Réponse au discours de réception de M. de Chamfort

Le 19 juillet 1781

Antoine-Louis SÉGUIER

RÉPONSE DE M. SÉGUIER

directeur de l'Académie française

AU DISCOURS DE M. CHAMFORT

 

Monsieur,

Depuis long-temps on accuse l’Académie françoise d’être vouée à la louange : ce reproche est-il injuste ou fondé ? Ce seroit peut-être la matière d’un long examen ; mais cette justification seroit encore exposée à être regardée comme un éloge, & ne feroit qu’aggraver l’imputation que j’aurais voulu détruire. Cependant, puisque le sort m’a nommé pour répondre aux témoignages de la vive reconnoissance que vous venez de faire éclater, qu’il me soit permis de repousser l’espèce de ridicule que l’envie & la malignité cherchent à répondre sur la solennité de nos adoptions.

Pourquoi cette différence entre l’usage de cette Compagnie & celui des autres Sociétés Littéraires ? Pourquoi ces réceptions décorées d’une sorte d’appareil ? Quel est le motif de ces Séances qu’honore en ce moment un Prince, qui, joignant aux vertus guerrières le talent de la parole, semble fait pour intimider l’Éloquence même ; de ces Séances où s’empressent d’assister ce que la Capitale renferme de plus instruit dans tous les Ordres, les Étrangers les plus distingués, & l’élite même d’un sexe en qui les grâces n’excluent point les lumières, dont la seule présence est un encouragement pour les Lettres, comme elle l’étoit autrefois pour les Armes, & dont le suffrage est d’autant plus flatteur, qu’il est dans notre Siècle des Muses parmi les Femmes, qui, ne se bornant point à un goût stérile pour les Lettres, savent quelquefois les enrichir elles-mêmes, sans afficher la prétention du bel-esprit, & sans encourir le ridicule de la pédanterie ?

C’est à ce Public respectable & choisi que l’Académie se fait un devoir de rendre compte de ses élections ; & quoiqu’il soit censé avoir en quelque sorte prévenu son choix, peut-elle se dispenser de le justifier dans la personne de l’Académicien qu’elle adopte, & dans celle de l’Académicien qu’elle regrette ? Elle cherche à honorer la mémoire de l’un, en retraçant le mérite de ses travaux littéraires, louange non suspecte, puisqu’il n’est plus à portée de l’entendre ; elle rappelle de même les travaux de l’autre, pour l’exciter à de nouveaux efforts, la gloire dont il doit se couvrir un jour, devient alors l’ouvrage de l’Académie & une propriété pour chacun de ses Membres.

Quelle louange d’ailleurs peut être traitée de flatterie, lorsqu’elle sert d’aiguillon non-seulement à ceux qui la méritent, pour la mériter encore à l’avenir, mais même à tous ceux qui auroient l’ambition d’obtenir un jour ces hommages publics rendus au talent couronné, & que justifient l’affluence & l’applaudissement des témoins ? Les acclamations qu’excite à son passage celui qui traverse la foule de ses admirateurs, pour venir prendre place parmi nous, ne couvrent-elles pas les vains bourdonnements des détracteurs jaloux, qui voudroient, comme autrefois dans Rome, insulter au Triomphateur, & à la voix qui se glorifie de l’honorer ?

Sans craindre qu’on me soupçonne d’adulation, je commencerai donc par vous, Monsieur, à remplir la tâche honorable que l’équité m’impose.

L’Académie, intéressée à sa propre gloire, a reconnu dans une Assemblé particulière vos droits à la place que vous occupez : elle les reconnoît encore aujourd’hui d’une manière plus solennelle, & le concours du Public éclairé qui nous environne, est une confirmation de notre choix. Il se souvient avec plaisir de vous avoir vu au rang des Athlètes que nous couronnons chaque année. Vos premiers essais annoncèrent vos talents ; les suffrages qui vous ont décerné une double palme, étoient de notre part une première adoption. Dès l’entrée de la carrière, votre jeunesse s’est distinguée par deux Ouvrages que vos Juges eux-mêmes n’auroient peut-être pas désavoués. C’est dans de pareils Candidats que l’Académie se plaît à envisager d’avance le mérite qui doit un jour réparer ses pertes : les Couronnes qu’elle distribue sont pour elle une espèce d’engagement d’admettre dans son sein ceux qui les ont obtenues ; engagement conditionnel néanmoins, & qui n’a de validité qu’autant que la main qui moissonne les Lauriers Académiques, a le courage & la force d’en cueillir de nouveaux. L’Académie reconnoît ses Élèves à ces auréoles de gloire dont leur front est environné : pourroit-elle rejeter en marâtre ceux qu’elle a produits dans le Public par ses suffrages ? & si elle paroît négliger un grand nombre de ses enfants adoptifs, ceux qu’elle abandonne n’ont point répondu à l’honneur de son adoption : elle les oublie parce qu’ils se sont oubliés eux-mêmes ; c’est reculer dans la carrière, que de n’y pas avancer.

