle est là dans son vrai royaume ; ce qui n’empêche pas qu’au besoin elle sait descendre vers la plaine, s’arrêter devant la plus modeste fleur, écouter les plus légers murmures, les plus douces chansons des oiseaux, des feuilles ou du vent, sentir, en un mot, la nature et bénir son auteur, dans ses plus délicates merveilles comme dans ses gigantesques créations.
S’il me fallait, d’un mot, indiquer ce qui vous distingue de vos frères en poésie, je dirais que vous portez dans l’idylle le souffle et la grandeur épiques. Vous n’en excluez pas la grâce et la fraîcheur, c’est bien encore l’idylle, mais il s’y mêle un sens profond, je ne sais quelle gravité qui semble appartenir au lyrisme des premiers âges. L’esprit des psaumes est dans vos pastorales, de vos concerts champêtres sortent des hymnes et des prières, et ce mélange de mélodies contraires, de modes opposés, de lydien et de dorique, s’accomplit avec vous sans efforts ni système. C’est votre instinct que ces hardis contrastes ; le sentiment de la nature vous les suggère, vous ne les créez pas. Heureuse sauvegarde, car, il faut bien le reconnaître, cette source d’inspirations qu’on est convenu d’appeler le sentiment de la nature, et qui depuis un demi-siècle a fait jaillir, en ce pays, tant de beaux vers, tant d’admirables pages, souvent aussi répand des flots moins purs. Le faux enthousiasme s’en échappe parfois dans des torrents de métaphores et de descriptions. Chez vous, rien de pareil, et quand il vous arrive d’être emporté plus loin ou plus haut que ne le souhaiterait une austère critique, amoureuse surtout d’ordre et de clarté, le goût du vrai vous ramène bientôt vers des régions sereines, où vous planez en plein soleil et d’une aile assurée.
Dès votre premier poëme vous aviez donné la mesure et de votre talent et du vrai caractère de votre poésie. On pouvait s’y méprendre, à ne juger que sur le titre. Ce nom de Psyché tout d’abord nous transporte dans un monde qui n’est pas le vôtre ; mais on ne tarde pas à reconnaître de quelle Psyché il est ici question. Vous pénétrez au fond de la gracieuse fable que nous a transmise Apulée, et, soulevant à demi son vêtement mythologique, vous nous la faites voir dans sa forme native comme à travers un voile transparent. Votre Psyché, c’est l’âme humaine, c’est notre histoire que vous nous racontez. Je ne sais pas de peinture plus charmante que la naissance ou plutôt le réveil de cette jeune fille placée par vous dans les jardins de l’âge d’or, au milieu d’une nature jeune et pure elle-même, qui tressaille à son aspect et la contemple avec amour. Ces fleurs qui l’embaument à l’envi ces arbres qui s’épanouissent pour la mieux abriter, ces ruisseaux qui s’arrêtent pour mieux refléter son image, ces lions qui rampent à ses pieds, ces tigres qui la caressent, et ce chœur invisible de voix mystérieuses qui peu à peu l’entraîne dans les bras de son nocturne époux, voilà le radieux prélude par lequel vous ouvrez la scène. Le temps me manquerait pour vous suivre au delà, pour assister à ce parfait bonheur, qu’un peu d’obéissance pouvait rendre éternel. La pauvre enfant succombe à l’appât du fruit défendu ; elle saisit la lampe fatale, et sa chute est consommée. Jusque-là vous suivez de près, vous côtoyez la fable antique, tout en faisant à la Genèse quelques heureux emprunts ; dans le reste du poème vous volez de vos propres ailes. Sous les traits de Psyché exilée sur la terre, c’est l’humanité elle-même que vous nous faites voir s’élevant, d’âge en âge et d’épreuve en épreuve, des misères de la barbarie aux grandeurs de la civilisation, puis regagnant enfin la céleste patrie sur un divin rayon de miséricorde et d’amour. Les théories que vous prenez pour guides dans cette vaste allégorie ne sont peut-être pas toujours incontestables : mais ces jeux d’imagination offrent à votre muse une occasion sans cesse renaissante de touchants épisodes et de brillants tableaux.
