Réception de M. Valéry Giscard d’Estaing
Monsieur,
Vous avez été brillamment élu dans notre Compagnie : vous avez obtenu seize voix de plus que Balzac. Voilà de quoi vous rassurer, ou peut-être vous inquiéter. Cette inquiétude, si vous l’aviez, nous ne la partageons pas. Car, depuis qu'elle existe, l’Académie a tenu à ne jamais éclaircir le mystère de ses choix. Aussi les individualités qui la composent, venues des horizons les plus divers, sont-elles incomparables, dans toutes les acceptions du terme.
On nous a parfois soupçonnés de montrer plus d’empressement envers les grandeurs d’établissement qu'à l’égard des écrivains. Ce soupçon est loin d’être infondé. Il est même parfaitement justifié. Les scrutins l’attestent. Les Premiers ministres, les maréchaux de France, les ducs et pairs n'ont pas eu à patienter longtemps dans notre antichambre, contrairement à certains poètes, talentueux certes, mais dont la réputation laissait un peu à désirer. Avec les poètes, on ne sait jamais. Ils ne marchent pas au canon comme les maréchaux : ils sont incontrôlables. Et si l’Académie adore les poètes, elle n'a jamais beaucoup aimé l’aventure. Son goût la porte aux gens rangés. Aussi préfère-t-elle les écrivains policés plutôt qu'à l’état sauvage : Heredia et non Verlaine, Régnier et non Pierre Louÿs, Valéry plutôt que Rimbaud.
Ce préambule n'a pas pour objet de sacrifier à la repentance, mais de mettre en lumière une vérité trop souvent méconnue : l’Académie française, contrairement à l’idée reçue, n'a pas pour but de rassembler exclusivement en son sein les meilleurs écrivains d’une époque, mais de mêler un certain nombre d’entre eux à ceux qui ont honoré la France. Et particulièrement ceux qui l’ont servie. C'est à plus d’un titre votre cas.
C'est ainsi, Monsieur, qu'après avoir été le premier des Français, vous voici devenu l’un des quarante.
Il y a dans votre présence ici, aujourd’hui, une évidence ; une évidence qui, si elle n'est pas apparue à tout le monde, est néanmoins patente. On pourrait croire que le pouvoir et la littérature sont des lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais. Mais justement, parce que nous sommes en France, elles se croisent toujours. Sans peut-être le savoir, vous veniez vers nous comme nous venions vers vous. La France est en effet le pays le plus littéraire qui soit au monde. À côté du pays réel, du pays légal, elle a constitué une patrie imaginaire, riche de toutes les alluvions du rêve et de l’art, où pouvoir et littérature sont inextricablement liés, tissés, pourrait-on dire, dans la même étoffe. À la fascination pour le pouvoir de Chateaubriand, de Hugo, de Lamartine, répond l’enthousiasme pour l’art d’écrire et pour les écrivains d’un Napoléon, d’un Blum, d’un de Gaulle. La plume et le sceptre ont écrit en France bien des pages d’une histoire commune. Il n'est pas un Français qui ne soit fier d’appartenir à un pays construit autant par Voltaire que par Richelieu, autant par Rousseau que par Bonaparte, tous créateurs ou inspirateurs d’institutions et de rêves devenus des lois.
Vous êtes, Monsieur, célèbre en France et en Europe, connu dans le monde entier. Votre portrait a orné toutes les mairies de France pendant sept ans. Vous êtes depuis quarante ans un des acteurs majeurs de la vie politique. Votre personnalité appartient au paysage familier des Français. Et pourtant, on serait tenté de vous poser la question : qui êtes-vous ? À quelle zone souterraine de l’âme avez-vous puisé votre inspiration ? Une part de l’intérêt que l’on vous porte s'explique par ce sentiment de mystère qui vous entoure. Ce mystère qui, s'il irrigue tout destin d’exception, vous rend parfois le plus clair des énigmatiques.
Cette énigme qui touche à votre personne a suscité tant de jugements contradictoires sur vous, sur votre action, qu'on ne peut l’escamoter. Voudrait-on ne s'en tenir qu'à votre ouvre politique, ce serait impossible tant votre personnalité l’irradie, lui donne son sens, son originalité. Rarement un septennat aura été autant marqué par le caractère du président de la République. Aussi étudier l’homme que vous êtes pour comprendre la politique que vous avez conduite est-il une nécessité qui ne relève nullement, comme l’a noté l’éminent politologue, notre confrère René Rémond, du « psychologisme de bazar ». Et, si on a pu parler à propos de de Gaulle de « pouvoir personnel », il faut convenir que vous avez introduit une autre conception : celle du pouvoir personnalisé.
C'est donc dans votre personnalité qu'il faut rechercher le noud de ce qui a pu apparaître parfois comme une ambivalence, voire une contradiction. En effet, si vous êtes toujours resté fidèle au mode de vie du milieu conservateur dans lequel vous avez été élevé, votre état d’esprit vous a conduit à être un réformateur. Un réformateur radical et audacieux au point que l’historien Serge Berstein a pu qualifier votre action, pendant votre septennat, de « révolution manquée ».
