Réponse au discours de réception de l’abbé Genest

Le 27 septembre 1698

Charles BOILEAU

Réponse de M. l'abbé Charles Boileau
au discours de M. l'abbé Genest

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le samedi 27 septembre 1698

PARIS PALAIS DU LOUVRE

   Après que M. l’abbé Genest eut achevé son Discours, M. l’abbé Boileau alors Directeur de l’Académie, luy répondit.

  Monsieur,

Quand l’Académie vous a donné ses suffrages pour réparer la perte de celuy que nous regrettons, elle n’a pas eu égard à la conformité de vos estudes ; Elle n’a pas songé que vous estant appliqué comme luy à la Poësie, vous avez pris la mesme route dans l’Empire des Lettres. Ce genre de ressemblance ne l’a jamais déterminé. Quelquefois à un Poëte succede un Historien, à un Ministre puissant un Autheur qui n’a pour thrésors que ses vers, & pour fortune que sa réputation : au Chef de la Justice un Sçavant qui n’a jamais connu d’autre procés que celuy des Anciens avec les Modernes.

Et pour suivre, Monsieur, vostre idée si juste qu’il semble que vous ayez déja assisté à nos Conférences, & gousté la douceur de nostre commerce, à costé de la pourpre & souvent au-dessus est assis un Ecrivain qui n’a pour équipage que son érudition, inconnu peut-estre de ses compatriotes, célèbre chez les Etrangers, négligé quarnd on le voit, respecté quand on le nomme.

La naissance ne donne pas icy de privilège, ny la dignité de rang, ny le crédit de faveur. Les uns se despouillent de leurs titres, les autres de leur gloire, tous de leurs préjugés.

La grandeur s’éclypse, l’autorité se soumet, la réputation mesme s’oublie, la supériorité des talens trouve icy place, mais ne cherche pas de distinction, & le mérite qui y procure l’entrée n’y donne pas de préseance.

Vous avez, Monsieur, tout dit en un mot, quand vous avez dépeint ces esprits dégagés, qui ont le goust du Vrai & l’idée du Solide. Caractère que nous cherchons pour un travail utile aux nations étrangères, glorieux à la nostre : & pour étudier une éloquence, qui a le bien public pour but, la vérité pour regle, l’antiquité pour modèle, la postérité pour Juge, & la gloire du Roy pour recompense. Caractère, dis-je, qui seul peut faire l’éloge, & qui seul doit faire le choix d’un Académicien.

Nous en avons perdu un, assidu à nos Exercices, plein de vénération pour la Compagnie pour qui la Compagnie avoit beaucoup de tendresse : dans ses jeunes années, il trouva l’appuy d’une noble famille, dont le nom nous sera tousjours cher, qui sembla l’adopter, parce que tous les gens d’esprit paroissoient naturellement en estre.

Sans trop consulter quel usage il devoit faire du sien, il s’estudia à faire des pièces de Theatre: Porcie luy attira des applaudissemens. Il en composa d’autres, dont le sort ne fut pas tousjours égal. Mais sans que le caprice de l’approbation populaire luy ostast le courage, soustenant tousjours l’honneur de ses talens malgré les variations du Public, appellant enfin au secours de sa réputation la sainteté du sujet, il éleva ses muses & sa gloire par le succès d’une Héroïne sacrée que tout Paris a honoré de sa présence. Tant il est vray qu’on ne réussit jamais mieux que de concert avec la vérité. Témoin ses Cantiques & ses Paraphrases qu’on écoutoit avec plaisir toutes les fois que nous ouvrions nos portes, faisant icy comme amende honorable à la Poésie Chrestienne, qui n’a pas eu pour luy l’ingratitude de la profane, & qui l’a bien dédommagé par les larmes que Judith a fait répandre.

Homme franc, cordial, bon critique sans estre rigoureux, qui découvroit les beautez, excusoit les fautes, faisant grace aux autres, & souffrant qu’on luy fit justice.

Indulgent & docile, d’un esprit facile & laborieux, malgré son feu, modéré Malgré le génie de son art, sincere, & malgré celui de sa nation, modeste. Il a décrit les passions sans en estre troublé, cherchant la bienséance dans ses Ouvrages, l’ayant tousjours observée dans ses mœurs. Heureux d’avoir travaillé toute la vie pour aller à la belle gloire, mille fois plus heureux d’avoir enfin estudié & parlé le saint langage pour apprendre à la mépriser.

Nous le pleurons. (Ainsi s’évanouit la gloire humaine). Aprés la mort, que nous restera-t-il de nos estudes ? Un court éloge pour donner lieu d’en faire un plus long à celuy qui remplira nostre place. Les larmes répandues sur le tombeau s’essuyent à la vue du successeur : l’artifice d’un discours composé pour pleurer l’un, cède à la finesse d’un mot placé pour élever l’autre, & tout l’encens destiné pour nous ne vaut pas le seul grain qu’on luy ménage. Là se terminent toutes les louanges. Aprés cela travaillerons-nous pour les mériter ? Travaillons donc auparavant à ne pas nous soucier de les obtenir.

