Monsieur,
Quoique l’art de louer fasse partie de la belle littérature, j’avouerai, Messieurs, qu’il n’entra jamais dans le plan de mes études. A quoi sert, me suis-je dit cent fois, de se rendre habile dans un art, dont l’abus ne manque point d’avilir l’Orateur ; et qui, lors même qu’on l’emploie le plus à propos, est moins propre à flatter le vrai mérite, qu’à le blesser ?Ainsi raisonnois-je, sans prévoir qu’un jour, placé où je suis par le caprice du sort, j’aurois à exprimer vos sentimens, & sur l’illustre Confrère que nous avons perdu, & sur celui que nous venons d’acquérir.
Il est vrai, & je ne puis avoir que cela seul pour me rassurer, il est vrai que la voix publique vient ici au secours de la mienne. Car qui ne fait, Monsieur, que l’étendue de votre réputation a égalé celle de vos talens ? Quel est aujourd’hui le pays où il se trouve, ne disons pas des Savans & des Curieux, mais quelque sorte d’humanité, quelque ombre de politesse, & où votre nom n’ait pas pénétré ? Les plus célèbres Académies de l’Europe n’en ont-elles pas orné leurs fastes ? Et depuis combien de temps avez-vous jetté les fondemens d’une gloire si brillante ? Vous étiez connu par des Poësies ingénieuses, & d’un tour délicat à un âge où savoir lire des vers c’est beaucoup. Œdipe, la première de vos Tragédies, fit douter si vous n’aviez pas dès-lors atteint de fort près le point de perfection, où sont marquées les bornes de l’art. Une diction pure, noble, élégante; cette harmonie qu’on ne définira jamais, & qui fera toujours son effet ; chaque passion qui parle son langage, parce que l’imagination & le cœur sont d’accord ; les ornemens dispensés avec la sagesse d’un âge mur, & cela dans un sujet manié par les deux plus grands Maîtres. Athlète encore si jeune, lutter contre Sophocle & contre Corneille ! Pour espérer de pouvoir les vaincre, il falloir nécessairement commencer par vous saisir de leurs propres armes, c’est-à-dire, conserver leurs véritables beautés ; mais avec le secret que vous aviez de faire qu’on ne pût les distinguer de celles qui n’appartenoient qu’à vous.
Parlerai-je des autres pièces que Thalie ou Melpomène vous ont dictées ? Mais que pourrais-je en dire qui valût ces acclamations flatteuses, dont la Scène retentit encore tous les jours ? Avouez-le, car les hommes à qui l’on ne dispute point leur supériorité, gagnent à convenir de leurs foiblesses : avouez que ces bruyantes saillies, qui font l’organe de la multitude, & qu’on ne peut ni commander, ni réprimer, l’emportent de beaucoup sur la froide admiration d’un lecteur tranquille dans son cabinet. Aussi étoit-il à craindre qu’un Théâtre qui tenoit de vous le pouvoir d’enchanter, ne produisît sur vous-même un effet pareil, en vous réservant tout entier pour lui seul, & vous faisant oublier qu’il feroit beau à l’émule de Sophocle d’être le rival d’Homère. On auroit été privé de cette fameuse Henriade, que la France a regardée comme l’unique Poërne, dont elle pût se faire honneur dans un genre où l’esprit, où le travail ne suffit pas, mais pour lequel il faut du génie.
Qu’est-ce que le génie ? C’est un feu dont les âmes communes n’ont jamais senti l’ardeur, mais qui s’allume indépendamment de nous, & s’éteint de même. C’est une lumière étincelante, mais qui ne se montre qu’à certaines heures, pour être bientôt remplacée par un nuage. C’est une douce fureur, plus ou moins durable, plus ou moins fréquente. C’est l’ivresse de l’esprit, comme toute passion est l’ivresse du cœur. En un mot, le génie est pour les beaux arts, mais pour l’Épopée sur-tout, ce qu’est le soleil pour la terre. Tout est produit, échauffé, vivifié, embelli par le soleil ; & c’est pareillement au génie qu’il appartient d’enfanter des vers où il y ait de l’âme ; d’en bannir la stérilité, le froid, la sécheresse ; d’inventer, de varier, d’orner ; & de faire enfin que l’art, fidelle imitateur de la nature, présente toujours l’agréable avec l’utile, le beau avec le bon, le gracieux avec le solide.
Vos premiers Maîtres & les nôtres, j’entends les Poëtes de l’Antiquité, ont enseigné que le Dieu des vers étoit aussi chargé de présider à la Divination. Est-ce donc par lui, Monsieur, que vous fûtes averti de renoncer pour un temps aux faveurs qu’il vous prodiguoit, & de vous appliquer à écrire l’Histoire ? Oui sans doute, un pressentiment secret vous fit voir de loin ce glorieux emploi, qui devoit vous être confié. Pour essayer vos forces, vous avez écrit l’Histoire d’un Héros : & c’étoit vous préparer à écrire celle d’un Roi. On sera Héros avec des vertus dangereuses, une bravoure inquiète, d’heureuses témérités. On n’est Roi que par une sagesse capable d’allier la modération avec la valeur ; & qui, usant à propos, ou de l’une, ou de l’autre, réussit à faire le bonheur du monde. Ainsi la postérité, en vous lisant, sera presque effrayée de Charles XII, & nous enviera Louis XV.