Les Ouvrages qui vous ont mérité la double couronne dont les fleurs font partie de celle que vous recevez aujourd’hui, ces Éloges de deux Génies créateurs étoient le fruit d’une méditation profonde, & la justesse de vos réflexions suffisoit seule pour donner l’opinion la plus favorable de vos talents. La première idée que le Public conçoit du mérite naissant, est la base de la réputation ; l’édifice s’élève avec plus ou moins de lenteur, mais sa durée dépend de la solidité des fondements, bien plus que de la régularité de l’architecture ou de la beauté des ornements. Que ne deviez-vous donc pas espérer de l’accueil flatteur que vos avez reçu de l’Académie & du Public ? L’expérience nous apprend que dans un siècle de lumières, dans un Pays où l’on peut dire que l’Esprit est une production du sol, où il abonde de toutes parts, où l’habitude d’en montrer en éclipse le plus souvent l’éclat, ce n’est pas un avantage médiocre de se donner de bonne heure une célébrité réelle, & de faire distinguer sa fortune au milieu de la richesse publique.

Le talent de l’analyse, un coup-d’œil aussi juste que pénétrant, un tact aussi sûr que délicat, vous ont fait saisir le caractère du premier de nos Poëtes comiques. Vous avez développé avec une sagacité peu commune les beautés originales de ce grand Peintre des ridicules & des vices ; Homme extraordinaire qui a su donner à ses couleurs de l’éclat & de la vivacité, du mouvement & de la vie pour tous les temps ; qui n’aura jamais rien à redouter des vicissitudes ordinaires chez un Peuple changeant, où il y a tant de goûts fugitifs, tant de modes pour les idées comme pour les vêtements : Esprit inventif & fécond, qui seul a connu l’Art d’attacher également & d’amuser le Spectateur par un fonds de gaieté intarissable, réunie à un but moral, & toujours résultante de l’ordonnance de ses plans ; en sorte que par la seule situation où il met ses personnages, les expressions les plus simples deviennent comiques, tout prend la teinture du fonds, & les ris qui ne font que suivre ordinairement les plaisanteries, précèdent le dialogue des Acteurs & commencent à l’ouverture même de la Scène : Génie robuste, qui, au milieu des variations de plus d’un siècle, n’a dû sa consistance inaltérable qu’au soin particulier qu’il a pris de peindre toujours, plutôt la Nature qui reste que le moment qui passe, l’Homme dans ses mœurs plutôt que dans ses manières : Génie inimitable enfin, qui n’a son égal ni dans l’Antiquité, ni dans les Nations étrangères, & dont les desseins sont si corrects & si vrais, qu’on en a peut-être moins approché que des Chef-d’œuvres de nos plus grands Poëtes tragiques.

Si l’Éloge de cet Auteur immortel vous attira dans ce lieu même de si justes applaudissements, vous avez encore renchéri sur ce premier Ouvrage : vous avez obtenu une nouvelle préférence sur vos rivaux, en dressant un piédestal à un autre Génie qui sait créer ce qu’il emprunte, & s’approprier ce qu’il adopte ; supérieur peut-être, comme Poëte, aux plus grands Maîtres de l’Art, & qu’on peut ranger dans la classe des Auteurs Dramatiques, puisque ses Apologues sont autant de petites Scènes où la morale mise en action, est toujours revêtue des grâces de la Nature, & animée d’une gaieté, je dirois aussi simple qu’inimitable, si je n’apercevois au milieu de nous son successeur & son rival.