J’ai hâte d’arriver à vos recueils de poésie : c’est vraiment là votre moisson lyrique ; Psyché n’en est que la première gerbe. Ces morceaux, variés de forme et d’étendue, variés de rhythme et d’accent ; ces odes, ces couplets, ces stances, ces poëmes, groupés par vous en faisceaux, en volumes, ne forment néanmoins qu’un seul ensemble, un seul concert, une vraie symphonie à la gloire de l’univers visible, de sa beauté, de son esprit.
J’insiste sur ce mot : l’extérieur de la création, si beau qu’il soit, n’est pour vous qu’un reflet de sa beauté véritable. Sous l’apparence vous voyez le réel, le vrai réel, c’est-à-dire l’idéal. Vous lisez à travers l’écorce. De tous les êtres de ce monde, même les moins vivants et les plus pétrifiés, je n’en sais pas un qui soit muet pour vous. Ce n’est pas assez d’entendre ces voix secrètes et inarticulées que semblent nous envoyer les forêts, les campagnes, et qui bourdonnent vaguement dans nos âmes, ces voix pour vous sont des langues, vous en avez la clef, vous les lisez à livre ouvert. Tout vous parle, tout vous fait confidence, tantôt d’une élégie, tantôt d’une chanson. Par un gracieux badinage vous faites parler l’alouette, le merle, le rossignol avec une justesse imitative que n’égalerait pas le meilleur procédé de sténographie musicale, et à cette vérité matérielle, dont tant d’autres se contenteraient, vous en ajoutez une plus délicate encore, la vérité des sentiments que vous prêtez à ces petits chanteurs.
Faire parler les oiseaux, passe encore, dira-t-on ; mais les fleurs, les fontaines, les arbres, les rochers ! les faire parler aussi ! donner même la parole à des êtres abstraits, à l’esprit des torrents, à l’esprit des glaciers, sorte de coryphées imaginaires ! N’y a-t-il pas là de quoi troubler les plus fermes courages ? J’en conviens ; notre éducation en matière de poésie lyrique ne nous façonne pas à être ainsi menés au feu ; nous ne sommes faits qu’à la petite guerre, à ces fictions de l’apologue tempérées à notre usage par la grâce et par la raison du plus charmant génie :
Le chêne un jour dit au roseau.
Cela n’effraye et ne blesse personne : on voit si bien que ces deux personnages ne sont ni roseau ni chêne, mais d’os et de chair comme nous ! Cette conversation pseudonyme est un incognito mal gardé, un vrai secret de comédie ; avec vous, au contraire, la fiction ne transige pas : vos roseaux et vos chênes ne sont pas des prête-noms, des hommes déguisés ; ils sentent et pensent pour eux-mêmes. Faut-il nous étonner que certaines oreilles s’effarouchent à leurs discours ?
Mais le talent a des secrets magiques : il fait tout accepter. Donnez à lire aux plus timides, la plus hardie peut-être de vos témérités, votre poëme de l’Arbre. Ce roi de la forêt a beau ne pas parler, vous lui prêtez plus que la parole, vous en faites plus qu’un homme, vous le déifiez. Ne semblerait-il pas qu’à moins d’être un druide, jamais on ne s’associera à cette adulation envers un chêne ? Eh bien ! grâce à vos vers, les plus beaux, il est vrai, que votre veine ait produits, ce me semble, non-seulement le lecteur ne se révolte pas, mais il se rend à discrétion, il partage vos respects, il contemple avec même effroi, même frisson que vous, la majesté, la chute, les blessures de ce géant. C’est tout un drame, et l’idée ne vient pas un instant de mettre en question la réalité du héros.
