Réponse de M. Pierre-Jean Rémy
au discours de M. Dominique Fernandez
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 13 décembre 2007
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Vous venez de rendre un superbe hommage à notre confrère Jean Bernard et nous vous en sommes reconnaissants. C’est magistralement que vous vous nous l’avez rappelé : Jean Bernard, n’était pas seulement un grand homme de sciences, il était aussi un homme de cœur et un bel écrivain. Vous nous l’avez démontré en homme de cœur et, j’oserai dire, en romancier, ce qui ne lui aurait pas déplu.
Aussi n’aurez vous pas d’objection, je pense, à ce que, romancier moi-même, je vous raconte maintenant une histoire, sur un ton peut-être en apparence moins grave que celui, très émouvant, qui a été le vôtre. Si objection vous aviez, d’ailleurs, la situation dans laquelle vous vous trouvez aujourd’hui vous obligerait, je crois, à la garder de par-devers vous.
Une histoire, donc, presque un roman. Chapitre premier : un petit garçon.
Il était une fois un petit garçon né en 1929 d’un père mexicain et d’une mère auvergnate et janséniste. C’est tout dire. Cette mère était austère et grave, sans le savoir vraiment, elle se réclamait de Pascal. Le père, Ramon, lui ressemblait bien peu. Il était, lui, un playboy dépensier et mondain, coureur de femmes et beau parleur. Vous avez vous-même courageusement parlé de lui : si j’enchaîne sur vos propos, c’est parce que je sais ce qu’a représenté et représente encore pour vous ce père qui vous ressemble pourtant si peu. Vous m’avez dit un jour – et vous nous l’avez répété tout à l’heure – que l’une des raisons – la raison principale peut-être – pour lesquelles vous avez voulu entrer dans notre compagnie, c’était pour que son nom soit prononcé sous cette Coupole, je le prononcerai donc après vous.
Ramon Fernandez était un grand écrivain de gauche, dont le très bien-pensant Dictionnaire universel des littératures, publié en 1994 aux Presses universitaires de France, prend bien soin pourtant d’oublier le nom. Vous y figurez vous-même entre un Fernandez brésilien et un José Joaquin Fernandez de Lisa, qui est né en 1776 et qui, bien mexicain, lui, « incarne parfaitement, nous dit-on, la hardiesse et les limites du siècle des lumières américain ».
Rien non plus sur Ramon Fernandez dans le dictionnaire dit Lafont-Bompiani des auteurs. Plus généreux en Fernandez, un autre dictionnaire des littératures, également publié aux Presses universitaires de France mais en 1968, relève 27 Fernandez, de tous les pays en somme, mais Ramon, votre père, n’y figure pas davantage. Le silence, donc, qui plane sur lui…
Et pourtant, dans le sillage d’André Gide et de la N.R.F. de la grande époque, Ramon Fernandez était, vous nous l’assurez et nous le savons, un véritable écrivain lui aussi. Romancier, il a obtenu en 1932 le prix Femina pour un roman, Le Pari, naturellement publié chez Gallimard. Surtout essayiste, il devait encore écrire sur Proust, vous nous l’avez rappelé, et sur André Gide, sur Molière, comme il avait écrit sur Barrès.
Mais dès 1936, comme quelques autres qu’on retrouvera en 1945 sur les routes de l’exil – ou qu’on ne retrouvera plus -, l’écrivain de gauche s’était posé les questions qu’il ne fallait pas et avait adhéré, en 1937, au Parti populaire français, le P.P.F. de Jacques Doriot, pour en animer plus tard le Cercle populaire français, le bras armé pour la culture du même Doriot, mort en 1945 en Allemagne, mitraillé dans sa voiture par un avion britannique.
Et tout est là. Ici commence sa tragédie et peut-être votre déchirure. Courageusement, je le répète, vous nous avez tout dit, Goebbels et le voyage infamant de Weimar. Il y a eu aussi ses articles dans La Gerbe d’Alphonse de Châteaubriant et dans la N.R.F. de Drieu la Rochelle – mais tant d’autres l’ont fait qu’on n’a pas, pour autant, oubliés. Mais il a peut-être eu en somme la chance, si l’on ose dire, de mourir d’une crise cardiaque en août 1944. Juste à temps. Paris était encore occupé, lors de sa messe d’enterrement célébrée à Saint-Germain-des-Prés, toute la Collaboration, tenant le haut du pavé, trônait face au chœur. Mais ses amis les plus anciens, les vrais, François Mauriac, Jean Paulhan, étaient là aussi, assis en retrait dans les bas-côtés de l’église.
Depuis, on a préféré taire son nom. Il n’était ni Brasillach, ni Drieu, ni même l’amiral Chack : il était un écrivain qu’on avait oublié dans les tiroirs de l’histoire, mort avant que d’autres se soient trop intéressés à lui.
Pourtant, ce père absent, si présent, vous le portez en vous depuis votre première enfance. Il était beau, désinvolte, il buvait comme un héros de roman et, pour parrain lors de votre baptême, vous a donné François Mauriac. C’est tout de même un bel héritage ! Son œuvre, très vite, vous l’avez arpentée et ce sont ses livres, et surtout sa vie, qui vous ont donné le besoin d’écrire vous-même : répondre par des livres au silence des livres.
Fils, dites-vous vous-même, d’une Auvergnate, née sous le signe de Pascal, et d’un Mexicain devenu collabo, vous ne l’avez pourtant guère connu, ce père. Vos parents ont divorcé en 1935 – un divorce pur et dur, comme on les faisait alors : comme on dit oui devant monsieur le maire, on dit oui au juge qui vous demande si c’est bien fini, et dès lors c’est bien fini, oui, non : on ne se reverra plus.Votre mère épousera en 1946, en secondes noces, cet Angelo Tasca qui, avec Gramsci et Togliatti, fonda le parti communiste italien mais qui, lui aussi, rallia l’autre bord, puis écrivit une histoire du fascisme avant de s’exiler en France.