Je n’ajouterai rien après vous, Monsieur, au portrait de ces deux grands phénomènes de la Littérature Françoise ; j’observerai seulement que la sagacité que vous avez mise à tracer le caractère de La Fontaine, est un objet digne de remarque dans la République des Lettres. Le mérite distinctif de cet Auteur est dans sa naïveté : vous l’avez loué d’une manière digne de lui, sans être la sienne ; & de même que dans la science des mixtes, pour opérer certains effets, on allie souvent les contraires, il falloit sans doute, pour l’analyser avec succès, une trempe d’esprit tout-à-fait différente de celle du Fabuliste François.

Les talents séparés de Poëte et d’Orateur sont deux titres suffisants, chacun en particulier, pour mériter la place où vous venez vous asseoir. Mais vous réunissez au même degré ces deux mérites ; vous avez deux apanages sur le Parnasse, & un double droit aux honneurs que vous recevez. Vous avez embelli du charme d’une versification facile la jeune Indienne. Les applaudissements que vous aviez reçus à l’Académie vous ont suivi au Théâtre ; vous avez fait voir que l’Art de la Scène comique ne vous étoit pas moins familier que la discussion sous les traits de l’Éloquence. Dans ce premier drame, vous avez voulu développer les sentiments d’une jeune ame, que l’ignorance des institutions sociales laisse intacte & sans toute sa candeur, qui ne suit que l’impulsion de sa pensée, qui ne connoît point de vertus locales, & n’a pour loi & pour règle que les lumières naturelles, ou un instinct peut-être aussi sûr que la raison. Ce tableau avoit déjà été présenté au Théâtre François dans l’Isle déserte, mais vos pinceaux l’ont rajeuni, & un succès devenoit difficile après un autre.

Par un contraste sans doute réfléchi, vous avez offert au Public, dans Le Marchand de Smyrne, l’image piquante d’une traite d’Esclaves, échange aussi odieux pour un François que le mot d’esclavage paroît dûr à son oreille ; mais le génie de la Nation, qui sait tout égayer, vous a heureusement inspiré. L’aménité qui vous est naturelle, a fermé ce petit Ouvrage de plusieurs traits de galanterie, faits pour adoucir ce qu’il y avoit de révoltant dans ce sujet pour des hommes libres, & en qui l’obéissance même porte le caractère de la liberté.

Le brodequin de Thalie ne suffisoit pas à votre ambition ; vous avez encore essayé de chausser le cothurne de Melpomène, & les premiers applaudissements étoient dus au choix du sujet. L’amitié, si rare entre les hommes du même rang, plus rare encore entre un Prince & un Sujet, incompréhensible sur-tout au milieu du despotisme Asiatique, entre deux Princes qui ont un droit égal à la Couronne, l’amitié, ce sentiment si doux, si naturel, si oublié, l’amitié entre les deux fils d’un Sultan, l’amitié dans le Serrail, voilà le sentiment que vous avez présenté sur la Scène. C’étoit sous des noms empruntés rendre un juste hommage à l’union intime qu’on voit régner entre notre jeune Monarque & ses augustes Frères. L’allusion a été saisie ; deux frères qui veulent se sacrifier l’un pour l’autre, qui se sacrifient l’un à l’autre, ce combat généreux & touchant étoit fait pour arracher des larmes, & pour intéresser les ames les moins sensibles.

Cette amitié fraternelle que vous avez peinte dans le cours de votre Tragédie, nous rappelle ici bien naturellement l’amitié que M. de Sainte-Palaye portoit à son frère, sentiment délicieux pour les cœurs qui savent en jouir, & qui doit être le premier trait de son éloge. Jamais on ne poussa plus loin cette affection, qui, à la honte de l’humanité, n’est pas universelle, tant la Nature & l’intérêt sont souvent en concurrence, & l’une presque toujours indignement sacrifiée à l’autre. M. de la Curne rendoit à son frère ce sentiment dans toute sa force : mais quoique partagé, il n’en resta pas moins tout entier aux deux frères ; ils furent si unis, qu’il faudroit les confondre dans cette partie de leur éloge. L’un étoit l’autre, ils n’avoient qu’une même ame.

