Réception de Pierre Rosenberg
Monsieur,
Si vous êtes là, Monsieur, c’est que nous l’avons voulu, mais surtout parce que vous l’avez désiré, et vous deviez avoir vos raisons. Vous ne pouviez connaître cependant notre Compagnie que de l’extérieur, par sa renommée. À partir d’aujourd’hui vous découvrirez ce qu’elle elle a de meilleur, qui est plus secret, et qui se trouvait si parfaitement réuni chez votre regretté prédécesseur. Bienveillance, courtoisie jamais en défaut, tolérance aimable pour des vues qui n’étaient pas les siennes, assiduité jusqu’à ses derniers jours, souriant, d’un savoir inépuisable et modeste, réconfortant par sa gentillesse. Sa présence faisait chaud au cœur, et si tardivement qu’on eût connu Henri Gouhier, on éprouvait pour lui un respect qui était aussi admiration et affection. Voilà, Monsieur, ce qu’on trouve à l’Académie, beaucoup moins académique qu’on le dit. Croirez-vous que lorsque je dus accepter l’idée que je ne verrais plus ici Henri Gouhier et André Frossard, mon voisin à la Commission du Dictionnaire et si primesautier, j’en ressentis une peine véritable, un vrai chagrin. S’il dure encore, je le porte mieux, puisque vous êtes là.
Nulle venue n’était plus naturelle, vous n’avez eu que la Seine à franchir, et par un pont qui, évoquant les arts, vous annonçait. Si vous êtes né à Paris, qu’il est étrange le chemin que vous avez dû parcourir pour être aujourd’hui le maître du Louvre. Avocat renommé, votre père avait passé le Rhin pour fuir les persécutions raciales, et c’est en France que le surprit la guerre, asile qui se révéla bientôt dangereux. Démobilisé de la Légion étrangère, lui et les siens ont trouvé refuge et protection dans un village du Lot-et-Garonne, Auriac-sur-Dropt. Il devient ouvrier agricole. Vous aviez sept ans, lorsque vous fûtes pris en otage par ce qu’on a toujours appelé les Forces de l’Ordre. Quel Ordre, grand Dieu, celui pour qui un enfant est coupable seulement pour être né ! On vous amena à la prison de Duras, sur une moto de gendarme, tenant votre ours dans les bras. La rafle terminée, on vous libéra, et de ce jour les paysans eurent pour votre famille des soins particuliers. Une famille de résistants dans un autre village, celui-ci en Gironde, vous hébergea jusqu’à la fin de la guerre. Ainsi votre enfance a-t-elle connu la peur, les faux papiers, les menaces quotidiennes, mais aussi la générosité des paysans du Sud-Ouest, que vous n’avez pas oubliée. Votre famille regagna Paris après la guerre. Votre père reprit ses activités juridiques. Il vous fut enfin permis d’aller, comme tout le, monde, à l’école, une école communale.
Vos études secondaires se déroulèrent ensuite au lycée Voltaire puis au lycée Charlemagne. Vint pour vous le temps de choisir un métier. Comme votre père, alliez-vous vous consacrer au droit ? On aurait pu le croire, puisque vous avez mené à son terme une licence en droit. En même temps, vous aviez suivi les cours de l’École du Louvre, dans la section supérieure. C’est que, dès votre adolescence, vous aviez accompagné dans les musées votre mère, et découvert votre vraie vocation, sans doute grâce à elle. Quelle fierté maintenant pour elle, après tant de vicissitudes, d’inquiétudes mortelles et de courage, de vous avoir ouvert une si belle route et de voir où elle vous a conduit.
Après un détour par Yale, où vous avez appris et retenu beaucoup sur les bibliothèques et les musées, et quelques années plus tard à Princeton, « cet endroit, dites-vous, qui permet de faire de la recherche toute la journée », recherche que vous n’avez jamais cessé de poursuivre, en 1962 vous entriez au département des Peintures du musée du Louvre, que vous ne quitterez plus, passant du poste d’assistant à celui de conservateur du Patrimoine, chargé du département des Peintures. Depuis octobre 1994, vous êtes Président-Directeur du Musée du Louvre, devenu établissement public. Vous indiquez quelque part ce que doit être un bon conservateur : gestionnaire, d’abord, « sachant juger des mérites d’un architecte, gérer une grève des gardiens », et jongler avec les services les plus divers, mais aussi érudit, savant, et en même temps chercheur et découvreur. Faisant ce portrait, aucun doute que vous ne fassiez le vôtre, à quoi il convient d’ajouter que dans ces fonctions si variées, vous usez de ce qu’il faut bien appeler votre charme, mais aussi, dit-on, d’une grande fermeté.
André Malraux a cru pouvoir écrire : « Un musée vient d’une succession de hasards heureux. » Ce n’est pas faux peut-être, mais c’est loin d’être vrai. La perspicacité et la volonté jouent dans ce domaine un rôle que vous assumez avec joie. « Un musée qui n’achète pas, avez-vous dit, est un musée qui meurt. » Avec vous, le Louvre ne risquait pas de mourir. Vous avez pu donner un catalogue des acquisitions dans le seul département des Peintures de 1987 à 1990, relevant que durant cette courte période sont entrés dans nos collections soixante-quinze tableaux, dont trente-cinq par achat. Vous évoquez à cette occasion l’effort obstiné qui tend à présenter au Louvre une collection cohérente, qui retrace. les grandes étapes de l’histoire de l’art. Le hasard n’a plus rien à faire ici.
