Monsieur,
Tous ceux qui ont connu, aimé, vénéré M. de Falloux retrouveront sa ressemblance dans le portrait que vous venez de tracer. Ils s'étonneront même, non que vous ayez rendu si pleine justice à ses grandes qualités (un esprit élevé comme le vôtre ne pouvait y rester insensible), mais que vous ayez pu découvrir, je dirais presque deviner tant de traits de sa vie intime pleins d'originalité et de charme que, dans la retraite où il vivait, ses amis seuls croyaient avoir pu apprécier. Je n'éprouve pas cette surprise, car je n'ignorais pas avec quel soin vous avez étudié votre modèle, et une indiscrétion, que vous excuserez, j’espère, m’a fait connaître quel moyen vous avez heureusement imaginé pour suppléer à ce que vous n’auriez pu savoir par vous-même.
La description que vous venez de nous faire de la demeure de M. de Falloux au Bourg-d’Iré nous a appris que vous avez voulu visiter ce beau lieu, objet des prédilections de son propriétaire et où la plus grande partie de sa vie s’est écoulée ; mais vous ne nous avez pas mis au fait du détail le plus piquant de cette visite. C’est sans prévenir personne, m’a-t-on dit, et sans vous nommer que vous êtes allé, comme un passant inconnu, vous mêler aux habitants de la contrée où est situé le Bourg-d’Iré, et vous entretenir avec eux afin de surprendre dans leurs propos, sans qu’ils se fussent mis en garde, le souvenir qu’ils conservaient du châtelain de leur voisinage. Vous avez même voulu faire causer dans leur franchise rustique les paysans qui l’abordaient familièrement tous les jours ; et là, recueillant de toutes les bouches mille preuves touchantes, soit de la bonté de son cœur, soit de la grâce de son esprit, voyant surtout avec quelles bénédictions était prononcé, jusque dans les plus humbles chaumières, ce nom que vous aviez entendu plus d’une fois maudire par les factions, vous vous êtes plu, m’a-t-on assuré, à convenir que vous appreniez pour la première fois à le bien connaître. Si la malveillance et la calomnie qui n’ont pas épargné M. de Falloux jusqu’à sa dernière heure avaient accrédité quelques préventions dans votre esprit, elles devaient tomber, en effet, devant ce témoignage spontané de la voix populaire. J’imagine pourtant que c’est surtout en pénétrant dans l’asile même que M. de Falloux s’était choisi que vous avez achevé de faire pleine connaissance avec sa personne. Là, en effet, tout a été créé par lui et tout porte son empreinte. Ce manoir a une histoire qui est celle même du progrès des idées de son maître. C’était un coin de terre inculte et presque inaccessible, ensanglanté plus d’une fois par les combats de la chouannerie : des plants de genêts poussés à hauteur d’homme étaient tout préparés pour servir d’abri aux complots des réfractaires. M. de Falloux en a fait un beau domaine d’un accès ouvert et riant. De vieux arbres enchâssés dans des haies vives et bordant des chemins creux avaient servi de couvert à plus d’une embuscade : on a respecté leur antiquité ; mais ce ne sont plus que les ornements de magnifiques pelouses, où s’étalent au soleil de grands bœufs, lauréats des comices agricoles. Ces pâtres, ces laboureurs, ce sont bien les fils des rudes partisans qui, naguère, à la voix d’un chef, se levaient pour faire le coup de fusil derrière lui : c’est parmi eux que M. de Falloux a trouvé les compagnons dévoués d’une vie de paix et de travail. Voilà comment un gentilhomme vendéen (il aimait à s’appeler ainsi), sans quitter le sol natal ni faillir à la foi de ses pères, était devenu le modèle d’un propriétaire bienfaisant d’aujourd’hui. Mais passez le seuil de ce château dont le profil élégant et sévère se détache à l’horizon. Là, l’aspect change, tout vous parle du royaliste et du chrétien qui a voulu vivre et mourir devant les images de la grandeur séculaire de l’Église et de la Monarchie : le culte des traditions du passé, joint à l’intelligence des conditions des temps nouveaux : tout est là. Voilà l’homme. Et c’est dans ce cadre et sous cette lumière digne d’elle que vous avez vu cette noble figure se dessiner devant vos yeux.
C’est bien aussi sous ces traits que vous nous l’avez dépeinte. Vous nous avez montré M. de Falloux recevant à sa naissance, avec le sang qui circule dans ses veines, des opinions toutes faites et héréditaires, monarchiques et catholiques, véritable symbole de dogmes politiques autant que religieux, auquel il adhère avec la pieuse soumission de l’enfance : avant l’âge de la réflexion, il est enrôlé dans la fraction la plus militante d’un parti. Mais dès qu’il a jeté un regard sur la société qui l’environne, ses vues et ses idées s’étendent, et sans cesser de confesser tout haut et même de défendre à tout venant sa foi traditionnelle, il éprouve le besoin d’en élargir la base et de la transformer par l’étude en une conviction réfléchie. Ce qu’il continue de croire par le sentiment et par le cœur, il veut aussi y adhérer par la raison. Ce travail de l’esprit sur lui-même est à peine achevé que survient cette suite d’événements imprévus qui l’appelle, au milieu d’une tempête, à prendre part à la direction de l’État. L’avènement au pouvoir était un moment critique, car il fallait ou déserter ses principes, ou les faire passer en application. L’épreuve n’étonne pas M. de Falloux : parmi les vœux qu’il a formés pour le triomphe de sa cause et le bien de son pays, il fait choix de celui qu’il lui paraît à la fois possible et urgent de réaliser, et autant il mettait d’ardeur à en réclamer, autant il va déployer d’habileté pour en assurer l’accomplissement. La veille il s’attaquait franchement aux idées, il va manier adroitement les hommes, et tendant la main à ceux qu’il combattait hier, c’est sur le champ de bataille même qu’il leur offre et fait accepter par eux un terrain de conciliation. En six mois de ministère, il a fait un acte dont l’effet va survivre bien des années à son pouvoir.
Le lendemain commencent, pour M. de Falloux, ces longs jours de solitude et de retraite qui ne devaient finir qu’avec sa vie : retraite féconde, car vous nous en avez décrit l’utile emploi, mais traversée, hélas ! par trop de douleurs et de souffrances. Dans cette nouvelle phase de son existence, c’est toujours le même homme, la physionomie n’est pas changée : c’est le même tempérament moral, fait d’ardeur et de raison ; le même mélange de chaleur d’âme et de largeur d’intelligence et, comme vous l’avez si bien dit, de vaillance et de souplesse. Quand, à de rares intervalles, pour remplir un devoir impérieux, il se fait encore entendre ; quand il prend la plume à défaut de la parole, c’est bien toujours pour combattre les adversaires de ses chères convictions et relever leurs attaques ; mais c’est toujours aussi pour leur tenir le langage de l’homme d’État qui a su à quel prix s’achète une victoire, et, dans l’entraînement de la lutte, pense aux conditions de la paix future. D’ailleurs ce n’est jamais ni aux amis ni aux ennemis seuls qu’il s’adresse, mais à un public plus étendu, à la France entière dont il connaît les exigences et veut ménager même les préjugés. Peu lui importe alors si, par les précautions qu’il prend pour ne pas blesser sans profit ceux qu’il veut convaincre, il lui arrive parfois de mécontenter ceux qu’il veut servir. Chacun de ses écrits est tout ensemble une généreuse confession de foi et un modèle de sens politique.