Vous tirez vos origines d’une de ces dynasties bourgeoises qui ont constitué dans la société française une sorte d’aristocratie républicaine. Les Giscard, comme les François-Poncet, les Georges-Picot, les Fabre-Luce, ont fait partie de ces familles patriciennes nées avec la IIIe République, qui, en s'apparentant à l’ancienne aristocratie et à la bourgeoisie industrielle, ont constitué une élite orgueilleuse et entreprenante. Elles accumulent les conquêtes sociales comme autant de quartiers de noblesse. Ces familles donnent à la République nombre d’ambassadeurs, d’inspecteurs des finances, de grands administrateurs et, parfois, à l’Église, un prêtre, comme pour manifester que le mérite peut avoir un prolongement dans l’Au-Delà.
Votre père, Edmond, descend d’une vieille souche auvergnate de protestants de Marvejols, convertis à l’époque des camisards. Il incarne superbement des valeurs familiales faites de travail, d’ambition, d’austérité, assorties d’un certain goût pour les ornements sociaux et les distinctions. Sorti premier de l’Inspection des finances, grièvement blessé en 1916, il sera nommé directeur des finances du Haut-Commissariat français en Rhénanie. Ce qui explique votre naissance à Coblence, le 2 février 1926. Edmond Giscard, qui relèvera avec son frère René le patronyme des d’Estaing, porté par son aïeule Marie-Adélaïde d’Estaing, poursuivra une brillante carrière dans l’administration, puis dans le privé où il sera administrateur de nombreuses sociétés. Homme cultivé, il a écrit plusieurs ouvrages, notamment un Essai sur la monarchie de soi-même, et sera membre de l’Académie des sciences morales et politiques.
Certes, votre père était maire de Chanonat où il avait acquis le château de Varvasse, mais c'est grâce à son mariage avec May Bardoux en 1923 que vous allez bénéficier dans votre ascendance d’une famille à la forte hérédité politique. Deux générations de Bardoux ont en effet régné politiquement sur le Puy-de-Dôme et Clermont-Ferrand. Votre arrière-grand-père, Agénor Bardoux, bâtonnier puis maire de Clermont-Ferrand, député, ministre de l’Instruction publique, laissera une marque profonde dans la région. Vous garderez de lui, par superstition ou par piété familiale, la fameuse pendule qui deviendra un ornement de votre table de travail à l’Élysée. Votre grand-père, Jacques Bardoux, sénateur puis député, jouera également un rôle important dans le Puy-de-Dôme. Par son épouse vous descendez en ligne directe de Jean-Pierre de Montalivet, qui fut l’un des ministres de l’Intérieur de Napoléon Ier, et de son fils Camille qui fut ministre de l’Intérieur de Louis-Philippe
C'est de May, votre mère, que viendra l’influence la plus déterminante. Cette femme, douée de grandes qualités d’intelligence et de cour, vous éclaire de toute la force d’un amour absolu. C'est elle qui vous apprend à lire, elle qui, par son affection inconditionnelle, vous donnera cette force indomptable que Freud évoque à propos de la jeunesse de Goethe.
Quand votre mère parle de vous, c'est avec des superlatifs et un enthousiasme qui certainement vous protègeront contre les périls, contre le démon du doute et la défiance de vous-même. Le jour où vous êtes élu président de la République, elle exprime sa fierté avec des mots merveilleux. Je la cite : « J'ai toujours cru en lui dès le premier moment où je l’ai porté dans mes bras alors qu'il venait de naître. »
Avec une telle mère, un tel contexte familial, une telle hérédité de talents, comment ne pas être condamné à réussir ?
Très vite commence la liste impressionnante de vos succès. Scolaires, d’abord : brillantes études à Janson-de-Sailly, bachot avec mention. Puis vous préparez l’entrée aux grandes écoles, à Louis-le-Grand.
Mais, à dix-huit ans, interrompant ces études, vous vous engagez avec votre cousin François dans la 1re armée du général de Lattre de Tassigny, au 2e régiment de dragons. Votre char, le Carrousel, sera le premier à entrer dans la ville de Constance. Cité à l’ordre de l’armée, vous recevez la croix de guerre avec étoile de vermeil et la Bronze Star Medal.
Rentré à Paris pour le 14 Juillet de 1945, vous participez à la fête à votre manière, en subtilisant avec un camarade une Jeep de l’armée américaine qui vous a tentés. Cet emprunt vous vaudra d’être arrêté par la police militaire et de passer deux jours à la prison des Invalides. Si j'insiste un peu sur cette incartade, vénielle pour un homme qui vient de se comporter avec courage, c'est que, dans votre carrière, ce sera vraiment la seule.
Vous reprenez vite le cours des choses sérieuses : vos études. Reçu à l’École polytechnique, vous en sortez dans la botte et entrez à l’ENA qui vient d’être créée. Vous en sortirez inspecteur des finances dans la promotion baptisée « Europe ». Quel présage ! Après un passage dans le cabinet d’Edgar Faure, vous décidez de prendre votre envol politique, profitant du siège de député laissé vacant dans le Puy-de-Dôme par votre grand-père, Jacques Bardoux. Secrétaire d’État aux Finances, vous devenez bientôt ministre de l’Économie et des Finances. Nous sommes en 1962 : vous avez trente-six ans. Les quatre années que vous passerez à ce ministère seront marquées par la création de la T.V.A. et par le plan de stabilisation, voulu par de Gaulle, qui met fin à l’inflation. Vous qualifierez cette époque comme la plus heureuse de votre existence. Non reconduit à ce poste en 1966 par Georges Pompidou, vous en éprouvez de la tristesse et un peu d’amertume. Vous retrouverez ce ministère en 1969 dans le gouvernement de Chaban-Delmas et le conserverez cinq ans, jusqu'à votre élection à la présidence de la République. Entre-temps, en 1962, vous avez créé le mouvement des républicains indépendants et les clubs Perspectives et Réalités. Tout cela vous pose comme un des personnages qui, selon la formule employée à votre égard par le général de Gaulle, « promet beaucoup pour la République ».