C’est grâce à vous que notre patrimoine s’est accru notamment d’un Christ d’Antonello de Messine, des Deux cousines de Watteau, du célèbre Verrou de Fragonard. Pour l’achat de ces œuvres vous avez dû plaider, chaque fois, auprès du Comité des conservateurs et du Conseil des Musées nationaux, convaincre vos collègues que ces acquisitions méritaient un effort financier. La Serinette de Chardin vous doit d’être entrée au Louvre en 1985. Le Saint-Jean-Baptiste de La Tour, vous l’aviez découvert dans une vente sans éclat à l’Hôtel Drouot, où il était estimé deux mille francs. Il fut retiré de la vente, et une aide de l’État en permit l’acquisition par le département de la Moselle. On a fait justement grand bruit autour de la souscription nationale qui, à votre diligence, a assuré la présence au Louvre de l’inoubliable Saint Thomas de La Tour. Ce fut là, rappelez-vous, « une belle aventure ». Vous avez été aussi le découvreur d’un Poussin que le Louvre n’a malheureusement pu garder. C’est vous qui avez conseillé deux collectionneurs, aussi avisés que dociles à vos suggestions, ce qui nous a valu la donation, suivie d’un beau catalogue, de la collection Kaufmann et Schlageter. Vous aviez orienté leurs achats vers des tableaux qui manquaient au Louvre, de manière à combler les lacunes de vos collections. Ce travail de rassembleur et de découvreur, vous n’hésitez pas à dire qu’il est « la partie la plus amusante, la plus stimulante, la plus créatrice » de votre métier, et je relève le mot : amusante. Ce qu’il y a de merveilleux dans votre cas, c’est qu’au milieu de tant de voyages, de colloques, d’études érudites, de discussions administratives, d’expositions à mettre en place, vous semblez toujours vous amuser. Si rares sont les gens éminents qui gardent leur vivacité et leur bonne humeur.
Dans cette fonction de découvreur, ce qui compte selon vous, c’est l’œil, qui distingue les artistes les uns des autres, quand l’attribution est contestée, ainsi que les copies excellentes des originaux, mais également la qualité de l’œuvre, et sa date. Vous allez jusqu’à affirmer : « La caractéristique essentielle de notre profession : l’œil » Vous le comparez au diagnostic du médecin. Vous le rapprochez même de la grâce au sens chrétien du mot, quand vous dites : « C’est un don que l’on a. » Le vôtre est si efficace que dans la Nativité de la Vierge qui est à Notre-Dame, vous repérez avec assurance ce qui est dû à chacun des deux frères Le Nain qui collaborèrent ici.
Grand rassembleur de tableaux, vous êtes celui qui les fait connaître à un public nombreux. Vous avez organisé des expositions mémorables, aux catalogues somptueux, et célébré ainsi Chardin à Paris, Cleveland et Boston, Watteau à Washington, Paris et Berlin, Fragonard à Paris et New York, le dessin français dans la collection Prat à New York et Ottawa, la peinture française dans les collections américaines à Paris, New York et Chicago. Je note que le catalogue de cette exposition voyait déjà côte à côte et s’épaulant, notre confrère Marc Fumaroli et vous-même. Je citerai encore la grande exposition Poussin à Paris et Londres en 1994-1995, occasion de plusieurs catalogues d’une richesse inégalée. l’avoue que, modeste disciple d’un grand calomnié, Sainte-Beuve, ce qui à mon tour m’amuse, c’est que les peintres que vous avez servis et magnifiés peuvent révéler vos goûts, ou plutôt vos passions, et aussi vos éloignements, bref vous faire connaître, un peu.
Vous avez dit que pour aimer Ingres et Delacroix, il faut être un amateur en peinture. Un professionnel ne peut aimer que l’un ou l’autre. Vous avez dit encore : « Les professionnels de la peinture parlent un autre langage que les amateurs de peinture », lesquels « ne comprennent pas certaines choses ». Inutile de préciser que le professionnel, c’est vous. À la différence de notre confrère René Huyghe qui a si bien évoqué son combat solitaire, vous n’aimez pas Delacroix. J’en ai cherché la raison, en amateur, bien entendu, et conscient de mon indignité. Il y a sans doute cette solitude, en effet, un peu farouche, de Delacroix, et vous êtes un homme de bonne compagnie. Peut-être aussi est-ce parce que Delacroix n’appréciait guère « la peinture raisonnable », préférant la « belle exagération » de Rubens, de même qu’il admirait la « fougue d’invention » de Puget. Peut-être encore vous éloignent de Delacroix ces êtres violentés, massacrés qu’il montre volontiers, ces hommes et ces femmes accablés et prostrés, ces vainqueurs tristes qui entrent à Jérusalem, et ne goûtez-vous pas l’épouvante que Delacroix sait mettre jusque dans l’œil des chevaux et des proies que dévorent les fauves. Chez Delacroix, pas de chemise enlevée, de feu aux poudres, d’armoire où se cache un galant, pas de hasards de l’escarpolette, pas de badineries de la gimblette. Vous aimez la peinture heureuse, voire galante, qui eut son beau temps au XVIIIe siècle, Fragonard, Watteau, Boucher.
À ce dernier, vous vous plaisez à reconnaître un « génie sensuel et plein de feu, joyeux et vif ». C’est parler de vous-même. Comme aucune nuance ne vous échappe, vous ne méconnaissez pas, en dépit de tant de fêtes, l’ambiguïté des toiles de Watteau. Ce qu’on appelle Le Pèlerinage à l’île de Cythère, est-ce un joyeux départ pour l’île de l’amour, ou de cette île un départ mélancolique ? Vous ne tranchez pas. Déjà Verlaine disait : « Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur », et Julien Green, après avoir contemplé L’Assemblée dans un parc de la collection La Caze, la trouvait d’une « mélancolie pénétrante ». Un jour que vous rapprochiez Mozart et Watteau, vous avez dit que l’un et l’autre « paraissent gais et sont tristes ». C’est pourquoi si vous placez très haut Watteau, ce n’est pas lui qui symbolise à vos yeux le XVIIIe siècle, votre siècle. Vous semblez réserver toutes vos préférences à Fragonard, avec qui vous ne mesurez pas votre enthousiasme. À son propos, vous relevez « les possibilités érotiques qu’offre la mythologie » et vous dites en propres termes que Fragonard « est le XVIIIe siècle », et même, dans une poussée de lyrisme, qu’il est « l’essence parfumée » de ce siècle. « Son monde, dites-vous, est celui de la joie de vivre, de la gaîté, de la franchise, du bonheur, de la fraîcheur surtout. » Ses « petits tableaux lestes », ainsi que vous les qualifiez, vous enchantent. Ce qui vous écarte, peut-être, de Delacroix, vous l’admettez fort bien chez Fragonard : son « dynamisme », « la visibilité de la touche », et même le « non fini » devenu « œuvre d’art à part entière ». Le libertin Fragonard trouve toujours grâce devant vous.