Ce caractère général qui fait l’unité de la vie de M. de Falloux, vous avez voulu en retrouver l’expression dans chacun de ses actes ou de ses discours publics dont plusieurs vous ont semblé, non sans raison, assez importants pour mériter un examen particulier. Vous vous êtes acquitté de cette tâche de manière à laisser bien peu de chose à faire après vous. Je me garderais bien, par exemple, de rien ajouter à ce que vous avez dit de l’éloquence de M. de Falloux, du charme de sa parole toujours vivement improvisée, de cette élégance de la forme qui, loin d’atténuer, relevait encore la vivacité des saillies et accroissait la portée du trait, de même que plus le fer est finement aiguisé, plus le dard pénètre avant dans les chairs. Certaines de ses répliques, dites-vous, appartiennent à l’histoire. Vous dites vrai. Elles durent, parce que sous une forme lapidaire, ce sont des maximes gravées, pour l’instruction de tous les temps et de tous les pays : celle-ci, par exemple, que vous auriez pu citer, si bien faite pour élever l’âme des hommes d’État au-dessus de la bassesse de certaines calomnies : « L’injure suit la loi des corps physiques et n’acquiert de gravité qu’en proportion de la hauteur dont elle tombe » ; et cette autre, expression d’un vœu qui n’a pas toujours été exaucé : « La France ne veut ni des gens qui ne sont capables de rien, ni de ceux qui sont capables de tout. »
Je n’ai qu’un regret, vous me permettrez de l’exprimer, c’est que vous ne nous ayez pas rappelé dans quelle circonstance (pourtant très fameuse) cette éloquence qui visait si haut et frappait si juste, s’est révélée pour la première fois à l’assemblée qui n’attendait rien de pareil de la jeunesse encore inconnue de M. de Falloux. Il y avait là un contraste qui dût en accroître l’effet et que vous auriez pu heureusement relever. C’était au lendemain d’une de ces secousses révolutionnaires qui, en portant quelques chefs au pavois, retombent si durement par l’arrêt subit de l’activité sociale sur ceux qui vivent de leur travail. Le gouvernement issu de la révolution de février 1848 avait dû pourvoir à des misères pressantes par des ressources factices, auxquelles son trésor épuisé ne pouvait plus suffire ; les ateliers nationaux où l’on ne travaillait guère étaient devenus une sorte de camp retranché où se fortifiait, derrière des barricades, une foule qu’on avait eu l’imprudence de bercer de fausses espérances, et l’imprudence plus grande encore de laisser armée tout entière. Leur dissolution était devenue nécessaire, tout le monde en convenait sur les bancs de l’Assemblée constituante : chacun le disait tout bas, un seul eut le courage de venir le dire tout haut à la tribune ; avec quelle mesure, avec quels égards vraiment fraternels pour le malheur, avec quel soin de rechercher tous les tempéraments possibles d’une si pénible transition, le texte conservé du rapport de M. de Falloux est là pour l’attester. Mais pendant qu’il parlait, un sourd frémissement parcourait tous les rangs : on savait que dans les quartiers éloignés l’appel aux armes avait déjà retenti ; le flot montait ; on l’entendait mugir et la première vague, le lendemain, faillit emporter l’Assemblée tout entière.
Quelle scène, Monsieur, et comme vous auriez su la peindre ! Pour trouver une situation pareille où la parole ait eu le caractère d’un grand acte, il faut remonter jusqu’à Cicéron haranguant le Sénat romain pendant que Catilina est aux portes. Le cardinal de Retz, après avoir dépeint le sang-froid du président Molé descendant l’escalier de la grand’chambre au milieu d’une multitude ameutée contre lui, s’écrie dans un transport d’admiration : « S’il n’y avait pas quelque chose de singulier à dire qu’il y a eu de notre temps un homme plus courageux que M. le Prince et que le grand Gustave, je dirais que c’est M. le Premier. » De M. de Falloux aussi l’histoire pourra dire que le courage civil s’éleva chez lui, ce jour-là, à une hauteur que ne dépasse pas l’intrépidité du guerrier sur le champ de bataille. Grand exemple et utile leçon pour cette jeunesse dont l’éducation morale vous tient si justement à cœur, et qui, réservée peut-être à plus d’une épreuve, a besoin qu’on lui enseigne avant tout la fermeté d’âme. Vous avez placé l’image de M. de Falloux à la tribune dans un médaillon achevé : pourquoi nous avoir refusé le plaisir d’en faire le centre et le personnage principal d’un tableau d’histoire ?
L’éloquence de M. de Falloux, vous nous l’avez fait remarquer, malgré la passion contenue qui lui donnait tant de force et de flamme, restait toujours maîtresse d’elle-même. Ce trait distinctif de son talent oratoire n’a jamais été plus visible que dans un autre de ses discours dont vous avez rappelé l’occasion. C’est quand il eut à défendre cette expédition de l’armée française à Rome, préparée par le général Cavaignac pour sauver une tête sacrée du poignard des assassins : résolue par les ordres d’une assemblée républicaine, mais dénoncée ensuite comme une trahison par beaucoup de ceux qui l’avaient votée, quand le hasard d’une élection leur eut enlevé le pouvoir avec la majorité. Collègue de notre illustre confrère M. de Tocqueville, qui gérait à côté de lui le ministère des affaires étrangères, il eut à descendre dans l’arène pour le préserver d’injustes attaques. Cette fois aussi, l’émeute, bien que vaincue, restait toujours menaçante, et à la vivacité des débats tels que nous les représente le compte rendu officiel du temps, aux interruptions, aux murmures qui couvrent à tout moment la voix de l’orateur, on voit qu’il s’agit encore ici d’un combat plutôt que d’une discussion. Et cependant, malgré cette lutte ardente, M. de Falloux conserve assez de calme pour décrire dans des termes d’une majestueuse beauté le rôle incomparable assigné par la Providence à cette cité romaine, deux fois qualifiée par l’histoire de Ville éternelle, deux fois capitale, non pas d’un État, mais d’un monde. Puis, suivant le fil de sa déduction comme s’il n’entendait même pas le trouble qui se fait autour de lui, il s’élève à de hautes considérations sur les conditions nécessaires à l’indépendance de l’Église dont la pleine liberté de son chef était à ses yeux la seule garantie. Question toujours renaissante qui émeut si vivement toutes les consciences chrétiennes et que la courageuse résignation de Pie IX comme la sagesse consommée de Léon XIII maintiennent toujours présente à la pensée de tous les esprits réfléchis et politiques de l’Europe.
Il est aussi difficile que méritoire de bien comprendre les sentiments qu’on ne peut pas partager. On ne pouvait vous demander de vous associer à la vivacité, à la ferveur des opinions monarchiques qui respirent dans tous les écrits de M. de Falloux ; mais vous leur avez rendu justice quand vous affirmez qu’il ne croyait pas que la royauté pût se faire accepter de la France sans se régler sur l’esprit du temps, et qu’il avait pour maxime que le passé, par cela seul qu’il est le passé, ne suffit pas au présent. M. de Falloux n’aurait pas exprimé sa pensée en meilleurs termes. Mais vous nous avez raconté un trait de sa jeunesse qui a dû vous expliquer, comme à moi, comment il était arrivé à se faire une idée si intelligente et si large du rôle assigné à la royauté, dont il appelait le rétablissement de ses vœux.