Vous en avez eu, Monsieur, du Roy & de la Cour qui ont applaudi à vos Muses naissantes. Ce n’est point le seul motif qui a déterminé l’Académie. Tout ce qui peut attirer son choix a concouru pour vous, soit qu’elle regarde de quelle main est formé celuy qu’elle veut s’associer, quel a esté le succés de ses Ouvrages, & l’honneur de ses emplois. Tout a parlé en vostre faveur.

Nourri dans le sein de la politesse & des graces près du fameux Pellisson, dont l’Académie pour son propre honneur devroit bien faire l’Histoire, quand il n’auroit pas luy-même fait la sienne, falloit-il une sollicitation plus puissante ? Cependant en vous appellant dans ses Assemblées, elle a crû remplir un devoir de Justice pour vous, & non pas de reconnoissance pour luy.

Elle sçait quel a esté le sort de vos travaux, & que vos premiers Vers furent honnorés de l’estime du Prince, & récompensés de ses bienfaits.

Quand elle ne se souviendroit plus que vous fustes le premier qui aprés la prise de Mastric mistes le laurier sur le front du Vainqueur, & dans le champ de bataille chantastes une Ode digne de la Majesté du triomphe, elle n’auroit pas oublié vostre nom gravé dans ses Fastes, & qu’elle vous donna le prix sur tous ceux qui celebrerent l’honneur qu’elle a d’avoir pour Protecteur celuy des Rois & de la Religion.

Vos écrits n’ont jamais essuyé la variété de la fortune, tousjours sages, tousjours corrects, tousjours heureux.

En faut-il d’autre preuve que l’importance des emplois, dont le Roy vous a honoré ? Il vous a confié l’honneur de son sang, & le dépost de l’interest que l’Estat & la Vertu prennent à l’éducation de deux augustes Princesses. Instruction qui ne demande point un si grand amas de sciences ; mais plus d’habileté & de sagesse quand ce ne seroit que pour choisir ce quelles doivent apprendre, & encore plus ce qu’elles doivent ignorer. Si quelqu’un doutoit de la vostre, nous avons entre nos mains vostre dernier Poëme, où il y a plus de sens que de vers, & où l’Histoire instruit une autre Princesse, dont la destinée est bien glorieuse, de faire les délices du plus grand des Rois, & l’esperance du premier des Royaumes.

Y a-t-il homme de lettres dont le maistre ait esté plus habile, les compositions mieux reçues, les fonctions plus nobles ?

Oserois-je cependant le dire, ce n’est point tout cela qui vous a obtenu place parmy nous. C’est ce caractère du Vray, & ce goust du Solide qui se fait sentir dans vos mœurs, & dans vos écrits. Vous l’avez puisé dans les plus anciennes sources de la raison.

Le commerce que vous avez avec Platon, & tous les anciens Sages, a esté soustenu par celuy dont vous estes lié avec les premiers hommes de nostre temps, & sans sortir de ce lieu, avec ceux qui se sont dévoués à la vérité, soit qu’ils la découvrent dans la Littérature, soit qu’ils récrivent pour la postérité, ou qu’ils la soustiennent pour l’Eglise.

Ne l’avez vous pas soustenue vous-même ? il falloit bien que vous fussiez rempli des veritez de la Religion lorsque vous écrivistes ce que nous lisons avec étonnement au plus beau génie, dont le Calvinisme se glorifiast, helas ! prest à revenir au centre de la foy, si vaincu par vos raisons, il avoit pû vaincre une superbe honte.

Que diray-je du Portrait que vous nous avez donné d’un excellent homme, Ornement de nostre siécle, & qui auroit esté à nostre siécle même inconnu, si vostre éloquente amitié n’eust révélé les merveilles qu’avoit cachées sa modestie ?

Vous le peignés épris & enflammé de l’amour du Vray dans ce petit Ouvrage où l’Auteur qui le représente si aimable le devient luy-mesme.

C’est ce Vrai que cherchoient ces ames fortunées & innocentes avec lesquelles vous nous avez comparés. Elles se le communiquoient les unes aux autres exemptes des fausses idées de cette vie.