Vous sortez avec même bonheur de bien d’autres gageures de ce genre. Les fictions les plus audacieuses, les personnifications et les harangues les plus inattendues, tout se fait pardonner, à la seule condition de frapper juste. Aussi n’auriez-vous pas pour vous absoudre la meilleure des autorités, l’exemple de ce royal psalmiste dont la poétique audace se dresse au-dessus de la vôtre de plus de cent coudées, je vous conseillerais encore de ne pas vous couper les ailes. Distribuez largement la vie et la parole à qui vous semblera bon ; c’est votre honneur et votre privilége ne vous en dépouillez pas.
Mais il est d’autres exigences que vous faites bien d’écouter. Vos plus sincères admirateurs avaient d’abord conçu quelque inquiétude de vos prédilections pour le désert. Ils s’étaient demandé si vous ne risquiez pas, à votre insu, de porter dans les âmes certains principes énervants, certaine contagion de molle rêverie. Je ne vous parle pas de ce grand mot de panthéisme qu’on murmurait aussi ; la méprise était trop évidente : le Dieu vivant et créateur apparaît, j’ose dire, dans toutes vos pensées, sous toutes vos images. Et quant à votre intimité, quant à vos tête-à-tête avec la nature, vous auriez pu dire, après tout, que la solitude, dont on a si grand’peur, est aussi bien un baume qu’un poison, qu’elle amollit les faibles et fortifie les vigoureux ; vous avez mieux aimé, de bonne grâce, calmer toutes les craintes, prévenir tous les malentendus. De là dans vos récents recueils une légère transformation, non pas au fond de vos pensées, à la surface seulement. La scène est encore la même, les horizons, les premiers plans, les forêts, les vallées, les montagnes, tout est là, rien n’est changé ; mais une autre lumière colore les objets ; l’atmosphère est plus transparente ; on lit mieux les salutaires conseils, les pensées généreuses que ce spectacle vous inspire. Puis, peu à peu, vous semblez rechercher des sites moins austères, de moins sauvages précipices. Sans descendre encore dans les villes, vous entrez dans les métairies, vous vous mêlez aux laboureurs, vous prenez part à leurs plaisirs, et, au milieu des joies de la famille, vous donnez de solides leçons, vous prêchez le travail, le devoir, la vertu.
Croyez-vous que vos paysages en soient moins pittoresques pour s’être peuplés ainsi de quelques habitants ? Je ne veux assurément pas, pour votre bienvenue, entrer en controverse avec vous, mais laissez-moi vous dire qu’en donnant aux acteurs humains plus large part dans vos idylles, ce n’est pas seulement le but moral de votre œuvre que vous avez rendu plus clair, c’est surtout l’art lui-même que vous avez mieux compris. La poésie, croyez-moi, ne remplit pas toute sa tâche, elle se prive à plaisir de sa plus vive source d’émotion et de puissance, si l’homme reste en dehors de ses créations, s’il n’y tient pas toute la place que Dieu lui a faite en ce monde.
Je vous blesse au cœur, je le crains ; je sais quelle est pour vous la poésie véritable, la grande et sainte poésie ; c’est au berceau de l’univers que vous cherchez votre idéal : votre poëte est Orphée. Vous adorez Homère, mais sans lui pardonner d’avoir, par ses fictions humaines, interrompu ce chant des premiers âges, ce majestueux cantique où la nature et Dieu étaient seuls glorifiés. Rapetisser l’Olympe à notre taille, déifier nos passions, porter dans l’épopée tous les germes du drame, voilà son œuvre, dites-vous. Ce novateur a fait la brèche qui, depuis trois mille ans, s’élargit tous les jours !