La Nature en les formant ensemble dans le même sein, en les faisant naître au même instant, sembla vouloir doubler entr’eux la fraternité ; ils s’aimoient par cette douce sympathie si naturelle à deux êtres qui entrent & marchent d’un pas égal dans le chemin de la vie, qui accumulent sur leurs têtes le même nombre d’années, qui ne changent point à leurs yeux parce qu’ils changent ensemble, parce que la main du Temps n’imprime sur leurs fronts que les mêmes traces, & que leurs existences sont, pour ainsi dire, parallèles. Mais cette ressemblance jusques dans les traits du visage, qui formoit peu de différence entre les frères dans leur enfance lorsqu’on les voyoit ensemble, & qui les faisoit confondre si-tôt qu’on les séparoit, cette conformité physique ne suppose pas toujours une conformité morale. Autrement, quel mérite auroient-ils à se chérir ? Leur tendresse ne seroit peut-être que de l’amour-propre, elle seroit plutôt personnelle que réciproque ; ils s’aimeroient eux-mêmes dans chacun d’eux, & la nécessité de leur union en diminueroit le prix, puisqu’elle en ôteroit la moralité.

M. de Sainte-Palaye & son frère différoient absolument de caractères & de goûts, & néanmoins ils s’aimèrent d’une amitié dont les sacrifices ont été jusqu’à l’héroïsme. Si M. de Sainte-Palaye survécut au compagnon de sa naissance, on peut dire que ses regrets l’avoient d’avance rejoint à un frère qu’il a chéri jusqu’au tombeau. Depuis cette séparation fatale qu’ils avoient anticipée par la crainte mutuelle de se survivre l’un à l’autre, M. de Sainte-Palaye n’a fait que traîner ses dernières années dans une langueur qui tenoit plus de l’anéantissement que de la vie. Son corps habitoit encore sur la terre, son ame erroit autour de la tombe de cette moitié de lui-même qui ne pouvoit entretenir l’existence de l’autre. Heureux encore dans cet état intermédiaire entre la vie & la mort, trop heureux de n’avoir point eu à se plaindre d’être resté seul avec lui-même ! L’amitié devoit un prodige à M. de Sainte-Palaye, elle le fi, &, pour le dédommager de sa perte, elle lui avoit ménagé d’avance un second frère dans un ami commun. Ce Vieillard épuisé retrouva dans les soins de cet ami véritable, dans sa complaisance, dans son assiduité, tout ce qu’il étoit en droit d’attendre de l’autre lui-même qui n’existoit plus. M. de Sainte-Palaye avoit reçu les derniers soupirs de ce frère si tendrement chéri ; il devoit lui-même expirer entre les bras de l’amitié : elle eut la consolation de lui fermer les yeux. O amitié saine ! tu n’habites que dans les cœurs vertueux !

Cet héroïsme de la tendresse fraternelle, qu’on admiroit dans M. de Sainte-Palaye, devoit naturellement tourner son esprit vers des occupations aussi nobles que désintéressées. Il employa le plus grand nombre de ses veilles à élever l’ame de ses Concitoyens ; il fit les recherches les plus profondes sur la Chevalerie : il enrichit de ses réflexions le Catéchisme de l’Honneur, genre de travail aussi élevé que précieux, qui décèle la noblesse de son ame & donne la mesure de sa vertu.

On ne peut se dissimuler que l’esprit de Chevalerie ne tînt à l’héroïsme, & qu’il n’ait été la source d’une foule de grandes actions. Ce respect pour le Sexe, cette fidélité à l’épreuve du temps, cette obligation sacrée de ne jamais manquer à sa parole, ces exploits, ces entreprises hardies soutenues des regards de la Beauté dont on avoit fait choix, ces cirques de la France, aussi pompeux, mais moins barbares que ceux de l’ancienne Rome, ces tournois solennels, où l’adresse & la force, heureusement combinées, attachoient tous les yeux d’une Cour brillante & nombreuse, les dangers qui accompagnoient ces défis, images de combats plus meurtriers, ces Héros armés Chevaliers par leurs Souverains, ces Souverains armés eux-mêmes quelquefois par un simple Chevalier, ces Héroïnes, dont la main délicate ceignoit l’épée au nouveau Chevalier, cette parité de priviléges entre les Belles & les Rois, ces Guerriers qui, loin de s’amollir au milieu des fêtes & dans le sein des plaisirs, puisoient dans les yeux de la Beauté le courage & l’espérance de revenir vainqueurs, ce gage de bataille enfin qui étoit toujours celui de l’honneur, & qu’on ne relevoit jamais impunément, quels spectacles étoient plus faits pour élever l’ame des Citoyens témoins de ces scènes nation ales & de ces joûtes militaires, où l’État Monarchique sembloit atteindre jusqu’aux vertus des anciennes Républiques ?