Il n’y a personne qui n’aime l’éloquence ; mais l’esprit de l’Académie est de s’instruire pour trouver la vraye, & démesler celle qui ne l’est pas. Il n’y a que ce caractère du Vray qui la distingue ; il faut que la vanité se retire pour faire place à la vérité. Le vray Orateur estime indigne de luy, tout ce qui ne sert qu’à le faire paroistre ; les pointes pour prouver qu’il a du génie, les citations pour faire montre de sa science, les figures pour estaler son art, tout cela n’entre point dans son Discours, l’esprit mesme, il le bannit pour introduire la raison. Tout ce qui n’est bon qu’à faire estimer celuy qui parle n’a jamais persuadé : les ornemens qui n’entrent pas dans la nécessité de l’édifice sont des deffauts. Tout est proportion, unité, dessein, l’agrément qui n’y a pas de rapport choque, & ce qui ne sert simplement qu’à la beauté ne peut jamais estre beau icy.

Encore une fois, la vraye Eloquence mene à son sujet sans amusement, sans écart, sans détour, sûre même de plaire. Les fleurs naissent sous ses pas, mais d’une course legere se hastant d’aller au but, elle les foule aux pieds, & ne daigne pas les cueillir ; l’Eloquence se fait sentir, mais ne se fait pas remarquer.

Pourquoy celuy-cy n’y arrivera-t-il jamais ? C’est qu’il a trop envie de la découvrir, il quitte sa cause pour sa vanité, & son sujet parce qu’il est entraisné par son orgueil, il aime mieux montrer son esprit que convaincre le mien.

Vous qui n’avez pas le courage de sacrifier ce qui brille, vous me ferez confesser vostre habileté sans me faire embrasser vostre avis, j’iray jusqu’à l’admiration de vostre personne, mais vous ne parviendrez jamais jusqu’au changement de la mienne.

D’où vient que si peu de génies peuvent atteindre au Sublime ? C’est qu’on s’aime mieux soy-même que la vérité, on souhaite plus de prouver qu’on la connoist que de la faire connoistre, & d’avoir l’honneur de l’embellir, que le bonheur de l’inspirer.

Lasche Eloquence qui ne s’eleve pas au-dessus des applaudissemens, qui ne se défie pas d’elle-mesme quand elle excite ces subites acclamations qui interrompent, si agréables aux novices de l’art.

Tesmoignage bien équivoque d’éloquence que ces tumultueuses saillies. Il y a bien de la différence entre le ravissement & la persuasion. Elles ont plustost l’air d’une lueur qui brille, que d’une vérité qui triomphe.

Qu’une courte & volage flamme s’élève & périsse en l’air, on se récrie, on ne se récrie pas quand le soleil rend la lumière. Il est enlevé, dit-on, c’est un homme ébloui qui s’étonne, & non pas un homme gagné qui consent : & souvent aprés cet amas de figures qui tiennent en suspens l’Auditeur, c’est autant besoin de respirer qu’envie d’applaudir.

Cherchons ce qui est vray, ce qu’un Lecteur froid approuve, ce que les reflexions des siécles à venir ne démentiront jamais.

Et puisque nous sommes redevables de nos estudes à nostre invincible Protecteur, ne comptons pour louanges dignes de luy, que celles que la postérité allouera, que personne ne contestera, & qui agréeront mesme à ses ennemis, dont ils demeureront d’accord, non seulement forcez de les avouer, mais bien aises de les en- tendre.

Telles sont les louanges que vous venez de luy donner, Monsieur ; eh qui dans l’Europe peut disputer au Roy la gloire de bien parler ? Toutesfois, Monsieur, parler en Roy n’est pas seulement répondre juste, s’exprimer avec grâce, accorder avec plaisir, refuser avec bonté : ce n’est pas seulement avoir des termes purs, un stile poli, en peu de paroles renfermer beaucoup de sens, ny précipité, ny équivoque, ny railleur, conserver en parlant, une aimable fierté, & une souveraine bien-séance.

C’est quelque chose de plus. Parler en Roy, c’est parler souvent comme si on ne l’etoit pas, quitter le langage d’un Monarque pour prendre celuy d’un père. C’est parler en Juge pour la justice contre ses interests, en vainqueur pour la misericorde contre les injures ; en Chrestien pour le devoir contre les passions ; disons tout, parler en Roy, c’est prononcer en faveur de ses peuples contre ses triomphes, annoncer la paix par la bouche de la Victoire, décider en faveur de l’Univers, dût-il estre ingrat, & préférer à l’avantage d’estre la terreur du monde, celuy d’en estre le bienfaicteur.

Voila des louanges que j’appelle dignes de luy, d’autant plus vrayes qu’elles percent les Alpes & les Pyrénées, qu’elles traversent le Rhin & l’Ocean, que nous pouvons les publier dans l’Assemblée generale des Nations. Louanges que la joye dicte, que l’envie confesse, que la Religion approuve.

Personne ne contestera non plus le second Eloge que vous avez donné au Roy, d’avoir l’esprit de toutes les conditions : n’en demeurons point là : il en a aussi le cœur, & non seulement de toutes les conditions, mais de tous les peuples de la Terre.