Un jour qu'adolescent vous aviez demandé à votre mère, au cours de la cérémonie familiale de la tasse de thé : « Aurai-je un bel avenir ? », celle-ci avait répondu : « Je te le dirai le jour où je verrai ta femme. »
Vous vous êtes marié le 23 décembre 1952 avec une jeune fille qui comble les voux de votre mère. D'une famille très comparable à la vôtre, Anne-Aymone Sauvage de Brantes est alliée aux Schneider et à Alfred Fabre-Luce. Son père, qui fut un grand résistant, a été déporté et est mort à Mauthausen. Vous aurez quatre enfants, deux garçons qui ont des prénoms de rois de France, Henri et Louis, et deux filles, Valérie-Anne et Jacinte.
Arrêtons-nous un instant sur l’homme que vous êtes alors. D'une jeunesse insolente, d’une intelligence prodigieuse, d’un brio étincelant, le monde politique n'est pas loin de porter sur vous le jugement de votre mère. la tendresse en moins. Mauriac vous observe avec ce frémissement qu'il porte aux Rastignac, à la jeunesse, à ses promesses. Parfois, il vous égratigne. Déjà dans Le Figaro littéraire ! Je le cite : « Ce qui intéresse Giscard, c'est d’Estaing ; ce qui intéresse d’Estaing, c'est Giscard. » Mais c'est pour mieux user du compliment car vous le fascinez. Il revient souvent, comme vers une énigme, vers votre personnage qui réveille en lui « ce petit Bonaparte que nous avons tous été à vingt ans ».
Même François Mitterrand semble pressentir qu'il aura désormais un adversaire à sa mesure. Rien n'est plus intéressant que les jugements qu'il porte alors, qui vont au-delà de la passion politique. Il voit en vous « l'un des deux ou trois premiers orateurs parlementaires des vingt dernières années ». Il écrit encore dans sa chronique de L'Unité : « Giscard échappe, je ne sais comment, au galimatias de ses pairs. J'ai vécu sa présentation du budget 1971 comme un chef-d’ouvre. »
Tout le monde pense que la magistrature suprême fait partie de votre destin. Vous excepté, paraît-il. Vos évangélistes nous révèlent cependant qu'après une visite guidée de l’Élysée par le général de Gaulle qui vous aurait dit que vous seriez sans doute un jour l’hôte de ce palais, l’idée d’être candidat a plus d’une fois trotté dans votre tête.
Votre personnalité s’impose, faite de rigueur, de logique, de clarté et de rationalité. Vous êtes un libéral, un modéré, un centriste qui n’aime pas ruer dans les brancards. Vous ne laissez rien au hasard. Vous n’êtes pas du genre « Levez-vous, orages désirés ». Cet impeccable esprit de géométrie peut donner l’impression d’une certaine rigidité, ainsi qu'une apparence de hauteur et de condescendance. n’aimant ni l’aventure ni les conflits, vous appréciez l’ordre dans un monde rangé qui ne prend pas au dépourvu. Déjà, vous voulez absorber les chocs et les tensions par votre méthode : le consensus. Modéré politique vous êtes, mais aussi modéré philosophique : vos deux admirations, Confucius et Poincaré, font de vous un homme du juste milieu.
À cette époque, vous incarnez l’avenir, le changement. Vous avez beaucoup appris de de Gaulle que vous admirez, même si, déçu par votre éviction, il vous arrive d’avoir avec lui des désaccords politiques qui commenceront par le « oui, mais », se poursuivront avec la dénonciation de « l'exercice solitaire du pouvoir » pour s'achever avec votre refus d’approuver son référendum de 1969 ; une position d’abstention qui vous rangera cependant pour certains gaullistes dans le camp du non et qui fera dire à François Mauriac que vous avez fourni à de Gaulle l’occasion « de se suicider en plein bonheur ».
Certes, on vous reproche votre distance envers vos semblables et, en même temps, on critique les efforts que vous faites pour avoir l’air plus humain : l’accordéon, le pull-over.
On vous regarde comme un Mozart de la politique. Car vous avez toutes les qualités. Toutes. sauf une. En effet, au milieu des fées qui se sont penchées sur votre berceau - Dieu sait qu'elles étaient nombreuses et efficaces -, il s'est glissé une fée Carabosse ou plutôt un petit démon, un elfe, un ludion, un succube, un de ces personnages insaisissables que, dans les légendes juives, on appelle un Dibuk. Ce Dibuk vous jouera des tours, surgissant au beau milieu de vos succès, il les assombrira, tout comme il dénaturera certaines de vos intentions. Ce Dibuk a une traduction dans l’un de vos défauts que vous vous concédez, bien que vous ne soyez pas outrageusement porté à l’autocritique : l’absence de psychologie. Vous vous trompez rarement dans vos analyses, il vous arrivera de vous tromper sur les hommes.