Avant de se mettre au travail pour écrire l’histoire de Louis XVI, cette œuvre de jeunesse, où respire déjà toute la beauté de son âme, il s’était imposé, la tâche de lire méthodiquement, la plume à la main, tous les mémoires de l’histoire de France, depuis Villehardouin jusqu’à Mirabeau. Et qu’avait-il dû voir dans cette patiente étude ? Quel spectacle lui avait présenté ce que vous appelez si bien le travail de la Monarchie à travers les siècles ! Une même institution et une même maison royale, non seulement associée pendant huit cents ans, mais présidant à tous les développements civils, politiques et sociaux d’une nation. Je ne m’étonne pas de l’impression profonde que dut lui faire un pareil spectacle. Rien n’était plus propre à frapper un esprit curieux et réfléchi que ce rôle vraiment sans pareil de la royauté française, toujours prête, à toutes les époques, à s’accommoder de tous les changements, (ce n’est pas assez dire) à s’approprier tous les progrès qui se font autour d’elle à tel point qu’à chaque pas que fait notre patrie vers son unité et vers sa grandeur, l’historien se demande si c’est la royauté qui mène la France, ou la France qui fait sa royauté à son image. Je n’ai pas de peine, en vérité, à me représenter cette suite de tableaux et de portraits qui, passant devant les yeux de M. de Falloux, durent ravir son imagination juvénile.
Ceux qu’il rencontre d’abord, ce sont les premiers Capétiens, chevaliers bardés de fer et seigneurs suzerains de quelques principautés féodales ; mais déjà au pied et à l’abri des remparts de leur château se groupent d’humbles corporations d’artisans, de modestes communes, de villes : premier germe de ce tiers état qui sera un jour la nation tout entière. L’instinct de la royauté lui fait tendre la main à ces acteurs obscurs, ignorants eux-mêmes des grandeurs de leur destinée future. Voilà déjà Philippe-Auguste à Bouvines, confiant l’oriflamme royale aux milices communales de la ville de Paris. Puis voilà saint Louis et ses fils, premiers justiciers de leur royaume, entourés de ces conseillers et de ces légistes qui, réunis en parlement, doteront la France d’une magistrature indépendante et sauront élever la loi au-dessus de la force et du privilège. Bientôt c’est Charles VII conduit à Reims au pied des autels par la main d’une fille du peuple. À la première aurore des temps modernes, c’est François Ier entouré de toutes les splendeurs de la Renaissance et donnant, par la fondation du Collège de France, la parole à la liberté de la science ; c’est Henri IV inscrivant dans la loi les garanties de la tolérance ; c’est Louis XIV s’arrachant un instant à l’éclat incomparable des lettres et des armes qui l’environne, pour écouter Colbert, et imprimer avec lui l’essor à cette richesse commerciale et industrielle qui doit changer la face économique de la société tout entière. Enfin, c’est Louis XVI, le héros préféré de M. de Falloux, qui, avant de livrer lui-même sa tête aux bourreaux, a encore le temps d’effacer du code la honte de la torture et de faire cesser les derniers vestiges de, la persécution religieuse. Quelle histoire et quelle famille ! quelle moisson de grands hommes et de grands rois ! quelle souplesse dans l’institution ! quelle fécondité dans la race ! Quand une branche cesse de fleurir, une autre la remplace pleine d’une sève rajeunie et renouvelée. C’est sous la vive impression, je dirai presque sous la dictée, de ces souvenirs que M. de Falloux s’était tracé à lui-même le modèle des relations qu’il croyait possible, facile même, d’établir entre la royauté de ses affections et la démocratie de nos jours. Il ne lui demandait après tout d’avoir pour les droits et les exigences de la génération présente que les égards tant de fois témoignés aux vœux, plus timidement exprimés, des générations passées. Vous dites que quelques esprits étroits lui ont reproché d’être royaliste autrement que le roi. Je ne sais qui s’est cru en droit de lui faire ce reproche, mais je sais qu’il aurait répondu qu’il était au moins royaliste comme la royauté française l’a été pendant huit siècles.
Vous aviez le désir, je n’en doute pas, de n’être pas moins équitable en appréciant les actes de M. de Falloux qu’on a pu croire plus particulièrement dictés par ses convictions religieuses ; mais ici la suite des faits vous amenait naturellement à traiter de la loi fameuse qui porte son nom, qui demeure l’acte principal de sa vie, et que personne ne s’attendait à vous voir approuver dans son ensemble. Avant de motiver les critiques que vous aviez à faire, vous avez cru nécessaire de demander à l’Académie la permission de parler avec franchise en faisant la promesse de n’user de ce droit qu’avec réserve ; cette précaution était superflue, la franchise est toujours bien venue à l’Académie, et la réserve comme la politesse vous sont trop naturelles pour que personne pût craindre de vous y voir manquer. D’ailleurs on peut critiquer librement la loi de 1850 qui a cessé d’être. C’est plutôt moi, Monsieur, obligé pour vous suivre sur ce terrain de prendre la cause des morts et des vaincus, qui ai le droit de réclamer toutes les libertés de la défense.
J’en userai, si vous le voulez bien, pour contester l’opinion que vous paraissez vous être faite de l’état des esprits au moment où M. de Falloux présenta la loi de 1850. L’avantage très peu flatteur de mon âge peut donner sur ce point à mes souvenirs plus de précision qu’aux vôtres. Vous semblez croire qu’à ce moment, la liberté d’enseignement était accordée de plein gré par tout le monde, qu’on n’avait qu’à tendre la main pour la recevoir et que l’État qui, jusque-là, avait eu le monopole de l’instruction publique, était tout prêt à y renoncer. La liberté était offerte, dites-vous, mais c’est la domination qu’on voulait. Vous ne tenez vraiment pas assez de compte de la trace qu’avaient laissée les débats engagés, pendant les dix dernières années de la monarchie de 1830, débats éclatants et passionnés, dont la presse et la tribune avaient retenti et où les défenseurs officiels de l’enseignement de l’État n’avaient jamais mis la bonne grâce que vous leur prêtez à se laisser dépouiller de leur privilège. Vous avez pourtant rappelé plusieurs de ces discussions en y mêlant des noms dont le souvenir m’est bien cher. Eh bien ! j’ai assisté, en effet, à l’une d’entre elles avec un intérêt filial : j’ai entendu le rapporteur de la Chambre des pairs exposer sur les droits réciproques de l’État et des citoyens en matière d’enseignement, ces maximes de droit public que vous rappelez et auxquelles il resterait à démontrer que la loi de 1850 ne s’est pas conformée ; mais à peine cet exposé fini, j’ai vu aussi (comment l’oublierais-je ? je crois le voir encore) le représentant le plus accrédité et le plus éloquent de l’enseignement de l’État, l’illustre Victor Cousin, se lever tout debout dans la fière attitude que beaucoup de ceux qui m’écoutent ont connue, pour proclamer que le prétendu droit à la liberté d’enseigner était une chimère, que l’enseignement était par essence un pouvoir public conféré par la loi, dont l’État pouvait peut-être partager gracieusement l’exercice, mais jamais se laisser contester le principe. Vous voyez que la discussion ne se maintenait pas, comme vous le pensez, dans des régions sereines et que tout le monde ne disait pas comme vous que ce que l’État fait, tout Français doit pouvoir le faire, s’il en est digne et capable.