Tant de fils qui s’entrecroisent… De même que la fille d’Angelo Tasca s’appellera Catherine et sera ministre en France de la Culture ; de même, Ramon, remarié avec une jolie Betty, deviendra l’ami d’une jeune femme un jour célèbre. Ramon logera avec Betty rue Saint-Benoît, dans la maison dont la jeune femme bientôt célèbre occupe déjà le troisième étage. Ce troisième étage était celui de la Résistance, on se retrouvait entre résistants, ou presque. Au quatrième, on était plutôt collaborateur et tout ce monde-là faisait bon ménage, partageait la même femme de ménage, jusqu’à ce que la jeune femme bientôt célèbre prévienne son voisin du quatrième qu’effectivement entrée dans la résistance, elle ne pourrait plus le voir. La jeune femme, enfin devenue Marguerite Duras, écrira de lui : « Il fut roi, alors, dans le silence et dans la discrétion. » À sa manière, le cinq de la rue Saint-Benoît, comme le 42 de la rue Bonaparte, est entré dans l’histoire de la littérature du XXe siècle.
Mais rue César Franck, où vous habitez maintenant et dont le nom, lui, n’est pas encore entré dans l’histoire, la première Mme Fernandez vivait dans la même austérité, attentive, veillant avec trop d’attention peut-être sur sa fille Irène et sur son fils Dominique.
Dominique : vous entrez enfin vraiment en scène, Monsieur, petit garçon élevé séparément par une mère très présente et, de loin, par un père absent mais très présent, lui, dans ces lieux pourtant de légende, où l’on parlait sans fin de littérature, oui, mais hélas aussi de politique, et où l’on aiguisait des plumes parfois dévergondées dans le cognac et le whisky.
Votre enfance, nous dites-vous, ne fut pas très heureuse. Vous la dit aussi violente et marquée par de très proustiennes crises d’asthme. Au lycée Buffon, où vous poursuivez votre scolarité, quelques professeurs vous marqueront profondément. L’un d’eux, curieusement, s’appelait Jean Bernard. Il enseignait les lettres, il était proche de vous, il a disparu pendant la guerre : nuit et brouillard ? Vous le pensez... Mais vous lisez déjà beaucoup. Votre père vous a transmis un virus dont vous vous sentez très fier.
Des angoisses, pourtant, vous hantent. Vous aimez les livres, vous commencez à vous intéresser aussi à l’art. C’était l’époque où une modeste collection publiée chez l’éditeur Braun proposait de petits livres carrés imprimés en noir et blanc, avec seulement un bandeau de couleur sur la couverture. C’est dans cette collection qu’à 13 ans j’ai moi-même découvert que Monet et Manet étaient deux artistes différents. Telle Jeune femme à l’ombrelle de l’un, fine, élancée, l’Olympia de l’autre, froide et nue, longue et grave, me faisaient éprouver d’étranges émotions. Vous-même feuilletiez sans fin le petit volume consacré par le professeur Charbonneaux à la sculpture grecque, et c’est sur les figures d’Endymion ou de Ganymède que, m’avez-vous dit, vous vous attardiez. Quel sentiment vous poussait déjà à ranger précipitamment le livre dans un tiroir quand, par aventure, votre mère pénétrait votre chambre ? Vous découvriez la sensualité, oui, dans l’incertitude et dans la gêne.
Fils d’écrivain avec tant d’écrivains penchés sur votre berceau, vous voilà ensuite, le plus naturellement du monde, en hypokhâgne, puis en khâgne. C’est le temps du lycée Louis-le-Grand et d’un boulevard Saint-Michel qui n’existe plus, Capoulade et le Centre Richelieu, la librairie des PUF, anéantie aujourd’hui sous les vitrines des marchands de fripes et de nourritures venues de nulle part. Des amis qui s’appelaient Gérard Granel, André Tubeuf, Michel Deguy forment avec vous un groupe solide qui lit tout ce qu’il peut lire, en discute ensuite à l’infini. En ces années-là – qui vont durer longtemps : ce n’est qu’à votre troisième tentative que vous intégrerez l’École normale supérieure – vous avez tout appris, dites-vous. Tout.
Ce n’est pourtant pas ce que diront certains de vos camarades. Ainsi André Tubeuf, philosophe, musicologue comme on peut être poète, vous dément sur ce point. En khâgne, dit-il, on apprend généralement à être cultivé, or vous-même, en arrivant en khâgne, vous étiez déjà cultivé. Vous aviez déjà tout appris. En fait, vous les étonnez tous, vos petits camarades, par votre aisance apparente, la désinvolture – était-elle empruntée à ce père que vous avez dit vous-même si bellement désinvolte ? –, la désinvolture, donc, avec laquelle, ayant un texte classique à étudier et alors que tous les autres arrivent avec une édition bon marché, c’est avec un volume de la collection de la Pléiade, déjà élégamment fatigué, que vous débarquez parmi vos camarades. Comme par hasard, le marque-page du volume en question, un Bossuet, peut-être, se trouva un jour être une carte signée Paul Valéry, en toute simplicité. En fait, vous les bluffez tous, vos amis. L’un d’entre nous l’a dit, dès ces années-là, vous étiez un esthète et vous saviez tout. Ainsi ai-je eu sous les yeux une dissertation par vous rédigée à cette époque, où, évoquant Virgile et Victor Hugo, ce que vous dites de la poésie est d’une étonnante clairvoyance. « Le poète, affirme un Dominique Fernandez qui n’a pas 20 ans, le poète, ouvrant ses yeux à la puissance des choses extérieures, ne s’émerveille pas tant, qu’il ne cherche à se rendre maître de son émoi, à admirer, infléchir et flatter l’indifférence des formes par la séduction de son art, à plier selon les désirs de son cœur les forces vives de la nature, l’exubérance et l’ivresse, selon l’ordre et la beauté… » Est-ce que tout le Dominique Fernandez que nous connaissons ne serait pas déjà là ?