Dans une gracieuse églogue, intitulée les Deux Muses, vous nous montrez deux rivaux, deux bergers se disputant le prix des vers. Tous deux ils chantent la nature, chacun à sa façon, l’un en vrai disciple d’Homère, l’autre en adepte d’Orphée, et c’est à ce dernier, comme on pense, que vous décernez la couronne. Je ne me flatte pas qu’aujourd’hui, même après vos derniers succès, vous soyez disposé à rendre un jugement contraire ; mais vous sentez, j’en suis sûr, qu’il est sur la lyre une corde dont le poëte, sans se profaner, sans flatter le vulgaire, doit apprendre à tirer des sons. Corde divine, comme les autres, et qui va droit au cœur de l’homme parce qu’elle parle de lui. Déjà dans vos Symphonies, dans vos Idylles héroïques, et mieux encore peut-être dans vos Poèmes évangéliques, vous avez fait entendre ce noble accent de l’âme : ne le comprimez pas ; laissez la mélodie, la voix humaine, planer de jour en jour, plus librement sur vos accords ; ici, je vous en préviens, nous tenons pour Homère, et nous espérons bien vous convertir.
N’allez pas croire pourtant que votre indépendance soit chez nous en péril. Avant tout, nous vous demanderons de garder cette franche allure, cette physionomie qui n’appartient qu’à vous. Le mieux, entre confrères, pourvu qu’on soit d’accord sur deux ou trois principes éternels, c’est de ne pas se ressembler. Nous n’avons, quoi qu’on dise, aucun goût pour l’uniformité. Nous sommes une vivante galerie de quarante portraits, que, par malheur, il nous faut remplacer tour à tour chaque fois que nous en perdons un, nous mettons tous nos soins à n’en pas acquérir la copie. Plus il nous était cher, plus il nous donnait d’orgueil, moins nous cherchons qui lui ressemble. Au lieu du faux équivalent, nous aimons cent fois mieux l’antithèse ; et c’était chez vous, j’ose dire, un titre tout particulier, une véritable aptitude au glorieux héritage dont votre modestie s’étonne, que d’être né, en fait de poésie, aux antipodes de votre prédécesseur. Notre inimitable confrère devait en effet, plus qu’un autre, nous confirmer dans notre tradition, car au milieu de ces chefs-d’œuvre, grands et petits, qui font sa gloire et nos délices, s’il s’est glissé quelques ouvrages moins parfaits, moins achevés, il n’en est qu’un vraiment mauvais, je veux parler de ses imitateurs.
Et pourtant prenons garde, il ne faut pas toujours médire de l’imitation. Elle est, plus souvent qu’on ne pense, l’occasion première de l’originalité. Ne remarquez-vous pas que, dans notre France, la veine poétique s’élargit ou se resserre selon qu’elle accepte ou refuse quelques gouttes de sang étranger ? Corneille aurait-il fait le Cid, aurait-on vu sortir de terre et presque aussitôt fleurir les rameaux vigoureux d’une poésie toute française, sans l’alluvion passagère de l’esprit et du goût espagnol ? Ce n’était qu’une eau fécondante qui s’est aussitôt retirée ; le sol a conservé ses qualités natives, mais en redoublant de vigueur et, lorsqu’après un demi-siècle de splendide végétation, la sève s’est appauvrie peu à peu, comment l’aurions-nous ranimée ? Nous nous trouvions alors trop riches pour demander rien à personne, et nos voisins, devenus nos copistes, n’avaient plus rien à nous offrir. Nous vécûmes sur nous-mêmes, semant toujours la même graine dans le même sillon. Aussi quel sol aride, quelle pâleur, quelle sécheresse, vers le déclin du dernier siècle et au début de celui-ci ! Mais pendant que nos poëtes tombaient en léthargie, tout s’était ébranlé dans le monde : les barrières étaient tombées. Rendus à l’indépendance, à leur goût, à leurs instincts, nos voisins avaient retrouvé la muse, et nos yeux s’étaient ouverts. Ce n’était plus des Pyrénées, cette fois, que descendait le souffle inspirateur, c’était du Nord. Le réveil fut soudain : en peu d’années la poésie reparaissait en France, neuve et hardie, parfois même infidèle à quelques traditions de sa glorieuse devancière, mais toute française encore. Goethe et Schiller, Shakspeare et Byron n’étaient pas devenus nos modèles, ils étaient les révélateurs de nos propres trésors.