Je n’oublie pas Poussin, à qui vous avez consacré la première exposition qu’on vous doit, en 1961, et qui annonçait dès le XVIIe siècle la peinture volontiers païenne et libérée du siècle suivant. Vous ne manquerez pas de me dire, avec votre plus charmant sourire, que je suis bien de ces littérateurs qui parlent de ce qu’ils connaissent peu, m’invitant à me souvenir des nombreux tableaux religieux de Poussin. Aussi y reviendrai-je et, en effet, m’adressant à vous, Monsieur, comment puis-je oser parler de peinture, mais comment parler d’autre chose ? Le paradoxe de notre dialogue est que, pour vous accueillir, il me faut tenir le rôle que vous détestez, celui de l’amateur, en quelque sorte Gros-Jean qui en remontre à son curé.
Avançant une hypothèse qui concerne Chardin et Diderot, vous vous demandez si cette hypothèse n’est pas trop « littéraire », mot que vous mettez entre des guillemets, dont on comprend qu’ils expriment plus que de la réserve. Quand vous citez les appréciations que vous qualifiez de « dithyrambiques » des Goncourt évoquant les miniatures attribuées à tort à Fragonard, et que vous parlez de « leur plume coruscante », on voit bien qu’ils ont perdu, selon vous, une bonne occasion de se taire. « Les détestables Goncourt », avez-vous dit. C’est que vous n’aimez pas ceux qui « se servent des œuvres d’art » pour aligner des phrases, alors que nous autres, assurez-vous, historiens de l’art, « nous les servons ». Permettez-moi de vous dire au passage qu’il vous arrive de faire de la littérature, et de la meilleure, peut-être sans y songer : je citerai dans une préface au catalogue de dessins de la collection Prat, une évocation du collectionneur, des types divers de collectionneurs, qui ne déparerait pas les Caractères de La Bruyère. Il demeure que la littérature n’est pas votre objet, et que vous pouvez avoir de bonnes raisons pour ne pas souhaiter qu’elle interfère dans vos recherches.
Parcourant une étude du philosophe Alain, excellent professeur, qui traitait doctoralement de n’importe quoi, et eut son temps de gloire à la N.R.F., je vous imagine consterné par ce qu’il dit d’Ingres, en préface à un album de reproductions : « Ingres était un peintre en qui le dessin était quelque chose ; et c ’est d’ailleurs bien connu ; il obtint presque autant d’argent de ses admirables portraits à la mine de plomb que de ses célèbres portraits à l’huile... Évidemment Ingres adorait le dessin. Évidemment il aimait la peinture. Cela faisait deux dieux qui ne s’accordaient pas... Ingres n’a pas beaucoup parlé. Ce serait une erreur de croire qu’il n’a pas beaucoup pensé. Nous voilà maintenant, concluait Alain, initiés à la peinture. » Que pouvez-vous penser, en effet, d’une telle littérature ?
Je ne voudrais pas vous faire la part trop belle, ce qui serait une complaisance que la sympathie, et l’admiration, n’exigent pas. Il est des commentaires littéraires de la peinture d’une autre sorte. Croyez-vous que Baudelaire s’est servi des peintres dont il parlait, et ne les a pas servis ?
Dans la même collection que le Ingres d’Alain, a paru un Poussin de Gide, et je constate que d’emblée vous le contredisez. Gide songe aux scènes religieuses que Poussin, dit-il, « fut entraîné à peindre », sur commande, et qui restent « parmi les moins émues de ses œuvres ». Il cite le Christ mort de Munich comme une des plus conventionnelles. Au contraire, vous trouvez que « rarement l’émotion de Poussin est aussi spontanée ». Vous dirai-je de quel côté je penche ? Il est vrai que vous ne manquez pas de souligner que le corps du Christ mort, jambes ouvertes sur le sol, rappelle à s’y méprendre le corps d’Adonis mort, toile de Poussin à peu près contemporaine. Et là, vous observez : « Le syncrétisme entre antiquité païenne et le monde chrétien fascinera de tout temps Poussin. » Dussiez-vous en être quelque peu contrarié, ceci n’est guère différent de ce qu’avait avancé Malraux, autre écrivain dissertant sur l’art, quand il faisait remarquer que Poussin accorde aisément « ses saints et son Arcadie ».
Nous voici ramenés à Poussin, que je ne voulais pas quitter sans chercher si votre bienveillance à son sujet ne serait pas un signe à retenir, si l’on veut tenter, à notre tour, de vous peindre. On ne peut méconnaître que Poussin est plus à son aise pour faire danser des bacchanales devant un Priape dont les attributs sont parfois triomphants, que pour montrer le Christ ressuscité, corps glorieux, apparaissant à Marie-Madeleine mais qui a vraiment l’air chez lui du jardinier, ou pardonnant à la femme adultère, ici courtaud et bonasse. C’est aussi l’air de saint Joseph, bon enfant, passablement abruti, dans la Sainte Famille dite à la baignoire, tandis que dans la Sainte Famille à onze figures, saint joseph a l’air de s’amuser. Delacroix faisait remarquer que dans une telle scène, il convenait que saint Joseph exprimât « une sainte abnégation », et certes il en fallait pour le rôle qu’il avait accepté. Rien de tel chez Poussin qui montre dans la Nativité de Munich un saint joseph seulement étonné. Il y avait de quoi, mais dans la tradition chrétienne l’humilité docile de ce charpentier le hausse jusqu’à l’héroïsme. Peu de mystique chez Poussin. Vous-même, Monsieur, à propos d’une de ses compositions figurant l’institution de l’Eucharistie, vous reconnaissez : « N’employons pas le mot de religieuse. » Autre toile de Poussin, L’Extrême-Onction est située dans un décor sombre et fantastique plus que chrétien, et la présence d’un grand bouclier fait plutôt penser à l’agonie d’un guerrier antique. Je voudrais croire que Poussin a pensé au bouclier du Psaume 3, qui n’est autre que Dieu lui-même, mais j’ai peine à le croire. On retrouve, cette fois parfaitement à sa place, le même bouclier dans le Testament d’Eudaminas. Si Poussin représente saint Jean à Patmos ou saint Matthieu avec son ange, il suffirait de supprimer les auréoles et l’ange pour qu’on ne voie plus que deux philosophes dans la campagne grecque, et le vrai sujet, ce sont les paysages. Si le visage soucieux de son David vainqueur révèle un héros mélancolique, la Victoire aux seins nus qui le couronne et le domine attire davantage le regard. Julien Green dit de certaines peintures flamandes qu’elles « mèneraient au Paradis qui saurait écouter leur langage ». La peinture religieuse, c’est cela, ou ce n’est que de la peinture, ce qui n’est pas rien. Les œuvres de Poussin n’ont jamais mené personne au Paradis.