Lacédémone, malgré la rudesse de ses mœurs, n’offrit-elle pas le même spectacle à la Grèce ? La Spartiate austère attachoit elle-même le glaive de son fils ; elle le couvroit de sa cuirasse, elle l’armoit de son bouclier ; & après l’avoir embrassé avec tendresse, mais avec courage, elle exigeoit, ou qu’il revînt couronné de lauriers, ou qu’on le rapportât mort sur ce même bouclier qui devoit lui servir de premier cercueil. Les femmes avoient dans Sparte, comme mères, le même empire qu’elles ont exercé comme amantes dans nos temps héroïques. Toutefois, s’il y avoit quelques préférence à donner à un temps sur un autre, j’en atteste ici toute la Noblesse Françoise, ne seroit-elle pas dûe eux siècles de Chevalerie ? Eh ! quel respect que celui que nos Ancêtres portoient à des femmes qui n’avoient que la qualité d’amantes sans en avoir les foiblesses ! respect moins naturel, moins sacré sans doute que celui qu’inspire la maternité, mais plus méritoire, plus sublime peut-être dans ses effets, en ce qu’il étoit la source d’une obéissance volontaire, & le principe de l’honneur qui sera toujours l’idole de la Nation.

Pourquoi faut-il que cet esprit se soit affoibli au point où il paroît l’être aujourd’hui ? Seroit-il donc vrai que les François se fussent trop détachés d’un sentiment dont l’excès même avoit quelque chose de louable ? seroit-il vrai qu’ils se fussent jetés dans l’extrémité contraire ; qu’ils eussent abandonné toutes les décences, & que, prostituant leurs affections à des objets indignes de leurs sentiments, oubliant ce qu’ils se doivent à eux-mêmes & ce qu’ils doivent aux femmes, contents de leur rendre quelques soins frivoles en se dispensant des égards les plus essentiels, ils se fussent accoutumés à n’estimer dans leur conquête que la satisfaction d’un vil égoïsme, & à se faire gloire de les rendre tour-à-tour les jouets de leur vanité, les dupes de leurs artifices & les victimes de leur indiscrétion ?

C’est à cet oubli des bienséances, à cette dégradation des ames, à cette corruption de mœurs que M. de Sainte-Palaye opposoit une réclamation aussi éclatante que le désordre ; & il se flattoit de réussir en retraçant à un Peuple généreux l’image des temps de la Chevalerie, tournés en ridicule par le célèbre roman de Michel Cervantes, & qui avoient besoin qu’une plume sage & citoyenne élevât un Code d’Honneur, pour servir de contre-poids aux saillies & au caractère agréable, mais dangereux, de l’ouvrage espagnol ; entreprise difficile, quand les esprits sont poussés dans une autre route. Les hommes ne sont que trop sujets à confondre la nature des choses avec l’abus qu’on en fait, comme si la rouille qui s’attache au métal étoit le métal même. Ils proscrivent sans réflexion & sans retour les usages les plus louables, quand les bizarreries qui y étoient mêlées ont donné prise au ridicule ; & sa puissance est assez forte pour dénaturer jusqu’au sentiment.