Mais que vois-je ? Le cylindre d’Archimède dans ces mêmes mains, qui ne paroissoient faites que pour la lyre d’Orphée ! Peu s’en faut que dans un lieu consacré à la Poësie & à l’Éloquence, je ne me récrie contre le projet d’unir avec leurs charmes, les spéculations de la Physique & de la Géométrie. Je serois plus hardi, n’en doutez point, si ce lieu même n’offroit à mes regards le célèbre Fontenelle. Osons ne pas le traiter autrement, que comme feront nos derniers neveux. Vous avez voulu par une émulation qui vous honore l’un & l’autre, lui enlever la gloire d’être un homme unique. Tous les deux vous faites voir, qu’il étoit réservé à notre siècle de joindre l’universalité des connoissances à celle des talens. Originaux l’un & l’autre, qui conserveront toujours leur prix, mais dont, vraisemblablement, il n’y aura jamais que de mauvaises copies.
Pendant que je parle de talens universels, & de connoissances sans bornes, il est difficile qu’on ne se rappelle pas l’idée de votre Prédécesseur. Ce fut un Savant du premier ordre, mais un Savant poli, modeste, utile à ses amis, à sa Patrie, à lui-même. Vous attendez, Messieurs, que j’entre dans un détail, qui puisse pour quelques instans suspendre votre douleur ; & qui n’aboutira enfin qu’à l’aigrir, parce qu’il mettra notre perte dans un plus grand jour.
J’ai dit, un Savant du premier ordre ; & ne croyez pas que j’abuse des termes. Depuis la renaissance des Lettres, à peine comptons-nous trois siècles : & à peine, chaque siècle nous a-t-il montré deux ou trois prodiges d’érudition, qui soient comparables à feu M. le Président Bouhier. Héritier d’une riche bibliothèque, qui fut à ses yeux la plus belle portion de son patrimoine ; destiné à être le septième de son nom, qui de père en fils rendroit au Parlement de Bourgogne l’honneur qu’il en recevroit ; il se proposa d’égaler, surpasser même ces grands personnages qui ont décoré la Robe par leur éminent savoir, les Budés, les Bignons, les Brissons : & bientôt ne mettant plus de frein à une ambition si respectable, il embrassa tout à la fois l’ancien & le moderne, le profane & le sacré, les langues savantes, la Chronologie, la connoissance des monumens antiques, la Jurisprudence, la Critique. Vous dis-je rien, Messieurs, dont vous n’ayez des preuves entre les mains ?
Que ceux qui ne l’ont connu que par ses ouvrages, ne se figurent pourtant pas qu’il fût de ces Auteurs ensevelis dans leurs livres, & dont l’humeur sombre est le voile d’un ridicule orgueil. Jamais homme ne fut d’un commerce plus aisé, ni plus aimable. Une douceur naturelle, une grande candeur, autant de vivacité qu’il en faut, & jamais rien au-delà, tel fut son caractère ; & vous le retrouvez dans tous ses écrits. Jusques dans les ronces de la Critique, il fait éclorre les fleurs de l’urbanité. Quand il relève une méprise, il vous insinue que celui à qui elle est échappée, mérite de l’estime par d’autres endroits. Quand il développe un sens nouveau, quand il présente une heureuse conjecture ; si le germe imperceptible s’en trouve quelque part, il vous le dit ; & on voit qu’il le dit avec plus de plaisir que n’en ont les plagiaires à se cacher. Avant lui, rien de si commun parmi les Doctes de la première classe, que de se faire entre eux une langue à part, féconde en termes injurieux. Mais lui, ne sâchant que la langue de l’honnête-homme, soit qu’il se défende, soit qu’il attaque, c’est avec un air de politesse, qui fait sentir ce qu’il est.
Remontons à la source de cette urbanité, que l’imitation ne donne point, & où l’affectation n’arrive point. Vous croirez peut-être l’avoir trouvée dans une éducation, qui répondit à sa naissance. Pour moi, en convenant que cela doit y avoir contribué, je crois qu’il n’y a qu’une modestie sincère, qui fasse des hommes véritablement polis. Et qu’entendons-nous par modestie, si ce n’est la connoissance de soi-même ? Il avait trop étudié, trop réfléchi, pour tomber dans les pièges que l’orgueil tend à l’ignorance. Quiconque croit beaucoup valoir, est bien éloigné de savoir beaucoup.