Je sais bien que, depuis lors, la constitution de 1848 avait établi dans l’un de ses articles le principe de la liberté d’enseignement ; mais comme la charte de 1830 en avait fait autant, et que l’exécution n’avait pas suivi la promesse — comme il y a d’ailleurs plus d’une manière d’éluder un principe en prétendant l’appliquer — on était excusable de ne pas placer une confiance absolue dans trois lignes écrites sur une feuille de papier qu’une pointe de sabre, vous le savez, ne devait pas tarder à déchirer.
Non, Monsieur, il faut rester dans la vérité : la liberté d’enseignement en 1850 n’était pas une liberté offerte, c’était une liberté conquise, conquise par les armes de la justice, par les efforts éloquents des généreux amis de M. de Falloux que vous avez nommés, les Montalembert, les Ravignan, les Dupanloup, après une de ces luttes de la parole qui sont l’honneur des pays libres. La conquête peut avoir ses excès, mais elle a toujours ses exigences. Quand on est entré péniblement en possession d’un bien longtemps disputé, on est inquiet de le perdre et on cherche avec un soin jaloux les moyens de le garder. Quand on a obtenu de Henri IV, à Nantes, la promesse de la tolérance, on demanda les Chambres de l’Édit et les places de sûreté pour la garantir, et l’histoire prouve que même ces précautions ne sont pas toujours suffisantes. Beaucoup des dispositions de la loi de 1850 que vous critiquez ont eu ce caractère défensif et n’ont malheureusement pas été plus efficaces.
J’ajouterai que pour faire cette conquête, qu’ils n’auraient peut-être jamais obtenue à eux tout seuls, les défenseurs de la liberté d’enseignement avaient eu besoin de chercher hors de leurs rangs des auxiliaires, et qu’ils en avaient trouvé même de très imprévus. Ceux-là, j’en conviens, n’apportaient pas leur concours et même leur collaboration à la loi nouvelle par un amour pur et pleinement désintéressé pour la liberté, car ils l’avaient combattue jusqu’à la veille encore avec une extrême ardeur et la commotion de 1848 ne les avait qu’à moitié convertis ; mais ils venaient offrir d’accorder cette liberté, non pas à tous les Français, comme vous, Monsieur, — non, — à l’Église catholique seulement et à ses ministres pour obtenir d’elle en récompense son appui contre des théories subversives que la révolution récente avait fait éclore et dont ils voulaient préserver l’enseignement populaire. Et dans cet échange, dans cette concentration des forces, pour parler le langage d’aujourd’hui, qu’ils avaient hâte d’opérer afin de tenir tête à l’esprit révolutionnaire, ils ne se montraient pas difficiles sur les conditions du contrat. Ils proposaient, par exemple, de livrer d’un seul coup toute l’instruction primaire aux congrégations religieuses. Vous rappelez que cette proposition fut faite dans la commission où M. de Falloux, pour préparer sa loi, avait eu l’art de réunir et de faire vivre en paix les vieilles troupes de la cause qui lui était chère et ses nouvelles recrues, et que les procès-verbaux de cette petite assemblée en font foi. C’est très exact, mais vous ne nous dites pas de qui partit la proposition et cependant les mêmes procès-verbaux le nomment, et c’est un nom qu’il n’est pas permis d’oublier. Ce fut M. Thiers, vous le savez bien (pourquoi me forcez-vous à le dire ?), qui en prit l’initiative dans des termes pleins d’une vivacité charmante, comme ceux dont il savait habituellement revêtir sa pensée. « Ah ! s’écriait-il, si l’école devait toujours être tenue, comme autrefois, par le curé et son sacristain, je serais loin de m’opposer au développement des écoles pour les enfants du peuple ! » Des témoins très dignes de foi (car ce sont ceux qui tenaient la plume) m’ont souvent raconté que le procès-verbal (genre de document réservé de sa nature et qui n’a pas le mot pour rire) n’a même pas osé aller jusqu’au bout de cette piquante saillie et que parmi les maîtres, objets de ses préférences et de ses regrets, M. Thiers ajoutait au curé et à son sacristain, même le sonneur de cloches, fût-il un peu ivrogne. C’était une plaisanterie à coup sûr, mais M. de Falloux qui était homme à l’entendre n’y est pourtant jamais entré, et je ne la rapporte que pour faire voir que, s’il eût en effet, comme vous le dites, à réprimer quelques excès de zèle, ce fut de la part de ses alliés, non de celle de ses amis.
Je n’ai pas l’intention, vous le comprenez, de m’engager à votre suite dans la discussion des détails de la loi de 1850. Je ne suis pas assez sûr de le faire d’une main aussi légère que la vôtre pour imposer au brillant auditoire qui m’écoute l’aridité et l’ennui d’un examen rétrospectif de ce genre. Je me garderais même de discuter et surtout de justifier les mesures de rigueur prises à ce moment contre des maîtres objets de l’admiration de votre jeunesse, si, dans l’émotion que ce souvenir vous cause encore après tant d’années vous n’aviez négligé de faire une distinction pourtant essentielle. Vous n’avez pas fait la différence de la loi de 1850 elle-même, et de l’application qu’elle reçut comme des modifications graves qu’elle subit après le coup d’État du 2 décembre, par suite d’une réaction politique à laquelle M. de Falloux ni aucun de ses amis ne se sont jamais associés. C’est alors surtout, il eût petit-être été bon de s’en souvenir, que le silence fut imposé à des voix éloquentes, et que l’Université, dont les membres se trouvèrent privés, par un décret, de toutes les garanties que la loi leur assurait, resta livrée au bon plaisir ministériel. Je ne mentionne ce point qu’en passant, afin que chacun soit traité suivant ses œuvres. D’ailleurs, même avec cette réserve, peut-être ferions-nous mieux, dans les jours agités où nous vivons, d’être sobres de récriminations de ce genre. Au milieu des vicissitudes politiques qui font si rapidement passer sous nos yeux le pouvoir de main en main, quel est celui de nous qui n’ait vu, malgré les droits acquis et les garanties légales, frapper des têtes vénérées, blanchies au service de la France et briser la carrière d’hommes éminents dont le seul tort était de déplaire à une opinion dominante ? Et si aucune époque n’est exempte de péché à cet égard, ce n’est plus qu’affaire de comparaison et il n’est pas sûr que 1850 ne la soutienne pas mieux que d’autres dates.