Vous voilà donc armé de pied en cap pour la grande aventure. Elle arrive plus vite que prévu. Georges Pompidou meurt le 2 avril 1974. Candidat à l’élection présidentielle, vous affrontez les électeurs avec une image, celle de la modernité, un projet, la société libérale avancée, un slogan, le changement sans risque, et quelques belles formules comme : « Je voudrais regarder la France au fond des yeux. »
Vous voilà président de la République à quarante-huit ans. On assiste à un extraordinaire mouvement de liesse chez les Français, comme si vous étiez porteur des temps nouveaux de la modernité qui allait abolir les vieux clivages et transcender l’archaïque opposition entre gaullistes et communistes.
La France s'éveille avec un nouveau président qui ressemble à Gary Cooper et dont le style rappelle celui de Kennedy. Dans l’euphorie fiévreuse de la victoire, vous vous exclamez : « De ce jour date une ère nouvelle dans la politique française. »
Les Français qui vous ont porté au pouvoir, s'ils sont satisfaits d’avoir acquis des institutions stables, n'ont pas trouvé un modèle de société qui les satisfasse. Les aspirations nouvelles qui sont apparues en Mai 68 n'ont pas trouvé de traductions sociales et politiques. L'échec du référendum de de Gaulle et le torpillage du gouvernement de Jacques Chaban-Delmas ont empêché la naissance d’une nouvelle société. Il existe un malaise, une frustration qui s'expriment dans la France à la fois chansonnière et contestataire de Coluche, de Thierry Le Luron, de Charlie Hebdo, de Reiser, de Wolinski, de Cabu. La menace d’un autre Mai 68 vous inquiète. Cela expliquera en partie votre fringale de réformes. Votre politique va viser à conjurer cette menace par un autre style plus adapté aux temps nouveaux : ce que vous appelez la décrispation. Vous choisissez un Premier ministre plus jeune que vous, Jacques Chirac, et il forme un gouvernement qui comporte beaucoup d’hommes qui vous suivent depuis longtemps : Michel d’Ornano, Michel Poniatowski, Jean-Pierre Fourcade, René Haby ; quelques gaullistes et des personnalités, comme Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, venues de la société civile, de sensibilité plus progressiste et qui ont toujours marqué leur sympathie pour la gauche et leur hostilité au général de Gaulle. Ce gouvernement, qui symbolise une ouverture, ne traduit pas la composition de votre majorité. Aussi le journaliste Pierre Thibon a-t-il pu parler dans Le Figaro de « dissolution officieuse ». Car vous choisissez de ne pas dissoudre l’Assemblée nationale comme on vous le conseille, notamment votre ami l’historien Arthur Conte, afin d’avoir une majorité plus conforme à vos voux. Un choix en accord avec votre conception politique qui est de ne pas interrompre le mandat des Assemblées mais qui se révélera lourd de conséquences. Les politologues, aujourd’hui encore, considèrent qu'il s'agit là d’une des clés de votre septennat.
Tout de suite, vous entreprenez une vaste politique de réformes. Leur importance et leur nombre sont impressionnants. Trente ans après, on peut apprécier leur efficacité et aussi leur indéniable nécessité qui n'étaient pas alors forcément visibles. On mesure aujourd’hui à quel point elles ont modifié notre paysage institutionnel et apporté une humanisation dans le domaine des mours. Ces réformes apparaissent comme une ouvre incontestable. Leur caractéristique, c'est l’inspiration qui les sous-tend : aller vers plus de démocratie, plus de libéralisme et faire entrer de plain-pied notre pays dans le monde moderne. On y trouve également votre marque, qui est de vous attacher dans le même moment à l’essentiel et au détail, à la voûte et à la menuiserie. Ces réformes ont constitué un tournant dans la Ve République car, comme le remarque avec justesse le professeur de droit Jean-Pierre Dubois, elles sont issues de la conjonction d’un projet novateur et d’un contexte contraignant. On assiste donc à ce paradoxe : le giscardisme, souvent critiqué, continue de nous régir par les changements qu'il a opérés. On peut même dire qu'il a laissé des traces profondes et un parfum que l’on retrouve dans les mours politiques d’aujourd’hui, où l’on est passé de la décrispation à la décontraction. C'est également une leçon à méditer pour les réformateurs actuels, qui voient leurs lois tantôt contestées comme dommageables, tantôt repoussées par le corps social. Ces réformes qui touchent tant de domaines, on ne peut les citer toutes. Je me contenterai d’évoquer les principales, même si leur énumération peut avoir des airs de litanie.
D'abord, pour signifier de manière symbolique un changement de style, l’injure au chef de l’État cesse d’être un délit. Une mesure qui porte la marque de votre idéalisme et qui ne vous vaudra aucune reconnaissance.
Élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel, changement capital dont même le susceptible Michel Debré admet dans ses Mémoires le caractère positif.
Abaissement de la majorité à dix-huit ans.
Loi qui humanise le divorce en introduisant la notion de consentement mutuel.
Généralisation de la Sécurité sociale à tous les Français.
Revalorisation du travail manuel.
En matière d’éducation, la réforme Haby crée le collège unique.
Réforme de l’ORTF : création de TF1, d’Antenne 2, de FR3, de Radio France, de la SFP, de TDF ainsi que de l’Institut national de l’audiovisuel. Les organismes de radio et de télévision cessent, selon votre expression, d’être la voix de la France.