On reproche un autre vice aux Savans, une espèce d’avarice qui leur est propre. Tout ce qu’ils ont de lumières, ils le gardent pour eux uniquement ; comme si c’était s’appauvrir, que d’en faire part. Publions à la gloire de M. le Président Bouhier, qu’en ce genre, plus il était opulent, plus il a été libéral. Hé ! dans quelle bouche seroit mieux placé que dans la mienne, l’aveu de cette générosité, que tous ses amis ont éprouvée ? Puisqu’elle se conformoit à leurs besoins, j’ai dû m’en ressentir plus que personne. J’avois en lui un guide incapable de m’égarer, & si mon fardeau me paroissoit trop lourd, disposé à me soulager d’une partie. Que ne puis-je donner ici un plein essor à ma reconnoissance ! Mais je ne dois pas, Messieurs, présumer qu’il me fût permis de parler long-temps de moi.
Une érudition si profonde, & si variée, lorsqu’elle se rencontre dans une personne publique, seroit-elle la suite d’une intempérance, ou plutôt d’une manie, qui fait qu’on veut quelquefois apprendre tout, hors ce qu’on est obligé de savoir ? Vous n’en soupçonnerez point le Magistrat, qui cause nos regrets. Persuadé, comme il le fut dès sa plus tendre jeunesse, que le mérite essentiel du grand homme est de servir la Patrie, & que les services qu’elle attend de nous, se règlent sur le rang qu’on y tient ; il comprit que si d’autres études ne lui étoient pas interdites, si elles lui étoient même nécessaires pour nourrir l’activité, & l’étonnante facilité de son esprit, au moins l’étude des Loix devoit toujours être son principal objet. De là ces deux volumes, qui ne laisseront dans le Droit municipal de sa Province, ni obscurité, ni contradiction, ni équivoque. Ouvrage dans lequel je ne fais ce qu’on admirera le plus, ou le zèle qui l’a fait entreprendre, ou le courage & la persévérance d’un Savant, dont le goût étoit décidé pour des travaux académiques, & à qui les Muses & les Graces offroient de continuelles distractions.
Que me reste-t-il qu’à vous le peindre dans sa vie privée ? Car à quel propos nous applaudir de nos laborieuses veilles, si elles ne servent pas à nous rendre heureux, & par conséquent vertueux, ou, ce qui est la même chose, plus dociles à la raison, qui nous parle dans nos livres ? Voilà en quel sens M. le Président Bouhier, bon citoyen, bon mari., bon père, bon ami, juge intègre, sage économe de son bien; & de ses talens, recueilloit sans cesse le fruit d’une étude tournée à sa propre utilité. Ses jours, partagés entre sa charge, sa famille, & son cabinet, formèrent le cours d’une vie égale, qui ne respiroit que l’honneur & la décence. Arrive le jour fatal, & il n’en est point ému, parce qu’il avoit appris de la Philosophie à le prévoir, & de la Religion à s’y préparer. Un frère digne de lui, & dont les vertus illustrent l’Épiscopat, reçoit son dernier soupir. Une tendre mère, plus que nonagénaire, lui ferme les yeux.
Vous avez, Messieurs, bien peu joui de sa présence, & vous ne vous flattiez presque plus de le revoir dans vos assemblées. Une goutte impitoyable l’a tenu, pour ainsi dire, enchaîné depuis près de quinze ans. Ce qu’il y trouva de plus dur, il m’a fréquemment chargé de vous le témoigner, ce fut de se voir séparé de vous, & hors d’état de vous rejoindre. Au milieu des plus vives douleurs, il pensoit à vous. Dans ces tristes momens où il n’avoit de libre que la tête & le cœur, il versifioit : aimant à croire qu’un genre de travail, qui est plus particulièrement le vôtre, Messieurs, le rapprochoit de vous. Il a même consenti à publier quelques-unes de ses Poësies, non pour se parer d’un talent qu’il avoit de bonne heure sacrifié à de plus importantes occupations, mais pour avoir de quoi offrir un hommage à l’Académie.
Je reviens à vous, Monsieur, & je finis en vous exhortant à une assiduité, qui nous dédommage de ce que la longue absence de votre Prédécesseur nous a fait perdre. Tout doit vous attirer ici : des exercices qui tendent à épurer la langue, & le goût ; des efforts unanimes pour avancer le progrès des beaux arts ; une estime réciproque, & une parfaite union ; des talens plutôt divers qu’inégaux ; & nulle dispute, si ce n’est à qui marquera le plus de zèle pour la gloire de notre auguste Protecteur. Quelle apparence que-nous eussions pu voir l’Histoire de son merveilleux Règne, prendre naissance ailleurs que dans le sein de l’Académie ? Venez donc vous asseoir parmi nous : & afin que cette Histoire qui ne sera qu’un tissu de faits admirables, mérite d’être admirée elle-même ; n’oubliez point qu’aujourd’hui nous contractons un engagement mutuel ; vous, Monsieur, de nous faire honneur, par vos travaux ; nous, de nous intéresser à vos succès.