Ici la religion est plaquée. Pour faire semblant de croire au surnaturel et à l’invisible, inséparables de tout sujet religieux, les protagonistes sont chargés d’exprimer une stupeur démonstrative, donc extérieure. Dans Le Baptême du Christ, que de gestes chez les témoins, et jusque dans la Nativité de Munich la Vierge et saint Joseph gesticulent, on se demande bien pourquoi. Autour de la Femme adultère, c’est à qui s’exclamera. Dans La Crucifixion, ça grouille et ça crie. Il est vrai que vous admirez que ce soit un tumulte très ordonné. La Vierge apparaissant à saint Jacques a le geste qu’on prête à un chef de guerre. (Il s’agit des Maures à expulser d’Espagne, mais qu’est-ce donc que cette Vierge militaire ?) Cette fois encore, tous les assistants sont au comble de l’agitation, bouche ouverte, et visiblement criant.
Rien de moins religieux que ce qui est gestes et cris. Rappelons-nous le prophète Élie sur le mont Horeb. Il se fait un grand vent, puis un tremblement de terre, enfin un incendie, mais Dieu n’était pas là. Enfin vient un murmure doux et léger, d’autres traductions disent : « une petite voix silencieuse », et c’est alors qu’Élie entend l’Éternel.
Malraux a écrit Les Voix du silence, et Claudel L’Œil écoute, ouvrage que vous êtes loin de méconnaître puisque vous le citez à propos de Degas. Poussin ne laissait pas lui-même de dire qu’il faut lire ses tableaux, et que « la fin de la peinture est la délectation » : délectation qui naît d’une réflexion sur les lignes et les couleurs, dont les vrais connaisseurs discernent l’ordre et la composition grâce à une écoute attentive. S’il invite à la délectation, voire à la méditation devant ses toiles, on ne voit pas que Poussin leur ait fait tenir un discours religieux. Il était peintre, et rien d’autre. Or il n’a guère quitté Rome, capitale de la chrétienté, disait-on.
Sauf deux années qu’il fut contraint de passer à Paris, à la demande de Louis XIII, Poussin vécut dans la Rome des Papes, qui était alors un chantier procurant aux peintres des commandes en abondance. S’il n’est pas prouvé à ce jour qu’il ait peint Le Triomphe de Vénus pour Richelieu, notre vénéré fondateur, il avait à Rome des cardinaux pour « clients ». C’est ainsi que son Enlèvement des Sabines, où les Romains emportent leurs proies en les saisissant sans façons et par le bon endroit, appartenait au Cardinal Omodei. Le cardinal Angelo Giori possédait La Mort d’Adonis et La Mort de Narcisse. La religion à Rome, ce dont Luther avait été justement scandalisé, était accommodante, triomphante et théâtrale.
On sait que Poussin préparait ses toiles en usant d’une boîte dite à perspective, au fond de laquelle une glissière permettait de faire passer un décor, (on retiendra ce mot), paysage ou architecture. Devant, Poussin plaçait des figures ou de petits mannequins de cire, qui pouvaient être drapés de linges, et qu’il groupait. Ils étaient éclairés par le jour de l’atelier, grâce à des trous pratiqués dans les parois de la boîte, et qui faisaient apparaître les ombres portées. Ainsi, par essais et tâtonnements, était composée la scène à peindre, esquissée d’abord dans des études rapides. On a parlé d’un « corps de ballet de cire ». M. Lévi-Strauss citera Ingres, qui avait eu ce mot : « Se faire une petite boîte à la Poussin : indispensable pour les effets. »
Avec Poussin, une maquette précédait donc la toile, les figures peintes étaient annoncées par de petits personnages disposés comme par un metteur en scène, puisque, en les déplaçant, en faisant pivoter certains d’entre eux, on avait obtenu des variations possibles de la composition projetée. Comme sur les planches d’un vrai théâtre, acteurs et figurants trouvaient leurs places, et occupaient tout le plateau, dans sa profondeur. « Ses figures, dit encore M. Lévi-Strauss, semblent moins peintes sur la surface de la toile que sculptées dans son improbable épaisseur. » Delacroix avait remarqué : « Ses figures sont plantées les unes a côté des autres comme des statues. » Des statues animées. C’est un spectacle bien réglé, du théâtre, comme l’était la religion romaine où toute prière était cérémonie, où chacun savait les gestes qui lui incombaient pour que l’ensemble fût réussi et frappât l’imagination des spectateurs.
Cette pratique ingénieuse de Poussin, si bien accordée à la liturgie des églises de Rome, me fait invinciblement penser à ces autres petites boîtes qu’il arrive de trouver chez des antiquaires ou des brocanteurs, mais cette fois simple bricolage de couvent. Ce qui y est figuré, c’est, en miniature, une cellule de nonne. Peu de meubles, il va sans dire, un lit très plat, un prie-Dieu, quelques livres sur une étagère, un crucifix au mur, et sur une chaise une religieuse qui prie ou file. Plus d’acteurs heureusement répartis sur un plateau pour la satisfaction du public. C’est ici un monde clos où toute vie suggérée est intérieure, un lieu de pauvreté et de solitude. À qui manquerait le sens de l’indicible, il semblerait qu’il ne se passe rien.