Loi « informatique et libertés ».
Création d’un secrétariat d’État à la Qualité de la vie qui protège la nature et vise à endiguer l’urbanisation.
Loi « sécurité et liberté » défendue par Alain Peyrefitte, réforme d’une autre inspiration puisqu'elle tente de rassurer une opinion publique inquiète des progrès de l’insécurité.
Création d’un nouveau statut de Paris qui sera dotée d’un maire. Vous évitez la destruction de la gare d’Orsay et jetez les bases d’un grand musée du XIXe siècle. Vous évitez à Paris nombre de destructions qui étaient prévues. Vous créez la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette.
Vous prenez des mesures en matière d’immigration pour favoriser le regroupement familial, objectif humanitaire dont vous reconnaîtrez que l'application ne fut pas heureuse.
Non seulement vous créez un secrétariat d’État à la Condition pénitentiaire, mais vous vous rendez vous-même dans les prisons, ce que n'avait jamais fait un chef de l’État.
Vous prenez enfin un grand nombre de mesures en faveur des femmes. Création d’un secrétariat d’Etat à la Condition féminine conduit par Françoise Giroud. La contraception devient libre et gratuite. Mais c'est avec la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, défendue avec tant de noblesse, de courage par Simone Veil, que vous manifestez votre résolution et votre indépendance politique. En effet, chrétien vous-même mais à la tête d’un État laïc, vous choisissez de braver votre majorité, votre électorat qui se hérisse, pour venir en aide à tant de jeunes femmes victimes d’un calvaire secret. Grâce à vous, elles sont arrachées à la honte, à une situation d’autant plus tragique qu'on sanctionne sévèrement leur malheur. Décision philosophique politiquement grave qui vous vaudra quelques haines inexpiables.
Enfin, vous instituez à l’Assemblée les questions d’actualité. Aujourd’hui, elles semblent là de toute éternité.
Sans doute votre boulimie de réformes ne s'arrêterait-elle pas là si vous ne connaissiez des remous dans votre majorité. Éternelles divisions des droites. Celles-ci se révéleront particulièrement vives à propos de la mesure que vous prendrez de taxer les plus-values.
Le gouvernement de Raymond Barre succède à celui de Jacques Chirac. La situation économique, la lutte contre l’inflation et le chômage, né de la crise qui s'ouvre après le choc pétrolier et la fin des trente glorieuses, va alors, avec la politique étrangère, requérir votre attention.
L'Europe est bien sûr l’objet d’une préoccupation particulière. C'est la première fois qu'un Européen convaincu accède à la magistrature suprême. Soutenu par le chancelier allemand Helmut Schmidt avec lequel vous entretenez des relations amicales, vous relancez le processus européen. Vous allez, par plusieurs mesures, bouleverser l’architecture de la Communauté : vous contribuez à créer le Conseil européen, qui permet aux chefs d’État et de gouvernement des neuf pays membres de la CEE de se réunir au moins trois fois par an pour un examen des dossiers communautaires. Et vous faites adopter le principe de l’élection au suffrage universel des députés au Parlement européen, Jean Monnet reconnaîtra que l’institution de ce Conseil européen a été la création la plus importante après le traité de Rome. C'est en effet ce Conseil qui décidera en 1978 la création du Système monétaire européen, de l’ECU et la suppression des montants compensatoires. Vous soutenez la candidature de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté. La désignation de Simone Veil comme premier président de l’Assemblée européenne à Strasbourg concrétisera l’influence et l’action de la France. Le rôle décisif que vous jouerez dans la construction européenne vous vaudra plus tard d’être désigné comme président de la Convention qui proposera une Constitution pour l’Europe. Dans ce domaine, qui réunit à la fois votre réflexion et votre passion, vous aurez vraiment fait ouvre de visionnaire.
Cette politique européenne audacieuse ne sera pas sans susciter des tiraillements dans votre majorité, de la même manière que votre rapprochement avec les États-Unis vous fera taxer d’atlantisme. En matière de politique internationale, vous continuez dans ses grandes lignes la politique instaurée par le général de Gaulle tout en restaurant et en approfondissant le dialogue franco-américain. Vous menez avec l’Union soviétique une politique d’apaisement en rencontrant Brejnev à Moscou. Enfin, vous poursuivez une active politique africaine, marquée par de nombreuses interventions, dont la plus courageuse sera celle de Kolwezi où, prenant beaucoup de risques, vous sauverez un grand nombre de Français et de Belges condamnés à une mort certaine. Par vos initiatives à la convention de Lomé, vous jetez les bases d’une coopération euro-africaine. Avec les accords d’Helsinki, le respect des droits de l’homme et celui des pays à l’autodétermination est concrétisé.
Mais ce septennat commencé dans la liesse va bientôt connaître ses revers et ses ombres.
Le style décontracté que vous avez imposé en refusant de porter le collier de grand maître de la Légion d’honneur, en vous rendant à pied l’Élysée après votre élection ; vos initiatives de rencontrer les Français chez eux, de prendre un petit déjeuner à l’Élysée avec des éboueurs maliens, tout cela va être allègrement brocardé. Ces critiques vous viennent de toutes parts, même de vos amis, comme Raymond Aron qui parle, à votre propos, de l’alliance d’une pensée orléaniste et d’un style bonapartiste. Une des composantes de votre majorité ne vous épargne pas. Un canard s'est enchaîné à vos pas pour vous moquer. Certes, ce désir de vous rapprocher des Français est louable. Mais votre personne, pour des raisons à la fois claires et mystérieuses, irrite certains. Toujours le Dibuk ! Le jeune président porté sur un pavois et couronné de fleurs devient un saint Sébastien de l’Élysée. Tout le monde y va de sa flèche, tel Jean-Edern Hallier qui possède un carquois bien rempli.