Laissons donc de côté ces orages qu’apportent et qu’emportent tour à tour les souffles mobiles de la politique : quand une loi a duré et subi l’épreuve du temps et de l’application, c’est par ses effets généraux qu’il la faut juger, non par les incidents du début : la loi de 1850 a été pendant près de trente ans la charte de l’instruction publique en France. Elle a naturalisé la liberté d’enseignement dans les lois comme dans les mœurs, à ce point qu’on peut bien encore l’attaquer indirectement, la traiter en suspecte et en ennemie, lui disputer l’air et le jour : on ne nous propose plus d’en supprimer le principe. Grand service rendu aux droits et à la dignité du citoyen et que vous devez apprécier, Monsieur, puisque ce principe est le vôtre. Mais l’Université, qui vous est justement chère, en a-t-elle souffert autant que vous le dites ? Si votre tableau n’était pas chargé de couleurs un peu noires, il nous faudrait donc croire que, pendant plus d’un quart de siècle, ce grand corps a été soumis à un joug pesant, livré sans défense à une concurrence organisée pour le détruire, privé par le découragement de ses maîtres de l’éclat de son enseignement, découronné et déchu. De bonne foi, est-ce donc là ce qui est advenu ? J’hésite à le penser en présence de tant d’illustres confrères qui m’écoutent, qui ont grandi au sein de l’Université même, pendant cette période, pour s’élever de degré en degré à la renommée dont ils jouissent, sans que le public ait cessé un instant de se presser autour de leurs chaires ? Je le crois encore moins quand je songe aux pas rapides et aux succès mérités qui vous ont élevé vous-même, avant que la loi de 1850 eût disparu, au poste élevé où l’Académie vient d’aller vous chercher. Avez-vous donc vu tant d’abaissement autour de vous à chacune des étapes de votre brillante carrière ? Pour nous, simples spectateurs ou pères de famille, qui n’avions pas cessé de confier nos enfants à l’Université, elle s’est toujours montrée à nos yeux telle que vous venez de la dépeindre, milice laborieuse et modeste, entourée de l’estime publique, parce qu’elle est vouée au culte de ces hautes études qui maintiennent dans l’âme de la patrie l’amour du vrai et du beau et auxquelles j’espère que vous n’allez pas laisser porter trop d’atteinte par la multiplicité et la mobilité de programmes. Nous n’avons vu avec d’autres époques qu’une seule différence : c’est qu’elle n’était plus calomniée. Heureux effet de la liberté ! Déchargée du pouvoir exclusif et excessif dont elle était investie, elle a cessé d’être le point de mire d’injustes attaques. Non, elle n’avait rien à envier ou à regretter, quand M. Nisard dirigeait son école normale, et que Jean-Baptiste Dumas présidait les conseils supérieurs d’instruction publique : et puisque vous avez parlé de ces conseils, vous me persuaderez difficilement que l’Université fût humiliée parce que ses chefs y siégeaient non pas en tutelle, mais en compagnie des premiers dignitaires de l’État, de ceux qui s’étaient placés par leur mérite à la tête de toutes les carrières et qui venaient apporter à l’éducation de la jeunesse le concours de leur expérience de la vie et de leur sens pratique, nécessaire peut-être pour tempérer ce qu’il y a parfois d’étroit et d’abstrait dans la pédagogie professionnelle.
Et quant aux anciens adversaires de l’Université, aux défenseurs victorieux de la liberté d’enseignement, il en est que j’ai connu familièrement, et j’affirme que chez eux aussi l’effet pacificateur de la liberté s’était fait sentir et qu’ils ne songeaient nullement à supprimer une concurrence qu’ils ne redoutaient pas. C’était par exemple un étrange prétendant à une domination cléricale que ce grand Père Lacordaire qui, après la proclamation de l’Empire, trouva Notre-Dame trop proche des Tuileries, et sa voix trop retentissante dans le silence de la tribune et de la presse, et se réfugia dans la retraite de Sorrèze pour y élever sous l’œil de Dieu, en face d’une magnifique nature, une jeunesse chrétienne dans l’amour du droit et de la liberté. C’est là, vous le savez, que l’Académie l’alla prendre pour le faire recevoir dans ses rangs par un homme d’État protestant, et entendre de sa bouche l’éloge de la liberté américaine. Quand il mourut, qui est-ce qui, au nom de l’Académie, lui rendit un complet hommage ? Une des plus pures gloires du corps universitaire : Saint-Marc Girardin. Que nous étions donc loin à cette époque de récriminer contre la loi de 1850 ! Enfin, il est tout naturel que vous ne sachiez pas, mais il m’est permis de rappeler que quand le très indigne successeur que l’Académie avait donné au Père Lacordaire racontant sa vie, à la place même où vous êtes, dut le féliciter d’avoir rouvert l’accès de l’enseignement aux grands ordres monastiques qui en avaient été autrefois l’honneur, il déclarait hautement ne voir dans cette résurrection que le germe et la promesse d’une liberté d’association de droit commun, accordée à tous les citoyens sans distinction de culte et de profession. Voilà comment sous les yeux, et à côté de M. de Falloux, on commentait l’un des articles les plus critiqués de la loi de 1850.
Ce langage, pourrait-on le tenir aujourd’hui ? Aurait-il chance d’être écouté ? Et le Père Lacordaire, si Dieu n’avait pas abrégé ses jours, aurait-il pu les finir en paix dans sa chère solitude de Sorrèze ? N’aurait-il pas dû s’en bannir lui-même, si mieux il n’eût aimé en être enlevé par la force ? Et cette liberté d’association nous est-elle donnée ? nous est-elle même promise ? Ceux qui en parlent encore ne nous avertissent-ils pas d’avance que le bienfait en sera refusé à toutes les sociétés religieuses, même à celles qui se consacrent au service des pauvres et des mourants ? Ah ! Monsieur, est-ce donc en 1850 que vous avez vu des hommes de parti ne demander la liberté que pour exercer la domination ?
Encore un mot, car il en est un, dans la critique si pleine d’égards que vous avez faite de l’œuvre de M. de Falloux, que je dois arrêter au passage, parce que je sais l’impression pénible qu’il en aurait ressentie ; c’est celui par lequel vous indiquez plutôt que vous ne dites que la loi de 1850, en mettant en concurrence deux sortes d’établissements d’éducation animés d’esprit différent, a couru le risque d’établir un antagonisme de partis dans les jeunes générations, de diviser ainsi la société en deux camps, et compromis, comme on l’a dit souvent, l’unité nationale. Aucun des reproches qui lui furent adressés n’a été plus sensible à M. de Falloux, et lui, si indifférent à la calomnie, je l’ai vu tressaillir à la moindre insinuation de ce genre comme s’il avait été touché tout près du cœur ; car il professait pour l’unité nationale de la France, cette œuvre de la royauté, un dévouement qui, surtout depuis le déchirement qu’avait souffert la robe sans couture, était devenu un véritable culte douloureux autant que passionné.
Il a consacré à relever cette imputation un de ses derniers écrits intitulé : Unité nationale, dont vous n’avez pu, j’en suis sûr, vous défendre d’admirer comme moi l’émotion et l’éloquence. Il y établit, avec tous les exemples de l’histoire, que rien ne sert moins, rien ne compromet au contraire, autant l’unité d’une nation que la prétention d’imposer aux enfants, malgré la famille et les pères, une uniformité mécanique de sentiments et d’habitudes, et que jamais la patrie n’est plus sûre d’être aimée que quand elle sait respecter, dès le premier âge, la liberté des cœurs et surtout celle des consciences. Il n’y a point, suivant lui, de crime de lèse-nation pareil à celui de mettre un jour, un seul jour, en lutte les deux sentiments les plus élevés de l’âme humaine : le patriotisme et la foi.