Cette cellule, elle est sous votre garde au Louvre, grandeur nature ; c’est l’Ex-voto du peintre de Port-Royal, Philippe de Champaigne, dont Marc Fumaroli a dit la « perfection austère et intransigeante ». Je serais tenté, saisissant au vol une occasion inespérée, de vous dire que cet Ex-voto n’est pas à sa place au Louvre. Vous évoquez volontiers ces déplacements d’œuvres d’art, conçues pour une église et mises en valeur dans un musée. Vous y voyez un enrichissement. Combien de fois ai-je gémi devant la Pietà d’Avignon presque au niveau du plancher, dans une petite pièce qui n’était guère qu’un passage. Que n’est-elle dans ce qui subsiste de la Chartreuse du Val-de-Bénédiction, où on découvrirait avec émerveillement cette prière désolée, sans autre présentation et environnement que la solitude. De même, c’est dans une église qu’on aimerait voir l’Ex-voto de Philippe de Champaigne, et je suggérerais Saint-Jacques-du-Haut-Pas, généralement vide comme bien d’autres églises. On pourrait là s’attarder sans témoin devant ce tableau incomparable. Tout y est immobilité et silence, et cependant il annonce, pressentie par la mère Agnès en prière, la guérison de sœur Catherine de Sainte-Suzanne, un miracle. Qu’on songe aux peintres en faveur à Rome au temps de sa splendeur, qui se seraient empressés de nous montrer le miracle lui-même, dans tout son éclat, salué par l’enthousiasme, ou l’effarement, ou les pâmoisons de l’assistance. Pour ces peintres-là, un prodige de cette sorte était, à la lettre, un coup de théâtre, qui a le même effet – tumulte, exclamations que l’enlèvement d’Europe ou de Ganymède. Nous sommes à Rome. C’est à Port-Royal qu’il fallait chercher la vraie religion. Aussi Port-Royal fut-il détruit.
Assurément, vos curiosités, vos recherches, vos travaux, vos écrits, ont-ils porté sur des peintres très différents de Poussin, et chez qui vous n’avez pas manqué de discerner, ainsi que vous le dites, une « intense vie intérieure ». À commencer par Philippe de Champaigne lui-même. Vous vous êtes attaché à éclairer et faire aimer les frères Le Nain, « monde silencieux, dites-vous, à l’arrêt », ainsi que Georges de La Tour auquel vous avez consacré un album superbe, publié en Suisse par l’Office du Livre, à Fribourg. Autre « monde silencieux » qui vous a plus d’une fois retenu, celui de Chardin, où « l’émotion toujours contrôlée est toujours présente, remarquez-vous... Un sentiment de douceur et de tendresse que seul en son siècle il saura peindre. » Qu’on ne dise donc pas que vous attirent seulement la grande peinture italienne et sa suite française, éloquentes, trop éloquentes parfois, ou les scènes galantes et champêtres de nos peintres du siècle des Lumières, sur lesquels j’ai peut-être trop insisté. Dans ce siècle, votre préféré ne serait-il pas Chardin, avec sa poésie et son secret ? Il vous doit la première exposition exhaustive de son œuvre, complétée par le plus riche des catalogues. C’est là que vous citez Malraux, Gide, Théophile Gautier, Marcel Proust, avec bienveillance. Dieu me garde donc de vous simplifier. Vous êtes sensible à ce qui n’élève pas la voix, à ce qui s’entoure d’un mystère et se retranche dans une réserve que seules certaines âmes peuvent percer. Vous avez même collaboré à un charmant ouvrage sur les chats et la peinture, depuis le XVe siècle. Je me demande si vous ne reprochez pas à Delacroix d’avoir transformé les chats en tigres. Vous aimez ces discrets amis de la maison.
Votre sollicitude éclairée et éclairante a été jusqu’à se porter sur Jacques Linard, « peintre de coquilles », et votre charité vous a fait vous intéresser à Théodule Ribot, à propos de Ribera, il est vrai. Il est des peintres que vous n’avez pas hésité à ressusciter, comme Pierre Peyron, rival malheureux de David, ou Laurent de La Hyre et sa famille, exposés grâce à vous à Grenoble, Rennes et Bordeaux. Tout récemment, vous avez fait un sort à Julien de Parme, peintre de « second rang », reconnaissez-vous, mais qui fut l’objet de votre attention érudite, que n’a pas découragée la gesticulation effrénée de ses personnages. Même l’École toulousaine a retenu cette méritoire attention, et vous avez organisé en 1987 une grande exposition de Pierre Subleyras, formé à Toulouse dans l’atelier d’Antoine Rivalz. Comme les autres, Subleyras a eu droit à un de ces catalogues qui renseignent sur tout. Mieux encore, cette année même, vous avez donné une préface pour une exposition qui montrait l’œuvre d’un peintre trop peu connu, Simon Bussy, ami de Gide, de Copeau, de Martin du Gard, dont il a laissé des portraits fidèles. Dorothy Bussy, sa femme était éprise de Gide, sans espoir évidemment. La Correspondance de Gide avec Dorothy Bussy (à qui on doit un étrange roman : Olivia), est des plus curieuses et a été publiée par mon ami Jean Lambert, qui fut le gendre de Gide. École toulousaine, école gidienne, me voilà en pays de connaissance, et je comprends mieux l’honneur qui m’était réservé, et qui m’a fait pénétrer dans votre monde si différent du mien, qui est, avouons-le, plutôt janséniste.