Khâgneux, vous avalez littéralement tout Balzac, vous dégustez Stendhal jusque dans ses messages les mieux cryptés, vous dévorez tout Dostoïevski, tout Thomas Mann. On évoque, parlant de vous, l’un des personnages de Thomas Mann, Tonio Kröger, qui, dans le roman éponyme de Mann, découvre avec ivresse la vie. Mais vous, vous êtes un sage, les ivresses seront pour demain.
Du côté de Balzac, un personnage surtout vous fascine. C’est Vautrin, le grand manipulateur, l’abbé Herrera qui recueille Lucien sur la route d’Angoulême. Vous rédigez une dissertation sur Vautrin qui sera si bien remarquée qu’on vous invitera, dans la foulée, à en faire le sujet d’un exposé oral. Seulement, on vous suggèrera – gentiment, bien sûr ! – de ne pas vous attarder, comme vous l’avez fait dans votre discours écrit, sur les mœurs que vous devinez à Vautrin – et qui ne sont pas trop difficiles à deviner, d’ailleurs… On vous le demande, vous ne vous y attendiez pas, vous êtes étonné… Mais après Balzac, vous passez peut-être à La Princesse de Clèves, on ne vous reprochera sûrement pas les sentiments que vous pourrez prêter aux dames selon Mme de La Fayette.
Votre ambition est d’obtenir une agrégation de lettres classiques et vous vous y préparez comme tout bon petit normalien, parmi les Deguy et les Tubeuf qui nous parlent aujourd’hui de vous. Votre vie est parisienne, parisienne, parisienne... Un peu grise, peut-être… Est-ce à cette époque que vous traversez une manière de crise mystique qui vous fera vous poser des questions qui ne sont peut-être pas encore les bonnes questions et auxquelles vous n’aurez de toute façon pas de réponse ?
Et voilà qu’une déflagration d’une violence inouïe va se produire dans votre vie. Deuxième chapitre de notre histoire. Dans la nouvelle édition de votre ouvrage, Mère Méditerranée, publié en 1965, vous nous le racontez magnifiquement.
Vous avez – enfin ! – été reçu à Normale en 1950, vous pouvez souffler. Un aumônier, l’abbé Brien, dont vous serez longtemps très proche, vous emmène à Rome avec un groupe de camarades. Et c’est, parvenu près de Gênes, que vous poussez le cri qui, à la fin de l’opéra de Berlioz, est celui des Troyens balayant à jamais les scrupules d’Énée à quitter Carthage et Didon : « Italie ! Italie ! ». Ce fut, dites-vous, un véritable choc culturel. Vous nous le racontez avec une belle émotion : « Nous dressâmes les tentes et courûmes ensuite vers la mer – on se croirait déjà du côté de Virgile ! C’était poignante la première fois, poursuivez-vous, que je rencontrais la Méditerranée. La première fois que j’entendais la musique du ressac, et que je ne grelottais pas nu. Le murmure affectueux des vagues, la pureté du ciel, les parfums de l’été, la tiédeur de la nuit, le bien-être du corps, tout se conjugue à me remplir d’une poignante émotion… »
Le ressac et le murmure – affectueux, s’il vous plaît ! – de la mer : le voilà, votre choc culturel. Pendant quelques jours, camarades et abbé, vous-même, vous allez la boire jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’extase, cette Italie, toujours plus brûlante à mesure que vous vous y enfoncez davantage et, de retour à Paris, vous prenez la décision qui changera votre vie : l’Italie est votre vie, c’est une agrégation d’italien que vous allez préparer. Vos professeurs mettront quelque temps à comprendre…
Après votre père, avec le culte du souvenir de ce père à l’absence si présente, l’Italie deviendra brutalement, délicieusement, la deuxième source de la carrière d’écrivain. Vous sentez l’Italie comme un formidable souffle de liberté, une ouverture au monde qui vous ouvre des portes que jusque-là – vous aviez crues irrémédiablement cadenassées. Vous avez 21 ans.
Et c’est évidemment par l’Italie que vous entrerez en écriture, avec l’un des grands écrivains italiens du milieu du XXe siècle, Pavese. C’est à lui que vous allez consacrer votre thèse. Ce Cesare Pavese qui s’est suicidé en 1950, en rupture du parti communiste comme au bout d’une histoire d’amour – « la mort viendra et elle aura tes yeux », écrivit-il, s’adressant en poème à la femme aimée –, et qui, poète donc, romancier, est aussi l’auteur de l’admirable Métier de vivre, ce journal posthume qui fut pour tant d’entre nous, à 20 ans, une magnifique et douloureuse leçon d’incertitude.
Sur votre lancée italienne et pour y poursuivre vos années de normalien, vous ne pouvez dès lors que partir pour l’Italie. Repartir : la rue d’Ulm avait alors de jolis arrangements avec le ciel, surtout le ciel d’Italie. Et vous repartez.
Votre première étape, en 1951/1952, c’est tout naturellement une autre école normale, celle de Pise, fameuse entre toutes, dont le grand palais des Cavalieri domine une vaste place où c’est pourtant l’équilibre rigoureux d’une renaissance toscane un peu sévère qui vous enferme peut-être. Vous n’êtes pas encore vraiment chez vous et vous ne resterez qu’un an à Pise, trop sage pour vous. Il vous faut vous brûler davantage. C’est une autre Italie, plus ardente que vous désirez. Et vous vous en rapprochez déjà en gagnant Rome l’année suivante.
Troisième chapitre, dès lors, de notre histoire : où Dominique Fernandez encore jeune homme devient en un an, ou presque, presque un homme du monde dans la bonne société italienne. Le centre culturel français de Rome est une institution. L’ambassade de France à Rome que vous fréquentez est un monument. L’Académie de France à Rome, que vous voyez de loin, est un phare. La société française, ou franco-italienne, de Rome est, elle, une manière d’aristocratie bien particulière. À Rome, plus ou moins introduit par Jeanne Fernandez, qui était la mère de notre père, vous devenez citoyen à part presque entière de ce petit monde amusant, joliment snob et bavard infiniment, qui vous amuse et que vous savez observer en souriant.