À peine hors du berceau, cette poésie nouvelle se personnifiait en deux hommes. Elle avait d’autres favoris, d’autres confidents dignes d’elle ; mais ces deux hommes résumaient à eux seuls, par un éclatant contraste, les deux nouveautés principales dont alors on était épris, le charme indéfinissable du spiritualisme rêveur, l’attrait presque physique du rhythme et du coloris. Vous avez tout à l’heure, sur l’une de ces deux figures, fait luire une auréole, que pour ma part, à consulter mon goût, je serais loin de trouver trop brillante, n’était ce sentiment involontaire qui nous porte au secours des absents. Je n’entends comparer ici que les deux renommées, et ne prends pour mesure que le nombre des admirateurs. Or j’aurais peine à dire de quel côté ce nombre était plus grand. C’étaient deux puissances égales, deux monarques, pour ainsi parler ; chacun avait sa cour, et pendant près de dix années, unis contre l’ennemi commun, ils avaient régné l’un et l’autre, en possession paisible du public qu’ils se partageaient.
C’est alors qu’on vit apparaître ce jeune et blond visage, cet écolier qui, des bancs du collège, lançait comme un malin défi aussi bien à ses maîtres qu’à leurs contradicteurs. Que voulait-il ? Pourquoi ces vers, tantôt fins et brillants comme des perles ou des rubis, tantôt dégrossis à peine et volontairement contrefaits ? Pourquoi tant d’art et tant de parodie ? Était-ce nonchalance, espiéglerie, calcul ? De qui se moquait-il ? Des autres ou de lui-même ? Point de réponse ; mais, sans dire son secret, il avait ébloui ses lecteurs, tourné la tête à la jeunesse, et dérobé à ses deux maîtres, tout en suivant leur drapeau, une partie de leur armée. Enrôlé de la veille, ce trouble-fête avait tout bouleversé : c’était le page de Beaumarchais, tel que nous l’a refait Mozart, car, à travers l’insouciance du malicieux enfant, on voyait luire des traits de flamme, on sentait d’involontaires soupirs et les précoces tristesses de la passion qui s’ignore.
Ici, Monsieur, je devrais m’arrêter. Le plus bienveillant auditoire ne supporte pas volontiers d’entendre, en moins d’une heure de temps, parler deux fois des mêmes choses. Et que dire, en effet, des œuvres, du talent, de la personne même d’Alfred de Musset, que vous n’ayez dit avant moi avec la double autorité du poëte et du critique ? Sans l’avoir jamais vu, vous l’avez peint an naturel ; sa prose aussi bien que ses vers, ses proverbes comme ses contes, vous avez tout parcouru, tout apprécié, nous donnant ainsi l’occasion d’assister, comme au pied de votre chaire, à ces leçons solides et brillantes dont la renommée seule était venue jusqu’à nous. Si, malgré ces raisons de me taire, j’ajoute cependant quelques mots, c’est qu’il est des adieux qu’on aime à dire deux fois, des noms qui provoquent à l’éloge ; et, je dois l’avouer aussi, entre vos souvenirs et les miens, je vois, sur un seul point, une légère dissidence dont j’aimerais à vous faire part.