C'est dans ce climat délétère qu'éclate l’affaire des diamants. On vous attaque là où vous n'aviez jamais offert la moindre prise : votre probité, votre honnêteté. Vous vous défendez mal. On vous reprochera le mépris que vous imposez aux insultes comme la marque d’une hauteur monarchique. Subitement, votre image va se ternir : le réformateur généreux sera oublié pour laisser la place à l’image caricaturale d’un monarque capricieux, dandy et infatué. Vous, le grand communicateur, vous vous emmurez dans le silence.
Pour le sentimental que vous êtes, cette désaffection de l’opinion, bien évidemment, vous atteint. Vous n'avez pas un cour de pierre. Vous avez le sentiment que le monde vous échappe, que cet irrationnel, que vous avez toujours conjuré par votre intelligence, vous rattrape et vous vous trouvez aussi désarçonné que de Gaulle par l’irruption de Mai 68.
La campagne des présidentielles, loin de ramener les Français aux vrais problèmes, ne fait qu'envenimer les choses. Elle exalte les passions. Sans ce climat moral détestable, auquel s'ajoutent les divisions de la droite, votre candidature se présenterait bien.
Pourtant, c'est l’échec. François Mitterrand est élu. Vous faites vos adieux à la télévision en mettant en scène un scénario théâtral un peu funèbre. Vous étiez entré sept ans plus tôt à pied à l’Élysée sur un sol jonché de pétales de rose, vous en sortez de la même manière, mais sous les huées.
Le conte de fées s'est mué en cauchemar. Et vous n'êtes qu'au début de vos épreuves. Jacques Fauvet, dans Le Monde, écrira de manière très injuste à propos de votre défaite qu'il s'agit, je le cite, de la victoire « de tous ceux qui, las d’un pouvoir à court d’idées, aspiraient au changement. Cette victoire, poursuit-il, c'est enfin celle du respect sur le dédain, du réalisme sur l’illusion, de la franchise sur l’artifice, bref, celle d’une certaine morale ».
Jean d’Ormesson, qui est de vos amis et qui n'est pas suspect de vous avoir jamais été défavorable, dira « Giscard a fait battre nos idées sur sa personne », signifiant ainsi que c'est la caricature de votre personne, et non votre politique, qui vous a valu votre défaite ; défaite toute relative puisque vous avez obtenu plus de 48 % des voix et que près de quinze millions d’électeurs vous sont restés fidèles.
C'est l’exil de la gloire. Napoléon avait connu Sainte-Hélène. Pour vous, ce sera Chanonat. Vous apprenez à devenir un Français comme les autres : vous apprenez le chinois, vous vous passionnez pour les volcans, vous vous présentez aux élections cantonales.
En réalité, vous êtes beaucoup plus atteint par votre échec qu'on ne l’imagine. Plutôt qu'échec, il faudrait parler d’une remise en cause. Vous éprouvez un sentiment d’injustice. Vous décrirez dans Le Pouvoir et la Vie ce que vous ressentez. Vous ne pouvez plus lire votre nom dans les journaux, vous êtes devenu d’une sensibilité exacerbée. Le voile noir de la dépression vous enveloppe. Votre épouse, qui a toujours été présente avec charme et discrétion dans vos succès et qui vous soutient dans l’adversité, évoque un jour devant vous les enfants frappés par l’autisme. Soudain, vous vous apercevez que vous ressentez tous les symptômes de cette maladie de l’âme. De ce chapitre sombre de votre vie politique, vous avez tiré de belles pages de votre ouvre littéraire.
Vous revenez à l’Auvergne où vous allez gravir à nouveau les échelons de la vie politique, la députation et jusqu'à la présidence du conseil régional. Mais, surtout, il y a cette passion pour les volcans ! Elle intrigue. On se demande si, à travers les volcans endormis que vous auscultez, ce n'est pas l’amour des Français que vous souhaiteriez voir se réveiller, comme dans la chanson de Brel Ne me quitte pas. Mais ce volcan-là ne se réveillera pas. C'est par les mots, par les idées que vous poursuivrez votre règne sur les esprits et sur les cours qui vous sont restés attachés.
Avant d’aborder l’essayiste, le mémorialiste que vous êtes, il est nécessaire de se pencher sur votre conception politique, ce qu'on appelle le giscardisme. Rien n'est plus topique à cet égard que de l’éclairer à la lumière de la grande philosophie politique du XXe siècle qu'a été le gaullisme. Écartons tout de suite les problèmes de personne. Il y a eu entre de Gaulle et vous, de part et d’autre, une vive estime. Même si vous avez pu prendre vos distances avec sa politique, l’homme lui-même vous a inspiré une admiration qui n'a pas varié.