Tel est le langage que tenait M. de Falloux ; mais, à mon sens, il prenait trop de soin, et les faits s’étaient chargés de sa défense par une réponse anticipée , plus décisive qu’aucune de celle qu’il aurait pu faire. Vingt années, n’est-ce pas justement le temps nécessaire pour élever une génération nouvelle et faire ainsi le premier essai des effets d’un système d’éducation ? Eh bien ! le vingtième anniversaire de la loi de 1850, à quelle épreuve n’a-t-il pas mis la jeunesse formée et enseignée sous le régime de la liberté ? Quand le tocsin d’alarme a retenti, ces adolescents encore imberbes qui sortaient, les uns des lycées de l’État, les autres des nouvelles institutions, ont-ils été moins pressés les uns que les autres de répondre à cet appel ? Et en venant se ranger du même pas sous le même drapeau, ont-ils laissé voir entre eux la moindre dissidence, ou même le souvenir d’une méfiance mutuelle ? La France, dans des jours de péril pareil, n’avait pas toujours donné le même spectacle. Au siècle dernier, dans les armées qu’Eugène et Marlborough amenaient sur notre sol, servait plus d’un sujet de Louis XIV banni par la révocation de l’édit de Nantes ; et plus tard, combien l’absurde despotisme de la constitution civile du clergé a-t-il envoyé de recrues à l’émigration ? Rien de semblable n’est venu affliger la France de 1870 : et dans une suprême douleur, elle a eu du moins la suprême consolation qu’elle n’a pas eu, entre les Français, de distinction à faire. On rappelait l’autre jour, à la place où je parle, que dans le vestibule de l’École normale on lit cette inscription : « Georges Lemoine mort pour la patrie. » Je sais tel établissement tout voisin où l’on trouverait plus d’une inscription pareille, et peut-être à côté du jeune Lemoine, y avait-il, sur le champ de bataille de Champigny au jour du combat, quelque élève des Dominicains ou des Jésuites (pourquoi ne dirais-je pas leurs noms ?) exposé aux mêmes balles, pour elle frappé du même coup, et avant le dernier battement le cœur des jeunes braves palpitait à l’unisson. Combattre et mourir ensemble, que voulez-vous de plus ? N’est-ce pas l’unité nationale ? Viennent donc, ou plutôt, ne viennent jamais de pareilles épreuves ! De nouveaux systèmes d’éducation pourraient, je l’espère, faire aussi bien, je défie de dire qu’ils feraient mieux.
Vous pardonnerez, Monsieur, à l’amitié fidèle et à la conviction profonde qui m’ont fait tarder trop longtemps à remplir le devoir facile, autant qu’agréable, qui m’est dévolu de vous souhaiter la bienvenue, au nom de l’Académie. Vous avez donné de l’appel que nous vous avons adressé pour prendre rang parmi nous une explication que personne n’admettra. Vous avez paru croire que nous avions voulu seulement honorer en vous la science de l’éducation à laquelle vos travaux et votre vie ont été particulièrement consacrés. C’est pousser vraiment trop loin l’oubli de soi-même. Ce n’est pas un choix si abstrait que nous avons fait en votre personne. Dès l’apparition de votre premier essai littéraire, l’Académie vous avait salué. En couronnant il y a vingt ans votre ouvrage sur la morale de Plutarque, un juge souverain y avait reconnu (ce sont les expressions de M. Villemain lui-même) « une lecture hautement morale, écrite avec goût, non sans éloquence, abondante en leçons ingénieuses et une étude de philosophie qui était en même temps un excellent morceau d’histoire ». C’était prédire que l’accès de l’Académie vous serait ouvert un jour, quelle que fût la porte que vous choisissiez pour y entrer.
Mais voici, si je ne me trompe, ce qu’il peut y avoir de vrai dans votre pensée : les lettres, ce noble emploi de l’intelligence, peuvent être envisagées sous deux aspects, ou comme un but, ou comme un moyen. Leur culte désintéressé élève assez l’âme pour avoir le droit d’occuper toute une vie : mais on peut les faire servir aussi d’instrument pour la défense et le progrès d’une bonne cause. C’est ce qu’avait fait M. de Falloux, en dépensant, dans une lutte constante pour ses convictions, tous les dons qu’il tenait de la nature et qu’une fine culture avait perfectionnés. C’est ce que vous avez fait aussi, Monsieur, en appelant tout votre talent à votre aide pour tirer de la profession active que vous aviez embrassée, toutes les lumières de nature à nous éclairer sur les problèmes les plus délicats qui touchent à l’éducation de la jeunesse. Vous pouviez, en vous consacrant à élever quelque monument d’histoire et de philosophie, ne songer qu’à assurer votre réputation dans l’avenir, vous avez préféré servir cet avenir même en préparant à la France des générations dignes d’elle.
Et voyez comme le désintéressement est souvent récompensé en ce monde. En limitant ainsi vos efforts sur un terrain qui pouvait paraître ingrat ou promptement épuisé, vous avez créé, sans le vouloir, pour le grand honneur de votre nom, ce que j’appellerai proprement un nouveau genre littéraire. Des écrits qui, par leur destination première, n’auraient dû être que des documents administratifs ont été par vous amenés à toute la distinction d’une œuvre d’art. La plupart des travaux que vous venez de réunir dans les quatre volumes intitulés : Éducation et instruction, ont eu pour but, à l’origine, je crois, de présenter le tableau des résultats obtenus et de discuter les questions soulevées dans les deux grands départements de l’instruction publique dont vous avez eu la gestion. Ce n’en sont pas moins d’excellents morceaux de littérature. Non qu’on y rencontre rien qui ressemble au ton d’emphase déclamatoire qui nous fait souvent sourire dans les rapports de nos premières assemblées révolutionnaires ; non que vous vous soyez attardé à parer, à farder, pour ainsi dire, par des ornements déplacés la gravité du sujet que vous aviez à traiter. Non, la note est toujours parfaitement juste : c’est l’homme d’affaires qui va à son but et n’a pas de temps à perdre à faire de l’esprit. Mais du sujet lui-même, consciencieusement interrogé, vous faites sortir sans effort toutes sortes de leçons ingénieuses qui viennent se placer naturellement sous votre plume. Vous excellez dans l’art de pénétrer la nature morale de l’enfance, d’interroger le regard, le sourire de ces petits êtres qui en savent souvent plus qu’ils n’en disent, et en aperçoivent toujours confusément plus qu’ils n’en savent. Puis, quand avec la croissance arrive l’âge des passions, rien de plus juste et d’une moralité plus saine que les leçons données par vous aux maîtres pour leur apprendre à faire tourner au profit des sentiments généreux et de la recherche d’un noble idéal ce qui fermente dans les bouillonnements de l’adolescence. Il y a telles pages (je citerai, en particulier, celles que vous avez appelées l’esprit de discipline dans l’Éducation) que vous avez assurément bien fait de tirer des dossiers d’un ministère pour nous permettre de les placer dans les rayons de nos bibliothèques réservés à cette catégorie des vrais moralistes qui est une des plus riches de la littérature française.