Vous regardez comme un bonheur, comme un coup de dés sans égal, cette gloire qu’à vingt ans notre poëte avait déjà conquise. L’heure de son apparition dans le monde des lettres, les dispositions du public, ces premières lassitudes de l’admiration qui préparent aux infidélités, tout vous paraît combiné, par un hasard providentiel, en faveur de cet enfant gâté. C’est vrai pas un obstacle, pas une épine : les fées semblent avoir veillé sur son berceau. Mais savez-vous ce que lui a coûté cette gloire printanière ? Elle a comme éclipsé, depuis un quart de siècle, sa véritable gloire, l’œuvre de sa maturité. La première floraison a pris tout le soleil, et la seconde est demeurée dans l’ombre. Un Alfred de Musset de dix-huit à vingt ans, souriant et moqueur, froidement ironique, conteur charmant, railleur impitoyable, en guerre ouverte avec la prosodie aussi bien qu’avec la morale, sorte de rossignol sceptique et licencieux, celui-là tout le monde le connaît ; mais qu’il en existe un autre, que, cinq ou six ans plus tard, et pour un trop court intervalle, le chérubin se soit fait homme, toujours poëte et penseur par surcroît ; que ce lutin, ce rimeur révolté ait compris le sérieux de la vie et la nécessité des lois du goût ; qu’instruit par la souffrance il soit devenu capable de prière et de larmes, et qu’il ait fait les vers les plus touchants peut-être et sans contredit les plus purs de notre moderne poésie, c’est là ce qui n’est guère connu que dans un certain monde, je dirais presque de quelques érudits. Pour la génération tout entière qui a vu ses premiers succès, éternellement il restera le juvénile auteur des Contes d’Espagne et d’Italie. Rien n’est tenace comme une première impression une fois gravée aussi profondément et tout devait servir à prolonger cette méprise, à ne mettre en lumière que les petits côtés, les badinages de son talent, tout, jusqu’à ces succès du théâtre qu’il n’avait ni prévus ni cherchés. Il en devint plus populaire, je le veux bien, mais sans paraître moins léger : il n’avait ajouté à sa couronne de poëte que les lauriers de Marivaux.
Ainsi, vous le voyez, cette grande fortune aboutissait à de minces faveurs, et plus d’une fois, soyez-en sûr, son juste orgueil en dut souffrir. À quoi bon tirer de sa poitrine ces chants émus, ces accents désolés ; à quoi bon s’écrier : « L’infini me tourmente » et plonger son esprit dans les mystères de notre destinée, s’il ne devait jamais entendre célébrer que sa jeunesse et son sourire ? Était-ce au moins de régions infimes que lui venaient ces blessures ? Non, c’était au sommet du Parnasse qu’on le traitait en enfant.
Erreur noblement réparée, j’ai hâte de le dire. Vous aviez dû, Monsieur, lire comme nous avec étonnement les adieux du chantre d’Elvire au chansonnier de Ninette et Ninon. Quelle sévérité sans réserves ! quel foudroyant arrêt et de quel tribunal ! Mais lorsque, appelant lui-même de sa sentence, le juge est venu dire qu’il sentait un immense repentir, qu’il n’avait cru parler que de l’auteur imberbe de Ballades à la lune et d’autres bulles de savon, tandis qu’en ouvrant ses œuvres il découvrait des vers incomparables, des trésors inconnus de sentiment et de pensée, d’enthousiasme et de pathétique, des poëmes qu’il n’avait jamais lus, les Nuits, l’Espoir en Dieu, l’Épître à Lamartine ; alors ce fut pour vous, n’est-il pas vrai ? ce fut pour tous les admirateurs des deux poëtes un immense soulagement. Ce noble aveu, ce magnifique hommage les faisaient grandir tous les deux, et pour ma part je ne sais rien d’aussi touchant que ce dithyrambe de regrets et d’excuses, que cette inconsolable admiration d’un poëte qui reconnaît son frère au moment où la mort vient de l’en séparer et quand il est trop tard pour lui serrer la main !
Après un tel exemple, ne nous étonnons plus si tant de gens qui ne font pas de vers n’ont guère lu qu’à moitié ceux d’Alfred de Musset. Il reste tout un monde à découvrir dans ces deux petits volumes. Les pages qui sont connues de tous et que le poëte, si la mort eût permis, aurait peut-être un jour en partie déchirées, ces pages auxquelles il n’a manqué, pour mériter de vivre tout entières, que la censure d’un clairvoyant ami, peu à peu, je l’espère, prendront leur véritable place dans l’ensemble de l’œuvre ; elles passeront à l’arrière-plan, dans la demi-teinte, comme un gracieux fond de tableau, tandis qu’une lumière de jour en jour plus vive éclairera les élégies, j’appelle ainsi tous les vers sérieux de Musset.