Il y a cependant entre de Gaulle et vous un fossé qui va au-delà des questions de génération, de tempérament et de formation. Nous avons affaire à deux conceptions qui, si elles peuvent trouver des points d’entente, sont néanmoins très distinctes. Distinctes comme le sont les deux courants de pensée auxquels elles s'alimentent : le bonapartisme et l’orléanisme. Bien sûr, ces deux sensibilités ont été réinterprétées par deux hommes d’État très différents à la fois par la personnalité, par le style et la position dans l’histoire.
De Gaulle, à tous les moments de sa vie, s'adosse à l'histoire de France. C'est une philosophie qui n'a rien à voir avec les circonstances.
Vous vous adossez, vous, aux réalités. Vous êtes plus un pragmatique, au sens anglais, un homme qui veut avant tout gérer le possible. Vous êtes un réformateur réaliste, là où de Gaulle est un visionnaire. Cette différence s'explique autant par vos formations et par vos goûts respectifs : de Gaulle est de toutes ses fibres un littéraire, vous êtes un scientifique épris de choses exactes. De Gaulle cherche à exalter l’âme de la France, il puise son inspiration dans les rêves qu'il nourrit pour elle. Vous croyez, vous, à une France objective dont le corps est malade et qu'il s'agit de soigner.
De Gaulle tient du chaman, du prophète, il pactise avec l'irrationnel, il se ressource dans ces zones où la mystique rejoint la politique et la porte à travers les ombres vers la lumière. D'où sa passion pour Jeanne d’Arc.
En tout, vous avez voulu agir raisonnablement. Alors qu'il y a un grain de folie chez de Gaulle : on n'imagine pas à votre droite, au Conseil des ministres, un écrivain aussi génial et aussi incontrôlable que le fut Malraux. En choisissant Michel Guy, remarquable ministre en tout point estimable, vous choisissez un spécialiste, non un oracle.
Enfin, vous croyez surtout au pouvoir de l’intelligence. Vous avez cru qu'elle pouvait être l’arme secrète pour conjurer les passions. Il y a en vous un idéalisme de l’intelligence, comme si, grâce à elle, l’humanité pouvait abdiquer ses passions nocives. Raymond Aron l’a écrit, vous ne croyez pas que l’histoire est tragique. De Gaulle a intégré la passion dans son projet politique. C'est elle qui l’insuffle, l’entraîne, lui fait renverser les montagnes. D'ailleurs, François Mitterrand, qui l’emporte sur vous, montre que l’enjeu n'a qu'un rapport lointain avec l’intelligence : c'est la victoire d’une fièvre confuse, irrationnelle, d’une passion rose et rouge qui saccage vos plans ordonnés et substitue la passion à la raison, le rêve à la réalité. Que valent la plus belle intelligence et un programme réaliste face à cette incantation envoûtante : changer la vie ?
Aussi le giscardisme, pour en venir à lui, tel qu'il s'exprime dans un de vos maîtres livres, Démocratie française, est-il une exhortation à l’apaisement politique par l’intelligence, un appel à substituer le dialogue au conflit, la négociation à la lutte. Cette inspiration qui vise à conjurer la fatalité de la bipolarisation est à l’opposé de la conception gaullienne du « moi ou le chaos ». D'où votre approche différente des notions d’alternance et de cohabitation ; d’où également des rapports nouveaux avec l’opposition. C'est une vision belle, généreuse et utopique qui porte peut-être en germe, selon certains, votre échec de 1981. Car en pacifiant le paysage par le dialogue, vous faites entrer la politique dans un état d’apesanteur irénique qui ne permet pas le sursaut, le coup de boutoir qui entraîne la victoire. En prônant l’ocuménisme en politique, vous vous condamnez à ne plus pouvoir rendre les coups que vous recevez.
Cela ne veut pas dire que le giscardisme soit une philosophie platonique qui ne donne pas de résultats. Loin de là. Même si vous avez dit que votre maître à penser était Confucius, le sage qui apaise les tempêtes et désarme les conflits, le giscardisme ne s’est pas contenté d’être un humanisme, il a été une action, il a aidé à dédramatiser et à détendre les mours politiques et, de ce point de vue, son influence dure toujours. Est-il adapté au tempérament français ? n’est-il pas une importation des mours politiques anglaises ? Vous vous pencherez longuement sur cette question dans Les Français, Réflexions sur le destin d’un peuple, votre enquête sur la France que vous entreprendrez après avoir lu l'historien Edmund Burke : on y sent une prédilection pour le tempérament anglais qui met toute sa fougue dans la chasse et dans la guerre et tant de modération en amour et en politique, devenue un jeu civilisé, courtois, qui n'ébranle pas les murs de la maison et ne casse jamais ni la vaisselle ni les vitres. Vous voudriez calmer le jeu en France en administrant des tisanes apaisantes à ce peuple français, tout en éruption, en passion, en sédition, en révolution, en lutte. Tocqueville, l’orléanisme et tous ses penseurs rêveront eux aussi à une France délivrée de sa fièvre révolutionnaire. Vous êtes dans cette ligne. Vos autres ouvrages, comme Deux Français sur trois, avaient déjà évoqué, peu ou prou, ce thème qui vous obsède : gouverner au centre avec les modérés, les gens sensés, en expulsant les énergumènes du jeu.