Si heureux que fussent pourtant les développements habilement tirés des programmes administratifs que vous aviez à remplir, vous ne pouviez y épancher tout le trésor d’observations que la pratique et l’étude vous avaient permis de recueillir. Pour ne rien perdre et nous faire profiter de tout, ce qui ne pouvait réellement trouver place dans des rapports, vous l’avez recueilli sous la forme d’un agréable volume intitulé : l’Éducation des femmes par les femmes, où il est question de bien autre chose encore que de l’instruction de nos filles et des qualités de leurs mères. Toutes les femmes qui se sont occupées d’éducation depuis deux siècles, Mme de Maintenon, Mme de Lambert, Mme Roland, passent devant nos yeux, formant une galerie d’images vivement colorées que n’aurait pas désavouées le grand maître des portraits moraux et littéraires, le Sainte-Beuve des Lundis. Vous établissez ensuite entre ces belles institutrices une comparaison plus amusante, je pense, que la plupart des concours féminins que vous avez eu plus d’une fois à présider. On vous suit avec un plaisir infini dans cet examen, moi surtout, qui donne les prix absolument comme vous et dont toutes les préférences sont les vôtres.
Vous divisez toutes les femmes qui ont fait part au public de leur manière d’élever leurs enfants, en deux catégories : celles qui suivent les leçons de Fénelon dans son fameux traité de l’Éducation des filles, et celles qui, sur les pas de Rousseau et de l’Émile, se sont engagées dans des voies nouvelles, et vous donnez, sans contestation, et avec pleine raison suivant moi, l’avantage aux élèves de Fénelon sur celles de Rousseau. Dans le nombre de celles qui ont pris Rousseau pour guide, il en est une que vous y rangez peut-être un peu arbitrairement. C’est sa compatriote, Mme Necker. Mais comme c’est pour lui faire complètement grâce, ce n’est pas moi qui vous le reprocherai.
J’adhère donc sans réserve à tous vos jugements. Serons-nous également d’accord (je voudrais l’espérer) quand je dirai, sans détour, quel est à mes yeux le motif de cette prédilection qui nous est commune ? Ce qui fait, suivant moi, la supériorité si bien reconnue par vous aux mères dont Fénelon est le maître, ce n’est pas seulement l’excellence des conseils qu’elles ont cherchés à son école, mais c’est surtout qu’à son exemple, elles demandent leur force et leur lumière à une autorité plus haute que celle d’aucun docteur ; c’est que, pour elles, la religion est la base première de l’éducation, et le sentiment religieux le feu qui doit animer, comme le frein qui règle, le développement de la jeunesse. Là, où Rousseau, au contraire, est l’oracle, la religion est absente : Rousseau ne veut pas qu’on en parle, vous le savez, avant la dix-huitième année. L’amour maternel, abandonné alors à ses propres inspirations, s’égare dans une sensibilité vague : c’est le cas de Mme d’Épinay ; ou bien c’est, comme chez Mme Roland, la confiance dans une vertu stoïque qui, bientôt trahie par la fragilité humaine, ne fait que préparer des chutes plus profondes : le roseau brisé blesse la main qui y a cherché un appui trompeur.
Il semble qu’il ne devrait pas y avoir de difficulté entre nous, à l’égard de Fénelon, car il ne peut passer par l’esprit de personne de contester que le prélat chrétien ait fait de la religion le fondement même de l’éducation. Seulement vous ajoutez que Fénelon donne à l’influence religieuse, tout en l’appelant à son aide, un caractère plutôt philosophique. C’est ce que j’aurai peine à vous accorder. Sans doute, la religion de Fénelon est toujours éclairée, et il n’en parle même pas toujours dans le traité de l’Éducation des filles, parce qu’il était tellement reçu de son temps que le catéchisme était la première des leçons à donner à l’enfance, qu’il lui paraît superflu d’y insister. Mais dès qu’il en parle, c’est en docteur chrétien, qui fait appel à la grâce plus qu’à la raison et dans des termes dont la touche délicate qui n’appartient qu’à lui peut seule relever et ennoblir la simplicité : « Apprenez à vos filles, dit-il quelque part aux mères, qu’il faut que Dieu les porte, comme une nourrice porte son enfant. » Trouvez-vous que cette expression soit celle d’une religion d’un caractère philosophique ? Il y a, je le sais, ou plutôt, il y avait au siècle dernier, un Fénelon de convention, philosophe et même philanthrope, à la mode de l’Encyclopédie, non pas doux, mais doucereux, non pas tolérant et charitable pour toutes les excuses de l’erreur, mais indifférent à la vérité. Mais ce Fénelon-là, on n’en parle plus : il faut le laisser à la froide tragédie de La Harpe où personne ne va plus le chercher : ce n’est pas le Fénelon de l’histoire, ni celui que vous-même nous avez dépeint.
J’aurai une observation du même genre à faire sur le jugement que vous portez de Mme de Maintenon et l’appréciation que vous faites de la manière dont elle entendait et appliquait l’influence religieuse dans son célèbre établissement de Saint-Cyr. Ne venez-vous pas de nous dire tout à l’heure, en nommant l’incomparable amie de M. de Falloux, cette femme supérieure, dont aucun de ceux qui l’ont connue, ne peut parler sans affection et sans respect, que le grand sens de Mme de Maintenon aurait été embarrassé par le raffinement de spiritualité de Mme Swetchine ? Mais, pardon, Monsieur, il me semble que Mme de Maintenon n’a été ni si éloignée que vous dites des raffinements de la spiritualité, ni si vite avertie de leur péril, puisqu’elle a laissé régner deux années entières la doctrine de Mme Guyon à Saint-Cyr et n’a été mise en garde que par les censures de l’Église, auxquelles la piété de Mme Swetchine n’a jamais été exposée ? Elle non plus ne cherchait donc pas à donner à sa religion un caractère philosophique, et il faut renoncer à attribuer la supériorité que vous lui reconnaissez, aussi bien que celle de Fénelon, à telle ou telle nuance de leurs convictions ; ni l’un ni l’autre n’y auraient d’ailleurs consenti, pas plus que M. de Falloux n’aurait laissé dire qu’il eût la prétention de réformer ou de commenter, de son chef, la constitution et les doctrines de l’Église. Quand des écrivains catholiques parlent de religion, c’est de la religion telle qu’elle est tout simplement.
Je m’arrête, car je touche ici, sans le vouloir, à celle de toutes les questions relatives à l’éducation de la jeunesse qui a, dans ces derniers temps, le plus vivement préoccupé l’esprit public, et que je n’aurais ni le droit ni le loisir d’approfondir ici. Quelle part faire à la religion dans l’éducation, quel rôle assigner au sentiment, et par là même aux enseignements religieux ? Sur les graves problèmes que ces enseignements soulèvent, que penser de l’abstention, ou, comme on dit, de la neutralité du maître ? Les uns disent, vous savez, qu’elle est obligatoire, d’autres répondent qu’elle n’est pas possible, et aucun point n’est plus vivement débattu, aucune controverse n’alimente de plus d’ardeur nos polémiques contemporaines. Le sujet n’est pourtant même abordé nulle part dans cette collection de traités auxquels je rendais tout à l’heure un juste hommage. Je ne vous cacherai pas que quelques-uns de vos lecteurs, en ouvrant le livre, tout assourdis encore du bruit qui se faisait autour d’eux, ont été surpris et un peu désappointés de ce silence. Il leur a semblé qu’ils ne trouvaient pas ce que justement ils venaient chercher. Je n’ai pas partagé leur étonnement. Cette suite d’écrits, par leur destination même, ne devaient être que le commentaire et l’application de lois dont vous n’aviez pas à discuter le principe, puisqu’il avait été posé et accepté ailleurs : la réserve vous était commandée, et il y a quelque mérite à avoir su vous y renfermer.