Ils ont un grand mérite à mes yeux : le poëte est élégiaque sans le vouloir, sans le savoir, je dirais presque à son corps défendant. La veille encore il riait de la vie et comptait bien en rire toujours. Que s’est-il donc passé ? Sa douleur est donc véritable ? Il a donc senti ce qu’il dit ? Plus nous l’avons connu frivole, plus il nous force à le croire malheureux. Tels ne sont pas les élégiaques dont la mélancolie est un don de nature et qu’on a toujours vus gémissants ; on les tient malgré soi pour suspects d’en dire un peu plus qu’ils ne sentent. Ils abusent de la compassion, et font douter de leur martyre en voulant trop être pleurés. Le premier charme de l’élégie, c’est la sincérité et jamais, ce me semble, ce genre de bonne foi ne fut plus manifeste que dans les confidences de Musset. Ce cœur, ce faible cœur, qui se croyait invulnérable, comme on le sent meurtri ! comme il succombe à la souffrance, lui qui n’avait encore battu que de plaisir ! Ce n’est pas un rôle qu’il joue, une leçon qu’il récite : c’est bien le cri de la douleur.
Et lorsque, dans sa détresse, tournant ses regards vers le ciel, il entrevoit enfin de consolantes vérités, quel accent pénétrant elles prennent dans sa bouche ! comme le souvenir de sa folle saison ajoute à leur évidence et leur donne une autorité de plus ! On croit sentir la main divine qui l’oblige à fléchir le genou. Si peu qu’il se prosterne, l’exemple est éloquent.
Puis vient un autre exemple, qu’en présence de l’Académie je n’aurais garde d’oublier : je veux dire cette pureté, cette perfection de langage qui se marient, dans ses derniers poëmes, non-seulement la plus solide raison, au plus vigoureux bon sens, mais a une prosodie sans caprices et sans témérités. Déjà, dès ses débuts, il parlait une excellente langue, et son vers était souple et nerveux ; mais quel progrès ! quel art nouveau ! Par un contraste étrange, le chagrin qui amollit son âme affermit son talent. L’homme en lui s’abandonne pour étourdir ses peines, et renonce au combat ; le poëte, au contraire, sans bruit, presque en cachette, s’opiniâtre à tailler et à polir ses vers. Amour obstiné du mot propre, horreur du clinquant, du pathos, et, passez-moi le mot, des chevilles, tous ces instincts classiques, qui jusque-là germaient en lui malgré lui-même, il les cultive maintenant, et ce Boileau qu’il avait en pitié, il pratique tous ses préceptes sans en oublier un.
L’avenir seul lui donnera son rang dans l’élite de nos poëtes. Chez ses rivaux de gloire, on trouvera sans doute plus d’abondance et plus d’ampleur, plus de puissance, un souffle plus continu ; mais personne, de nos jours, n’aura possédé, comme lui, l’inspiration soudaine, la verve inattendue, et les délicatesses de la forme, ces trésors vraiment helléniques qu’avait connus André Chénier, sans en pénétrer ainsi les plus intimes secrets. C’est une suavité, une sobriété de lignes, une justesse de coloris, une finesse de ciselure, qui n’ont d’exemples dans notre langue qu’à notre meilleure époque et chez nos grands modèles.