En quelque endroit du monde que nous allions, chez les Souverains, dans les Republiques, nous pouvons prononcer le Panégyrique de la Paix qu’il a donnée : il sera écouté aussi favorablement que dans ce Palais. Que dis-je ? ces peuples qui doivent leur repos à la clémence s’expliquent mieux que nous. Allons les entendre, il ne faut pas d’interprète. Les acclamations & les réjouissances sont par tout d’un mesme langage, la flatterie n’y a point de part, l’eloquence n’a jamais fait consentir l’Univers malgré luy. Tel est l’Eloge digne du premier des hommes, ce Panégyrique universel que la nature fait dans les cœurs, sans attendre le secours de l’Art.

Avant la paix, quand on racontoit ses prodiges, ils ne pouvoient le nier ; mais avouons le vray, quand ils voyoient la Victoire, l’inexorable Victoire le suivre par tout où ils portoient leurs armes, & comme se multiplier pour luy sans retour & sans pitié pour eux, quand toute l’Europe liguée ne peut compter pour succés qu’une Ville reprise dans le cours de neuf années de guerre, croyez-vous de bonne foy que leur étonnement fist leur satisfaction ? Ils entendoient l’Eloge du Roy comme on entend le tonnerre avec chagrin, avec tremblement. Mais depuis que sa modération les a surpris autant que sa puissance, toutes les oreilles sont ouvertes pour entendre ses louanges, & toutes les bouches pour les repeter : elles desesperent ceux qui les veulent imiter, embarassent ceux qui les veulent écrire, occupent les uns, charment les autres, réjouissent tout le monde, & n’importunent plus que luy.

Ce seroit trop peu d’estre agréables à toute la Terre, si elles ne l’estoient au Ciel. Comment, ne le seroient-elles pas ? Quand il s’est agi de ses propres interests, on l’a trouvé facile & généreux. Quand il a esté question de ceux de la Religion, il n’a jamais rien relasché, toujours ferme, inflexible, intraitable. C’est que pour sa gloire il peut estre indifferent, pour sa Religion il ne peut luy estre infidelle, parce qu’il met la gloire dans le bonheur du monde, & le bonheur du monde dans la Religion.

Bien éloigné de ces Conquerans, qui pour venger leurs injures, pardonnent celles de Dieu, reprennent sur luy ce que leur vertu leur fait perdre, & deffrayent leur modération aux dépens de leur Foy : Louis a fait grace à tout, excepté à l’Heresie, a mieux aimé que sa gloire payast pour la Religion, a eu le bonheur de calmer l’Europe sans qu’il en coustast rien à l’Eglise, de faire la joye des hommes sans troubler celle des Anges, & de mettre la Terre en repos sans mettre le Ciel en courroux.

Eloge dont le fond ne se peut trouver que dans son cœur. Pour étonner l’Univers, il a eu besoin de Soldats ; pour le rendre heureux, il n’a eu besoin que de luy-même : sentiment qui n’a esté ny suggeré, ny forcé, honneur que rien ne partage avec luy : ses armées, ses conquestes, son bonheur s’opposoient à sa generosité. Ses Sujets, ses fidèles Sujets ne la demandoient pas, prests à tout sacrifier pour continuer ses triomphes. La prospérité y forma obstacle. Il fist taire la voix de la Victoire qui vint importuner ses projets ; mais elle ne pût changer ceux de la bonté. Je vous atteste, vous Dépositaires de ses héroïques intentions, je n’iray pas loin, l’Académie luy en a fourni deux pour conclure la Paix, comme elle luy en preste encore deux pour la louer ; car c’est bien la louer que de l’écrire.

Je vous atteste, vous Peuples voisins, accourez au spectacle qu’il vient de donner, ce n’est point tant l’image de la guerre que le triomphe de la Paix. Quelle magnificence pour instruire son petit Fils, que seroit-ce s’il armoit son Fils ? Venez, non pour juger de la force de ses armes, mais de la grandeur de son bienfait. Voyez ces troupes fières & victorieuses, qui semblent luy ouvrir l’Univers : Louis voit le calme qu’il y a mis, content de son Ouvrage, cependant tousjours Maistre de la foudre, si sa bonté faisoit des ingrats, comme la gloire a fait des jaloux.

Qu’elle fasse non seulement l’entretien, mais les délices de tous les hommes, non seulement l’envie, mais l’étude de tous les Héros : que nos arriere-neveux goustent long-temps la félicité de son Règne : que Dieu pour exaucer nos désirs ait égard à ses propres interests : que personne n’entende son Eloge, sans y vouloir ajouster, & que tout le monde le trouve tousjours, & trop court, & trop foible.