Mais vous n’êtes pas seulement, Monsieur, le représentant d’une haute autorité officielle : vous êtes aussi un moraliste consommé, et, après toute une vie vouée à l’étude de la jeunesse, vous aurez la légitime ambition de tracer vous-même, en votre nom, après Fénelon et après Rousseau, un système complet d’éducation, destiné à l’usage et conçu dans l’esprit des générations modernes. Vous ne voudrez pas laisser votre œuvre imparfaite, et le jour où vous songerez à l’achever, vous savez, comme moi, non pas seulement à quels doutes d’esprits curieux, mais au trouble de quelles consciences alarmées, vous aurez à répondre. Ils sont nombreux, en effet, dans notre France si anciennement chrétienne, ceux qui pensent ce que disait l’illustre M. Guizot, en présentant sa grande loi d’instruction primaire : que partout où l’enseignement a « prospéré, une pensée religieuse a été unie dans ceux qui la répandaient au goût des lumières et de l’instruction », et qui ne voient pas sans inquiétude cette pensée pâlir et disparaître à tous les degrés de l’instruction publique de notre pays. Ceux-là vous demanderont, n’en doutez pas, si le regard scrutateur si intelligent que vous avez porté sur le fond intime des jeunes âmes ne vous a pas appris que les enseignements religieux, bien que les plus élevés de tous, sont ceux pourtant qu’elles acceptent le plus aisément, que c’est sous cette forme que la vérité et la vertu leur deviennent le plus doucement familières, et si vous ne pensez pas que c’est aux instituteurs de tous les âges qu’a été adressée cette suave parole tombée autrefois des lèvres divines : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Ils voudront savoir si pour donner courage à ceux qui entrent dans la vie, contre les épreuves qui les attendent, on peut — oui ou non — se passer même de leur indiquer quel est le but de cette courte existence ; s’il faut limiter leurs vœux et leurs efforts aux bornes de l’horizon terrestre , ou leur apprendre à porter leurs regards au delà ! Enfin, c’est eux qui vous diront que, mis en face d’un fait sans pareil comme l’avènement du christianisme qui a tout changé dans le monde, mœurs, lois, idées, relations des hommes et des peuples entre eux, ils n’ont jamais réussi à comprendre comment on pourrait, je ne dis pas en donner l’intelligence, mais même en faire le récit sans commencer par expliquer ce qu’on en pense.
Et laissez-moi vous dire aussi que, pour répondre à ces interrogations pressantes, il ne suffira pas absolument de leur rappeler, comme vous venez de le faire tout à l’heure, dans un noble langage, que l’enseignement public sera toujours, comme l’est celui de l’Université, puisé aux sources les plus hautes et nourri dans les doctrines de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Leibniz. Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, en voilà beaucoup, Monsieur, jamais trop pour des esprits déjà mûrs, avides de connaître et capables de choisir ; mais plus qu’il n’en faut, peut-être, pour la simplicité de l’enfance et pour lui donner cette impulsion vers le bien, dont la puissance, comme celle de toutes les forces morales et matérielles, dépend essentiellement de l’unité de la direction.
Me permettrez-vous la plus indiscrète des suppositions et peut-être la moins fondée ? Il me semble parfois que vous devez trouver vous-même un peu compliquée la tâche que vous assignez aux instituteurs d’aujourd’hui, en leur demandant de concilier des doctrines si diverses, surtout quand vous la comparez à la voie plus facile qu’aurait indiquée à ceux de son temps votre prédécesseur Rollin. Alors ne vous est-il jamais arrivé de dire tout bas ce que Corneille met dans la bouche du magistrat romain, opposant l’unité du culte chrétien à la multiplicité brillante des dieux de Virgile et d’Homère :
Et si je dois ici dire ce qu’il m’en semble,
Des nôtres bien souvent s’accordent mal ensemble.
Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.
Vous ne vous offenserez pas de ce souvenir ; car vous savez que, dans cette incomparable tragédie, le sage Sévère dispute au généreux Polyeucte la prédilection du poète.
Et puis cet abri d’un spiritualisme élevé que vous offrez à l’enseignement public pour reposer en quelque sorte sa tête, au milieu du conflit orageux que livrent autour de nous les vents de toute doctrine, l’y laissera-t-on longtemps en paix ? Vous savez que l’asile n’est déjà plus respecté : au nom du principe une première fois faussé et forcé suivant moi de la liberté de conscience, on conteste à l’État le droit de faire enseigner aussi bien une philosophie quelconque qu’une religion, et l’existence de Dieu, la vie future, toutes les croyances chères aux âmes généreuses rejoignent dans la même proscription les dogmes révélés. La croyance à l’auteur de la nature, comme on disait encore naguère, n’est pas traitée moins dédaigneusement que la foi au surnaturel. Philosophes et chrétiens sont désormais mis en interdit de la même manière, et n’ont plus rien à se reprocher les uns aux autres. Puis là-dessus on s’en va gravement effacer le nom de Dieu avec aussi peu de respect pour la rime que pour la raison, non seulement des vers de Racine, mais des fables de La Fontaine, et qui sait ? peut-être aussi des chansons de Béranger si on en vient (car il ne faut désespérer de rien) à en faire des livres scolaires ? Vous souriez, Monsieur, de ces puérilités au nom du bon sens et du bon goût. Mais le bon sens, le bon goût, la bonne grâce qui n’auront jamais de meilleurs interprètes que vous, quand ont-ils suffi pour contenir des passions déchaînées et arrêter les conséquences logiques d’un raisonnement ? Comment s’étonner qu’on ne veuille plus laisser le nom de Dieu nulle part quand les voix les plus éloquentes et les moins suspectes n’ont pu réussir à lui maintenir même une place dans la loi ? Vous connaissez comme moi ce passage de la Divine Comédie, où le Dante met en présence le roi des régions infernales disputant avec un condamné qui veut lui prouver son innocence. « Ah ! dit l’ange malin, ne raisonne pas avec moi, car tu sais que je suis logicien. » Jamais n’a été exprimé par un plus piquant emblème avec quelle tyrannie certaines idées, une fois admises, exercent jusqu’au bout, sans pitié, leur irrésistible empire.
J’ai cru, Monsieur, rendre hommage au caractère élevé dont vos écrits font foi en exprimant aussi librement, sur quoi peuvent porter nos dissidences. Cette liberté même vous donne l’idée de la franchise affectueuse qui règne dans toutes les relations de la compagnie, heureuse aujourd’hui de vous recevoir. J’ai entendu raconter (je ne sais si l’anecdote est véritable) qu’au temps du premier Empire, Napoléon, recevant un jour un des fades littérateurs de cette époque qui, pour lui complaire, passait la mesure décente de la flatterie, fut saisi lui-même, devant ce spectacle de la servitude, du dégoût que Tacite a si bien peint chez les Césars de Rome, et dit en souriant à cet adulateur empressé : « Ah ! laissez-nous au moins la république des lettres. »
Entrez, Monsieur, dans une des cités principales de cette république dont le nom ne vous effraye pas. Elle n’exclut personne : elle est quelquefois, hélas ! victime de la proscription, elle ne l’exerce jamais. Venez occuper dans cette société ouverte à tous les esprits généreux la place qui vous a été justement réservée.