De là, vous parcourez, bien sûr, la Rome de tous les temps. Vous frémissez comme nous devant les saintes en extase du Bernin, mais vous vous attardez probablement davantage dans les musées du Capitole et devant ces « antiques », si chers voyageurs du « Grand Tour » d’autrefois. Et vous fréquentez les salons. Il faut dire que vous y étiez prédestiné : votre grand’mère, la mère de Ramon, n’avait-elle pas un salon, comme on disait alors ?
Le père Jean Charles-Roux, fils d’ambassadeur et frère d’écrivain, vous fait rencontrer une princesse italienne, mais bien française. Elle porte un joli nom, mais c’est son nom de jeune fille qui lui donnera plus tard une autre vie. Elle s’appelle Diane. Et vous vous reconnaissez en elle. Commence alors avec la princesse italienne, née Diane de Margerie, une longue et belle amitié, d’abord faite de grandes conversations dans les jardins, les cafés, les palais de Rome, puis ponctuée de lettres échangées qui constituent peut-être – qu’en savons-nous ? – une des belles correspondances littéraires du siècle qu’on ose à peine dire passé. Vous évoquez ensemble les écrivains que vous aimez, Giorgio Bassani ou Moravia. Pasolini, lui, qui vous sera si cher, n’a pas encore publié son premier roman.
L’amitié qui vous lie est bien particulière, puisque c’est l’Italie qui l’a fait naître et qui en constitue le ciment. Fille d’ambassadeur, elle aussi, la jeune femme a connu l’Angleterre, la Chine, un Paris qu’elle n’a pas aimé : pour elle comme pour vous, l’Italie est le creuset d’où va naître une écriture.
Mais commence déjà le quatrième chapitre de la vie de l’encore bien jeune Dominique Fernandez. Choc culturel, suite : Naples. En 1957, vous êtes nommé professeur au centre culturel français de Naples. Et là, c’est le délire. L’euphorie. L’extase, oserai-je dire. Naples n’est ni Florence, ni même Rome la baroque. La Naples de ces années-là, celle des années 1950, c’est encore celle de L’Or de Naples, de Vittorio de Sica, la vie grouillante d’un petit peuple dans le ventre d’immenses palais délabrés que traverse de part en part cette véritable cour des miracles longue de plus de deux kilomètres qu’est Spaccanapoli. Mais c’est, et pour l’éternité, la Naples du baroque le plus exacerbé. La Naples de l’or et du sang – le sang de l’ampoule miraculeuse de San Gennaro qui, chaque année, redevient sang liquéfié devant des milliers de fidèles en prière –, et la Naples de l’opéra.
L’opéra. Comme vous, monsieur, mais hélas à un degré bien moindre que vous, nous portons l’Italie en nous. Et, comme à vous, l’opéra nous est aussi une patrie.
Au théâtre San Carlo, vous allez pour la première fois aborder à ce royaume de légende où règnent des reines humiliées et des courtisanes trompées, dans les flottements bel-cantistes d’un Bellini aux marges de Chopin. Les grands appels d’une Tosca qui n’a jamais vécu que d’art et d’amour vous font trembler comme nous. Et l’immense théâtre San Carlo de Naples devient pour vous le prodigieux laboratoire d’une transmutation qui va faire, de l’auditeur attentif et grave que vous étiez des derniers quatuors de Beethoven ou de la messe en si de Bach, un amant passionné de ces déesses crucifiées. C’est la Norma d’alors, Anita Cerquetti, trop oubliée mais qui, pourtant, remplaça Maria Callas après une soirée de scandale à Rome. C’est la Leonora de la Force du destin, la Forza, de Verdi, qui s’appelle pour vous Renata Tebaldi et vous ouvre la voie. Une Tebaldi qu’on nous présente trop souvent comme la rivale de Callas, alors que vous savez si bien que leurs deux voix se ressemblaient si peu, et les avez aimées toutes les deux. Mais vous découvrez aussi d’autres chants, d’autres voix et des voix oubliées. Orfèvre en la matière, votre ami et mon cousin André Tubeuf nous dira qu’au retour de ces séjours, nul ne savait comme vous dire la valeur elle aussi musicale de chacun des mots de ces livrets d’opéra, qu’il est aujourd’hui de si bon goût de traiter par le mépris.
Bien des années plus tard, au festival d’Édimbourg où j’aurai le bonheur de me retrouver en votre compagnie, je vous entendrai m’expliquer avec une précision amusée les mille et une tendresses et autant de cruautés des opéras de Monteverdi que nous écouterons ensemble, de la pastorale attendrie de l’Orfeo, à l’ironie grinçante et pourtant passionnée du Couronnement de Poppée, réinventée par Nikolaus Harnoncourt et peut-être, surtout, par Jean-Pierre Ponnelle. Et plus tard encore, sur la scène du théâtre de l’Archevêché à Aix-en-Provence, j’applaudirai la mise en espace et en musique de vos réflexions sur ces voix étranges, des voix d’anges à jamais perdues, qui étaient celles des castrats, contraints par l’Église, sur bien des scènes italiennes, à chanter tous les rôles de femmes. Entre-temps, vous aviez écrit votre Porporino, ou les mystères de Naples, ce beau livre qui, quelque part entre le Sarrasine de Balzac chère à Roland Barthes et la Consuelo de George Sand, raconte l’itinéraire semé d’embûches et de jalousie, de sombres vengeances et de poignards sanglants, d’un chanteur beau infiniment dont on a tranché les attributs mêmes de sa masculinité pour en faire l’un de ces anges.
À l’archevêché d’Aix, c’était tout le monde du plus authentique des bel canto qu’on avait réussi à faire revivre autour de vous. Nous n’oublierons pas la voix déjà un peu brûlée du contre-ténor James Bowman ni la silhouette d’un ami, Pierre Romans, aujourd’hui disparu, en petit abbé de cour.