Le monde qui vous est cher, me semble-t-il, n’a pas connu la faute originelle, ou l’a oubliée ; l’épouvante et le péché n’existent pas. Les portes du Paradis terrestre n’ont pas été refermées, et dans son jardin d’Éden, l’Éternel, comme nous l’apprend la Genèse, se promène toujours, prenant le frais. C’est un peu comme lui que je vous imagine, dans le plus beau musée du monde, quand le public n’est pas là, allant de salle en salle et contemplant les merveilles qui ne sont alors que pour vous, heureux comme le fut le Créateur devant son œuvre. Vous aimez plus que tout la peinture heureuse et sereine parce que, non sans mérite et courage, vous avez consacré votre vie à voir ce qui est beau en ce monde, ce qui reste intact de notre divine origine, à le montrer aux autres et à le faire aimer. Vous êtes le médiateur, infatigable et passionné, de la beauté du monde, celle que le mal n’a pas pu altérer.
Un journaliste, espèce que vous n’épargnez guère, n’a pas dit une sottise quand il a constate que vous êtes, selon son vocabulaire, « un personnage éminemment médiatique ». Il ajoutait : « Avec sa sempiternelle écharpe rouge et ses petites lunettes qui servent à faire pétiller le regard, Pierre Rosenberg est du reste partout. » Sans doute, et j’ajouterai que vous êtes un personnage rayonnant. Cela vient de ce qu’on nommerait aujourd’hui votre charisme. Vous êtes éblouissant jusque dans les dialogues, vous avez le don de la parole. Je me rappelle une émission de radio, scandaleuse et stupide, où vous aviez été à l’évidence pris au piège, et où votre interview était coupée toutes les trois minutes par de la publicité ou des nouvelles du sport. Je vous ai entendu parler du rugby, dont vous n’aviez pas la moindre idée, avec une habileté prodigieuse, allant même jusqu’à interrompre votre interlocuteur abusif, qui s’imaginait conduire la conversation. Ce dont les journalistes ne peuvent pas se douter, vous n’êtes pas seulement l’homme au sourire exquis et à l’entregent sans égal, vous êtes en même temps homme d’études et de recherches, historien, analyste inlassable d’un patrimoine que vous entendez non seulement transmettre, mais enrichir.
Historien d’art, c’est votre sérieux qui l’emporte toujours, vous insistez sur cette idée que l’histoire de l’art est « une discipline scientifique à part entière ». Aussi êtes-vous impitoyable pour tel chroniqueur rendant compte d’une exposition. « Tant d’ignorance », constatez-vous, confond : « Il s’agit de juger sans connaître et sans essayer de connaître. » De plus, voilà qu’on néglige souvent de nommer les auteurs d’un catalogue, ce qui est montrer qu’on ne soupçonne même pas les années de travail qu’il représente, travail qui n’a été fructueux que parce que les auteurs savaient déjà tout, ou presque tout. La passion de ne rien oublier, de livrer un savoir qu’il a fallu des décennies pour acquérir, vous emporte parfois. À l’occasion de Watteau, vous disiez : « Nous avions souhaité, nous avions espéré pouvoir rédiger un catalogue court, des notices concises. Une nouvelle fois, une nouvelle fois hélas, nous nous sommes étendus au-delà du raisonnable. » Il ne faut pas trop croire à ces regrets. Le savoir exceptionnel qui est le vôtre, vous le répandez surtout grâce à ce que vous appelez « ces volumineux, ces austères, ces indispensables catalogues d’exposition ».
Votre Musée est aux antipodes du Musée imaginaire de Malraux, qui plongeait toute œuvre d’art dans ce qu’il nommait : « le tourbillon des millénaires ». Une toile, un tableau, doit être selon vous daté, situé dans l’œuvre de son auteur et dans son époque, analysé, avec exactitude. C’est le rôle du catalogue. « L’exposition est un événement éphémère, faites-vous remarquer. Une bonne exposition survit par son catalogue. » Je crois que personne n’a autant que vous insisté sur ce qu’il faut qu’il soit, appelé à demeurer un document unique, sur des œuvres souvent réunies pour la première fois et dispersées peut-être pour toujours, ainsi confrontées et s’éclairant l’une l’autre. De cette confrontation sont nées des notices sur chaque œuvre exposée, rédigées avant même cette confrontation, de sorte qu’elles impliquent un risque, une sorte de pari, des hypothèses avancées avec précaution, ce qui accroît le plaisir de leur auteur pour qui chacune d’elles est une petite aventure. Elles exigent une grande compétence, mais aussi cet œil indispensable à tout historien de l’art, et une certaine passion, celle même dont vous êtes possédé. Leur contenu, vous n’en laissez rien ignorer : « Elles doivent insister sur l’histoire de l’œuvre, sur sa provenance, sur les ventes par lesquelles elle est passée, sur ses propriétaires successifs ; elles mentionneront les dessins préparatoires ou les copies de l’œuvre... Elles se concluent par une analyse qui tente, non seulement de dater l’œuvre, mais également d’en désigner la signification, quand l’interprétation iconographique pose problème. L’auteur se doit d’aller un peu plus loin et de porter un jugement esthétique sur l’œuvre, sur les intentions et les ambitions de l’artiste, un jugement personnel sur ses mérites. »
Le plus ancien catalogue d’exposition « selon sa définition actuelle », précisez-vous, date de 1934, publié à l’occasion de l’exposition Les peintres de la réalité. Je me permettrai de rappeler que, dès 1932, le catalogue de l’exposition Manet, à cette même Orangerie, était déjà fort bien documenté, et qu’il fut préfacé par Valéry. Je crois aussi me souvenir qu’il y eut une exposition Meissonier en 1893, à la galerie Georges Petit. On avait alors édité un catalogue de plus de trois cents pages, avec une étude préliminaire d’Alexandre Dumas. De semblables catalogues, j’en conviens, n’étaient qu’une ébauche, comparés à la somme de savoir qu’ils doivent représenter désormais, affaire des seuls professionnels. La mutation est telle que les Paul Valéry ou Alexandre Dumas se devraient de garder pour eux leurs commentaires. En 1948 encore, les œuvres de Simon Bussy, dont je parlais tout à l’heure, avaient donné lieu à une exposition et à un catalogue, avec préface de Gide et postface de Valéry. En 1996, la préface de la nouvelle exposition Simon Bussy est de votre plume, comme je l’ai dit, et nul ne s’en plaindra. À propos, il est vrai, de L’Inspiration du poète de Poussin, M. Marc Fumaroli insista un jour sur un possible dialogue entre « création littéraire et création plastique ». Ce n’est pas votre propos. La littérature fait donc petite figure dans vos catalogues, de même que Victor Hugo disait : « Défense de déposer de la musique au pied de ces vers. » Bref, vous voulez faire, et vous faites avec succès, de tout catalogue d’exposition, selon votre définition, « une véritable somme scientifique ».