Maintenant est-il donc vrai que ce charmant esprit, ce poëte enchanteur, si cher à notre jeunesse, soit cependant pour elle un ami dangereux ? Est-il vrai qu’il l’ait desséchée au souffle de son ironie, que cette langueur morale, dont par malheur nous voyons les effets, soit entrée dans ces jeunes âmes avec le parfum de ses vers ? Assurément je ne voudrais pas dire qu’à respirer cette poésie on sente sa poitrine, comme à l’air des montagnes, se fortifier et s’élargir ; je ne la crois pas faite pour créer des héros ; mais tant d’autres causes plus graves et plus certaines nous ont valu le mal dont on se plaint, qu’en vérité je n’ai pas le courage de faire peser sur une pauvre muse de si lourdes responsabilités. S’agit-il de son œuvre ? Il est très-vrai que les esprits frivoles y trouvent leur pâture ; mais que de pages où peut s’arrêter et se plaire l’œil le plus chaste et le plus sérieux Ce n’est pas là qu’est le danger : il est plutôt dans ce bonheur étrange, dans cette incroyable fortune d’avoir sauvé son talent, de l’avoir vu grandir en s’exposant à des tourmentes où tout le monde aurait sombré. De tels exemples sont la pierre angulaire de ces superbes systèmes qui font aujourd’hui du poète un être à part, soumis à d’autres lois que le reste des hommes. Jadis ceux qui se croyaient nés poëtes se croyaient tenus aussi d’aider à la nature ; ils travaillaient, subordonnant à leurs rêves de gloire leurs plaisirs et leurs intérêts. Vieux moyen ! méthode surannée ! Aujourd’hui pour aller à la gloire on prend un meilleur chemin : on court le monde, on use de la vie, on se rassasie de plaisirs. C’est l’apprentissage obligé d’un poëte de génie. D’une faveur sans exemple, on fait une loi nécessaire ; ce que Dieu n’a daigné permettre qu’a force d’indulgence, on le réclame comme un droit.
Chaque fois que j’entends ces blasphèmes, ma pensée, malgré moi, me transporte devant un monument qu’un pieux respect protége encore, j’espère ! Ce n’est qu’une masure, à la porte de Rouen, à l’entrée du vallon de Bapaume : un modeste gazon, trois ou quatre pommiers séculaires en font tout l’ornement. C’est là que l’auteur de Polyeucte a mis au monde ses chefs-d’œuvre. Il ne se doutait guère, cet innocent génie, qu’il éteignait sa flamme, et qu’il compromettait sa gloire à végéter dans ce manoir obscur, content de son frugal repas, craignant Dieu, respectant le devoir et la règle, sans voyager autrement qu’en pensée, sans autres aventures que celles de ses héros, et ne se croyant pas le cœur vide, ne cherchant pas d’émotions loin de lui, lorsqu’il avait la joie de créer de beaux vers, et de sentir autour de soi sa femme et ses enfants.
Pour vous, Monsieur, qui, dans votre retraite, doublement abrité par la vie de famille et par le calme de la province, avez bravé toute contagion, et qui, de loin, combattiez sans relâche ces malfaisantes théories, vous pourrez désormais les prendre corps à corps : vous nous apportez le concours de vos vaillantes convictions, et cette force toujours si rare d’un caractère et d’un talent également généreux. Déjà vous avez fait entendre la vérité à la jeunesse. Vos vers trouveront de l’écho. Ne craignez pas de parler encore ; tenez-lui ce langage à la fois sévère et fraternel. J’espère, comme vous, que ces jeunes courages ne sommeilleront pas toujours ; on les croit morts, ils ne sont qu’endormis. Dites-leur d’admirer avec nous, c’est-à-dire par ses nobles côtés, le poëte que nous avons perdu. Qu’ils tâchent de continuer son œuvre, au lieu de la recommencer. Plus haut, leur dirai-je avec vous, en empruntant vos poétiques paroles :
Plus haut, toujours plus haut, vers ces hauteurs sereines
Où les bruits de la terre, où le chant des sirènes,
Où les doutes railleurs ne nous parviennent plus !
Plus haut, dans le mépris des faux biens qu’on adore ;
Plus haut, dans ces combats dont le ciel est l’enjeu ;
Plus haut, dans vos amours, montez, montez encore
Sur cette échelle d’or qui va se perdre en Dieu !