Cette passion de l’opéra vous animera toute votre vie. En compagnie de l’un de vos amis, Charles Dupéchez, qui a consacré un beau livre au palais Garnier, ce sont tous les opéras du monde que vous allez parcourir. Pourtant, c’est à Naples donc, à l’entrée de ce Mezzogiorno qui vous sera si cher, parmi les ailes déployées d’anges émus, au cœur même de la cité de ce prince Sansevero qui inventa à ses victimes une mort qui leur donnait la beauté pour l’éternité, que vous vous êtes saoulé pour la première fois de ces musiques et de ces voix.
Néanmoins, le verdict tomba. Comme la Florence de Dante, d’où l’exil était le châtiment suprême, il vous a fallu quitter Naples. Vous vous en souvenez si bien : c’était le 28 février 1958, on était pudibond dans les derniers temps d’une Quatrième République moribonde, et vous parliez d’un écrivain français qui lui aussi parla d’une étrange Italie. Vous vous étiez donc aventuré à tracer un portrait de Roger Vaillant. Roger Vaillant, « un des seuls écrivains communistes que nous ayons en France », dites-vous, ce qui choqua certains, alors même que vous parliez au cœur d’une Italie où la moitié de la planète littéraire était encore sous l’emprise de Gramsci et du camarade Togliatti. Mais vous allâtes jusqu’à qualifier Roger Vaillant d’« écrivain érotique ». « Avec lui, avez-vous osé dire, on ne sait jamais qui couche avec qui, ni qui va coucher avec qui. » Vous êtes-vous aventuré encore un peu plus loin ? Mais ces paroles-là avaient résonné dans la très auguste salle du centre culturel français où, s’il était de bon goût de se pâmer déjà devant les futures vieilles gloires de ce qui allait devenir le nouveau roman, il était des territoires sur lesquels on ne s’avançait pas. Bref, le couperet tombera et, professeur agrégé baguenaudant plus ou moins par faveur sur les terres d’Italie, on vous renvoya à vos chères études, ou plus précisément aux chers étudiants auxquels, par nature, vous deviez vous consacrer.
Changement radical de cap, nouveau chapitre, vous vous retrouvez à Rennes. Vous n’êtes pas heureux à Rennes, vous le dites sans ambages. Aussi, à Rennes, est-ce toujours l’Italie que vous portez en vous. La preuve, c’est que vous publiez dès cette année 1958 votre premier livre, consacré tout naturellement aux écrivains italiens de votre temps, les Moravia et les Carlo Levi que vous avez bien connus. Le livre séduit un éditeur, Bernard Privat, et vous entrez dans la maison qui, tout votre vie, sera votre maison d’édition. Dès décembre 1958, tout en continuant à faire acte de présence à Rennes – y a-t-il un autre mot ? – vous vous retrouvez citoyen à part entière de ce petit monde parisien auquel vous vous défendez peut-être d’appartenir, mais qui n’en reste pas moins le vôtre, presque celui de votre père, quelque part entre la Seine et Montparnasse, la rue de Bourgogne où vous habiterez et l’Odéon.
Entre vous-même et la jeune femme amie avec qui vous échangiez de si belles lettres, plus n’est besoin de vous écrire, et vous vous mariez.
Dominique Fernandez marié. L’image est aujourd’hui pour certains surprenante, mais le couple que vous formez avec celle qui va d’abord signer de son côté tant d’articles sous le nom de Diane Fernandez est un véritable couple, uni par les lettres et l’Italie mais aussi par une affection profonde. D’où les deux enfants que vous désiriez si fort et que vous aurez : Laetitia, qui a choisi la télévision, et Ramon, qui ne pouvait pas porter un autre prénom et que j’ai croisé presque par hasard, économiste au service de la République, dans l’un des palais de cette République lorsque, comme l’exige le règlement de notre compagnie, je suis allé vous « présenter » – c’est le terme qu’on emploie – à notre protecteur.
Mais d’où, aussi, les retours en Italie, désormais à deux. C’est l’Italie des îles, maintenant, où vous allez vivre et écrire tous les deux, et que vous dites si bien, rouge, couleur du sang ; or, comme les ailes des anges ; et noir, le noir des veuves de mille violences. Les îles : là, en Sardaigne, en Sicile, c’est toute une Italie dangereuse, violente et charnelle que vous écrivez avec la même fulgurante allégresse.
Mais, vous vous en rendez vite compte : cette Italie-là porte en réalité les couleurs d’une autre terre, plus lointaine et si proche aussi. Cette Italie du Sud, c’est l’Italie espagnole. Ses couleurs, sont celles de l’Espagne, austère et passionnée, grouillante d’une vie où la mort, chaque jour, se profile au-dessus des palais baroques ou derrière les simples rideaux de coton qui cachent sa véritable nature. C’est l’Italie modelée par l’Espagne et, bien sûr, aux couleurs de votre père, vous le fils du Mexicain.
À quinze ans, vingt ans de distance, c’est l’ombre ambiguë et pour vous glorieuse de Ramon Fernandez qui plane encore sur vous. En cette mer Méditerranée où vous vous êtes plongé, c’est la figure d’un père perdu et, peut-être, ici retrouvée que, sans vraiment le savoir, vous avez voulu enfin étreindre.
Pourtant les îles sont éphémères, il y a toujours des retours. Et vous vous retrouvez encore une fois à Rennes, où vous n’êtes pas heureux davantage. Vous parlez de véritable cauchemar. Soyons honnêtes, comme il arrive parfois à certains professeurs qui ont quelques activités ailleurs, vous ne passez toutes les semaines qu’une seule nuit à Rennes. Mais vous la payez cher, cette nuit ! Ou plutôt, vous les payez chères, les six autres nuits que vous passez ailleurs et les journées qui vont avec. À Rennes, on vous en veut de n’être pas Rennais à part entière. Et puis, vous commencez à publier livre sur livre, la presse parle de vous, parle beaucoup de vous, parle beaucoup trop de vous, vous avez du succès, beaucoup trop, vous écrivez dans cette presse et vous les exaspérez, vos collègues rennais, avec cette sacrée Italie, ses anges frémissants et les voix si tendres de ses chanteurs dont vous enchantez vos lecteurs à Paris − et partout ailleurs.