Elle sera enrichie par des reproductions toujours plus fidèles, devenant un enchantement pour les yeux, que nos grands-parents ne connaissaient pas. « Le conservateur, on voudrait souvent l’oublier, faites-vous observer, est aussi un savant. » J’ajouterai que les catalogues qu’on lui doit révèlent souvent un artiste, car ce sont des œuvres d’art, en même temps que des œuvres éducatives. « Il est de notre responsabilité, avez-vous écrit, de donner au public l’éducation artistique qui lui fait défaut, et qu’il a reçue dans le domaine littéraire au lycée. » L’éducation littéraire de nos jours au lycée, c’est à voir, et je vous trouve optimiste. Cette responsabilité dont vous êtes conscient, vous l’exercez de bien des manières, et les catalogues d’exposition ne sont qu’un moyen éducatif parmi d’autres. Des colloques et des conférences vous font sillonner l’ancien et le nouveau monde. Cette année même, vous assuriez, en anglais, les célèbres conférences Mellon, à la National Gallery de Washington. je suis frappé de l’influence et du rôle, désormais, plus essentiels encore que vous ne pourriez croire, des historiens de l’art tels que vous.
Il y a encore cent ans, dans ces lycées dont vous parliez, comme dans les collèges, les jeunes élèves composaient, bien ou mal, des vers latins. Ma génération en a perdu le secret. On continuait à prier en latin dans les églises. On a fait depuis un autre choix, de même qu’on a remplacé le grégorien par des chansonnettes. Les étudiants en latin-grec se font rares. Au catéchisme, on apprenait ce qui était qualifié d’Histoire sainte, qu’on n’enseigne plus. Notre confrère Alain Decaux raconte encore aux enfants l’Histoire sainte, il est vrai à la perfection, mais il est le seul. Tout notre Moyen Age avait été nourri de la Bible et, depuis la Renaissance, la culture occidentale ne mettait rien au-dessus des Latins et des Grecs. Leurs œuvres, traduites ou non, se trouvaient dans toutes les bibliothèques, aux côtés des commentaires de l’Ancien et du Nouveau Testament. Les pauvres, les paysans, les illettrés lisaient à livre ouvert les fresques, les vitraux, les sculptures des églises, où toute la tradition judéo-chrétienne était en images. Aux voussures de certains porches, ils pouvaient voir Aristote, Pythagore, tenus pour annonciateurs de la Bonne Nouvelle. Vous rappelez opportunément que jusqu’au XVIIIe siècle les toiles relevant du grand genre « apportaient seules la gloire », et qu’on appelait ainsi celles qui avaient pour thème soit l’Histoire sainte, soit l’histoire antique. L’art ne cessait de célébrer ainsi les deux sources de ce qui fut notre civilisation, sources qui pour le plus grand nombre sont aujourd’hui perdues.
Julien Green raconte qu’en 1972 il visitait l’exposition Georges de La Tour, et devant le Saint-Pierre en larmes le jeune homme qui l’accompagnait s’interrogeait. On lui expliqua : « Il vient de trahir quelqu’un. –Qui donc ? – Mais le Christ. – Je ne savais pas. » Je ne vous apprendrai rien, vous posez la question : « Qui sait aujourd’hui ce que représente Les Bergers d’Arcadie ? » Dans ce tableau, M. Lévi-Strauss voit subtilement la mort, sous les traits d’une femme mystérieuse, grave et sculpturale, qui pose une main sur l’épaule de l’un des bergers, manifestant sa présence funèbre dans l’heureuse Arcadie. Si elle évoque la mort, cette figure est belle, apaisante, rien de la mort qu’on peut craindre, c’est dans ses bras qu’on aimerait, en effet, mourir. Parmi les visiteurs pressés du Louvre, combien ont eu la chance d’être à l’écoute de M. Lévi-Strauss ? On ne sait plus qui sont Antigone, Thésée, Jupiter, les Horaces, les Sabines, mais aussi Abraham, Joseph, la Vierge, même le Christ. Voici peu, notre confrère Michel D’éon a publié une très ingénieuse étude intitulée : Orphée aimait-il Eurydice ? Aura-t-elle autant de lecteurs qu’elle le mérite ? Les générations nouvelles sont-elles curieuses des vrais sentiments d’Orphée pour son épouse passée au séjour des morts ? Qui se doute maintenant de ce que furent l’histoire d’Esther et d’Assuérus, celle de Titus et de Bérénice, la fuite en Égypte, celle d’Énée jusqu’à l’embouchure du Tibre. On visite donc des expositions, des monuments, on passe dans les musées, ou tout parle des Romains et des Grecs, des juifs et des chrétiens, sans y comprendre rien, ou plutôt on n’y comprendrait rien, si vous n’étiez pas là.