Mais venons-en à votre ouvrage le plus original qui, certainement, fera époque dans l’histoire déjà nombreuse des mémoires de chefs d’État : Le Pouvoir et la Vie. Dans ces deux volumes de souvenirs, vous êtes le journaliste de vous-même. Vous conduisez le lecteur dans les coulisses du pouvoir, au cour des décisions et des rencontres. L’État n'est plus le monstre froid dont parlait Hegel, mais un lieu dont vous vous faites le guide, comme s'il s'agissait des catacombes ou du musée Grévin. Cette désacralisation de la fonction s'accompagne d’une désacralisation de l’homme qui gouverne : vous vous traitez avec sévérité, ne vous épargnant pas, évoquant les plis disgracieux qui montent à l’assaut de votre nombril et même ce que vous appelez votre laideur. Vous conduisez le lecteur aux premières loges du drame de Kolwezi et vous allez jusqu'à lui confier votre émoi sensuel devant les jambes d’une femme qui siège à vos côtés au Conseil des ministres. Enfin, vous vous livrez plus intimement encore en auscultant votre dépression, votre autisme, et c'est un des moments émouvants de cet ouvrage. Dans ce livre, vous nous ouvrez enfin votre cour : on s'aperçoit qu'il est surtout peuplé par de tendres labradors et par ces somptueuses créatures que sont les grands animaux d’Afrique.
Votre roman, Le Passage, est d’une nature plus déroutante. Par son genre même qui n'est pas coutumier aux puissants du monde. Certes, Disraeli, en Angleterre, l’avait pratiqué avant d’être hissé à la première place. Ce roman montre, là encore, votre goût d’être un homme comme les autres, qui chante sa chansonnette si cela lui plaît. Mais, là encore, vous ne serez pas épargné. Dans Le Figaro littéraire - décidément, ce journal ne vous aura pas délivré beaucoup de douceurs -, un article jugeait votre livre sans indulgence. Renaud Matignon comparait irrespectueusement son auteur à « un Maupassant qui aurait fait la connaissance de la comtesse de Ségur, ou à un Grand Meaulnes qui aurait croisé Bécassine ».
Rassurez-vous, Monsieur, vous n'êtes pas le premier de nos protecteurs à avoir reçu de la critique des volées de bois vert. Richelieu lui-même, pour sa tragédie de Mirame, et Bonaparte, pour son roman Clisson et Eugénie, furent descendus en flammes. Quant à nous, Dieu sait que nous avons eu notre part d’éreintements. Aussi notre compassion vous est-elle acquise. L’Académie est douce aux grands blessés de la critique. Le mystère, c'est qu'elle fait parfois entrer en son sein certains de ses tortionnaires. Je veux parler bien sûr de Sainte-Beuve.
Essayons de définir votre style. Votre plume est directe, élégante, acérée, d’une clarté française. Elle a du mouvement, elle sait débusquer les anecdotes et l’humour. Vos récits ont de l’allant, ils sont vivants. Vous êtes un adepte du petit fait vrai dont vous faites un usage constant comme si vous craigniez la morne plaine des développements abstraits et des récits linéaires. Vos interventions politiques, vos écrits d’essayiste sont de la même eau claire et vive. En revanche, vos images peuvent paraître, elles, plus apprêtées. Les déambulations et les vagabondages littéraires conviennent moins à votre style ; il vous faut aller vers un but, vers une démonstration pour lui donner du muscle et du jarret. Mais, dans votre catégorie, celle des chefs d’État à plume, qu'on peut considérer comme des amateurs hors normes, vous figurez à une place très estimable, très différent de nature et de culture de François Mitterrand, par exemple, mais de qualité et d’intérêt égaux.
Vous êtes, Monsieur, le premier protecteur de l’Académie après Colbert, qui en fit fonction, à avoir désiré siéger parmi ses membres et à y avoir été élu. C'est donc aujourd’hui une date.
Vous arrivez dans notre compagnie alors que votre carrière a pris un nouvel envol dans cette Europe qui aura toujours été votre passion depuis que, jeune député, vous assistiez au traité de Rome. Après avoir été nommé président de la Convention européenne chargée de préparer la Constitution, vous en avez rédigé le texte qui, adopté par les États membres, sera soumis à référendum l’année prochaine.
Mais où ira l’Europe ? Quelle sera la place faite à la France ? à ses valeurs universelles ? Nul doute que les Français et les Européens attendent que vous soyez encore leur éclaireur.
De la vie publique, vous avez tout connu : l’encens et le fiel, les roses et les épines. Vous ne nous avez pas caché avoir souffert de la dureté des attaques dont vous avez été l’objet. Vous en avez retenu la belle phrase de Mme Louise, la fille de Louis XV, inscrite sur les murs de son couvent : « Souffrir passe, avoir souffert ne passe pas. » Vous trouverez ici, Monsieur, dans ce temple qui n’est peut-être pas encore tout à fait celui de la sagesse, mais des passions en voie d’apaisement, un climat de tolérance et de compréhension. C’est un lieu paisible même si la porte d’entrée vous a paru émettre quelques grincements. Vous pourrez y méditer avec nous sur ce phénomène de l’histoire qui, avec le temps, projette sur ses grands acteurs et sur leur ouvre une lumière sans cesse différente. Les opinions publiques varient. Les passions changent. Les chefs d’État et les écrivains sont soumis aux mêmes opérations chimiques qu’opère la postérité : les détails s’estompent, les lignes de force prennent du relief, une vérité nouvelle peu à peu se fait jour. Nous vous souhaitons, Monsieur, que celle-ci rende justice à ce moment de l’histoire de la France et de l’Europe que vous avez incarné.