Pour eux, vos collègues, la coupe sera pleine certain jour de novembre 1982. Le 15 novembre, pour être précis, quand les membres d’une société littéraire qu’on nous assure fameuse vous décernent dans un restaurant connu aussi pour cela son prix annuel, un chèque de quelques sous mais l’assurance d’un tirage de quelques centaines de milliers d’exemplaires.
Ce prix littéraire vous fut d’autant moins pardonné par l’espèce bien particulière des collègues jaloux que, sous le titre Dans la main de l’ange, c’est encore d’un écrivain italien que vous faites chose romanesque. Mais d’un écrivain, poète et cinéaste à la réputation sulfureuse, nous reviendrons sur Pasolini. L’université déclara en substance « qu’elle n’avait pas entretenir des danseuses » ! Ç’aurait pu être un joli mot, surtout à propos d’un amateur d’opéra. Mais vous ne l’appréciâtes guère et, après avoir plus ou moins assuré encore un semestre par an à Rennes, et n’avoir plus été payé que six mois sur douze – l’université faisant les économies qu’elle pouvait sur ses premiers sujets… –, vous avez fini par rendre les armes. Vous êtes écrivain, vous étiez voyageur et, en 1989, vous quittez l’université : point final. Ainsi s’achève la seconde partie de la véridique histoire de Dominique Fernandez, écrivain, fils d’écrivain, amoureux de musique, d’Italie et d’art baroque, devenu désormais un grand voyageur. Mais l’Italie, peu à peu, ne suffit plus à ce grand voyageur. Vous voulez aussi voir du côté d’ailleurs.
Encore un nouveau chapitre de ce roman d’apprentissage qui semble avoir été le celui de toute votre vie. Mais ce que vous cherchez à présent ailleurs, c’est encore ce que l’Italie vous a donné. Il est, parmi vos livres, l’un qui nous est particulièrement cher. Sous le titre La Perle et le Croissant, c’est l’une des plus belles réflexions sentimentales qu’il nous ait été donné de lire sur l’Europe. On pense à Stendhal nous parlant encore, lui aussi, de l’Italie, de Rome, de Naples et de Florence. Pour vous, il s’agit de L’Europe baroque de Naples à Saint-Pétersbourg, vous l’indiquez en sous-titre de votre livre. Ainsi, marquez-vous de manière précise ce qui deviendra votre territoire.
La Perle et le Croissant a été publié en 1995 dans la prestigieuse collection « Terre humaine » dont, après Les rois de Thulé, de son créateur, les deux volumes suivants furent en 1955 Tristes tropiques, de notre confrère Claude Lévi-Strauss et, en 1956, la réédition des Immémoriaux, la face polynésienne, moins connue, du poète pour nous chinois de Stèles, Victor Segalen. Quel parrainage ! Mais au-delà du seul baroque, c’est de l’Europe toute entière que vous nous parlez.
Avec votre ami Ferrante Ferranti qui en fit les belles photos, vous nous avez donné là une multitude d’images d’une Europe qui, après la chute du rideau de fer, redevient peu à peu la nôtre. Et si nous ne partageons pas la sévérité de certains de vos jugements, notamment sur Salzbourg, où non seulement vous parlez de provincialisme et de vulgarité – encore que Mozart et, plus près de nous, l’écrivain salzbourgeois Thomas Bernhard aient partagé votre sentiment… – mais où vous faites preuve d’ironie cinglante à l’endroit de ce qui est pour beaucoup le rendez-vous incontournable d’une matinée salzbourgeoise, à savoir le café Tommaselli, dont vous n’avez pas aimé les tartes aux fraises, mais où les chocolats chauds sont admirables : les avez-vous jamais vraiment goûtés, ces chocolats chauds ? Si, donc, nous ne partageons pas certains de vos coups de cœur – je veux dire : coups de griffe ! – cette Europe que vous nous réapprenez à arpenter, vous la décrivez en érudit mais surtout en poète.
Seul ou avec votre ami Ferrante, vous avez publié près d’une soixantaine de livres. Il y a des romans, des récits, des essais. Que nous avons tous lus, ou presque. On l’avouera pourtant, plus que tout autre de vos ouvrages, c’est cette perle-là et ce croissant-là, qui nous conduisent jusqu’à tel Adonis du pôle Nord redécouvert par vous au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg – une sculpture italienne en pleine Russie des tsars ! – qui nous donnent l’envie de suivre les traces que vous nous avez laissées.
Ainsi sommes-nous revenus avec vous à Ottobeuren et à sa bibliothèque qu’on dirait issue d’un Jeu des Perles de verre selon Hermann Hesse, ou à Zwiefalten, en Allemagne ; à Dresde, alors encore en ruines, ou dans cette forêt de Bethléem, près de Kuks, en Tchécoslovaquie, où c’est, je crois, Elsa Triolet la première qui nous fit découvrir les rochers taillés de Matyas Braun, le même Matyas Braun qui hérissa de ses statues le Pont Charles à Prague.
Pourtant, votre Europe à vous, vous l’avez poussée beaucoup plus loin. Vous nous parlez même du baroque brésilien et de l’Aleijadinho, le sculpteur lépreux, difforme, que je crois pourtant avoir admiré avant vous grâce à un Pierre Kast, ce cinéaste de tous les talents, qui m’avait conduit à Congonhas où les statues des Douze Prophètes sont comme un écho grinçant des figures dressées par Matyas Braun sur le Pont Charles.
Mais j’ai dit Saint-Pétersbourg, c’est pour le moment le dernier chapitre de notre, de votre histoire. Et depuis une dizaine d’années, presque autant que votre mer Méditerranée, c’est la Baltique telle qu’elle vient mourir en vagues de glace au pied des terrasses d’autres châteaux baroques qui est devenue la nouvelle patrie de votre inspiration.