Le sujet pour vous compte beaucoup. Les précieux catalogues constitués sous votre direction, les fiches mobiles qu’on trouve dans les salles du Louvre, vos conférences, vos articles dans des revues qu’il est facile de se procurer, analysent les toiles exposées, expliquent les scènes, identifient les personnages, font revivre ainsi toute l’Antiquité classique, toute la glorieuse tradition judéo-chrétienne. Par l’intermédiaire et à l’occasion de la peinture, grâce à vos commentaires, c’est vous et vos pareils qui gardez vivantes les civilisations qui préparaient la nôtre, du moins telle qu’elle fut jusqu’au XXe siècle. Proust a parlé d’un parfum, qui conserve et sauve « l’édifice immense du souvenir ». Je vous citais tout à l’heure, lorsque vous savouriez avec Fragonard « l’essence parfumée » du siècle des Lumières : vous êtes le gardien de ce parfum impérissable, qui arrache à la mort et à l’oubli les richesses immenses qui nous ont faits ce que nous sommes. Aussi longtemps qu’il y aura des musées et des historiens de l’art tels que vous, nos sources, comme Marc Bloch disait qu’il ne faut pas dire, nos racines, comme on dit, resteront fécondes et, en dépit de tout, prometteuses d’avenir. Car connaître de telles richesses, tant de splendeurs, conduit nécessairement à en refuser la disparition. S’il en est qui rêvent de détruire notre civilisation, ses meilleurs défenseurs, ne serait-ce pas vos collègues et vous ?
Sans doute, d’éminents professeurs, des spécialistes, des érudits, poursuivent-ils le même but et obtiennent des résultats analogues, mais ils n’atteignent qu’un petit nombre. Ce qui ne survit que pour quelques-uns, ce qui n’est compréhensible que pour les connaisseurs, ne relève guère, les mots le disent assez, que des langues mortes. Votre action, votre influence, sont tout autres.
Il suffit de voir les foules qui attendent à l’entrée des musées, des deux côtés de la Seine, et les difficultés qu’il y a pour se frayer un passage dans votre Grande Galerie, quand elle est ouverte. Votre influence bienfaisante ne peut être que considérable puisque vous vous adressez à celui que Luther appelait Herr omnes, Monsieur Tout-le-monde. N’importe qui, le premier venu, a le droit de voir Léonard de Vinci, ou Véronèse, et leurs œuvres ne lui seront pas, grâce à vous, lettre morte. Avec raison, vous vous félicitiez dans un article paru en 1989, du succès du Grand Louvre : « Le public n’a pas boudé son plaisir, et s’est rué sur le Louvre nouveau... Jamais la salle de la Joconde n’a été autant visitée et aussi difficile à visiter... » Ailleurs, vous aviez constaté, dépassant le cadre de votre Louvre : « De l’Orient à l’Occident les records d’affluence sont périodiquement battus. Les files de visiteurs s’allongent interminablement. »
En 1989 on parlait de la Grande Bibliothèque, et même de la Très Grande Bibliothèque, et depuis longtemps on nous avait fait espérer le Grand Louvre, sur lequel vous régnez. Comment ne pas se féliciter de leur réalisation ? Dans ces deux domaines, les moyens devant répandre la culture sont désormais bien accordés à ce qu’on nomme de nos jours les grandes surfaces, voire même, si l’on veut, la grande distribution.
J’entendais au début de cette année l’annonce à la radio de l’exposition Vermeer, en Hollande, qui allait faire date : « Il faudra jouer des coudes », disait-on. Quelques semaines après, je lisais en effet dans une revue la lettre d’une lectrice : « Je tenais, disait-elle, pour une chance unique d’avoir réussi à obtenir deux billets pour l’exposition Vermeer à La Haye... Au coude à coude, il fallait patienter dix minutes, dans le meilleur des cas, pour passer à deux mètres d’un tableau ! et dans une chaleur étouffante... Chacun y allait de ses commentaires à voix haute. La musique était assurée par les casques-guides que louent certains visiteurs... Puis-je faire part de mon indignation ? »
Une autre revue, à plus grand tirage encore, célébrait plus récemment l’entrée au musée d’Orsay de L’Origine du monde de Courbet, et se félicitait de l’y voir, disait-on, « attirer les foules ». Je n’en doute pas. Est-ce bien pour l’amour de l’art ?
N’ayons pas mauvais esprit, ces foules dans les expositions et les musées sont un acquis, une réussite, qu’on ne peut contester à cette fin de siècle. Les touristes, entraînés par de bons pasteurs fort diserts, s’y croisent et passent, toujours remplacés par d’autres. Il y a des visites guidées, des visites-conférences, des visites-découvertes, des visites commentées, des visites-ateliers, toujours en groupe. Le visiteur solitaire n’est pas bien vu et n’aura pas vu grand-chose, dans cette cohue. Il aura la ressource d’acheter des cartes postales, et de les regarder chez lui, en paix.
Un malin génie, rappelant celui de Descartes, peut-être même ce démon que vous n’admettez pas dans votre Jardin des délices de la peinture, s’efforce de tout corrompre, selon son habitude, et change tant de progrès, de bien, en mal. Comment écouter un tableau, selon le titre de Claudel, comment accéder à ce que la peinture veut nous dire, au milieu de l’agitation et du bruit ?
On lit dans les Carnets de Simone Weil : « Quand on contemple un tableau de premier ordre pendant trois heures, au cours de ces trois heures, la contemplation change de nature. La quantité se change en qualité. » Contempler pendant trois heures ! Aux grandes kermesses de la peinture d’aujourd’hui, on a cinq ou dix minutes, dans la bousculade. Les artistes, avait écrit Proust, sont les « explorateurs de l’invisible ». Quand ils en reviennent pour nous communiquer leurs découvertes, il convient qu’ils nous parlent seul à seul. Mais qu’ai-je besoin de me souvenir de mes lectures, quand je n’ai qu’à vous écouter vous-même : « Ce qui manque aux Français, avez-vous déclaré, c’est de savoir lire un tableau. » Et encore : « Chardin demande qu’on lui consacre son temps ; qu’on regarde ses tableaux lentement..., qu’on les savoure un à un. »
Où aller pour cela ? Comment faire ? Rien n’est perdu, Dieu merci, si l’on consent à s’éloigner, le cœur gros sans doute, des rives de la Seine. Rien que dans la région qui m’est familière, il y a le musée d’Albi, ceux de Castres et de Bayonne, qui sont à bon droit célèbres, où l’on peut s’attarder et respirer, flâner, rêver. Surtout, c’est dans le Lot-et-Garonne qu’il faut se rendre, là où vous avez été un petit garçon, parfois heureux, comme tous les enfants, mais aussi traqué, il faut aller au délicieux musée d’Agen.