M. de Sainte-Palaye unissoit un cœur droit & sensible à une imagination vive & ardente ; ces deux qualités influoient tour-à-tour sur ses idées comme sur ses sentiments. Pourroit-on s’étonner de la prédilection qu’il a toujours marquée pour la Chevalerie ? Semblable à ses végétaux transportés des pays lointains, qui se naturalisent avec peine dans nos climats, & finissent par prendre la faveur du sol où ils sont transplantés, ce goût étoit formé insensiblement ; il étoit devenu comme naturel en lui par l’habitude d’avoir continuellement sous les yeux les hauts faits d’armes, les actions éclatantes, les prodiges de valeur & de générosité des plus grands Hommes. Livré dès son jeune âge à l’étude particulière de l’Histoire de France, il en avoit approfondi tous les détails ; & dans la chaleur de son premier projet, il avoit osé concevoir le plan le plus étendu : Géographie, Chronologie, Généalogies, Antiquités, Mœurs, Usages, Législation, il avoit embrassé tous ces objets, qui, pris chacun séparément, semblent exiger un esprit différent, une méthode particulière, & souvent un genre de travail absolument contraire. C’est en réunissant tous les matériaux nécessaires pour élever ce Colosse d’érudition, c’est en rapprochant tout ce qu’il trouvoit de plus précieux, soit dans les Historiens, soit dans les anciennes Poësies Françoises, soit dans les Ouvrages des Troubadours, qu’il prit une espèce d’enthousiasme pour nos anciens Chevaliers. Il devoit cependant y avoir un Ouvrage préliminaire de tout ce qu’il avoit projeté ; l’Histoire de la Chevalerie devoit être précédée du Glossaire complet de l’ancienne Langue Françoise depuis son origine : Ouvrage immense, qui demandoit, pour être achevé, plutôt la durée des siècles qu’il renferme, que le court espace de la vie d’un seul homme, quelque laborieux qu’il puisse être. M. de Sainte-Palaye, endurci au travail par l’excès même du travail, entreprit courageusement un Recueil aussi désiré pour son importance qu’effrayant par son étendue, & auquel il ne pouvoit pas se flatter de mettre la dernière main.

L’amour de l’étude étoit héréditaire dans sa famille, il y étoit invinciblement appelé par une heureuse filiation. S’il honora les Lettres par ses veilles, combien ne les honora-t-il pas encore plus par ses mœurs ! Il avoit vécu, par ses recherches, avec nos anciens Chevaliers ; il en eut la franchise & la loyauté, la noblesse & la galanterie, la douceur & la flexibilité. A leur exemple, sa vie entière fut un dévouement continuel à sa Patrie : comme eux, il servit l’Humanité ; comme eux, il tenta, dans un genre plus paisible, les entreprises les plus difficiles. Il fit consister l’honneur à faire le bien, & compta pour rien la fortune ; il crut même devoir le sacrifice d’une partie de la sienne aux dépenses que ses travaux littéraires exigeoient : mais ce fut un échange glorieux ; ce qu’il avoit sacrifié de richesse, le Public le lui rendit en estime & en considération.

La fonction dont je viens de m’acquitter ici, Monsieur, étoit subordonnée à la vôtre. Vous avez pris la fleur du sujet, en parlant le premier de M. de Sainte-Palaye ; je ne pouvois guère intéresser qu’en parlant de vous, en faisant valoir vos titres, en réparant les torts de votre modestie. Passer de votre éloge à celui de votre prédécesseur, c’étoit refroidir les attentions ; je ne pouvois que répéter ce que vous aviez dit avant moi & mieux que moi. Les formes ne suffisent pas pour varier le fond, & l’avantage doit nécessairement vous rester : mais j’ose me flatter d’avoir répondu aux vœux de la Compagnie au nom de laquelle je me suis expliqué. On ne m’accusera pas d’avoir prodigué l’encens. Nous n’avons point à juger nos Confrères comme l’Égypte jugeoit ses Rois après leur trépas ; nous n’avons que des fleurs à répandre sur leur tombeau. M. de Sainte-Palaye avoit été davantage jugé digne de faire la gloire de la Compagnie dont il emporte les regrets : il les mérite par sa simplicité, sa candeur, sa modestie & son érudition ; le Public lui-même les partage avec nous. La Postérité retrouvera ses mœurs & ses goûts, sa noblesse & son désintéressement, son ame enfin & tout son esprit, dans ces Collections immenses que la sagesse du Gouvernement a revendiquées, & dans ses écrits multipliés qui ne respirent que le patriotisme.

Le Favori de Mécène se vantoit de ne pas mourir tout entier ; il annonçoit à ses contemporains la plus précieuse partie de lui-même échapperoit au ciseau de la Parque 1. Ce que le Poëte Romain se disoit à lui-même, dans un de ces élans de l’amour-propre poëtique, justifié depuis par l’admiration de tous les siècles, l’Académie, sans crainte d’être désavouée, le répète par ma bouche à l’illustre Confrère qu’elle a perdu. Mais les ouvrages de M. de Sainte-Palaye, bien mieux que mes éloges, feront revivre sa mémoire, & son nom subsistera autant que la Langue qu’il a fait sortir des ténèbres de sa première origine.

1 Non omnis morias, multaque pars mei vetabit Libitinam. Hor.