Votre premier dictionnaire qu’on nous assure amoureux – publié jadis sous un titre qui n’était pas celui d’une collection : vous étiez un inventeur −, était celui de l’Italie. Nous sommes nombreux à y avoir trouvé notre miel. En 2004, vous en avez publié un second, celui de votre Russie. Une Russie découverte par vous à 15 ans − en trois jours et trois nuits – grâce à Tolstoï et aux personnages de Guerre et Paix. Une Russie, encore URSS, où vous n’êtes allé de justesse pour la première fois qu’en 1986, mais qui vit désormais si fort en vous. Ainsi est-ce à elle que vous devez ce roman d’une rigueur extrême en même temps que d’une humanité bouleversante, qu’est votre Tribunal d’honneur publié en 1997.
Peut-être entrons-nous là dans le vif du sujet. Qui dit tribunal dit juge, et qui dit du juge dit accusé : notez la transition. Le tribunal en question est celui qui, en 1893, contraignit Tchaïkovski − nous revoilà ainsi du côté de cette musique où votre ferveur s’épanouit si bien : qui contraignit Tchaïkovski, donc, à se suicider. Non qu’il eût trahi, ou perpétré quelque forfaiture. Bien sûr, il n’avait pas assassiné, pas même commis le plus petit larcin. Mais dans l’esprit de ses pairs et de ses juges, il avait néanmoins trahi un ordre supérieur qui était celui de la société russe de son temps.
Pouchkine et Tolstoï nous ont montré des débauchés. La femme de Pierre Bezoukov était une catin, mais aucun personnage de Tolstoï ou de Pouchkine − au moins Pouchkine ne le dit-il nulle part expressément − n’a-t-il jamais choisi un mode de vie ou, disons, une façon d’aimer qui fût contraire à ce que les juges de Tchaïkovski appelaient les lois de l’honneur, pour ne pas évoquer plus directement ce que, dans leur rigueur morale aveuglément crispée sur leurs notions à eux du nommable et de l’innommable, ils auraient pu appeler les lois de la nature.
Et nous y voilà, monsieur. Lorsque j’ai parlé de ce qui a été pour vous sources d’inspiration profonde, j’ai parlé de votre père, de l’Italie, de la musique, mais est-ce bien là tout ? Souvenons-nous.
Dans les petits livres de chez Braun, c’étaient les statues de jeunes héros que vous regardiez le plus intensément : pourquoi ? Pourquoi, de toute l’œuvre de Balzac, est-ce le personnage ambigu de Vautrin, le forçat protecteur de jeunes hommes, qui vous a tant fasciné et qu’on vous censura ?
Pourquoi cette autre censure qu’on vous imposa quand vous souhaitiez parler librement de Roger Vaillant, est-elle demeurée si présente dans votre esprit ?
Et pourquoi est-ce par la grâce de Pasolini que vous obtiendrez un grand prix littéraire, Pasolini le poète, le romancier, mais aussi le cinéaste-poète qui montra des voyous à gueule d’ange traîner dans les rues de Rome, ou des jeunes gens trop beaux porteurs de la grâce parmi d’autres qui avaient oublié le bonheur : Pasolini, qu’on retrouvera comme le Caravage, mort, mais lui battu à mort, sur une plage près de Rome ?
Et, à travers ce croissant baroque que vous avez tracé à travers l’Europe, pourquoi sont-ce les mêmes thèmes qui reviennent encore le plus souvent, la statue du Vice masqué de Matyas Braun au château de Kuks ou le Faune dit Barberini de la glyptothèque de Munich ?
Et pourquoi, pour en revenir à cette Russie qui apparaît pour vous comme le dernier amour d’un homme qui n’aura jamais fini d’aimer, pourquoi est-ce précisément à Tchaïkovski et au crime qui fut le sien, à Pouchkine dont vous vous demandez si sa passion si hautement déclarée pour la jolie Nathalie n’était pas un alibi destiné à cacher d’autres passions, pourquoi est-ce à l’un et à l’autre que vous consacrez quelques-unes de vos plus belles pages ?
Autant de questions que nous posons, autant de réponses que vous nous donnez sans l’ombre aujourd’hui, parmi nous, d’une hésitation.
D’aucuns ont tant voulu se défendre des prétendus péchés dont, voilà un demi-siècle, il allait si souvent de soi d’accabler ceux qui ressemblaient à vos héros, que vous avez refusé, vous, toutes les hypocrisies.
Je sais, monsieur, que devant nos confrères réunis comme nous le sommes aujourd’hui, il n’est pas d’usage − loin de là ! − de s’attarder, fût-ce en passant, sur la vie intime de tel ou tel d’entre nous, à plus forte raison sur celle du confrère que vous accueillons. Et si je m’aventure ce soir sur ce territoire que d’aucuns trouveront peut-être trop brûlant, c’est parce que vous avez fait de ce sujet une autre encore, essentielle celle-là, de vos sources d’inspiration, de votre écriture mais aussi de vos engagements.
Toute leur vie, certains évoquent l’unique amour d’une épouse ou d’une maîtresse trop aimée ; d’autres ont joué les Don Juan et nous l’ont dit sans fard, caracolant sans feindre à travers l’Europe des vertus outragées, des femmes conquises et de leurs corps pantelants. Sans vraiment choquer personne. Souvenez-vous : c’est la scène où, après avoir manqué de respect à son père et maltraité Monsieur Dimanche, Don Juan défie Dieu en tentant de faire jurer un pauvre hère, qui a soulevé l’ire des censeurs de Molière – et non sa conduite avec Elvire et moins encore les galanteries plus que lestes qu’il prodigue à Charlotte ou à Mathurine. Et de tout cela, Elvire ou Mathurine, comme Roméo et Juliette, Pétrarque et Laure, Dante et Béatrice : de tout cela, on a toujours pu parler sans masque.
Mais vous me l’avez dit un matin, face au Luxembourg : jamais au lycée ni en khâgne, à l’École normale non plus, on ne vous a rien dit d’autre de la vie de Verlaine et de Rimbaud que la turbulente amitié d’après boire qui existait entre eux : jusqu’à l’âge de 20 ans, vous avez vécu dans la situation d’un enfant puis d’un jeune homme, d’un homme enfin, qui a peu a peu découvert ce qui était l’essentiel de sa vie, et a mis encore 20 ans à se décider à en parler ouvertement.
Pour vous, c’est 1968 qui représente l’explosion d’une la liberté qu’on croyait, bien plus que la plage, trouver sous les pavés qui ne l’ont jamais vraiment recouverte : c’est 1968 qui a, dites-vous, « fait sauter le verrou ». Pour beaucoup, jeunes gens surtout qui, le plus naïvement du monde, suppliaient le monde de faire − pardonnez-moi, Messieurs, l’expression – de faire l’amour et non la guerre, 1968 aurait été le vrai moment d’explosion de toutes les vraies libertés. On peut en discuter mais, après le bain de votre jeunesse dans votre première Méditerranée, 1968 fut pour vous, nous assurez-vous, un autre choc culturel.
Vous penchant sur votre vie passée, vous en avez redécouvert les mensonges et les inquiétudes, tous les petits secrets qui avaient été les vôtres et que vous n’aviez même pas osé partager avec ceux qui, comme vous, en étaient alors les détenteurs honteux. C’est à 43 ans, clamez-vous, que vous avez commencé à vivre. Sans honte.
Et à parler librement.
Et vous avez parlé, alors : Dieu, que vous avez parlé ! Un livre publié 10 ans après 1968, L’Étoile rose, n’est pas une déclaration de guerre, c’est un acte de foi. À travers une trame romanesque – dont vous me permettrez de dire qu’elle est assez mince – vous racontez enfin, sans déguisement, l’itinéraire qui a été le vôtre. C’est un livre d’histoire, à la fois personnelle, sociale, voire juridique. Plus tard, vous poursuivrez ce récit, vous lui ajouterez des gloses afin de bien montrer à vos lecteurs que ce que vous racontez là n’est pas seulement la défense et illustration d’une manière de vivre ses amours, mais surtout, peut-être, une manière de vivre. Vivre tout court. Ce que vous y exprimez, c’est une attitude critique vis-à-vis de la société, voire du pouvoir qui vous a si longtemps contraint au silence. À une forme de solitude morale extrême. Voilà pourquoi j’ai parlé d’engagement.
Pourtant, cet engagement, vous en refusez les manifestations exubérantes ou sectaires : à votre manière, vous qui parliez de la figure austère, pascalienne de votre mère, vous êtes aussi un janséniste. Vous ne réclamez que la beauté pure, mais le droit absolu, incontournable, à cette beauté-là. Une beauté très pure à laquelle vous avez consacré en 2001 ce qu’on appelle un livre d’art, reproductions et photographies, sous le titre qui lui aussi ne dissimule rien : L’amour qui ose dire son nom. Endymion ou saint Sébastien, un ange ailé de Canova adorant à Vienne une impératrice morte : c’est en esthète, toujours en esthète que vous admirez l’image de vos héros.
À cet amour-là, à cette forme de beauté, vous ne cessez de prodiguer des déclarations de fidélité. Loin de vous, dans la mise en vie de votre mise en scène romanesque ou esthétique, l’idée de vous égarer à gauche ou à droite. C’est la droiture et la fidélité que vous revendiquez, en même temps que votre liberté d’être ce que vous êtes, et cela face au monde entier. Et c’est en cela que votre engagement à quelque chose d’exemplaire dans la rigueur dont il témoigne.
L’autre face de cette volonté intransigeante d’être vous-même et de vous montrer tel que vous êtes, c’est le souhait que vous avez formulé auprès de celui qui vous reçoit aujourd’hui de ne pas seulement parler de l’Italie, du baroque et de certaines musiques, autant de passions qu’il partage avec vous et qui l’ont conduit à presque revendiquer le plaisir de vous accueillir pour évoquer une fois de plus Maria Callas, ou l’extase de la bienheureuse Ludovica Albertoni dans une église du Trastevere – mais, bien loin de ses errements à lui, d’aborder le plus librement qu’il le pourra cet engagement qui est le vôtre et qui donne son vrai sens à toute votre œuvre, cette œuvre pour laquelle vous voilà parmi nous, ce soir.
Mais je ne me serais pas acquitté jusqu’au bout de cette mission si, au terme de ce discours, je n’en revenais pas à votre père. Ayant commencé par lui, je bouclerai peut-être une boucle en terminant avec lui. Vous avez parlé de lui dans des romans où il apparaissait masqué, lui le Mexicain, sous le soleil d’Agrigente. Aujourd’hui, c’est sa vraie vie que vous écrivez et, ce faisant, vous jetez le masque : le sien, bien sûr, mais le vôtre aussi. Pardonnez-moi d’avoir recours peut-être à un très grand mot, mais s’il y a jamais eu en vous une plaie, c’est cette blessure qu’en nous racontant enfin la vraie vie de Ramon Fernandez, vous débridez enfin. Dès lors, pour en revenir à l’histoire de ce Dominique Fernandez que, bien maladroitement peut-être, j’ai tenté pour ma part de raconter, je crois que votre entrée parmi nous coïncide, Monsieur, avec une nouvelle partie de votre vie : la vie du Dominique enfin libre d’apparaître aux autres, mais surtout à lui-même, en homme totalement libre.
Sans vous trahir, comme sans heurter la sensibilité d’aucuns de ceux qui sont aujourd’hui vos confrères, j’espère avoir su accueillir parmi nous un vrai romancier, un esthète, un homme d’une immense culture qui, toute sa vie, a voulu et su la faire partager à d’autres. Et si j’ai pu, çà et là, m’égarer en chemin, je vous en prie, Monsieur, comme je supplie mes confrères, de me le pardonner : romancier moi-même et racontant cette histoire, votre histoire, je n’ai peut-être fait là qu’esquisser un roman. Un de plus ? Un de trop ? Vous avez pris tant de risques, que je pouvais bien oser celui-là.
Aussi est-ce sans risque que je peux maintenant vous lancer le sésame rituel qui clôt notre séance : bienvenue parmi nous, Monsieur !